Aller au contenu

Considérations sur les mœurs de ce siècle/Texte entier

La bibliothèque libre.
Œuvres complètesChez Colnet et FainTome I (p. 59-275).


CONSIDÉRATIONS
SUR LES MŒURS
DE CE SIÈCLE.


AU ROI.


Sire,

Le bonheur d’être attaché personnellement à Votre Majesté par la place dont elle m’a honoré[1], les bontés dont elle m’a comblé, et l’approbation qu’elle a daigné accorder à l’ouvrage que j’ose lui présenter[2], sont mes titres pour lui en offrir l’hommage. Ma vie sera désormais consacrée à rassembler les monumens du règne le plus fécond en événemens glorieux. Tous les écrivains s’empresseront de peindre le héros et le pacificateur de l’Europe ; j’aurai de plus l’avantage d’être à portée de faire connoître le roi vertueux, le prince à qui l’humanité est chère. Pour rendre à Votre Majesté le tribut d’éloges qui lui est dû, je n’ai qu’à écouter la voix de la renommée et de la vérité. Voilà mes guides et mes garans ; l’éloge d’un grand roi doit être l’histoire de sa vie.


Je suis avec le plus profond respect,



SIRE,


DE VOTRE MAJESTÉ,

Le très-humble, très-obéissant et
très-fidèle sujet et serviteur,
DUCLOS.


CONSIDÉRATIONS
SUR LES MŒURS
DE CE SIÈCLE.



INTRODUCTION.


J’ai vécu, je voudrois être utile à ceux qui ont à vivre. Voilà le motif qui m’engage à rassembler quelques réflexions sur les objets qui m’ont frappé dans le monde. Les sciences n’ont fait de vrais progrès que depuis qu’on travaille, par l’expérience, l’examen et la confrontation des faits, à éclaircir, détruire ou confirmer les systèmes. C’est ainsi qu’on en devroit user à l’égard de la science des mœurs. Nous avons quelques bons ouvrages sur cette matière ; mais, comme il arrive des révolutions dans les mœurs, les observations faites dans un temps ne sont pas exactement applicables à un autre. Les principes puisés dans la nature sont toujours subsistans ; mais, pour s’assurer de leur vérité, il faut sur-tout observer les différentes formes qui les déguisent, sans les altérer, et qui, par leur liaison avec les principes, tendent de plus en plus à les confirmer.

Il seroit donc à souhaiter que ceux qui ont été à portée de connoître les hommes, fissent part de leurs observations. Elles seroient aussi utiles à la science des mœurs, que les journaux des navigateurs l’ont été à la navigation. Des faits et des observations suivies conduisent nécessairement à la découverte des principes, les dégagent de ce qui les modifie dans tous les siècles, et chez les différentes nations ; au lieu que des principes purement spéculatifs sont rarement sûrs, ont encore plus rarement une application fixe, et tombent souvent dans le vague des systèmes. Il y a d’ailleurs une grande différence entre la connoissance de l’homme et la connoissance des hommes. Pour connoître l’homme, il suffit de s’étudier soi-même ; pour connoître les hommes, il faut les pratiquer.

Je me suis proposé, en observant les mœurs, de démêler dans la conduite des hommes quels en sont les principes, et peut-être de concilier leurs contradictions. Les hommes ne sont inconséquens dans leurs actions, que parce qu’ils sont inconstans ou vacillans dans leurs principes.

Quoique cet ouvrage semble avoir pour objet particulier la connoissance des mœurs de ce siècle, j’espère que l’examen des mœurs actuelles pourra servir à faire connoître l’homme de tous les temps.

Pour mettre plus d’ordre et de clarté dans les différentes matières que je me propose de traiter, je les distribuerai par chapitres. Je choisirai les sujets qui me paraîtront les plus importans, dont l’application est la plus fréquente, la plus étendue, et je tâcherai, par leur réunion, de les faire concourir à un même but, qui est la connoissance des mœurs. J’espère que mes idées s’éloigneront également de la licence et de l’esprit de servitude ; j’userai en citoyen de la liberté dont la vérité a besoin.

Si l’ouvrage plaît, j’en serai très-flatté ; j’en serai encore plus content, s’il est utile.


CHAPITRE PREMIER.

Sur les mœurs en général.


Avant que de parler des mœurs, commençons par déterminer les différentes idées qu’on attache à ce terme ; car, loin d’avoir des synonymes, il admet plusieurs acceptions. Dans la plus générale, il signifie les habitudes naturelles ou acquises pour le bien ou pour le mal. On l’emploie même pour désigner les inclinations des différentes espèces d’animaux.

On dit d’un poëme, et de tout ouvrage d’imagination, que les mœurs y sont bien gardées, lorsque les usages, les coutumes, les caractères des personnages sont conformes à la connoissance, ou à l’opinion qu’on en a communément. Mais si l’on dit simplement d’un ouvrage qu’il y a des mœurs, on veut faire entendre que l’auteur a écrit d’une manière à inspirer l’amour de la vertu et l’horreur du vice. Ainsi les mœurs sans épithète s’entendent toujours des bonnes mœurs.

Les mœurs d’un tableau consistent dans l’observation du costume. Les mœurs, en parlant d’un particulier et de la vie privée, ne signifient autre chose que la pratique des vertus morales, ou le dérèglement de la conduite, suivant que ce terme est pris en bien ou en mal. On voit dès là que les mœurs diffèrent de la morale qui devroit en être la règle, et dont elles ne s’écartent que trop souvent. Les bonnes mœurs sont la morale pratique.

Relativement à une nation, on entend par les mœurs, ses coutumes, ses usages, non pas ceux qui, indifférens en eux-mêmes, sont du ressort d’une mode arbitraire ; mais ceux qui influent sur la manière de penser, de sentir et d’agir, ou qui en dépendent. C’est sous cet aspect que je considère les mœurs.

De telles considérations ne sont pas des idées purement spéculatives. On pourroit l’imaginer d’après ces écrits sur la morale, où l’on commence par supposer que l’homme n’est qu’un composé de misère et de corruption, et qu’il ne peut rien produire d’estimable. Ce système est aussi faux que dangereux. Les hommes sont également capables du bien et du mal ; ils peuvent être corrigés, puisqu’ils peuvent se pervertir ; autrement, pourquoi punir, pourquoi récompenser, pourquoi instruire ? Mais pour être en droit de reprendre, et en état de corriger les hommes, il faudroit d’abord aimer l’humanité, et l’on seroit alors à leur égard juste sans dureté, et indulgent sans lâcheté.

Les hommes sont, dit-on, pleins d’amour propre, et attachés à leur intérêt. Partons de là. Ces dispositions n’ont par elles-mêmes rien de vicieux, elles deviennent bonnes ou mauvaises par les effets qu’elles produisent. C’est la séve des plantes ; on n’en doit juger que par les fruits. Que deviendroit la société, si on la privoit de ses ressorts, si l’on en retranchoit les passions ? Qu’importe en effet qu’un homme ne se propose dans ses actions que sa propre satisfaction, s’il la fait consister à servir la société ? Qu’importe que l’enthousiasme patriotique ait fait trouver à Régulus de la satisfaction dans le sacrifice de sa vie ? La vertu purement désintéressée, si elle étoit possible, produiroit-elle d’autres effets ? Cet odieux sophisme d’intérêt personnel n’a été imaginé que par ceux qui, cherchant toujours exclusivement le leur, voudroient rejeter le reproche qu’eux seuls méritent sur l’humanité entière. Au lieu de calomnier la nature, qu’ils consultent leurs vrais intérêts, ils les verront unis à ceux de la société.

Qu’on apprenne aux hommes à s’aimer entre eux, qu’on leur en prouve la nécessité pour leur bonheur. On peut leur démontrer que leur gloire et leur intérêt ne se trouvent que dans la pratique de leurs devoirs. En cherchant à les dégrader, on les trompe, on les rend plus malheureux ; sur l’idée humiliante qu’on leur donne d’eux-mêmes, ils peuvent être criminels sans en rougir. Pour les rendre meilleurs, il ne faut que les éclairer ; le crime est toujours un faux jugement.

Voilà toute la science de la morale, science plus importante et aussi sûre que celles qui s’appuient sur des démonstrations. Dès qu’une société est formée, il doit y exister une morale et des principes sûrs de conduite. Nous devons à tous ceux qui nous doivent, et nous leur devons également, quelque différens que soient ces devoirs. Ce principe est aussi sûr en morale, qu’il est certain, en géométrie, que tous les rayons d’un cercle sont égaux et se réunissent en un même point.

Il s’agit donc d’examiner les devoirs et les erreurs des hommes ; mais cet examen doit avoir pour objet les mœurs générales, celles des différentes classes qui composent la société, et non les mœurs des particuliers ; il faut des tableaux et non des portraits ; c’est la principale différence qu’il y a de la morale à la satire.

Les peuples ont, comme des particuliers, leurs caractères distinctifs, avec cette différence, que les mœurs particulières d’un homme peuvent être une suite de son caractère ; mais elles ne le constituent pas nécessairement ; au lieu que les mœurs d’une nation forment précisément le caractère national.

Les peuples les plus sauvages sont ceux parmi lesquels il se commet le plus de crimes : l’enfance d’une nation n’est pas son âge d’innocence. C’est l’excès du désordre qui donne la première idée des lois : on les doit au besoin, souvent au crime, rarement à la prévoyance.

Les peuples les plus polis ne sont pas aussi les plus vertueux. Les mœurs simples et sévères ne se trouvent que parmi ceux que la raison et l’équité ont policés, et qui n’ont pas encore abusé de l’esprit pour se corrompre. Les peuples policés valent mieux que les peuples polis. Chez les barbares, les lois doivent former les mœurs : chez les peuples policés, les mœurs perfectionnent les lois, et quelquefois y suppléent ; une fausse politesse les fait oublier. L’état le plus heureux seroit celui où la vertu ne seroit pas un mérite. Quand elle commence à se faire remarquer, les mœurs sont déjà altérées, et si elles deviennent ridicules, c’est le dernier degré de la corruption.

Un objet très-intéressant seroit l’examen des différens caractères des nations, et de la cause physique ou morale de ces différences ; mais il y auroit de la témérité à l’entreprendre, sans connoître également bien les peuples qu’on voudroit comparer, et l’on seroit toujours suspect de partialité. D’ailleurs l’étude des hommes avec qui nous avons à vivre, est celle qui nous est vraiment utile.

En nous renfermant dans notre nation, quel champ vaste et varié ! Sans entrer dans des subdivisions qui seroient plus réelles que sensibles, quelle différence, quelle opposition même de mœurs ne remarque-t-on pas entre la capitale et les provinces ? Il y en a autant que d’un peuple à un autre.

Ceux qui vivent à cent lieues de la capitale, en sont à un siècle pour les façons de penser et d’agir. Je ne nie pas les exceptions, et je ne parle qu’en général : je prétends encore moins décider de la supériorité réelle, je remarque simplement la différence.

Qu’un homme, après avoir été long-temps absent de la capitale, y revienne, on le trouve ce qu’on appelle rouillé ; peut-être n’en est-il que plus raisonnable ; mais il est certainement différent de ce qu’il étoit. C’est dans Paris qu’il faut considérer le François, parce qu’il y est plus François qu’ailleurs.

Mes observations ne regardent pas ceux qui, dévoués à des occupations suivies, à des travaux pénibles, n’ont partout que des idées relatives à leur situation, à leurs besoins, et indépendantes des lieux qu’ils habitent. On trouve plus à Paris qu’en aucun lieu du monde de ces victimes du travail.

Je considère principalement ceux à qui l’opulence et l’oisiveté suggèrent la variété des idées, la bizarrerie des jugemens, l’inconstance des sentimens et des affections, en donnant un plein essor au caractère. Ces hommes-là forment un peuple dans la capitale. Livrés alternativement et par accès à la dissipation, à l’ambition, ou à ce qu’ils appellent philosophie, c’est-à-dire, à l’humeur, à la misanthropie ; emportés par les plaisirs, tourmentés quelquefois par de grands intérêts ou des fantaisies frivoles, leurs idées ne sont jamais suivies, elles se trouvent en contradiction, et leur paroissent successivement d’une égale évidence. Les occupations sont différentes à Paris et dans la province ; l’oisiveté même ne s’y ressemble pas : l’une est une langueur, un engourdissement, une existence matérielle ; l’autre est une activité sans dessein, un mouvement sans objet. On sent plus à Paris qu’on ne pense, on agit plus qu’on ne projette, on projette plus qu’on ne résout. On n’estime que les talens et les arts de goût ; à peine a-t-on l’idée des arts nécessaires, on en jouit sans les connoître.

Les liens du sang n’y décident de rien pour l’amitié ; ils n’imposent que des devoirs de décence ; dans la province, ils exigent des services ; ce n’est pas qu’on s’y aime plus qu’à Paris, on s’y hait souvent davantage, mais on y est plus parent : au lieu que dans Paris, les intérêts croisés, les événemens multipliés, les affaires, les plaisirs, la variété des sociétés, la facilité d’en changer ; toutes ces causes réunies empêchent l’amitié, l’amour ou la haine d’y prendre beaucoup de consistance.

Il règne à Paris une certaine indifférence générale qui multiplie les goûts passagers, qui tient lieu de liaison, qui fait que personne n’est de trop dans la société, que personne n’y est nécessaire : tout le monde se convient, personne ne se manque. L’extrême dissipation où l’on vit, fait qu’on ne prend pas assez d’intérêt les uns aux autres, pour être difficile ou constant dans les liaisons.

On se recherche peu, on se rencontre avec plaisir ; on s’accueille avec plus de vivacité que de chaleur ; on se perd sans regret, ou même sans y faire attention.

Les mœurs font à Paris ce que l’esprit du gouvernement fait à Londres ; elles confondent et égalent dans la société les rangs qui sont distingués et subordonnés dans l’état. Tous les ordres vivent à Londres dans la familiarité, parce que tous les citoyens ont besoin les uns des autres ; l’intérêt commun les rapproche.

Les plaisirs produisent le même effet à Paris ; tous ceux qui se plaisent se conviennent, avec cette différence que l’égalité, qui est un bien quand elle part d’un principe du gouvernement, est un très-grand mal quand elle ne vient que des mœurs, parce que cela n’arrive jamais que par leur corruption.

Le grand défaut du François est d’avoir toujours le caractère jeune ; par là il est souvent aimable, et rarement sûr : il n’a presque point d’âge mûr, et passe de la jeunesse à la caducité. Nos talens dans tous les genres s’annoncent de bonne heure : on les néglige long-temps par dissipation, et à peine commence-t-on à vouloir en faire usage, que leur temps est passé. Il y a peu d’hommes parmi nous qui puissent s’appuyer de l’expérience.

Oserai-je faire une remarque, qui peut-être n’est pas aussi sûre qu’elle me le paroît ? mais il me semble que ceux de nos talens qui demandent de l’exécution, ne vont pas ordinairement jusqu’à soixante ans dans toute leur force. Nous ne réussissons jamais mieux dans quelque carrière que ce puisse être, que dans l’âge mitoyen, qui est très-court, et plutôt encore dans la jeunesse que dans un âge trop avancé. Si nous formions de bonne heure notre esprit à la réflexion, et je crois cette éducation possible, nous serions sans contredit la première des nations, puisque, malgré nos défauts, il n’y en a point qu’on puisse nous préférer : peut-être même pourrions-nous tirer avantage de la jalousie de plusieurs peuples : on ne jalouse que ses supérieurs. À l’égard de ceux qui se préfèrent naïvement à nous, c’est parce qu’ils n’ont pas encore de droit à la jalousie.

D’un autre côté, le commun des François croit que c’est un mérite de l’être : avec un tel sentiment, que leur manque-t-il pour être patriotes ? Je ne parle point de ceux qui n’estiment que les étrangers. On n’affecte de mépriser sa nation que pour ne pas reconnoître ses supérieurs ou ses rivaux trop près de soi.

Les hommes de mérite, de quelque nation qu’ils soient, n’en forment qu’une entr’eux. Ils sont exempts d’une vanité nationale et puérile ; ils la laissent au vulgaire, à ceux qui, n’ayant, point de gloire personnelle, sont réduits à se prévaloir de celle de leurs compatriotes.

On ne doit donc se permettre aucun parallèle injurieux et téméraire ; mais s’il est permis de remarquer les défauts de sa nation, il est de devoir d’en relever le mérite, et le François en a un distinctif.

C’est le seul peuple dont les mœurs peuvent se dépraver, sans que le fond du cœur se corrompe, ni que le courage s’altère ; il allie les qualités héroïques avec le plaisir, le luxe et la mollesse : ses vertus ont peu de consistance, ses vices n’ont point de racines. Le caractère d’Alcibiade n’est pas rare en France. Le dérèglement des mœurs et de l’imagination ne donne point atteinte à la franchise, à la bonté naturelle du François : l’amour-propre contribue à le rendre aimable ; plus il croit plaire, plus il a de penchant à aimer. La frivolité qui nuit au développement de ses talens et de ses vertus, le préserve en même temps des crimes noirs et réfléchis. La perfidie lui est étrangère, et il est bientôt fatigué de l’intrigue. Le François est l’enfant de l’Europe. Si l’on a quelquefois vu parmi nous des crimes odieux, ils ont disparu plutôt par le caractère national que par la sévérité des lois.

Un peuple très-éclairé et très-estimable à beaucoup d’égards, se plaint que la corruption est venue chez lui au point qu’il n’y a plus de principes d’honneur, que les actions s’y évaluent toutes, qu’elles sont en proportion exacte avec l’intérêt, et qu’on y pourroit faire le tarif des probités.

Je suis fort éloigné d’en croire l’humeur et des déclamations de parti ; mais s’il y avoit un tel peuple, ce que je ne veux pas croire, il seroit composé d’une multitude de vils criminels, parce qu’il y en auroit à tout prix, et on y trouveroit plus de scélérats qu’en aucun lieu du monde, puisqu’il n’y auroit point de vertu dont on ne pût trouver la valeur.

Cela n’est pas heureusement ainsi parmi nous. On y voit peu de criminels par système ; la misère y est le principal écueil de la probité. Le François se laisse entraîner par l’exemple, et séduire par le besoin ; mais il ne trahit pas la vertu de dessein formé. Or la nécessité ne fait guère que des fautes quelquefois pardonnables ; la cupidité réduite en système fait les crimes.

C’est déjà un grand avantage que de ne pas supposer que la probité puisse être vénale ; cela empêche bien des gens de chercher le prix de la leur ; elle n’existe plus dès qu’elle est à l’encan.

Les abus et les inconvéniens qu’on remarque parmi nous, ne seroient pas sans remède, si on le vouloit. Sans entrer dans le détail de ceux qui appartiennent autant à l’autorité qu’à la philosophie, quel parti ne tireroit pas de lui-même un peuple chez qui l’éducation générale seroit assortie à son génie, à ses qualités propres, à ses vertus, et même à ses défauts ?


CHAPITRE II.

Sur l’Éducation et sur les Préjugés.


On trouve parmi nous beaucoup d’instruction et peu d’éducation. On y forme des savans, des artistes de toute espèce ; chaque partie des lettres, des sciences et des arts y est cultivée avec succès, par des méthodes plus ou moins convenables. Mais on ne s’est pas encore avisé de former des hommes, c’est-à-dire, de les élever respectivement les uns pour les autres, de faire porter sur une base d’éducation générale toutes les instructions particulières, de façon qu’ils fussent accoutumés à chercher leurs avantages personnels dans le plan du bien général, et que, dans quelque profession que ce fût, ils commençassent par être patriotes.

Nous avons tous dans le cœur des germes de vertus et de vices ; il s’agit d’étouffer les uns et de développer les autres. Toutes les facultés de l’âme se réduisent à sentir et penser : nos plaisirs consistent à aimer et connoître ; il ne faudroit donc que régler et exercer ces dispositions, pour rendre les hommes utiles et heureux par le bien qu’ils feroient et qu’ils prouveroient eux-mêmes. Telle est l’éducation qui devroit être générale, uniforme, et préparer l’instruction qui doit être différente, suivant l’état, l’inclination et les dispositions de ceux qu’on veut instruire. L’instruction concerne la culture de l’esprit et des talens.

Ce n’est point ici une idée de république imaginaire : d’ailleurs, ces sortes d’idées sont, au moins, d’heureux modèles, des chimères, qui ne le sont pas totalement, et qui peuvent être réalisées jusqu’à un certain point. Bien des choses ne sont impossibles que parce qu’on s’est accoutumé à les regarder comme telles. Une opinion contraire et du courage rendroient souvent facile ce que le préjugé et la lâcheté jugent impraticable.

Peut-on regarder comme chimérique ce qui s’est exécuté ? Quelques anciens peuples, tels que les Égyptiens et les Spartiates, n’ont-ils pas eu une éducation relative à l’état, et qui en faisoit en partie la constitution ?

En vain voudroit-on révoquer en doute des mœurs si éloignées des nôtres : on ne peut connoître l’antiquité que par les témoignages des historiens ; tous déposent et s’accordent sur cet article. Mais, comme on ne juge des hommes que par ceux de son siècle, on a peine à se persuader qu’il y en ait eu de plus sages autrefois, quoiqu’on ne cesse de le répéter par humeur. Je veux bien accorder quelque chose à un doute philosophique, en supposant que les historiens ont embelli les objets ; mais c’est précisément ce qui prouve à un philosophe qu’il y a un fonds de vérité dans ce qu’ils ont écrit. Il s’en faut bien qu’ils rendent un pareil témoignage à d’autres peuples dont ils vouloient cependant relever la gloire.

Il est donc constant que dans l’éducation qui se donnoit à Sparte, on s’attachoit d’abord à former des Spartiates. C’est ainsi qu’on devroit, dans tous les états, inspirer les sentimens de citoyen, former des François parmi nous, et, pour en faire des François, travailler à en faire des hommes.

Je ne sais si j’ai trop bonne opinion de mon siècle ; mais il me semble qu’il y a une certaine fermentation de raison universelle qui tend à se développer, qu’on laissera peut-être se dissiper, et dont on pourroit assurer, diriger et hâter les progrès par une éducation bien entendue.

Loin de se proposer ces grands principes, on s’occupe de quelques méthodes d’instructions particulières dont l’application est encore bien peu éclairée, sans parler de la réforme qu’il y auroit à faire dans ces méthodes mêmes. Ce ne seroit pas le moindre service que l’Université et les académies pourraient rendre à l’état. Que doit-on enseigner ? comment doit-on l’enseigner ? voilà, ce me semble, les deux points sur lesquels devroit porter tout plan d’étude, tout système d’instruction.

Les artisans, les artistes, ceux enfin qui attendent leur subsistance de leur travail, sont peut-être les seuls qui reçoivent des instructions convenables à leur destination ; mais on donne absolument les mêmes à ceux qui sont nés avec une sorte de fortune. Il y a un certain amas de connoissances présentes par l’usage, qu’ils apprennent imparfaitement, après quoi ils sont censés instruits de tout ce qu’ils doivent savoir, quelles que soient les professions auxquelles on les destine.

Voilà ce qu’on appelle l’éducation, et ce qui en mérite si peu le nom. La plupart des hommes qui pensent, sont si persuadés qu’il n’y en a point de bonne, que ceux qui s’intéressent à leurs enfans songent d’abord à se faire un plan nouveau pour les élever. Il est vrai qu’ils se trompent souvent dans les moyens de réformation qu’ils imaginent, et que leurs soins se bornent d’ordinaire à abréger ou aplanir quelques routes des sciences ; mais leur conduite prouve du moins qu’ils sentent confusément les défauts de l’éducation commune, sans discerner précisément en quoi ils consistent.

De là les partis bizarres que prennent, et les erreurs où tombent ceux qui cherchent le vrai avec plus de bonne foi que de discernement.

Les uns, ne distinguant ni le terme où doit finir l’éducation générale, ni la nature de l’éducation particulière qui doit succéder à la première, adoptent souvent celle qui convient le moins à l’homme que l’on veut former, ce qui mérite cependant la plus grande attention. Dans l’éducation générale on doit considérer les hommes relativement à l’humanité et à la patrie ; c’est l’objet de la morale. Dans l’éducation particulière qui comprend l’instruction, il faut avoir égard à la condition, aux dispositions naturelles, aux talens personnels. Tel est ou devroit être l’objet de l’instruction. La conduite qu’on suit me paroît bien différente.

Qu’un ouvrage destiné à l’éducation d’un prince ait de la célébrité, le moindre gentilhomme le croit propre à l’éducation de son fils. Une vanité sotte décide plus ici que le jugement. Quel rapport, en effet, y a-t-il entre deux hommes dont l’un doit commander et l’autre obéir, sans avoir même le choix de l’espèce d’obéissance ?

D’autres, frappés des préjugés dont on nous accable, donnent dans une extrémité plus dangereuse que l’éducation la plus imparfaite. Ils regardent comme autant d’erreurs tous les principes qu’ils ont reçus, et les proscrivent universellement. Cependant les préjugés même doivent être discutés et traités avec circonspection.

Un préjugé, n’étant autre chose qu’un jugement porté ou admis sans examen, peut être une vérité ou une erreur.

Les préjugés nuisibles à la société ne peuvent être que des erreurs, et ne sauroient être trop combattus. On ne doit pas non plus entretenir des erreurs indifférentes par elles-mêmes, s’il y en a de telles ; mais celles-ci exigent de la prudence ; il en faut quelquefois même en combattant le vice ; on ne doit pas arracher témérairement l’ivraie. À l’égard des préjugés qui tendent au bien de la société, et qui sont des germes de vertus, on peut être sûr que ce sont des vérités qu’il faut respecter et suivre. Il est inutile de s’attacher à démontrer des vérités admises, il suffit d’en recommander la pratique. En voulant trop éclairer certains hommes, on ne leur inspire quelquefois qu’une présomption dangereuse. Eh ! pourquoi entreprendre de leur faire pratiquer par raisonnement ce qu’ils suivoient par sentiment, par un préjugé honnête ? Ces guides sont bien aussi sûrs que le raisonnement.

Qu’on forme d’abord les hommes à la pratique des vertus, on en aura d’autant plus de facilité à leur démontrer les principes, s’il en est besoin. Nous sommes assez portes à regarder comme juste et raisonnable ce que nous avons coutume de faire.

On déclame beaucoup depuis un temps contre les préjugés, peut-être en a-t-on trop détruit ; le préjugé est la loi du commun des hommes. La discussion en cette matière exige des principes sûrs et des lumières rares. La plupart, étant incapables d’un tel examen, doivent consulter le sentiment intérieur : les plus éclairés pourroient encore, en morale, le préférer souvent à leurs lumières, et prendre leur goût ou leur répugnance pour la règle la plus sûre de leur conduite. On se trompe rarement par cette méthode : quand on est bien intimement content de soi à l’égard des autres, il n’arrive guère qu’ils soient mécontens. On a peu de reproches à faire à ceux qui ne s’en font point ; et il est inutile d’en faire à ceux qui ne s’en font plus.

Je ne puis me dispenser, à ce sujet, de blâmer les écrivains qui, sous prétexte, ou voulant de bonne foi attaquer la superstition, ce qui seroit un motif louable et utile, si l’on s’y renfermoit en philosophe citoyen, sapent les fondemens de la morale, et donnent atteinte aux liens de la société : d’autant plus insensés, qu’il seroit dangereux pour eux-mêmes de faire des prosélytes. Le funeste effet qu’ils produisent sur leurs lecteurs, est d’en faire dans la jeunesse de mauvais citoyens, des criminels scandaleux, et des malheureux dans l’âge avancé ; car il y en a peu qui aient alors le triste avantage d’être assez pervertis pour être tranquilles.

L’empressement avec lequel on lit ces sortes d’ouvrages, ne doit pas flatter les auteurs, qui d’ailleurs auroient du mérite. Ils ne doivent pas ignorer que les plus misérables écrivains en ce genre partagent presqu’également cet honneur avec eux. La satire, la licence et l’impiété n’ont jamais seules prouvé d’esprit. Les plus méprisables par ces endroits peuvent être lus une fois : sans leurs excès, on ne les eût jamais nommés ; semblables à ces malheureux que leur état condamnoit aux ténèbres, et dont le public n’apprend les noms que par le crime et le supplice.

Pour en revenir aux préjugés, il y auroit, pour les juger sans les discuter formellement, une méthode assez sûre, qui ne seroit pas pénible, et qui, dans les détails, seroit souvent applicable, sur-tout en morale. Ce seroit d’observer les choses dont on tire vanité. Il est alors bien vraisemblable que c’est d’une fausse idée. Plus on est vertueux, plus on est éloigné d’en tirer vanité, et plus on est persuadé qu’on ne fait que son devoir ; les vertus ne donnent point d’orgueil.

Les préjugés les plus tenaces sont toujours ceux dont les fondemens sont les moins solides. On peut se détromper d’une erreur raisonnée, par cela même que l’on raisonne. Un raisonnement mieux fait peut désabuser du premier ; mais comment combattre ce qui n’a ni principe, ni conséquence ? Et tels sont tous les faux préjugés. Ils naissent et croissent insensiblement par des circonstances fortuites, et se trouvent enfin généralement établis chez les hommes, sans qu’ils en aient aperçu les progrès. Il n’est pas étonnant que de fausses opinions se soient élevées à l’insçu de ceux qui y sont le plus attachés ; mais elles se détruisent comme elles sont nées. Ce n’est pas la raison qui les proscrit, elles se succèdent et périssent par la seule révolution des temps. Les unes font place aux autres, parce que notre esprit ne peut même embrasser qu’un nombre limité d’erreurs.

Quelques opinions consacrées parmi nous paroîtront absurdes à nos neveux : il n’y aura parmi eux que les philosophes qui concevront qu’elles aient pu avoir des partisans. Les hommes n’exigent point de preuves pour adopter une opinion ; leur esprit n’a besoin que d’être familiarisé avec elle, comme nos yeux avec les modes.

Il y a des préjugés reconnus, ou du moins avoués pour faux par ceux qui s’en prévalent davantage. Par exemple, celui de la naissance est donné pour tel par ceux qui sont les plus fatigans sur la leur. Ils ne manquent pas, à moins qu’ils ne soient d’un orgueil stupide, de répéter qu’ils savent que la noblesse du sang n’est qu’un heureux hasard. Cependant il n’y a point de préjugé dont on se défasse moins : il y a peu d’hommes assez sages pour regarder la noblesse comme un avantage, et non comme un mérite, et pour se borner à en jouir, sans en tirer vanité. Que ces hommes nouveaux, qu’on vient de décrasser, soient enivrés de titres peu faits pour eux, ils sont excusables ; mais on est étonné de trouver la même manie dans ceux qui pourroient s’en rapporter à la publicité de leur nom. Si ceux-ci prétendent par là forcer au respect, ils outrent leurs prétentions, et les portent au delà de leurs droits. Le respect d’obligation n’est dû qu’à ceux à qui l’on est subordonné par devoir, aux vrais supérieurs, que nous devons toujours distinguer de ceux dont le rang seul ou l’état est supérieur au nôtre. Le respect qu’on rend uniquement à la naissance, est un devoir de simple bienséance ; c’est un hommage à la mémoire des ancêtres qui ont illustré leur nom, hommage qui, à l’égard de leurs descendans, ressemble en quelque sorte au culte des images auxquelles on n’attribue aucune vertu propre, dont la matière peut être méprisable, qui sont quelquefois des productions d’un art grossier, que la piété seule empêche de trouver ridicules, et pour lesquelles on n’a qu’un respect de relation.

Je suis très-éloigné de vouloir dépriser un ordre aussi respectable que celui de la noblesse. Le préjugé y tient lieu d’éducation à ceux qui ne sont pas en état de se la procurer, du moins pour la profession des armes, qui est l’origine de la noblesse, et à laquelle elle est particulièrement destinée par la naissance. Ce préjugé y rend le courage presque naturel, et plus ordinaire que dans les autres classes de l’état. Mais puisqu’il y a aujourd’hui tant de moyens de l’acquérir, peut-être devroit-il y avoir aussi, pour en maintenir la dignité, plus de motifs qu’il n’y en a de la faire perdre. On y déroge par des professions où la nécessité contraint, et on la conserve avec des actions qui dérogent à l’honneur, à la probité, à l’humanité même.

Si on vouloit discuter la plupart des opinions reçues, que de faux préjugés ne trouveroit-on pas, à ne considérer que ceux dont l’examen seroit relatif à l’éducation ! On suit par habitude, et avec confiance, des idées établies par le hasard.

Si l’éducation étoit raisonnée, les hommes acquerroient une très-grande quantité de vérités avec plus de facilité qu’ils ne reçoivent un petit nombre d’erreurs. Les vérités ont entr’elles une relation, une liaison, des points de contact qui en facilitent la connoissance et la mémoire : au lieu que les erreurs sont ordinairement isolées ; elles ont plus d’effet qu’elles ne sont conséquentes, et il faut plus d’efforts pour s’en détromper que pour s’en préserver.

L’éducation ordinaire est bien éloignée d’être systématique. Après quelques notions imparfaites de choses assez peu utiles, on recommande pour toute instruction les moyens de faire fortune, et pour morale la politesse ; encore est-elle moins une leçon d’humanité, qu’un moyen nécessaire à la fortune.


CHAPITRE III.

Sur la politesse et sur les louanges.


Cette politesse, si recommandée, sur laquelle on a tant écrit, tant donné de préceptes et si peu d’idées fixes, en quoi consiste-t-elle ? On regarde comme épuisés les sujets dont on a beaucoup parlé, et comme éclaircis ceux dont on a vanté l’importance. Je ne me flatte pas de traiter mieux cette matière qu’on ne l’a fait jusqu’ici ; mais j’en dirai mon sentiment particulier, qui pourra bien différer de celui des autres. Il y a des sujets inépuisables : d’ailleurs il est utile que ceux qu’il nous importe de connoître soient envisagés sous différens aspects, et vus par différens yeux. Une vue foible, et que sa foiblesse même rend attentive, aperçoit quelquefois ce qui avoit échappé à une vue étendue et rapide.

La politesse est l’expression ou l’imitation des vertus sociales ; c’en est l’expression, si elle est vraie ; et l’imitation, si elle est fausse ; et les vertus sociales sont celles qui nous rendent utiles et agréables à ceux avec qui nous avons à vivre. Un homme qui les posséderoit toutes, auroit nécessairement la politesse au souverain degré.

Mais comment arrive-t-il qu’un homme d’un génie élevé, d’un cœur généreux, d’une justice exacte, manque de politesse, tandis qu’on la trouve dans un homme borné, intéressé et d’une probité suspecte ? C’est que le premier manque de quelques qualités sociales, telles que la prudence, la discrétion, la réserve, l’indulgence pour les défauts et les foiblesses d’autrui : une des premières vertus sociales est de tolérer dans les autres ce qu’on doit s’interdire à soi-même. Au lieu que le second, sans avoir aucune vertu, a l’art de les imiter toutes. Il sait témoigner du respect à ses supérieurs, de la bonté à ses inférieurs, de l’estime à ses égaux, et persuader à tous qu’il en pense avantageusement, sans avoir aucun des sentimens qu’il imite.

On ne les exige pas même toujours, et l’art de les feindre est ce qui constitue la politesse de nos jours. Cet art est souvent si ridicule et si vil, qu’il est donné pour ce qu’il est, c’est-à-dire, pour faux.

Les hommes savent que les politesses qu’ils se font ne sont qu’une imitation de l’estime. Ils conviennent, en général, que les choses obligeantes qu’ils se disent ne sont pas le langage de la vérité, et dans les occasions particulières ils en sont les dupes. L’amour-propre persuade grossièrement à chacun que ce qu’il fait par décence, on le lui rend par justice.

Quand on seroit convaincu de la fausseté des protestations d’estime, on les préféreroit encore à la sincérité, parce que la fausseté a un air de respect dans les occasions où la vérité seroit une offense. Un homme sait qu’on pense mal de lui, cela est humiliant ; mais l’aveu qu’on lui en feroit seroit une insulte, on lui ôteroit par là toute ressource de chercher à s’aveugler lui-même, et on lui prouveroit le peu de cas qu’on en fait. Les gens les plus unis, et qui s’estiment à plus d’égards, deviendroient ennemis mortels, s’ils se témoignoient complètement ce qu’ils pensent les uns des autres. Il y a un certain voile d’obscurité qui conserve bien des liaisons, et qu’on craint de lever de part et d’autre.

Je suis bien éloigné de conseiller aux hommes de se témoigner durement ce qu’ils pensent, parce qu’ils se trompent souvent dans les jugemens qu’ils portent, et qu’ils sont sujets à se rétracter bientôt, sans juger ensuite plus sainement. Quelque sûr qu’on soit de son jugement, cette dureté n’est permise qu’à l’amitié, encore faut-il qu’elle soit autorisée par la nécessité et l’espérance du succès. Les opérations cruelles n’ont été imaginées que pour sauver la vie, et les palliatifs pour adoucir les douleurs.

Laissons à ceux qui sont chargés de veiller sur les mœurs, le soin de faire entendre les vérités dures ; leur voix ne s’adresse qu’à la multitude ; mais on ne corrige les particuliers qu’en leur prouvant de l’intérêt pour eux, et en ménageant leur amour-propre.

Quelle est donc l’espèce de dissimulation permise, ou plutôt quel est le milieu qui sépare la fausseté vile de la sincérité offensante ? ce sont les égards réciproques. Ils forment le lien de la société, et naissent du sentiment de ses propres imperfections, et du besoin qu’on a d’indulgence pour soi-même. On ne doit ni offenser, ni tromper les hommes.

Il semble que dans l’éducation des gens du monde, on les suppose incapables de vertus, et qu’ils auroient à rougir de se montrer tels qu’ils sont. On ne leur recommande qu’une fausseté qu’on appelle politesse. Ne diroit-on pas qu’un masque est un remède à la laideur, parce qu’il peut la cacher dans quelques instans ?

La politesse d’usage n’est qu’un jargon fade, plein d’expressions exagérées, aussi vides de sens que de sentiment.

La politesse, dit-on, marque cependant l’homme de naissance ; les plus grands sont les plus polis. J’avoue que cette politesse est le premier signe de la hauteur, un rempart contre la familiarité. Il y a bien loin de la politesse à la douceur, et plus encore de la douceur à la bonté. Les grands qui écartent les hommes à force de politesse sans bonté, ne sont bons qu’à être écartés eux-mêmes à force de respects sans attachement.

La politesse, ajoute-t-on, prouve une éducation soignée, et qu’on a vécu dans un monde choisi ; elle exige un tact si fin, un sentiment si délicat sur les convenances, que ceux qui n’y ont pas été initiés de bonne heure, font dans la suite de vains efforts pour l’acquérir, et ne peuvent jamais en saisir la grâce. Premièrement, la difficulté d’une chose n’est pas une preuve de son excellence. Secondement, il seroit à désirer que des hommes qui, de dessein formé, renoncent à leur caractère, n’en recueillent d’autre fruit que d’être ridicules ; peut-être cela les ramèneroit-il au vrai et au simple.

D’ailleurs cette politesse si exquise n’est pas aussi rare que ceux qui n’ont pas d’autre mérite voudroient le persuader. Elle produit aujourd’hui si peu d’effet, la fausseté en est si reconnue, qu’elle en est quelquefois dégoûtante pour ceux à qui elle s’adresse, et qu’elle a fait naître à certaines gens l’idée de jouer la grossièreté et la brusquerie pour imiter la franchise, et couvrir leurs desseins. Ils sont brusques sans être francs, et faux sans être polis.

Ce manége est déjà assez commun pour qu’il dût plus être reconnu qu’il ne l’est encore.

Il devroit être défendu d’être brusque à quiconque ne feroit pas excuser cet inconvénient de caractère par une conduite irréprochable.

Ce n’est pas qu’on ne puisse joindre beaucoup d’habileté à beaucoup de droiture ; mais il n’y a qu’une continuité de procédés francs qui constate bien la distinction de l’habileté et de l’artifice.

On ne doit pas pour cela regretter les temps grossiers où l’homme, uniquement frappé de son intérêt, le cherchoit toujours par un instinct féroce au préjudice des autres. La grossièreté et la rudesse n’excluent ni la fraude, ni l’artifice, puisqu’on les remarque dans les animaux les moins disciplinables.

Ce n’est qu’en se poliçant que les hommes ont appris à concilier leur intérêt particulier avec l’intérêt commun ; qu’ils ont compris que, par cet accord, chacun tire plus de la société qu’il n’y peut mettre.

Les hommes se doivent donc des égards, puisqu’ils se doivent tous de la reconnoissance. Ils se doivent réciproquement une politesse digne d’eux, faite pour des êtres pensans, et variée par les différens sentimens qui doivent l’inspirer.

Ainsi la politesse des grands doit être de l’humanité ; celle des inférieurs de la reconnoissance, si les grands la méritent ; celle des égaux, de l’estime et des services mutuels. Loin d’excuser la rudesse, il seroit à désirer que la politesse, qui vient de la douceur des mœurs, fût toujours unie à celle qui partiroit de la droiture du cœur.

Le plus malheureux effet de la politesse d’usage, est d’enseigner l’art de se passer des vertus qu’elle imite. Qu’on nous inspire dans l’éducation l’humanité et la bienfaisance, nous aurons la politesse, ou nous n’en aurons plus besoin.

Si nous n’avons pas celle qui s’annonce par les grâces, nous aurons celle qui annonce l’honnête homme et le citoyen : nous n’aurons pas besoin de recourir à la fausseté.

Au lieu d’être artificieux pour plaire, il suffira d’être bon ; au lieu d’être faux pour flatter les foiblesses des autres, il suffira d’être indulgent.

Ceux avec qui l’on aura de tels procédés, n’en seront ni enorgueillis, ni corrompus ; ils n’en seront que reconnoissant, et en deviendront meilleurs.

La politesse, dont je viens de parler, me rappelle une autre espèce de fausseté fort en usage ; ce sont les louanges. Elles doivent leur première origine à l’admiration, la reconnoissance, l’estime, l’amour ou l’amitié. Si l’on en excepte ces deux derniers principes, qui conservent leurs droits bien ou mal appliqués, les louanges d’aujourd’hui ne partent guère que de l’intérêt. On loue tous ceux dont on croit avoir à espérer ou à craindre ; jamais on n’a vu moins d’estime et plus d’éloges.

À peine le hasard a-t-il mis quelqu’un en place, qu’il devient l’objet d’une conjuration d’éloges. On l’accable de complimens, on lui adresse des vers de toutes parts ; ceux qui ne peuvent percer jusqu’à lui se réfugient dans les journaux. Quiconque recevroit de bonne foi tant d’éloges, et les prendroit à la lettre, devroit être fort étonné de se trouver tout à coup un si grand mérite, d’être devenu un homme si supérieur. Il admireront sa modestie passée qui le lui auroit caché jusqu’au moment de son élévation. On n’en voit que trop qui cèdent naïvement à cette persuasion. Je n’ai presque jamais vu d’homme en place contredit, même par ses amis, dans ses propos les plus absurdes. Comme il n’est pas possible qu’il ne s’aperçoive quelquefois de cet excès de fadeur, je ne conçois pas que quelqu’un n’ait jamais imaginé d’avoir auprès de soi un homme uniquement chargé de lui rendre, sans délation particulière, compte du jugement public à son égard. Les fous, que les princes avoient autrefois à leur cour, suppléoient à cette fonction ; c’est sans doute ce qui fait regarder aujourd’hui comme fous ceux qui s’y hasardent. C’est pourtant bien dommage qu’on ait supprimé une charge qui pourroit être exercée par un honnête homme, et qui empêcheroit les gens en place de s’aveugler, ou de croire que le public est aveugle. Faute de ce Moniteur, qui leur seroit si utile, je ne sais s’il y en a à qui la tête n’ait plus ou moins tourné en montant ; cet accident pourroit être aussi commun au moral qu’au physique. Je crois cependant qu’il y en a d’assez sensés pour regarder les fadeurs qu’on leur jette en face, comme un des inconvéniens de leur état ; car ils ont l’expérience que, dans la disgrâce, ils sont délivrés de ce fléau ; et c’est une consolation, sur-tout pour ceux qui étoient dignes d’éloges ; car ils en sont ordinairement les moins flattés. Les hommes véritablement louables sont sensibles à l’estime, et déconcertés par les louanges. Le mérite a sa pudeur comme la chasteté. Tel se donne naïvement un éloge, qui ne le recevroit pas d’un autre sans rougir ou sans embarras.

Un homme en dignité, à qui la nature auroit refusé la sensibilité aux louanges, seroit bien à plaindre ; car il en a terriblement à essuyer, et la forme en est ordinairement aussi dégoûtante que le fonds ; c’est la même matière jetée dans le même moule. Il n’y a guère d’éloge dont on pût deviner le héros, si le nom n’étoit en tête. On n’y remarque rien de distinctif ; on risqueroit, en ne voyant que l’ouvrage, d’attribuer à un prince ce qui étoit adressé à un particulier obscur. On pourroit, en changeant le nom, transporter le même panégyrique à cent personnages différens, parce qu’il convient aussi peu à l’un qu’à l’autre.

C’étoit ainsi qu’en usoient les anciens à l’égard des statues qu’ils avoient érigées à un empereur. S’ils venoient à le précipiter du trône, ils enlevoient la tête de ses statues, et y plaçoient aussitôt celle de son successeur[3], en attendant qu’il eût le même sort. Mais tant qu’il régnoit, on le louoit exclusivement à tous ; on se gardoit bien de rappeler la mémoire d’aucun mérite qui eût pu lui déplaire : Auguste même inspiroit cette crainte à ses panégyristes. On est fâché, pour l’honneur de Virgile, d’Horace, d’Ovide, et autres, que le nom de Cicéron ne se trouve pas une seule fois dans leurs ouvrages. Ils n’ignoroient pas qu’ils auroient pu offenser l’empereur : c’eût été lui rappeler avec quelle ingratitude il avoit abandonné à la proscription le plus vertueux citoyen de son parti.

Quoique ce prince, le plus habile des tyrans, se fût associé au consulat le fils de Cicéron, on voyoit qu’il cherchoit à couvrir ses fureurs passées du masque des vertus. Sa feinte modération étoit toujours suspecte. Plutarque nous a conservé un trait qui prouve à quel point on craignoit de réveiller le souvenir d’un nom cher aux vrais Romains. Auguste étant entré inopinément dans la chambre d’un de ses neveux, s’aperçut que le jeune prince cachoit un livre dans sa robe ; il voulut le voir, et trouvant un ouvrage de Cicéron, il en lut une partie ; puis rendant le livre : C’étoit, dit-il, un savant homme, et qui aimoit fort la patrie. Personne n’eût osé en dire autant devant Auguste.

Nous voyons des ouvrages célèbres, dont les dédicaces enflées d’éloges, s’adressent à de prétendus Mécènes qui n’étoient connus que de l’auteur : du moins sont-ils absolument ignorés aujourd’hui, leur nom est enseveli avec eux.

Que d’hommes, je ne dirai pas nuls, mais pervers, j’ai vu loués par ceux qui les regardoient comme tels ! Il est vrai que tous les louangeurs sont également disposés à faire une satire ; la personne leur est indifférente, il ne s’agit que de sa position.

Il semble qu’un encens si banal, si prostitué, ne devroit avoir rien de flatteur ; cependant on voit des hommes estimables à certains égards, avides de louanges, souvent offertes par des protégés qu’ils méprisent, semblables à Vespasien, qui ne trouvoit pas que l’argent de l’impôt levé sur les immondices de Rome eût rien d’infect. L’adulation la plus outrée est la plus sûre de plaire : une louange fine et délicate fait honneur à l’esprit de celui qui la donne ; un éloge exagéré fait plaisir à celui qui le reçoit, il prend l’exagération pour l’expression propre, et pense que les grandes vérités ne peuvent se dire avec finesse.

L’adulation même, dont l’excès se fait sentir, produit encore son effet. Je sais que tu me flattes, disoit quelqu’un, mais tu ne m’en plais pas moins.

Ce ridicule commerce de louanges a tellement prévalu, que dans mille occasions il est devenu de règle, d’obligation, et semble faire un article de législation ; comme si les hommes étoient essentiellement louables. Qui que ce soit n’est revêtu de la moindre charge, que son installation ne soit accompagnée de complimens sur sa grande capacité ; de sorte que cela ne signifie plus rien.

Les louanges sont mises aujourd’hui au rang des contes de fées ; on ne doit donc pas les regarder précisément comme des mensonges, puisque leurs auteurs n’ont pas supposé qu’on pût les croire. Quelque vils que soient les flatteurs, quelqu’aguerri que fût l’amour-propre, si l’on attachoit aux louanges toute la valeur des termes, il n’y a personne qui eût le front de les donner ni de les recevoir. Une monnoie qui n’a plus de valeur, devroit cesser d’avoir cours.

On ne doit pas confondre avec ce fade jargon les témoignages sincères de l’estime à laquelle un homme de mérite a droit de prétendre et d’être sensible. Il faudroit un grand fonds de vertu, pour la conserver avec le mépris pour l’opinion des hommes dont on est connu.


CHAPITRE IV.

Sur la probité, la vertu et l’honneur.


On n’entend parler que de probité, de vertu et d’honneur ; mais tous ceux qui emploient ces expressions en ont-ils des idées uniformes ? Tâchons de les distinguer. Il vaudroit mieux, sans doute, inspirer des sentimens dans une matière qui ne doit pas se borner à la spéculation ; mais il est toujours utile d’éclaircir et de fixer les principes de nos devoirs. Il y a bien des occasions où la pratique dépend de nos lumières.

Le premier devoir de la probité est l’observation des lois. Mais indépendamment de celles qui répriment les entreprises contre la société politique, il y a des sentimens et des procédés d’usage qui font la sûreté ou la douceur de la société civile, du commerce particulier des hommes, que les lois n’ont pu ni dû prescrire, et dont l’observation est d’autant plus indispensable, qu’elle est libre et volontaire ; au lieu que les lois ont pourvu à leur propre exécution. Qui n’auroit que la probité qu’elles exigent, et ne s’abstiendroit que de ce qu’elles punissent, seroit encore un assez malhonnête homme.

Les lois se sont prêtées à la foiblesse et aux passions, en ne réprimant que ce qui attaque ouvertement la société : si elles étoient entrées dans le détail de tout ce qui peut la blesser indirectement, elles n’auroient pas été universellement comprises, ni par conséquent suivies : il y auroit eu trop de criminels, qu’il eût quelquefois été dur, et souvent difficile de punir, attendu la proportion qui doit toujours être entre les fautes et les peines. Les lois auroient donc été illusoires ; et le plus grand vice qu’elles puissent avoir, c’est de rester sans exécution.

Les hommes venant à se polir et s’éclairer, ceux dont l’âme étoit la plus honnête, ont suppléé aux lois par la morale, en établissant, par une convention tacite, des procédés auxquels l’usage a donné force de loi parmi les honnêtes gens, et qui sont le supplément des lois positives. Il n’y a point, à la vérité, de punition prononcée contre les réfracteurs, mais elle n’en est pas moins réelle. Le mépris et la honte en sont le châtiment, et c’est le plus sensible pour ceux qui sont dignes de le ressentir. L’opinion publique, qui exerce la justice à cet égard, y met des proportions exactes, et fait des distinctions très-fines.

On juge les hommes sur leur état, leur éducation, leur situation, leurs lumières. Il semble qu’on soit convenu de différentes espèces de probités, qu’on ne soit obligé qu’à celle de son état, et qu’on ne puisse avoir que celle de son esprit. On est plus sévère à l’égard de ceux qui, étant exposés en vue, peuvent servir d’exemple, que sur ceux qui sont dans l’obscurité. Moins on exige d’un homme dont on devroit beaucoup prétendre, plus on lui fait injure. En fait de procédés, on est bien près du mépris, quand on a droit à l’indulgence.

L’opinion publique étant elle-même la peine des actions dont elle est juge, ne sauroit manquer d’être sévère sur les choses qu’elle condamne. Il y a telle action dont le soupçon fait la preuve, et la publicité le châtiment.

Il est assez étonnant que cette opinion, si sévère sur de simples procédés, se renferme quelquefois dans des bornes sur les crimes qui sont du ressort des lois. Ceux-ci ne deviennent complètement honteux que par le châtiment qui les suit.

Il n’y a point de maxime plus fausse dans nos mœurs, que celle qui dit : Le crime fait la honte, et non pas l’échafaud. Cela devroit être, et l’est effectivement en morale ; mais nullement dans les mœurs, car on se réhabilite d’un crime impuni : et qu’on ne dise pas que c’est parce que le châtiment le constate, et en fait seul une preuve suffisante, puisqu’un crime constaté par des lettres de grâce flétrit toujours moins que le châtiment. On le remarque principalement dans l’injustice et la bizarrerie du préjugé cruel qui fait rejaillir l’opprobre sur ceux que le sang unit à un criminel ; de sorte qu’il est peut-être moins malheureux d’appartenir à un coupable reconnu et impuni, qu’à un infortuné dont l’innocence n’a été reconnue qu’après le supplice.

La vraie raison vient de ce que l’impunité prouve toujours la considération qui suit la naissance, le rang, les dignités, le crédit ou les richesses. Une famille qui ne peut soustraire à la justice un parent coupable, est convaincue de n’avoir aucune considération, et par conséquent est méprisée. Le préjugé doit donc subsister ; mais il n’a pas lieu, ou du moins est plus foible, sous le despotisme absolu et chez un peuple libre ; par-tout où l’on peut dire : Tu es esclave comme moi, ou je suis libre comme toi. Le pouvoir arbitraire chez l’un, la justice chez l’autre ne faisant acception de personne, font des exemples dans des familles de toutes les classes, qui par conséquent ont besoin d’une compassion réciproque. Qu’il en soit ainsi parmi nous, les fautes deviendront personnelles, le préjugé disparoîtra : il n’y a pas d’autre moyen de l’éteindre.

Pourquoi ces nobles victimes qu’un crime d’état conduit sur l’échafaud, n’impriment-elles point de tache à leur famille ? C’est que ces criminels sont ordinairement d’un rang élevé. Le crime, et même le supplice prouvent également de quelle importance ils étoient dans l’état. Leur chute, inspirant la terreur, montre en même temps l’élévation d’où ils sont tombés, et où sont encore ceux à qui ils appartenoient. Tout ce qui saisit par quelque grandeur l’imagination des hommes, leur impose. Ils ne peuvent pas respecter et mépriser à la fois la même famille.

Je crois avoir remarqué une autre bizarrerie dans l’application de ce préjugé. On reproche plus aux enfans la honte de leur père, qu’aux pères celle de leurs enfans. Il me semble que le contraire seroit moins injuste, parce que ce seroit alors punir les pères de n’avoir pas rectifié les mauvaises inclinations de leurs enfans, par une éducation convenable. Si l’on pense autrement, est-ce par un sentiment de compassion pour la vieillesse, ou par le plaisir barbare d’empoisonner la vie de ceux qui ne font que commencer leur carrière ?

Pour éclaircir enfin ce qui concerne la probité, il s’agit de savoir si l’obéissance aux lois, et la pratique des procédés d’usage, suffisent pour constituer l’honnête homme. On verra, si l’on y réfléchit, que cela n’est pas encore suffisant pour la parfaite probité. En effet on peut, avec un cœur dur, un esprit malin, un caractère féroce, et des sentimens bas, avoir par intérêt, par orgueil ou par crainte, avoir, dis-je, cette probité qui met à couvert de tout reproche de la part des hommes.

Mais il y a un juge plus éclairé, plus sévère et plus juste que les lois et les mœurs ; c’est le sentiment intérieur qu’on appelle la conscience. Son empire s’étend plus loin que celui des lois et des mœurs, qui ne sont pas uniformes chez tous les peuples. La conscience parle à tous les hommes qui ne se sont pas, à force de dépravation, rendus indignes de l’entendre.

Les lois n’ont pas prononcé sur des fautes autant ou plus graves en elles-mêmes que plusieurs de celles qu’elles ont condamnées. Il n’y en a point contre l’ingratitude, la perfidie, et, en bien des cas, contre la calomnie, l’imposture, l’injustice, etc., sans parler de certains désordres qu’elles condamnent, et ne punissent guère, si l’on ne brave la honte, en les réclamant. Tel est le sort de toutes les législations. Celle des peuples que nous ne connoissons que par l’histoire, nous paroît un monument de leur sagesse, parce que nous ignorons en combien de circonstances les lois fléchissoient et restoient sans exécution. Cette ignorance des faits particuliers, des abus de détail, contribue beaucoup à notre admiration pour les gouvernemens anciens.

Cependant quand les lois deviennent indulgentes, les mœurs cessent d’être sévères, quoiqu’elles n’aient pas embrassé tout ce que les lois ont omis. Il y a même des excès condamnés par les lois, qui sont tolérés dans les mœurs, surtout à la cour et dans la capitale, où les mœurs s’écartent souvent de la morale. Combien ne tolèrent-elles pas de choses plus dangereuses que ce qu’elles ont proscrit ! Elles exigent des décences et pardonnent des vices : on est dans la société plus délicat que sévère.

Doit-on regarder comme innocent un trait de satire, ou même de plaisanterie de la part d’un supérieur, qui porte quelquefois un coup irréparable à celui qui en est l’objet ; un secours gratuit refusé par négligence à celui dont le sort en dépend ; tant d’autres fautes que tout le monde sent, et qu’on s’interdit si peu ?

Voilà cependant ce qu’une probité exacte doit s’interdire, et dont la conscience est le juge infaillible. Il est donc heureux que chacun ait dans son cœur un juge qui défend les autres, ou qui le condamne lui-même.

Je ne prétends point ici parler en homme religieux ; la religion est la perfection et non la base de la morale ; ce n’est point en métaphysicien subtil, c’est en philosophe, qui ne s’appuie que sur la raison, et ne procède que par le raisonnement. Je n’ai donc pas besoin d’examiner si cette conscience est ou n’est pas un sentiment inné ; il me suffiroit qu’elle fût une lumière acquise, et que les esprits les plus bornés eussent encore plus de connoissance du juste et de l’injuste par la conscience, que les lois et les mœurs ne leur en donnent.

Cette connoissance fait la mesure de nos obligations ; nous sommes tenus, à l’égard d’autrui, de tout ce qu’à sa place nous serions en droit de prétendre. Les hommes ont encore droit d’attendre de nous, non-seulement ce qu’ils regardent avec raison comme juste, mais ce que nous regardons nous-mêmes comme tel, quoique les autres ne l’aient ni exigé, ni prévu ; notre propre conscience fait l’étendue de leurs droits sur nous.

Plus on a de lumières, plus on a de devoirs à remplir ; si l’esprit n’en inspire pas le sentiment, il suggère les procédés, et démontre l’obligation d’y satisfaire.

Il y a un autre principe d’intelligence sur ce sujet, supérieur à l’esprit même ; c’est la sensibilité d’âme, qui donne une sorte de sagacité sur les choses honnêtes, et va plus loin que la pénétration de l’esprit seul.

On pourroit dire que le cœur a des idées qui lui sont propres. On remarque entre deux hommes dont l’esprit est également étendu, profond et pénétrant sur des matières purement intellectuelles, quelle supériorité gagne celui dont l’âme est sensible, sur les sujets qui sont de cette classe-là. Qu’il y a d’idées inaccessibles à ceux qui ont le sentiment froid ! Les âmes sensibles peuvent par vivacité et chaleur tomber dans des fautes que les hommes à procédés ne commettroient pas ; mais elles l’emportent de beaucoup par la quantité de biens qu’elles produisent.

Les âmes sensibles ont plus d’existence que les autres : les biens et les maux se multiplient à leur égard. Elles ont encore un avantage pour la société, c’est d’être persuadées des vérités dont l’esprit n’est que convaincu ; la conviction n’est souvent que passive, la persuasion est active, et il n’y a de ressort que ce qui fait agir. L’esprit seul peut et doit faire l’homme de probité ; la sensibilité prépare l’homme vertueux. Je vais m’expliquer.

Tout ce que les lois exigent, ce que les mœurs recommandent, ce que la conscience inspire, se trouve renfermé dans cet axiome si connu et si peu développé : Ne faites point à autrui ce que vous ne voudriez pas qui vous fût fait. Voilà la vertu. Sa nature, son caractère distinctif consiste dans un effort sur soi-même en faveur des autres. C’est par cet effort généreux qu’on fait un sacrifice de son bien-être à celui d’autrui. On trouve dans l’histoire quelques-uns de ces efforts héroïques. Tous les degrés de vertu morale se mesurent sur le plus ou le moins de sacrifices qu’on fait à la société.

Il semble, au premier coup-d’œil, que les législateurs étoient des homme bornés ou intéressés, qui, n’ayant pas besoin des autres, vouloient se garantir du mal, et se dispenser de faire du bien. Cette idée paroît d’autant plus vraisemblable, que les premiers législateurs ont été des princes, des chefs du peuple, ceux, en un mot, qui avoient le plus à perdre et le moins à gagner. Il faut avouer que les lois positives, qui ne devroient être qu’une émanation, un développement de la loi naturelle, loin de pouvoir toujours s’y rappeler, y sont quelquefois opposées, et favorisent plutôt l’intérêt des législateurs, des hommes puissans, que celui des foibles qui doit être l’objet principal de toute législation, puisque cet intérêt est celui du plus grand nombre, et constitue la société politique. L’examen des différentes lois confrontées au droit naturel, seroit un objet bien digne de la philosophie appliquée à la morale, à la politique, à la science du gouvernement.

Quoi qu’il en soit, les lois se bornent à défendre : en y faisant réflexion, nous avons vu que c’est par sagesse qu’elles en ont usé ainsi. Elles n’exigent que ce qui est possible à tous les hommes. Les mœurs sont allées plus loin que les lois ; mais c’est en partant du même principe ; les unes et les autres ne sont guère que prohibitives. La conscience même se borne à inspirer la répugnance pour le mal. Enfin la fidélité aux lois, aux mœurs et à la conscience, fait l’exacte probité. La vertu, supérieure à la probité, exige qu’on fasse le bien, et y détermine.

La probité défend, il faut obéir ; la vertu commande, mais l’obéissance est libre, à moins que la vertu n’emprunte la voix de la religion. On estime la probité ; on respecte la vertu. La probité consiste presque dans l’inaction ; la vertu agit. On doit de la reconnoissance à la vertu ; on pourroit s’en dispenser à l’égard de la probité, parce qu’un homme éclairé, n’eût-il que son intérêt pour objet, n’a pas, pour y parvenir, de moyen plus sûr que la probité.

Je n’ignore pas les objections qu’on peut tirer des crimes heureux ; mais je sais aussi qu’il y a différentes espèces de bonheur ; qu’on doit évaluer les probabilités du danger et du succès, les comparer avec le bonheur qu’on se propose et qu’il n’y en a aucun dont l’espérance la mieux fondée puisse contrebalancer la perte de l’honneur, ni même le simple danger de le perdre. Ainsi, en ne faisant d’une telle question qu’une affaire de calcul, le parti de la probité est toujours le meilleur qu’il y ait à prendre. Il ne seroit pas difficile de faire une démonstration morale de cette vérité ; mais il y a des principes qu’on ne doit pas mettre en question. Il est toujours à craindre que les vérités les plus évidentes ne contractent, par la discussion, un air de problème qu’elles ne doivent jamais avoir.

Quand la vertu est dans le cœur, et n’exige aucun effort, c’est un sentiment, une inclination au bien, un amour pour l’humanité ; elle est aux actions honnêtes ce que le vice est au crime ; c’est le rapport de la cause à l’effet.

En distinguant la vertu et la probité, en observant la différence de leur nature, il est encore nécessaire, pour connoître le prix de l’une et de l’autre, de faire attention aux personnes, aux temps et aux circonstances.

Il y a tel homme dont la probité mérite plus d’éloges que la vertu d’un autre. Ne doit-on attendre que les mêmes actions de ceux qui ont des moyens si différens ? Un homme au sein de l’opulence n’aura-t-il que les devoirs, les obligations de celui qui est assiégé par tous les besoins ? Cela ne seroit pas juste. La probité est la vertu des pauvres ; la vertu doit être la probité des riches.

On rapporte quelquefois à la vertu des actions où elle a peu de part. Un service offert par vanité, ou rendu par foiblesse, fait peu d’honneur à la vertu.

On retire un homme de son nom d’un état malheureux, dont on pouvoit partager la honte. Est-ce générosité ? C’est tout au plus décence, ou peut-être orgueil, intérêt réel et sensible.

D’un autre côté, on loue et on doit louer les actes de probité où l’on sent un principe de vertu, un effort de l’âme. Un homme pauvre remet un dépôt dont il avoit seul le secret ; il n’a fait que son devoir, puisque le contraire seroit un crime ; cependant son action lui fait honneur, et doit lui en faire. On juge que celui qui ne fait pas le mal dans certaines circonstances, est capable de faire le bien : dans un acte de simple probité, c’est la vertu qu’on loue.

Un malheureux pressé de besoins, humilié par la honte de la misère, résiste aux occasions les plus séduisantes. Un homme dans la prospérité n’oublie pas qu’il y a des malheureux, les cherche et prévient leurs demandes. Je chéris sa bienfaisance. Je les estime, je les loue tous deux ; mais c’est le premier que j’admire. J’y vois de la vertu.

Les éloges qu’on donne à de certaines probités, à de certaines vertus, ne font que le blâme du commun des hommes. Cependant on ne doit pas les refuser ; il ne faut pas rechercher avec trop de sévérité le principe des actions quand elle tendent au bien de la société. Il est toujours sage et avantageux d’encourager les hommes aux actes honnêtes : ils sont capables de prendre le pli de la vertu comme du vice.

On acquiert de la vertu par la gloire de la pratiquer. Si l’on commence par amour-propre, on continue par honneur, on persévère par habitude. Que l’homme le moins porté à la bienfaisance vienne par hasard, ou par un effort qu’il fera sur lui-même, à faire quelqu’action de générosité, il éprouvera ensuite une sorte de satisfaction, qui lui rendra une seconde action moins pénible : bientôt il se portera de lui-même à une troisième, et dans peu la bonté fera son caractère. On contracte le sentiment des actions qui se répètent.

D’ailleurs, quand on chercheroit à rapporter des actions vertueuses à un système d’esprit et de conduite plutôt qu’au sentiment, l’avantage des autres seroit égal, et la gloire qu’on voudroit rabaisser ne seroit peut-être pas moindre. Heureuse alternative, que de réduire les censeurs à l’admiration, au défaut de l’estime !

Outre la vertu et la probité, qui doivent être les principes de nos actions, il y en a un troisième très-digne d’être examiné ; c’est l’honneur : il est différent de la probité, peut-être ne l’est-il pas de la vertu, mais il lui donne de l’éclat, et me paroît être une qualité de plus.

L’homme de probité se conduit par éducation, par habitude, par intérêt, ou par crainte. L’homme vertueux agit avec bonté.

L’homme d’honneur pense et sent avec noblesse. Ce n’est pas aux lois qu’il obéit ; ce n’est pas la réflexion, encore moins l’imitation qui le dirigent : il pense, parle et agit avec une sorte de hauteur, et semble être son propre législateur à lui-même.

On s’affranchit des lois par la puissance, on s’y soustrait par le crédit, on les élude par adresse ; on remplace le sentiment, et l’on supplée aux mœurs par la politesse ; on imite la vertu par l’hypocrisie. L’honneur est distinct de la vertu, et il en fait le courage. Il n’examine point, il agit sans feinte, même sans prudence, et ne connoît point cette timidité ou cette fausse honte qui étouffe tant de vertus dans les âmes foibles ; car les caractères foibles ont le double inconvénient de ne pouvoir se répondre de leurs vertus, et de servir d’instruments aux vices de tous ceux qui les gouvernent.

Quoique l’honneur soit une qualité naturelle, il se développe par l’éducation, se soutient par les principes, et se fortifie par les exemples. On ne sauroit donc trop en réveiller les idées, en réchauffer le sentiment, en relever les avantages et la gloire, et attaquer tout ce qui peut y porter atteinte.

Les réflexions sur cette matière peuvent servir de préservatif contre la corruption des mœurs qui se relâchent de plus en plus. Je n’ai pas dessein de renouveler les reproches que de tout temps on a fait à son siècle, et dont la répétition fait croire qu’ils ne sont pas mieux fondés dans un temps que dans un autre. Je suis persuadé qu’il y a toujours dans le monde une distribution de vertus et de vices à peu près égale ; mais il peut y avoir, en différens âges, des partages inégaux de nation à nation, de peuple à peuple. Il y a des âges plus ou moins brillans, et le nôtre ne paroît pas être celui de l’honneur, du moins autant qu’il l’a été. Je ne doute pas que les causes de cette altération ne soient un jour développées dans l’histoire de ce siècle. Ce n’en sera pas l’article le moins curieux ni le moins utile.

On n’est certainement pas aussi délicat, aussi scrupuleux sur les liaisons, qu’on l’a été. Quand un homme avoit jadis de ces procédés tolérés ou impunis par les lois, et condamnés par l’honneur, le ressentiment ne se bornoit pas à l’offense ; tous les honnêtes gens prenoient parti, et faisoient justice par un mépris général et public.

Aujourd’hui on a des ménagemens, même sans vue d’intérêt, pour l’homme le plus décrié. Je n’ai pas, vous dit-on, sujet de m’en plaindre personnellement, je n’irai pas me faire le réparateur des torts. Quelle foiblesse ! C’est bien mal entendre les intérêts de la société, et, par conséquent, les siens propres. Pourquoi les malhonnêtes gens rougiroient-ils de l’être, quand on ne rougit pas de leur faire accueil ? Si les honnêtes gens s’avisoient de faire cause commune, leur ligue seroit bien forte. Quand les gens d’esprit et d’honneur s’entendront, les sots et les fripons joueront un bien petit rôle. Il n’y a malheureusement que les fripons qui fassent des ligues, les honnêtes gens se tiennent isolés. Mais la probité sans courage n’est digne d’aucune considération ; elle ressemble assez à l’attrition qui n’a pour principe qu’une crainte servile.

On se cachoit autrefois de certains procédés, et l’on en rougissoit s’ils venoient à se découvrir. Il me semble qu’on les a aujourd’hui trop ouvertement, et dès-là il doit s’en trouver davantage, parce que la contrainte et la honte retenoient bien des hommes.

Je ne sache que l’infidélité au jeu qui soit plus décriée aujourd’hui que dans le siècle passé ; encore voit-on des gens suspects, à cet égard, qui n’en sont pas moins accueillis d’ailleurs. La seule justice qu’on en fasse, est d’employer beaucoup de politesses et de détours pour se dispenser de jouer avec eux ; cela ressemble moins au mépris qu’à la prudence. Mais un homme du monde, qui est irréprochable par cet endroit et par la valeur, est homme d’honneur décidé. Quoiqu’il fasse profession d’être de vos amis, n’ayez rien à démêler avec lui sur l’intérêt, l’ambition ou l’amour-propre. S’il craint seulement d’user son crédit, il vous manquera sans scrupule dans une occasion essentielle, et ne sera blâmé de personne. Vous vous croyez en droit de lui faire des reproches ; mais il en est plus surpris que confus : il reste homme d’honneur. Il ne conçoit pas que vous ayez pu regarder comme un engagement de simples propos de politesse ; car cette politesse, si recommandée, sauve bien des bassesses ; on seroit trop heureux qu’elle ne couvrît que des platitudes.

Il y a, à la vérité, telle action si blâmable, que l’interprétation ne sauroit en être équivoque. Un homme d’un caractère leste trouve encore alors le secret de n’être pas déshonoré, s’il a le courage d’être le premier à la publier, et de plaisanter ceux qui seroient tentés de le blâmer. On n’ose plus la lui reprocher, quand on le voit en faire gloire. L’audace fait sa justification, et le reproche qu’on lui feroit seroit un ridicule auquel on n’ose s’exposer. On commence alors à douter qu’il ait tort ; on craint de l’avoir. Dans la façon commune de penser, prévoir une objection, c’est la réfuter sans être obligé d’y répondre ; dans les mœurs, prévenir un reproche, c’est le détruire.

Un homme qui en a trompe un autre par l’artifice le plus adroit et le plus criminel, loin d’en avoir des remords ou de la honte, se félicite sur son habileté ; il se cache pour réussir, et non pas d’avoir réussi ; il s’imagine simplement avoir gagné une belle partie d’échecs, et celui qui est sa dupe ne pense guère autre chose, sinon qu’il l’a perdue par sa faute : c’est de lui-même qu’il se plaint. Le ressentiment est déjà devenu un sentiment trop noble, à peine est-on digne de haïr, et la vengeance n’est plus qu’une revanche utile ; on la prend comme un moyen de réussir, et pour l’avantage qui en résulte.

Cette manière de penser, cette négligence des mœurs avilit ceux mêmes qu’elle ne déshonore pas, et devient de plus en plus dangereuse pour la société. Ceux qui pourroient prétendre à la gloire de donner l’exemple par leur rang ou par leurs lumières, paroissent avoir trop peu de respect pour les principes, même quand ils ne les violent pas. Ils ignorent qu’indépendamment des actions, la légèreté de leurs propos, les sentimens qu’ils laissent apercevoir, sont des exemples qu’ils donnent. Le bas peuple n’ayant aucun principe, faute d’éducation, n’a d’autre frein que la crainte, et d’autre guide que l’imitation. C’est dans l’état mitoyen que la probité est encore le plus en honneur.

Le relâchement des mœurs n’empêche pas qu’on ne vante beaucoup l’honneur et la vertu ; ceux qui en ont le moins, savent combien il leur importe que les autres en aient. On auroit rougi autrefois d’avancer de certaines maximes, si on les eût contredites par ses actions : les discours formoient un préjugé favorable sur les sentimens. Aujourd’hui les discours tirent si peu à conséquence, qu’on pourroit quelquefois dire d’un homme qu’il a de la probité, quoiqu’il en fasse l’éloge. Cependant les discours honnêtes peuvent toujours être utiles à la société ; mais on ne se fait vraiment honneur, et l’on ne se rend digne de les tenir que par sa conduite. C’est un engagement de plus, et l’on ne doit pas craindre d’en prendre, quand il est avantageux de les remplir.

On prétend qu’il a régné autrefois parmi nous un fanatisme d’honneur, et l’on rapporte cette heureuse manie à un siècle encore barbare. Il seroit à désirer qu’elle se renouvelât de nos jours : les lumières que nous avons acquises serviroient à régler cet engouement, sans le refroidir. D’ailleurs, on ne doit pas craindre l’excès en cette matière : la probité a ses limites, et pour le commun des hommes, c’est beaucoup que de les atteindre ; mais la vertu et l’honneur peuvent s’étendre et s’élever à l’infini ; on peut toujours en reculer les bornes ; on ne les passe jamais.

Il faut avouer que, si d’un côté l’honneur a perdu, on a aussi sur certains articles des délicatesses ignorées dans le siècle passé. En voici un trait :

Lorsque le surintendant Fouquet donna à Louis XIV cette fête si superbe dans le château de Vaux, le surintendant porta l’attention jusqu’à faire mettre dans la chambre de chaque courtisan de la suite du roi une bourse remplie d’or, pour fournir au jeu de ceux qui pouvoient manquer d’argent, ou n’en avoir pas assez. Aucun ne s’en trouva offensé ; tous admirèrent la magnificence de ce procédé. Ils tâchèrent peut-être de croire que c’étoit au nom du roi, ou du moins à ses dépens, et ne se trompoient pas sur ce dernier article. Quoi qu’il en soit, ils en usèrent sans plus d’information. Si un ministre des finances s’avisoit aujourd’hui d’en faire autant, la délicatesse de ses hôtes en seroit blessée avec raison ; tous refuseroient avec hauteur et dignité. Jusque-là il n’y a rien à dire. Mais je craindrois fort que quelques-uns de ceux qui rejeteroient avec le plus d’éclat le présent du ministre, ne lui empruntassent une somme pareille ou plus forte, avec un très-ferme dessein de ne jamais la rendre. Il peut y avoir là de la délicatesse ; mais je ne crois pas que ce soit de l’honneur.

Le surintendant de Bullion avoit déjà donné un exemple de ce magnifique scandale. Ayant fait frapper, en 1640, les premiers louis qui aient paru en France, il imagina de donner un dîner à cinq seigneurs de ses courtisans, fit servir au dessert trois bassins pleins des nouvelles espèces, et leur dit d’en prendre autant qu’ils voudroient. Chacun se jeta avidement sur ce fruit nouveau, en emplit ses poches, et s’enfuit avec sa proie sans attendre son carrosse ; de sorte que le surintendant rioit beaucoup de la peine qu’ils avoient à marcher. Le payement de quelques dettes de l’état eût également pu donner cours à ces premières espèces ; mais ce moyen n’eût pas été si noble au jugement de Bullion et de ses convives, que je ne crois pas devoir nommer par égard pour leurs petits-fils, qui, peut-être, loin de me savoir gré de ma discrétion, en rougiroient eux-mêmes, si je nommois leurs pères.


CHAPITRE V.

Sur la réputation, la célébrité, la renommée et la considération.


Les hommes sont destinés à vivre en société, et de plus, ils y sont obligés par le besoin qu’ils ont les uns des autres : ils sont tous, à cet égard, dans une dépendance mutuelle. Mais ce ne sont pas uniquement les besoins matériels qui les lient ; ils ont une existence morale qui dépend de leur opinion réciproque.

Il y a peu d’hommes assez sûrs et assez satisfaits de l’opinion qu’ils ont d’eux-mêmes, pour être indifférens sur celle des autres ; et il y en a qui en sont plus tourmentés que des besoins de la vie.

Le désir d’occuper une place dans l’opinion des hommes, a donné naissance à la réputation, la célébrité et la renommée, ressorts puissans de la société qui partent du même principe, mais dont les moyens et les effets ne sont pas totalement les mêmes.

Plusieurs moyens servent également à la réputation et à la renommée, et ne diffèrent que par degrés ; d’autres sont exclusivement propres à l’une ou à l’autre.

Une réputation honnête est à la portée du commun des hommes : on l’obtient par les vertus sociales, et la pratique constante de ses devoirs. Cette espèce de réputation n’est, à la vérité, ni étendue, ni brillante ; mais elle est souvent la plus utile pour le bonheur.

L’esprit, les talens, le génie procurent la célébrité ; c’est le premier pas vers la renommée, qui n’en diffère que par plus d’étendue ; mais les avantages en sont peut-être moins réels que ceux d’une bonne réputation. Ce qui nous est vraiment utile nous coûte peu ; les choses rares et brillantes sont celles qui exigent le plus de travaux, et dont la jouissance n’est qu’idéale.

Deux sortes d’hommes sont faits pour la renommée. Les premiers, qui se rendent illustres par eux-mêmes, y ont droit ; les autres, qui sont les princes, y sont assujétis : ils ne peuvent échapper à la renommée. On remarque également dans la multitude celui qui est plus grand que les autres, et celui qui est placé sur un lieu plus élevé : on distingue en même temps si la supériorité de l’un et de l’autre vient de la personne, ou du lieu où elle est placée. Tels sont le rapport et la différence qui se trouvent entre les grands hommes et les princes qui ne sont que princes.

Mais laissant à part la foule des princes, sans les préférer ni les exclure à ce titre seul, ne considérons la renommée que par rapport aux hommes à qui elle est personnelle.

Les qualités qui sont uniquement propres à la renommée s’annoncent avec éclat. Telles sont les qualités des hommes d’état destinés à faire la gloire, le bonheur ou le malheur des peuples, soit par les armes, soit dans le gouvernement.

Les grands talens, les dons du génie procurent autant de renommée que les qualités de l’homme d’état, et ordinairement transmettent un nom à une postérité plus reculée.

Quelques-uns des talens qui font la renommée des hommes d’état, seroient inutiles, et quelquefois dangereux dans la vie privée. Tel a été un héros, qui, s’il fût né dans l’obscurité, n’eût été qu’un brigand, et, au lieu d’un triomphe, n’eût mérité qu’un supplice. Il y a eu dans tous les genres des grands hommes, qui, s’ils ne le fussent pas devenus, faute de quelques circonstances, n’auroient jamais pu être autre chose, et auroient paru incapables de tout.

La réputation et la renommée peuvent être fort différentes, et subsister ensemble.

Un homme d’état ne doit rien négliger pour sa réputation ; mais il ne doit compter que sur la renommée, qui peut seule le justifier contre ceux qui attaquent sa réputation. Il en est comptable au monde, et non pas à des particuliers intéressés, aveugles ou téméraires.

Ce n’est pas qu’on ne puisse mériter à la fois une grande renommée et une mauvaise réputation ; mais la renommée, portant principalement sur des faits connus, est ordinairement mieux fondée que la réputation, dont les principes peuvent être équivoques. La renommée est assez constante et uniforme ; la réputation ne l’est presque jamais.

Ce qui peut consoler les grands hommes sur les injustices qu’on fait à leur réputation, ne doit pas la leur faire sacrifier légèrement à la renommée, parce qu’elles se prêtent réciproquement beaucoup d’éclat. Quand on fait le sacrifice de la réputation par une circonstance forcée de son état, c’est un malheur qui doit se faire sentir, et qui exige tout le courage que peut inspirer l’amour du bien public. Ce seroit aimer bien généreusement l’humanité, que de la servir au mépris de la réputation ; ou ce seroit trop mépriser les hommes, que de ne tenir aucun compte de leurs jugemens ; et dans ce cas les serviroit-on ? Quand le sacrifice de la réputation à la renommée n’est pas forcé par le devoir, c’est une grande folie, parce qu’on jouit réellement plus de sa réputation que de sa renommée.

On ne jouit en effet de l’amitié, de l’estime, du respect et de la considération que de la part de ceux dont on est entouré, dont on est personnellement connu. Il est donc plus avantageux que la réputation soit honnête, que si elle n’étoit qu’étendue et brillante. La renommée n’est, dans bien des occasions, qu’un hommage rendu aux syllabes d’un nom.

Qu’un homme illustre se trouve au milieu de ceux qui, sans le connoître personnellement, célèbrent son nom en sa présence, il jouira avec plaisir de sa célébrité ; et s’il n’est pas tenté de se découvrir, c’est parce qu’il en a le pouvoir, et par un jeu libre de l’amour-propre. Mais s’il lui étoit absolument impossible de se faire connoître, son plaisir n’étant plus libre, peut-être sa situation seroit-elle pénible ; ce seroit presque entendre parler d’un autre que soi. On peut faire la même réflexion sur la situation contraire d’un homme dont le nom seroit dans le mépris, et qui en seroit témoin ignoré ; il ne se feroit pas connoître, et jouiroit, au milieu de son tourment, d’une sorte de consolation, qui seroit dans le rapport opposé à la peine du premier, que nous avons supposé contraint au silence.

Si l’on réduisoit la célébrité à sa valeur réelle, on lui feroit perdre bien des sectateurs. La réputation la plus étendue est toujours très-bornée ; la renommée même n’est jamais universelle. À prendre les hommes numériquement, combien y en a-t-il à qui le nom d’Alexandre n’est jamais parvenu ! Ce nombre surpasse, sans aucune proportion, ceux qui savent qu’il a été le conquérant de l’Asie. Combien y avoit-il d’hommes qui ignoroient l’existence de Kouli-Kam, dans le temps qu’il changeoit une partie de la face de la terre ! Elle a des bornes assez étroites, et la renommée peut toujours s’étendre sans jamais y atteindre. Quel caractère de foiblesse que de pouvoir croître continuellement, sans atteindre à un terme limité !

On se flatte du moins que l’admiration des hommes instruits doit dédommager de l’ignorance des autres. Mais le propre de la renommée est de compter, de multiplier les voix, et non pas de les apprécier. D’ailleurs, quel homme d’état osera se répondre de vivre dans l’histoire, quand on voit des médailles de plusieurs rois dont les noms ne se trouvent dans aucun historien ? L’état de ces princes[4] devoit cependant être considérable. Les arts y étoient florissans, à n’en juger que par la beauté de quelques-unes de ces médailles. Il y a des arts qui ne peuvent être portés à un certain degré de perfection, sans que beaucoup d’autres soient également cultivés. Il y avoit, sans doute, à la cour de ces rois, comme ailleurs, de petits seigneurs très-importans, faisant du fracas, s’imaginant occuper fort la renommée, avoir un jour place dans l’histoire ; et les maîtres, sous qui ils rampoient, n’y sont pas nommés ! Les antiquaires les mieux instruits de la science numismatique, exercent aujourd’hui leur sagacité à tâcher de deviner en quel pays ces monarques ont régné. Il paroît cependant par le sujet, le goût du travail, les types des médailles, par les légendes qui sont grecques, que ce n’étoit pas sur des peuples ignorés, et que l’époque n’en est pas de la plus haute antiquité. On conjecture que c’étoit en Sicile, en Illyrie, chez les Parthes, etc. Mais l’histoire n’en fait pas la moindre mention.

Cependant plusieurs ne plaignent ni travaux, ni peines, uniquement pour être connus. Ils veulent qu’on parle d’eux, qu’on en soit occupé ; ils aiment mieux être malheureux qu’ignorés. Celui dont les malheurs attirent l’attention, est à demi consolé.

Quand le désir de la célébrité n’est qu’un sentiment, il peut être, suivant son objet, honnête pour celui qui l’éprouve, et utile à la société ; mais si c’est une manie, elle est bientôt injuste, artificieuse et avilissante par les manœuvres qu’elle emploie : l’orgueil fait faire autant de bassesses que l’intérêt. Voilà ce qui produit tant de réputations usurpées et peu solides.

Rien ne rendroit plus indifférent sur la réputation, que de voir comment elle s’établit souvent, se détruit, se varie, et quels sont les auteurs de ces révolutions.

À peine un homme paroît-il dans quelque carrière que ce soit, pour peu qu’il montre de dispositions heureuses, quelquefois même sans cela, que chacun s’empresse de le servir, de l’annoncer, de l’exalter : c’est toujours en commençant qu’on est un prodige. D’où vient cet empressement ? Est-ce générosité, bonté ou justice ? Non, c’est envie, souvent ignorée de ceux qu’elle excite. Dans chaque carrière il se trouve toujours quelques hommes supérieurs. Les subalternes, ne pouvant aspirer aux premières places, cherchent à en écarter ceux qui les occupent en leur suscitant des rivaux.

On dira peut-être qu’il doit être indifférent par qui les premiers rangs soient occupés, à ceux qui n’y peuvent parvenir ; mais c’est bien peu connoître les passions que de les faire raisonner. Elles ont des motifs, et jamais de principes. L’envie sent et agit, ne réfléchit ni ne prévoit : si elle réussit dans son entreprise, elle cherche aussitôt à détruire son propre ouvrage. On tâche de précipiter du faîte celui à qui on a prêté la main pour faire les premiers pas : on ne lui pardonne point de n’avoir plus besoin de secours.

C’est ainsi que les réputations se forment et se détruisent. Quelquefois elles se soutiennent, soit par la solidité du mérite qui les affermit, soit par l’artifice de celui qui, ayant été élevé par la cabale, sait mieux qu’un autre les ressorts qui la font mouvoir, ou qui embarrassent son action.

Il arrive souvent que le public est étonné de certaines réputations qu’il a faites ; il en cherche la cause, et ne pouvant la découvrir, parce qu’elle n’existe pas, il n’en conçoit que plus d’admiration et de respect pour le fantôme qu’il a créé. Ces réputations ressemblent aux fortunes, qui, sans fonds réels, portent sur le crédit, et n’en sont que plus brillantes.

Comme le public fait des réputations par caprice, des particuliers en usurpent par manège, ou par une sorte d’impudence qu’on ne doit pas même honorer du nom d’amour-propre : Ils annoncent qu’ils ont beaucoup de mérite : on plaisante d’abord de leurs prétentions ; ils répètent les mêmes propos si souvent, et avec tant de confiance, qu’ils viennent à bout d’en imposer. On ne se souvient plus par qui on les a entendu tenir, et l’on finit par les croire ; cela se répète et se repand comme un bruit de ville qu’où n’approfondit point.

On fait même des associations pour ces sortes de manœuvres ; c’est ce qu’on appelle une cabale.

On entreprend de dessein formé de faire une réputation, et l’on en vient à bout.

Quelque brillante que soit une telle réputation, il n’y a quelquefois que celui qui en est le sujet qui en soit la dupe. Ceux qui l’ont créée savent à quoi s’en tenir, quoiqu’il y en ait aussi qui finissent par respecter leur propre ouvrage.

D’autres, frappés du contraste de la personne et de sa réputation, ne trouvant rien qui justifie l’opinion publique, n’osent manifester leur sentiment propre. Ils acquiescent au préjugé, par timidité, complaisance ou intérêt ; de sorte qu’il n’est pas rare d’entendre quantité de gens répéter le même propos, qu’ils désavouent tous intérieurement. La plupart des hommes n’osent ni blâmer ni louer seuls, et ne sont pas moins timides pour protéger que pour attaquer ; il y en a peu qui aient le courage de se passer de partisans ou de complices, je ne dis pas pour manifester leur sentiment, mais pour y persister ; ils tâchent de s’y affermir eux-mêmes en le suggérant à d’autres, sinon ils l’abandonnent.

Quoi qu’il en soit, les réputations usurpées qui produisent le plus d’illusions, ont toujours un côté ridicule qui devroit empêcher d’en être fort flatté. Cependant on voit quelquefois employer les mêmes manœuvres par ceux qui auroient assez de mérite pour s’en passer.

Quand le mérite sert de base à la réputation, c’est une grande maladresse que d’y joindre l’artifice, parce qu’il nuit plus à la réputation méritée, qu’il ne sert à celle qu’on ambitionne. Si le public vient à reconnoître ce manége dans un homme qui d’ailleurs a des talens, et tôt ou tard il le reconnoît, il se révolte, et dégrade la gloire la mieux acquise. C’est une injustice ; mais il ne faut pas le mettre en droit d’être injuste. L’envie, à qui les prétextes suffisent, s’applaudit d’avoir des motifs, les saisit avec ardeur, et les emploie avec adresse. Elle ne pardonne au mérite que lorsqu’elle est trompée par sa propre malignité, et qu’elle croit remarquer des défauts qui lui servent de pâture. Elle se console en croyant rabaisser d’un côté ce qu’elle est forcée d’admirer d’un autre ; elle cherche moins à détruire ce qu’elle se flatte d’outrager.

Une sorte d’indifférence sur son propre mérite est le plus sûr appui de la réputation ; on ne doit pas affecter d’ouvrir les yeux de ceux que la lumière éblouit. La modestie est le seul éclat qu’il soit permis d’ajouter à la gloire.

Si l’artifice est un moyen honteux pour la réputation, il y a un art, et même un art honnête qui naît de la prudence, de la sagesse, et qui n’est pas à dédaigner. Les gens d’esprit ont plus d’avantages que les autres, non-seulement pour la gloire, mais encore pour acquérir et mériter la réputation de vertu. Une intelligence fine, aussi contraire à la fausseté qu’à l’imprudence, un discernement prompt et sûr, fait qu’on place les bienfaits avec choix, qu’on parle, qu’on se tait et qu’on agit à propos. Il n’y a personne qui n’ait quelquefois occasion de faire une action honnête, courageuse, et toutefois sans danger. Le sot la laisse passer, faute de l’apercevoir ; l’homme d’esprit la sent et la saisit. L’expérience prouve cependant que l’esprit seul n’y suffit pas, et qu’il faut encore un cœur noble pour employer cet art heureux.

J’ai vu de ces succès brillans, et je suis persuadé que celui même qui étoit comblé d’éloges, sentoit combien il lui en avoit peu coûté pour les obtenir ; mais il n’en étoit pas moins louable.

J’en ai remarqué d’autres qui, avec la bienfaisance dans le cœur, avec les actes de vertus les plus fréquens, faute d’intelligence et d’à propos, n’étoient pas, à beaucoup près, aussi estimés qu’estimables. Leur mérite ne faisoit point de sensation ; à peine le soupçonnoit-on. Il est vrai que si, par un heureux hasard le mérite simple et uni vient à être remarqué, il acquiert l’éclat le plus subit. On le loue avec complaisance, on voudroit encore l’augmenter ; l’envie même y applaudit sans sortir de son caractère : elle en tire parti pour en humilier d’autres.

Si les réputations se forment et se détruisent avec facilité, il n’est pas étonnant qu’elles varient, et soient souvent contradictoires dans la même personne. Tel a une réputation dans un lieu, qui dans un autre en a une toute différente ; il a celle qu’il mérite le moins, et on lui refuse celle à laquelle il a le plus de droit. On en voit des exemples dans tous les ordres. Je ne puis me dispenser d’entrer ici dans quelques détails, qui rendront les principes plus sensibles par l’application que j’en vais faire.

Un homme est taxé d’avarice, parce qu’il méprise le faste, et se refuse le superflu pour fournir le nécessaire à des malheureux ignorés. On loue la générosité d’un autre qui répand avec ostentation ce qu’il ravit avec artifice ou violence ; il fait des présens, et refuse le payement de ses dettes : on admire sa magnificence, quand il est à la fois victime du faste et de l’avarice.

On accuse d’insolence un homme qui ne fléchit pas avec bassesse sous une autorité usurpée ou tyrannique : on reproche l’emportement à un autre, parce qu’il n’a pas porté la patience jusqu’à l’avilissement. Comme elle a ses bornes, les gens naturellement doux finissent souvent par avoir tort mal-à-propos, quand la mesure est comble. On ne sauroit croire combien il importe, pour le bien de la paix, de ne se pas laisser trop vexer, à moins que l’on ne consente à être avili.

On vante, au contraire, la douceur d’un homme entier, opiniâtre par caractère et poli par orgueil.

Une femme est déshonorée, parce qu’elle a constaté sa faute par l’éclat de sa douleur et de sa honte ; tandis qu’une autre se met à couvert de tout reproche par l’excès de son impudence ; celle-ci n’est pas même l’objet d’un mépris secret. Les hommes haïssent ce qu’ils n’oseroient punir ; mais ils méprisent ce qu’ils osent blâmer hautement. Leurs actions déterminent plus leurs jugemens, que leurs jugemens ne règlent leurs actions.

Si l’on passe des simples particuliers à ceux qui, paroissant sur un théâtre plus éclairé, sont à portée d’être mieux connus, on verra qu’on n’en juge pas avec plus de justice.

Un ministre est taxé de dureté, parce qu’il est juste, qu’il rejette des sollicitations payées, et refuse de se prêter à ce que les courtisans appellent des affaires : commerce injurieux au mérite, scandaleux pour le public, avilissant pour l’autorité, dangereux pour l’état, et malheureusement trop commun.

On loue la bonté d’un autre, parce qu’on peut le séduire, le tromper et le faire servir d’instrument à l’injustice.

Un prince passe pour sévère, parce qu’il aime mieux prévenir les fautes, que d’être obligé de les punir ; de cruauté, parce qu’il réprime les tyrannies subalternes, de toutes les plus odieuses. Les lois cruelles contre les oppresseurs sont les plus douces pour la société ; mais l’intérêt particulier se fait toujours le législateur de l’ordre public.

Louis XII, un des meilleurs, et par conséquent des plus grands rois que la France ait eus, fut accusé d’avarice, parce qu’il ne fouloit pas les peuples pour enrichir des favoris sans mérite. Le peuple doit être le favori d’un roi ; et les princes n’ont droit au superflu, que lorsque les peuples ont le nécessaire. Les reproches qu’on osoit lui faire ne prouvoient que sa bonté. On porta l’insolence jusqu’à le jouer sur le théâtre. J’aime mieux, dit ce prince honnête homme, que mon avarice les fasse rire, que si elle les faisoit pleurer. Il ajoutoit : Leurs plaisanteries prouvent ma bonté ; car ils n’oseroient pas les faire sous tout autre prince. Il avoit raison ; les reproches des courtisans valent souvent des éloges, et leurs éloges sont des piéges.

À l’égard des réputations de probité, il est étonnant qu’il n’y en ait pas plus d’établies, attendu la facilité avec laquelle on l’usurpe quelquefois. On ne voyoit jadis que des hypocrites de vertu ; on trouve aujourd’hui des hypocrites de vice. Des gens ayant remarqué qu’une vertu austère n’est pas toujours exempte d’un peu de dureté, parce qu’on est moins circonspect quand on est irréprochable, et qu’on s’observe moins quand on ne craint pas de se trahir ; ces gens tirent parti de leur férocité naturelle, et souvent la portent à l’excès, pour établir la sévérité de leur vertu : leurs déclarations contre l’impudence sont des preuves continuelles de la leur. Qu’il y a de ces gens dont la dureté fait toute la vertu ! L’étourderie est encore une preuve très-équivoque de la franchise ; on ne devroit se fier qu’à l’étourderie de ceux à qui elle est souvent préjudiciable.

La dureté et l’étourderie sont des défauts de caractère qui n’excluent pas absolument, et supposent encore moins la vertu ; mais qui la gâtent, quand ils s’y trouvent unis. Cependant combien de fois a-t-on été trompé par cet extérieur !

Si l’on souscrit légèrement à certaines réputations de probité, on en flétrit souvent avec une témérité encore plus blâmable, par passion, par intérêt. On abuse du malheur d’un homme pour attaquer sa probité. On s’élève contre la réputation des autres, uniquement pour donner opinion de sa vertu.

Si un homme a le courage de défendre une réputation qu’il croit injustement attaquée, on ne lui fait pas toujours l’honneur de le regarder comme une dupe ; ce soupçon seroit trop ridicule : on suppose qu’il a intérêt de soutenir une thèse extraordinaire. Qu’on se soit visiblement trompé en jugeant défavorablement, on n’est suspect que d’un excès de sagacité ; mais si c’est en jugeant trop favorablement, c’est, dit-on, le comble de l’imbécillité : cependant l’erreur est la même, et le caractère est très-différent.

Ces faux jugemens ne partent pas toujours de la malignité. Les hommes font beaucoup d’injustices sans méchanceté, par légèreté, précipitation, sottise, témérité, imprudence.

Les décisions hasardées avec le plus de confiance font le plus d’impression. Eh ! qui sont ceux qui jouissent du droit de prononcer ? Des gens qui, à force de braver le mépris, viennent à bout de se faire respecter, et de donner le ton ; qui n’ont que des opinions et jamais de sentimens ; qui en changent, les quittent, et les reprennent, sans le savoir ni s’en douter ; ou qui sont opiniâtres sans être constans.

Voilà cependant les juges des réputations ; voilà ceux dont on méprise le sentiment, et dont on recherche le suffrage ; ceux qui procurent la considération, sans en avoir eux-mêmes aucune.

La considération est différente de la célébrité. La renommée même ne la donne pas toujours, et l’on ne peut en avoir sans imposer par un grand éclat.

La considération est un sentiment d’estime mêlé d’une sorte de respect personnel qu’un homme inspire en sa faveur. On en peut jouir également parmi ses inférieurs, ses égaux et ses supérieurs en rang et en naissance. On peut, dans un rang élevé, ou avec une naissance illustre, avec un esprit supérieur ou des talens distingués, on peut même avec de la vertu, si elle est seule et dénuée de tous les autres avantages, être sans considération. On peut en avoir avec un esprit borné, ou malgré l’obscurité de la naissance et de l’état.

La considération ne suit pas nécessairement le grand homme ; l’homme de mérite y a toujours droit ; et l’homme de mérite est celui qui, ayant toutes les qualités et tous les avantages de son état, ne les ternit par aucun endroit. Pour donner enfin une idée plus précise de la considération, on l’obtient par la réunion du mérite, de la décence, du respect pour soi-même, par le pouvoir connu d’obliger et de nuire, et par l’usage éclairé qu’on fait du premier, en s’abstenant de l’autre.

L’espèce, terme nouveau, mais qui a un sens juste, est l’opposé de l’homme de considération. Il y en a de toutes classes. L’espèce est celui qui, n’ayant pas le mérite de son état, se prête encore de lui-même à son avilissement personnel : il manque plus à soi qu’aux autres. Un homme d’un haut rang peut être une espèce, un autre de bas état peut avoir de la considération.

Si l’on acquiert la considération, on l’usurpe aussi. Vous voyez des hommes dont on vante le mérite : si l’on veut examiner en quoi il consiste, on est étonné du vide ; on trouve que tout se borne à un air, un ton d’importance et de suffisance ; un peu d’impertinence n’y nuit pas ; et quelquefois le maintien suffit. Ils se sont portés pour respectables, et on les respecte : sans quoi, on n’iroit pas jusqu’à les estimer.

On doit conclure de l’analyse que nous venons de faire, et de la discussion dans laquelle nous sommes entrés, que la renommée est le prix des talens supérieurs, soutenus de grands efforts, dont l’effet s’étend sur les hommes en général, ou du moins sur une nation ; que la réputation a moins d’étendue que la renommée, et quelquefois d’autres principes ; que la réputation usurpée n’est jamais sûre ; que la plus honnête est toujours la plus utile ; et que chacun peut aspirer à la considération de son état.


CHAPITRE VI.

Sur les grands seigneurs.


Après avoir considéré des objets qui regardent les hommes en général, portons nos réflexions sur quelques classes de la société, et commençons par les grands seigneurs.

Grand seigneur est un mot dont la réalité n’est plus que dans l’histoire. Un grand seigneur étoit un homme sujet par sa naissance, grand par lui-même, soumis aux lois, mais assez puissant pour n’obéir que librement, ce qui en faisoit souvent un rebelle contre le souverain, et un tyran pour les autres sujets. Il n’y en a plus. Ce n’est pas qu’il n’y ait, et qu’il ne doive toujours se trouver dans une monarchie une classe supérieure de sujets, qu’on nomme des seigneurs, auxquels on rend des respects d’usage, et dont quelques-uns les obtiendroient par leur mérite personnel.

Le peuple a pu gagner à l’abaissement des seigneurs : ceux-ci ont encore plus perdu ; mais il est plus avantageux à l’état qu’ils aient tout perdu, que s’ils avoient tout conservé.

Si l’on s’avisoit aujourd’hui de faire la liste de ceux à qui l’on donne, ou qui s’attribuent le titre de seigneur, on ne seroit pas embarrassé de savoir par qui la commencer ; mais il seroit impossible de marquer précisément où elle doit finir. On arriveroit jusqu’à la bourgeoisie, sans avoir distingué une nuance de séparation. Tout ce qui va à Versailles croit aller à la cour, et en être.

La plupart de ceux qui passent pour des seigneurs, ne le sont que dans l’opinion du peuple, qui les voit sans les approcher. Frappé de leur éclat extérieur, il les admire de loin, sans savoir qu’il n’a rien à en espérer, et qu’il n’en a guère plus à craindre. Le peuple ignore que, pour être ses maîtres par accident, ils sont obligés d’être ailleurs, comme il est lui-même à leur égard.

Plus élevés que puissans, un faste ruineux et presque nécessaire, les met continuellement dans le besoin des grâces, et hors d’état de soulager un honnête homme, quand ils en auroient la volonté. Il faudroit pour cela qu’ils donnassent des bornes au luxe, et le luxe n’en admet d’autres que l’impuissance de croître ; il n’y a que les besoins qui se restreignent, pour fournir au superflu.

À l’égard de la crainte qu’ils peuvent inspirer, je sais combien on peut m’opposer d’exemples contraires à mon sentiment ; mais c’est l’erreur où l’on est à ce sujet qui les multiplie. Cette crainte s’évanouiroit, si l’on faisoit attention que les grands et les petits ont le même maître, qu’ils sont liés par les mêmes lois, et qu’elles sont rarement sans effet, quand on les réclame hardiment ; mais ce courage n’est pas ordinaire, et il en faut plus pour anéantir une puissance imaginaire, que pour résister à une puissance réelle.

Les hommes ont plus de timidité dans l’esprit que dans le cœur ; et les esclaves volontaires font plus de tyrans que les tyrans ne font d’esclaves forcés.

C’est, sans doute, ce qui a fait distinguer le courage d’esprit du courage de cœur ; distinction très-juste, quoiqu’elle ne soit pas toujours bien fixée. Il me semble que le courage d’esprit consiste à voir les dangers, les périls, les maux et les malheurs précisément tels qu’ils sont, et par conséquent les ressources. Les voir moindres qu’ils ne sont, c’est manquer de lumières ; les voir plus grands, c’est manquer de cœur : la timidité les exagère, et par là les fait croître ; le courage aveugle les déguise, et ne les affaiblit pas toujours ; l’un et l’autre mettent hors d’état d’en triompher.

Le courage d’esprit suppose et exige souvent celui du cœur : le courage de cœur n’a guère d’usage que dans les maux matériels, les dangers physiques, ou ceux qui y sont relatifs. Le courage d’esprit a son application dans les circonstances les plus délicates de la vie. On trouve aisément des hommes qui affrontent les périls les plus évidens : on en voit rarement qui, sans se laisser abattre par un malheur, sachent en tirer des moyens pour un heureux succès. Combien a-t-on vu d’hommes timides à la cour qui étoient des héros à la guerre !

Pour revenir aux grands, ceux qui sont les dépositaires de l’autorité ne sont pas précisément ceux qu’on appelle des seigneurs. Ceux-ci sont obligés d’avoir recours aux gens en place, et en ont plus souvent besoin que le peuple qui, condamné à l’obscurité, n’a ni l’occasion de demander, ni la prétention d’espérer.

Ce n’est pas qu’il n’y ait des seigneurs qui ont du crédit ; mais ils ne le doivent qu’à la considération qu’ils se sont faite, à des services rendus, au besoin que l’état en a, ou qu’il en espère.

Mais les grands, qui ne sont que grands, n’ayant ni pouvoir ni crédit direct, cherchent à y participer par le manége, la souplesse et l’intrigue, caractères de la foiblesse. Les dignités, enfin, n’attirent guère que des respects ; les places seules donnent le pouvoir. Il y a très-loin du crédit du plus grand seigneur à celui du moindre ministre, souvent même d’un premier commis.

Quelque frappantes que soient ces distinctions, il semble que ceux qui vivent à la cour les sentent plus qu’ils ne les voient ; leur conduite y est plus conforme que leurs idées ; car ils n’ont pas besoin de réflexions pour savoir à qui il leur importe de plaire. À l’égard du peuple, il ne s’en doute seulement pas ; et c’est un des grands avantages des seigneurs : c’est par là qu’ils en exigent, comme un tribut, tous les services qu’il leur rend avec soumission.

Ce n’est pas uniquement par timidité que leurs inférieurs hésitent à les presser sur des engagemens, sur des dettes ; ils ne sont pas bien sûrs du droit qu’ils en ont : le faste d’un seigneur en impose au malheureux même qui en a fait les frais ; il tombe dans le respect devant son ouvrage, comme le sculpteur adora en tremblant le marbre dont il venoit de faire un dieu.

Il est vrai que si ce grand même tombe dans un malheur décidé, le peuple devient son plus cruel persécuteur. Son respect étoit une adoration, son mépris ressemble à l’impiété ; l’idole n’étoit que renversée, le peuple la foule aux pieds.

Les grands sont si persuadés de la considération que le faste leur donne, aux yeux même de leurs pareils, qu’ils font tout pour le soutenir. Un homme de la cour est avili dès qu’il est ruiné ; et cela est au point que celui qui se maintient par des ressources criminelles, est encore plus considéré que celui qui a l’âme assez noble pour se faire une justice sévère ; mais aussi, lorsqu’on succombe après avoir épuisé les ressources les plus injustes, c’est le comble de l’avilissement, parce qu’il n’y a de vice bien reconnu que celui qui est joint au malheur. On ne lui trouve plus cet air noble qu’on admiroit auparavant. C’est que rien ne contribue tant à le faire trouver dans quelqu’un, que de croire d’avance qu’il doit l’avoir.

Je hasarderai à ce sujet une réflexion sur ce qu’on appelle noble. Ce terme, dans son acception générale, signifie ce qui est distingué, relevé au-dessus des choses de même genre. On l’entend ainsi, soit au physique, soit au moral, en parlant de la naissance, de la taille, du maintien, des manières, d’une action, d’un procédé, du style, du langage, etc. L’air noble devroit donc aussi se prendre dans le même sens ; mais il me semble que l’application en a dû changer, et n’a pas, dans tous les temps, fait naître la même idée.

Dans l’enfance d’une nation, l’air noble étoit vraisemblablement un extérieur qui annonçoit la force et le courage. Ces qualités donnoient à ceux qui en étoient doués la supériorité sur les autres hommes. Mais dans les sociétés formées, les enfans ayant succédé au rang de leurs pères, et n’ayant plus qu’à jouir du fruit des travaux de leurs ancêtres, ils se plongèrent dans la mollesse. Les corps s’énervèrent, successivement les races ne parurent plus les mêmes. Cependant comme on continua de rendre les mêmes respects aux mêmes dignités, les enfans qu’on en voyoit revêtus avoient un extérieur si différent des pères, qu’on a dû prendre une idée très-opposée à celle de l’ancien air noble, qui avoit été synonyme de grand. Celui d’aujourd’hui doit donc être une figure délicate et foible, sur-tout si elle est décorée de marques de dignités ; car c’est principalement ce qui fait reconnaître l’air noble. En effet, on ne l’accorderoit pas aujourd’hui à une figure d’athlète ; la comparaison la plus obligeante qu’en feroient les gens du grand monde, seroit celle d’un grenadier, d’un beau soldat ; mais si les marques de dignités s’y trouvoient jointes, comme la nature conserve toujours ses droits, il éclipseroit alors tous les petits airs nobles, modernes, par un air de grandeur auquel ils ne peuvent prétendre. Il y a une grande distance de l’un à l’autre.

Le véritable air noble pour l’homme puissant, en place, en dignité, c’est l’air qui annonce, qui promet de la bonté, et qui tient parole.


CHAPITRE VII.

Sur le crédit.


Ce que je viens de dire sur les grands, me donne occasion d’examiner ce que c’est que le crédit, sa nature, ses principes et ses effets.

Le crédit est l’usage de la puissance d’autrui ; et il est plus ou moins grand à proportion que cet usage est plus ou moins fort, et plus ou moins fréquent[5]. Le crédit marque donc une sorte d’infériorité, du moins relativement à la puissance qu’on emploie, quelque supériorité qu’on eût à d’autres égards.

Aussi parle-t-on du crédit d’un simple particulier auprès d’un grand, de celui d’un grand auprès d’un ministre, de celui d’un ministre auprès du souverain ; et, sans que l’esprit y fasse attention, l’idée qu’on a du crédit est si déterminée, qu’il n’y a personne qui ne trouvât ridicule d’entendre parler du crédit du roi, à moins qu’on ne parlât de celui qu’il auroit dans l’Europe parmi les autres souverains, dont la réunion forme à son égard une espèce de supériorité.

Un prince, avec une puissance bornée, peut avoir plus de crédit dans l’Europe qu’un roi très grand par lui-même, et absolu chez lui. La puissance de celui-ci pourroit seule être un obstacle à ce crédit. Il n’y a point de siècle qui n’en ait fourni des exemples, et l’on a vu quelquefois des particuliers l’emporter à cet égard sur des souverains.

Heinsius, grand pensionnaire de Hollande, avoit autant ou plus de crédit que les princes de son temps, pendant la guerre de la succession d’Espagne. L’abus qu’il en fit ruina sa patrie.

Je n’entrerai pas là-dessus dans un détail étranger à mon sujet ; je ne veux considérer que ce qui a rapport à de simples particuliers.

Le crédit est donc la relation du besoin à la puissance, soit qu’on la réclame pour soi ou pour autrui ; avec la distinction, qu’obtenir un service pour autrui, c’est crédit ; l’obtenir pour soi-même, ce n’est que faveur.

Le crédit n’est donc pas extrêmement flatteur par sa nature ; mais il peut l’être par ses principes et par ses effets. Ses principes sont l’estime et la considération personnelle dont on jouit, l’inclination dont on est l’objet, l’intérêt qu’on présente, ou la crainte qu’on inspire.

Le crédit fondé sur l’estime est celui dont on devroit être le plus flatté, et il pourroit être regardé comme une justice rendue au mérite. Celui qu’on doit à l’inclination, moins honorable par lui-même, est ordinairement plus sûr que le premier. L’un et l’autre cèdent presque toujours à l’espérance ou à la crainte, c’est-à-dire à l’intérêt, puisque ce sont deux effets d’une même cause. Ainsi, quand ces différens motifs sont en concurrence, il est aisé de juger quel est celui qui doit prévaloir.

Les deux premiers ne sont pas communément fort puissans. On n’accorde qu’à regret au mérite ; cela ressemble trop à la justice, et l’amour-propre est plus flatté de faire des grâces. D’un autre côté, l’inclination détermine moins qu’on ne s’imagine à obliger, quoiqu’elle y fasse trouver du plaisir ; elle est souvent subordonnée à beaucoup d’autres motifs, à des plaisirs qui l’emportent sur celui de l’amitié, quoiqu’ils ne soient pas si honnêtes.

D’ailleurs, les hommes en place ont peu d’amis, et ne s’en embarrassent guère. L’ambition et les affaires les occupent trop pour laisser dans leur cœur place à l’amitié, et celle qu’on a pour eux, ressemble à un culte. Quand ils paroissent se livrer à leurs amis, ils ne cherchent qu’à se délasser par la dissipation. Ils deviennent des espèces d’enfans gâtés qui se laissent aimer sans reconnoissance, et qui s’irritent à la moindre contradiction qu’éprouvent leurs volontés ou leurs fantaisies. Il faut convenir qu’ils ont souvent occasion de connoître les hommes, d’apprendre à les estimer peu, et à ne pas compter sur eux. Ils savent qu’ils sont plus assiégés par intérêt, que recherchés par goût et par estime, même quand ils en sont dignes. Ils voient les manœuvres basses et criminelles que les concurrens emploient auprès d’eux les uns contre les autres, et jugent s’ils doivent être fort sensibles à leur attachement. Quoique l’adulation les flatte, comme si elle étoit sincère, le motif bas ne leur en échappe pas toujours, et ils ont l’expérience de la désertion que leurs pareils ont éprouvée dans la disgrâce. Un peu de défiance est donc pardonnable aux gens en place, et leur amitié doit être plus éclairée, plus circonspecte que celle des autres.

Si le mérite et l’amitié donnent si peu de part au crédit, il ne sera plus qu’un tribut payé à l’intérêt, un pur échange dont l’espérance et la crainte décident et sont la monnoie. On ne refuse guère ceux qu’on peut obliger avec gloire, et dont la reconnoissance honore le bienfaiteur : cette gloire est l’intérêt qu’il en retire. On refuse encore moins ceux dont on espère du retour, parce que cette espérance est un intérêt plus sensible à la plupart des hommes ; et l’on accorde presque tout à ceux dont on craint le ressentiment, sur-tout si l’on peut cacher cette crainte sous le masque de la prévenance. Mais, si l’on ne peut pas dissimuler son vrai motif, on prend facilement son parti. Il semble qu’on lise dans le cœur des hommes qu’ils approuveront intérieurement la conduite qu’ils auroient eux-mêmes.

La crainte qu’on dissimule le moins, est celle qu’inspirent certaines gens à la cour, dont on méprise l’état, mais que l’intimité domestique ou des circonstances peuvent rendre dangereux. On a pour eux des ménagemens qui donnent à la crainte un air de prudence ; c’est pourquoi on n’en rougit point, parce qu’il semble que le caractère ne sauroit être avili de ce qui fait honneur à l’esprit. Les sollicitations, les simples recommandations de ces sortes de gens l’emportent souvent sur celles des plus grands seigneurs, et toujours sur celles des amis, sur-tout s’ils sont anciens ; car les nouveaux ont plus d’avantages. On fait tout pour ceux qu’on veut gagner ou achever d’engager, et rien pour ceux dont on est sûr. Le privilége d’un ancien ami n’est guère que d’être refusé de préférence, et obligé d’approuver le refus, trop heureux si, par un excès de confiance, on lui fait part des motifs.

Tant de circonstances concourent et se croisent quelquefois dans les moindres grâces, qu’il seroit difficile de dire comment et par qui elles sont accordées. Il arrive delà qu’on donne sans générosité, et qu’on reçoit sans reconnoissance, parce qu’il est rare que le bienfait tombe sur le besoin, et encore plus rare qu’il le prévienne. On refuse durement le nécessaire, on accorde aisément le superflu ; on offre les services, on refuse les secours.

L’intérêt, la considération qu’on espère, et la générosité, sont donc les principaux moteurs des gens en crédit.

Ceux qui n’emploient le leur que par intérêt ne méritent pas même de passer pour avoir du crédit. Ce ne sont plus que de vils protégés, dont l’avilissement rejaillit sur les protecteurs. Une grâce payée avilit celui qui la reçoit, et déshonore celui qui la fait.

Quand on se propose la considération pour objet, on emploie communément son crédit pour le faire connoître et lui donner de l’éclat. La seule réputation d’en avoir est un des plus sûrs moyens de l’affermir, de l’étendre, et même de le procurer ; en tout cas, elle est un prix si flatteur, que bien des gens en sacrifieroient la réalité à l’apparence. Combien en voit-on qui sont accablés de sollicitations sur une fausse réputation de crédit, et qui, pour conserver la considération qu’ils tirent de cette erreur, se gardent bien d’écarter les importuns en les détrompant !

Cependant ceux qui, en obligeant, ne se proposent qu’un bien si frivole, doivent être persuadés, quelque crédit qu’ils aient, qu’ils ne sauroient rendre autant de services qu’ils font de mécontens.

Il ne seroit pas impossible qu’en ne s’occupant que du désir d’obliger, on se fît une réputation très-opposée, parce que le volume des bienfaits ne peut jamais égaler le volume des besoins. Il n’y a point de crédit qui ne soit au dessous de la réputation qu’il procure. Les moindres preuves de crédit multiplient les demandes.

Un homme qui a rendu plusieurs services par générosité, peut être regardé comme désobligeant, parce qu’il n’est pas en état de rendre tous ceux qu’on exige de lui. C’est par cette raison que les gens en place ne sauroient employer trop d’humanité pour adoucir les refus nécessaires.

On pourroit penser que la reconnoissance de ceux qu’ils obligent, doit les consoler de l’injustice de ceux qu’ils ont blessés par des refus forcés ; mais il n’est que trop ordinaire de voir des gens demander les grâces avec ardeur, et souvent avec bassesse, les recevoir comme une justice, avec froideur, et tâcher de persuader qu’ils n’avoient pas fait la moindre démarche, et qu’on a prévenu leurs désirs. Cette conduite n’est sûrement pas l’effet d’une reconnoissance délicate, qui veut laisser au bienfaiteur la gloire d’une justice éclairée.

Il s’en faut bien que je veuille dégoûter les bienfaiteurs ; je veux, au contraire, prévenir leurs dégoûts, en leur inspirant un sentiment désintéressé, noble, et dont le succès est toujours sûr ; c’est de n’obliger que par générosité, de ne chercher en obligeant que le plaisir d’obliger, salaire infaillible, et que l’ingratitude des hommes ne sauroit ravir. Mais si les bienfaiteurs sont sensibles à la reconnoissance, que leurs bienfaits cherchent le mérite, parce qu’il n’y a que le mérite de reconnoissant.


CHAPITRE VIII.

Sur les gens à la mode.


De tous les peuples, le François est celui dont le caractère a, dans tous les temps, éprouvé le moins d’altération ; on retrouve les François d’aujourd’hui dans ceux des croisades, et, en remontant jusqu’aux Gaulois, on y remarque encore beaucoup de ressemblance. Cette nation a toujours été vive, gaie, généreuse, brave, sincère, présomptueuse, inconstante, avantageuse et inconsidérée. Ses vertus partent du cœur, ses vices ne tiennent qu’à l’esprit, et ses bonnes qualités corrigeant ou balançant les mauvaises, toutes concourent peut-être également à rendre le François de tous les hommes le plus sociable. C’est-là son caractère propre, et c’en est un très-estimable ; mais je crains que depuis quelque temps on n’en ait abusé ; on ne s’est pas contenté d’être sociable, on a voulu être aimable, et je crois qu’on a pris l’abus pour la perfection. Ceci a besoin de preuves, c’est-à-dire d’explication.

Les qualités propres à la société, sont la politesse, la franchise sans rudesse, la prévenance sans bassesse, la complaisance sans flatterie, les égards sans contrainte, et sur-tout le cœur porté à la bienfaisance ; ainsi l’homme sociable est le citoyen par excellence.

L’homme aimable, du moins celui à qui l’on donne aujourd’hui ce titre, est fort indifférent sur le bien public : ardent à plaire à toutes les sociétés où son goût et le hasard le jettent, et prêt à en sacrifier chaque particulier, il n’aime personne, n’est aimé de qui que ce soit, plaît à tous, et souvent est méprisé et recherché par les mêmes gens.

Par un contraste assez bizarre, toujours occupé des autres, il n’est satisfait que de lui, et n’attend son bonheur que de leur opinion, sans songer précisément à leur estime qu’il suppose apparemment, ou dont il ignore la nature. Le désir immodéré d’amuser, l’engage à immoler l’absent qu’il estime le plus à la malignité de ceux dont il fait le moins de cas, mais qui l’écoutent. Aussi frivole que dangereux, il met presque de bonne foi la médisance et la calomnie au rang des amusemens, sans soupçonner qu’elles aient d’autres effets ; et, ce qu’il y a d’heureux et de plus honteux dans les mœurs, le jugement qu’il en porte se trouve quelquefois juste.

Les liaisons particulières de l’homme sociable l’attachent de plus en plus à l’état, à ses concitoyens ; celles de l’homme aimable ne font que l’écarter des devoirs essentiels. L’homme sociable inspire le désir de vivre avec lui ; on n’aime qu’à rencontrer l’homme aimable. Tel est enfin dans ce caractère l’assemblage de vices, de frivolités et d’inconvéniens, que l’homme aimable est souvent l’homme le moins digne d’être aimé.

Cependant l’ambition de parvenir à cette réputation devient de jour en jour une espèce de maladie épidémique : eh ! comment ne seroit-on pas flatté d’un titre qui éclipse la vertu et fait pardonner le vice ! Qu’un homme soit déshonoré au point qu’on en fasse des reproches à ceux qui vivent avec lui, ils conviennent de tout ; ce n’est pas en essayant de le justifier qu’ils se défendent eux-mêmes. Tout cela est vrai, vous dit-on ; mais il est fort aimable. Il faut que cette raison soit bonne, ou bien généralement admise ; car on n’y réplique pas. L’homme le plus dangereux dans nos mœurs, est celui qui est vicieux avec de la gaîté et des grâces ; il n’y a rien que cet extérieur ne fasse passer, et n’empêche d’être odieux.

Qu’arrive-t-il de là ? Tout le monde veut être aimable, et ne s’embarrasse pas d’être autre chose ; on y sacrifie ses devoirs, et je dirois la considération, si on la perdoit par là. Un des plus malheureux effets de cette manie futile est le mépris de son état, le dédain de la profession dont on est comptable, et dans laquelle on devroit toujours chercher sa première gloire.

Le magistrat regarde l’étude et le travail comme des soins obscurs, qui ne conviennent qu’à des hommes qui ne sont pas faits pour le monde. Il voit que ceux qui se livrent à leurs devoirs ne sont connus que par hasard de ceux qui en ont un besoin passager ; de sorte qu’il n’est pas rare de rencontrer de ces magistrats aimables qui, dans les affaires d’éclat, sont moins des juges que des solliciteurs qui recommandent à leurs confrères les intérêts des gens connus.

Le militaire d’une certaine classe croit que l’application au service doit être le partage des subalternes ; ainsi les grades ne seroient plus que des distinctions de rang, et non pas des emplois qui exigent des fonctions.

L’homme de lettres qui, par des ouvrages travaillés, aurait pu instruire son siècle, et faire passer son nom à la postérité, néglige ses talens, et les perd faute de les cultiver : il auroit été compté parmi les hommes illustres ; il reste un homme d’esprit de société.

L’ambition même, cette passion toujours si ardente, et autrefois si active, ne va plus à la fortune que par le manége et l’art de plaire. Les principes de l’ambitieux n’étoient pas autrefois plus justes qu’ils ne le sont aujourd’hui, ses motifs plus louables, ses démarches plus innocentes ; mais ses travaux pouvoient être utiles à l’état, et quelquefois inspirer l’émulation à la vertu.

On dira sans doute que la société est devenue, par le désir d’y être aimable, plus délicieuse qu’elle ne l’avoit jamais été : cela peut être ; mais il est certain que ce qu’elle a gagné, l’état l’a perdu, et cet échange n’est pas un avantage.

Que seroit-ce si la contagion venoit à gagner toutes les autres professions ? Et on peut le craindre, quand on voit qu’elle a percé dans un ordre uniquement destiné à l’édification, et pour lequel les qualités aimables de nos jours auroient été jadis pour le moins indécentes.

Les qualités aimables étant pour la plupart fondées sur des choses frivoles, l’estime que nous en faisons nous accoutume insensiblement à l’indifférence pour celles qui devroient nous intéresser le plus. Il semble que ce qui touche le bien public nous soit étranger.

Qu’un grand capitaine, qu’un homme d’état aient rendu les plus grands services, avant que de hasarder notre estime, nous demandons s’ils sont aimables, quels sont leurs agrémens, quoiqu’il y en ait peut-être qu’il ne sied pas toujours à un grand homme d’avoir à un degré supérieur.

Toute question importante, tout raisonnement suivi, tout sentiment raisonnable sont exclus des sociétés brillantes et sortent du bon ton. Il y a peu de temps que cette expression est inventée, et elle est déjà triviale, sans en être mieux éclaircie : je vais dire ce que j’en pense.

Le bon ton, dans ceux qui ont le plus d’esprit, consiste à dire agréablement des riens, et ne se pas permettre le moindre propos sensé, si l’on ne le fait excuser par les grâces du discours ; à voiler enfin la raison, quand on est obligé de la produire, avec autant de soin que la pudeur en exigeoit autrefois, quand il s’agissoit d’exprimer quelqu’idée libre. L’agrément est devenu si nécessaire, que la médisance même cesseroit de plaire, si elle en étoit dépourvue. Il ne suffit pas de nuire, il faut sur-tout amuser ; sans quoi le discours le plus méchant retombe plus sur son auteur que sur celui qui en est le sujet.

Ce prétendu bon ton, qui n’est qu’un abus de l’esprit, ne laisse pas d’en exiger beaucoup ; ainsi il devient dans les sots un jargon inintelligible pour eux-mêmes ; et, comme les sots font le grand nombre, ce jargon a prévalu. C’est ce qu’on appelle le persiflage, amas fatigant de paroles sans idées, volubilité de propos qui font rire les fous, scandalisent la raison, déconcertent les gens honnêtes ou timides, et rendent la société insupportable.

Ce mauvais genre est quelquefois moins extravagant, et alors il n’en est que plus dangereux. C’est lorsqu’on immole quelqu’un, sans qu’il s’en doute, à la malignité d’une assemblée, en le rendant tout à la fois instrument et victime de la plaisanterie commune, par les choses qu’on lui suggère, et les aveux ingénus qu’on en tire.

Les premiers essais de cette sorte d’esprit ont dû naturellement réussir ; et comme les inventions nouvelles vont toujours en se perfectionnant, c’est-à-dire, en augmentant de dépravation quand le principe en est vicieux, la méchanceté se trouve aujourd’hui l’âme de certaines sociétés, et a cessé d’être odieuse, sans même perdre son nom.

La méchanceté n’est aujourd’hui qu’une mode. Les plus éminentes qualités n’auroient pu jadis la faire pardonner, parce qu’elles ne peuvent jamais rendre autant à la société que la méchanceté lui fait perdre, puisqu’elle en sape les fondemens, et qu’elle est par là, sinon l’assemblage, du moins le résultat des vices. Aujourd’hui la méchanceté est réduite en art, elle tient lieu de mérite à ceux qui n’en ont point d’autre, et souvent leur donne de la considération.

Voilà ce qui produit cette foule de petits méchans subalternes et imitateurs, de caustiques fades, parmi lesquels il s’en trouve de si innocens ; leur caractère y est si opposé, ils auroient été de si bonnes gens, en suivant leur cœur, qu’on est quelquefois tenté d’en avoir compassion, tant le mal coûte à faire. Aussi en voit-on qui abandonnent leur rôle comme trop pénible ; d’autres persistent, flattés et corrompus par les progrès qu’ils ont faits. Les seuls qui aient gagné à ce travers de mode, sont ceux qui, nés avec le cœur dépravé, l’imagination déréglée, l’esprit faux, borné et sans principes, méprisant la vertu, et incapables de remords, ont le plaisir de se voir les héros d’une société dont ils devroient être l’horreur.

Un spectacle assez curieux est de voir la subordination qui règne entre ceux qui forment ces sortes d’associations. Il n’y a point d’état où elle soit mieux réglée. Ils se signalent ordinairement sur les étrangers que le hasard leur adresse, comme on sacrifioit autrefois dans quelques contrées ceux que leur mauvais sort y faisoit aborder. Mais lorsque les victimes nouvelles leur manquent, c’est alors que la guerre civile commence. Le chef conserve son empire, en immolant alternativement ses sujets les uns aux autres. Celui qui est la victime du jour est impitoyablement accablé par tous les autres, qui sont charmés d’écarter l’orage de dessus eux ; la cruauté est souvent l’effet de la crainte, c’est le courage des lâches. Les subalternes s’essaient cependant les uns contre les autres ; on cherche à ne se lancer que des traits fins ; on voudroit qu’ils fussent piquans sans être grossiers ; mais, comme l’esprit n’est pas toujours aussi léger que l’amour-propre est sensible, on en vient souvent à se dire des choses si outrageantes, qu’il n’y a que l’expérience qui empêche d’en craindre les suites. Si l’on pouvoit cependant imaginer quelque tempérament honnête entre le caractère ombrageux et l’avilissement volontaire, on ne vivroit pas avec moins d’agrément, et l’on auroit plus d’union et d’égards réciproques.

Les choses étant sur le pied où elles sont, l’homme le plus piqué n’a pas le droit de rien prendre au sérieux, ni d’y répondre avec dureté. On ne se donne, pour ainsi dire, que des cartels d’esprit ; il faudroit s’avouer vaincu, pour recourir à d’autres armes, et la gloire de l’esprit est le point d’honneur d’aujourd’hui.

On est cependant toujours étonné que de pareilles sociétés ne se désunissent point par la crainte, le mépris, l’indignation ou l’ennui. Il faut espérer qu’à force d’excès, elles finiront par faire prendre la méchanceté en ridicule ; et c’est l’unique moyen de la détruire. On remarque que la raison froide est la seule chose qui leur impose, et quelquefois les déconcerte.

On croiroit que l’habitude d’offenser rendroit ceux qui l’ont contractée incapables de se plier aux moyens de travailler à leur fortune. Point du tout ; il vaut mieux inspirer la crainte que l’estime. D’ailleurs, ces hommes qu’on prétend si singuliers, si caustiques, si méchans, si misanthropes, réussissent parfaitement auprès de ceux dont ils ont besoin. La réputation qu’ils se sont fabriquée, donne un très-grand poids à leurs prévenances ; ils descendent plus facilement qu’on ne croit à la flatterie basse. Celui qui en est l’objet, ne doute pas qu’il n’ait un mérite bien décidé, puisqu’il force de tels caractères à un style qui leur est si étranger.

Il faut convenir que les sociétés dont je parle sont rares ; il n’y a que la parfaitement bonne compagnie qui le soit davantage, et celle-ci n’est peut-être qu’une belle chimère dont on approche plus ou moins. Elle ressemble assez à une république dispersée ; on en trouve des membres dans toutes sortes de classes, il est très-difficile de les réunir en un corps. Il n’y a cependant personne qui n’en réclame le titre pour sa société : c’est un mot de ralliement. Je remarque seulement qu’il n’y a personne aussi qui ne croie qu’elle peut se trouver dans un ordre supérieur au sien, et jamais dans une classe inférieure. La haute magistrature la suppose à la cour comme chez elle ; mais elle ne la croit pas dans une certaine bourgeoisie, qui, à son tour, a des nuances d’orgueil.

Pour l’homme de la cour, sans vouloir entrer dans aucune composition sur cet article, il croit fermement que la bonne compagnie n’existe que parmi les gens de sa sorte. Il est vrai qu’à esprit égal ils ont un avantage sur le commun des hommes, c’est de s’exprimer en meilleurs termes, et avec des tours plus agréables. Le sot de la cour dit ses sottises plus élégamment que le sot de la ville ne dit les siennes. Dans un homme obscur, c’est une preuve d’esprit, ou du moins d’éducation, que de s’exprimer bien. Pour l’homme de la cour, c’est une nécessité ; il n’emploie pas de mauvaises expressions, parce qu’il n’en sait point. Un homme de la cour qui parleroit bassement, me paroîtroit presque avoir le mérite d’un savant dans les langues étrangères. En effet, tous les talens dépendent des facultés naturelles, et sur-tout de l’exercice qu’on en fait. Le talent de la parole, ou plutôt de la conversation, doit donc se perfectionner à la cour plus que partout ailleurs, puisqu’on est destiné à y parler et réduit à n’y rien dire : ainsi les tours se multiplient, les idées se rétrécissent. Je n’ai pas besoin, je crois, d’avertir que je ne parle ici que des courtisans oisifs, à qui Versailles est nécessaire, et qui y sont inutiles.

Il résulte de ce que j’ai dit, que les gens d’esprit de la cour, quand ils ont les qualités du cœur, sont les hommes dont le commerce est le plus aimable ; mais de telles sociétés sont rares. Le jeu sert à soulager les gens du monde du pénible fardeau de leur existence ; et les talens qu’ils appellent quelquefois à leur secours en cherchant le plaisir, prouvent le vide de leur âme, et ne le remplissent pas. Ces remèdes sont inutiles à ceux que le goût, la confiance et la liberté réunissent.

Les gens du monde seroient sans doute fort surpris qu’on leur préférât souvent certaines sociétés bourgeoises, où l’on trouve, sinon un plaisir délicat, du moins une joie contagieuse, souvent un peu de rudesse, mais on est trop heureux qu’il ne s’y glisse pas une demi-connoissance du monde, qui ne seroit qu’un ridicule de plus : encore ne se feroit-il pas sentir à ceux qui l’auroient ; ils ont le bonheur de ne connoître de ridicule que ce qui blesse la raison ou les mœurs.

À l’égard des sociétés, si l’on veut faire abstraction de quelques différences d’expressions, on trouvera que la classe générale des gens du monde et la bourgeoisie opulente se ressemblent plus au fond qu’on ne le suppose. Ce sont les mêmes tracasseries, le même vide, les mêmes misères. La petitesse dépend moins des objets que des hommes qui les envisagent. Quant au commerce habituel, en général, les gens du monde ne valent pas mieux, ne valent pas moins que la bourgeoisie. Celle-ci ne gagne ou ne perd guère à les imiter. À l’exception du bas peuple qui n’a que des idées relatives à ses besoins, et qui en est ordinairement privé sur tout autre sujet, le reste des hommes est partout le même. La bonne compagnie est indépendante de l’état et du rang, et ne se trouve que parmi ceux qui pensent et qui sentent, qui ont les idées justes et les sentimens honnêtes.


CHAPITRE IX.

Sur le ridicule, la singularité et l’affectation.


Le ridicule ressemble souvent à ces fantômes qui n’existent que pour ceux qui y croient. Plus un mot abstrait est en usage, moins l’idée en est fixe, parce que chacun l’étend, la restreint ou la change ; et l’on ne s’aperçoit de la différence des principes que par celle des conséquences et des applications qu’on en fait. Si l’on vouloit définir les mots que l’on comprend le moins, il faudroit définir ceux dont on se sert le plus.

Le ridicule consiste à choquer la mode ou l’opinion, et communément on les confond assez avec la raison ; cependant ce qui est contre la raison est sottise ou folie ; contre l’équité c’est crime. Le ridicule ne devroit donc avoir lieu que dans les choses indifférentes par elles-mêmes, et consacrées par la mode. Les habits, le langage, les manières, le maintien ; voilà son domaine, son ressort : voici son usurpation.

Comme la mode est parmi nous la raison par excellence, nous jugeons des actions, des idées et des sentimens sur leur rapport avec la mode. Tout ce qui n’y est pas conforme est trouvé ridicule. Cela se fait ou ne se fait pas : voilà la règle de nos jugemens. Cela doit-il se faire ou ne se pas faire ? il est rare qu’on aille jusque-là. En conséquence de ce principe, le ridicule s’étend jusque sur la vertu, et c’est le moyen que l’envie emploie le plus sûrement pour en ternir l’éclat. Le ridicule est supérieur à la calomnie, qui peut se détruire en retombant sur son auteur. La malignité adroite ne s’en fie pas même à la difformité du vice ; elle lui fait l’honneur de le traiter comme la vertu, en lui associant le ridicule pour le décrier ; il devient par là moins odieux et plus méprisé.

Le ridicule est devenu le poison de la vertu et des talens, et quelquefois le châtiment du vice. Mais il fait malheureusement plus d’impression sur les âmes honnêtes et sensibles, que sur les vicieux qui depuis quelque temps s’aguerrissent contre le ridicule ; parmi eux on en donne, on en reçoit, et l’on en rit.

Le ridicule est le fléau des gens du monde, et il est assez juste qu’ils aient pour tyran un être fantastique.

On sacrifie sa vie à son honneur, souvent son honneur à sa fortune, et quelquefois sa fortune à la crainte du ridicule.

Je ne suis pas étonné qu’on ait quelque attention à ne pas s’y exposer, puisqu’il est d’une si grande importance dans l’esprit de plusieurs de ceux avec qui l’on est obligé de vivre. Mais on ne doit pas excuser l’extrême sensibilité que des hommes raisonnables ont sur cet article. Cette crainte excessive a fait naître des essaims de petits donneurs de ridicules, qui décident de ceux qui sont en vogue, comme les marchandes de modes fixent celles qui doivent avoir cours. S’ils ne s’étoient pas emparés de l’emploi de distribuer les ridicules, ils en seroient accablés ; ils ressemblent à ces criminels qui se sont faits exécuteurs pour sauver leur vie.

La plus grande sottise de ces êtres frivoles, et celle dont ils se doutent le moins, est de s’imaginer que leur empire est universel : s’ils savoient combien il est borné, la honte les y feroit renoncer. Le peuple n’en connoît pas le nom ; et c’est tout ce que la bourgeoisie en sait. Parmi les gens du monde, ceux qui sont occupés ne sont frappés que par distraction de ce petit peuple incommode : ceux mêmes qui en ont été, et que la raison ou l’âge en ont séparés, s’en souviennent à peine ; et les hommes illustres seroient trop élevés pour l’apercevoir, s’ils ne daignoient pas quelquefois s’en amuser.

Quoique l’empire du ridicule ne soit pas aussi étendu que ceux qui l’exercent le supposent, il ne l’est encore que trop parmi les gens du monde ; et il est étonnant qu’un caractère aussi léger que le nôtre, se soit soumis à une servitude dont le premier effet est de rendre le commerce uniforme, languissant et ennuyeux.

La crainte puérile du ridicule étouffe les idées, rétrécit les esprits, et les forme sur un seul modèle, suggère les mêmes propos peu intéressans de leur nature, et fastidieux par la répétition. Il semble qu’un seul ressort imprime à différentes machines un mouvement égal et dans la même direction. Je ne vois que les sots qui puissent gagner à un travers qui abaisse à leur niveau les hommes supérieurs, puisqu’ils sont tous alors assujétis à une mesure commune où les plus bornés peuvent atteindre.

L’esprit est presque égal quand on est asservi au même ton, et ce ton est nécessaire à ceux qui, sans cela, n’en auroient point à eux ; il ressemble à ces livrées qu’on donne aux valets, parce qu’ils ne seroient pas en état de se vêtir.

Avec ce ton de mode on peut être impunément un sot, et on regardera comme tel un homme de beaucoup d’esprit qui ne l’aura pas : il n’y a rien qu’on distingue moins de la sottise que l’ignorance des petits usages. Combien de fois a-t-on rougi à la cour pour un homme qu’on y produisit avec confiance, parce qu’on l’avoit admiré ailleurs, et qu’on l’avoit annoncé avec une bonne foi imprudente ! On ne s’étoit cependant pas trompé ; mais on ne l’avoit jugé que d’après la raison, et on le confronte avec la mode.

Ce n’est pas assez que de ne pas s’exposer au ridicule pour s’en affranchir ; on en donne à ceux qui en méritent le moins souvent, aux personnes les plus respectables, si elles sont assez timides pour le recevoir. Des gens méprisables, mais hardis, et qui sont au fait des mœurs régnantes, le repoussent et l’anéantissent mieux que les autres.

Comme le ridicule, n’ayant souvent rien de décidé, n’a d’existence alors que dans l’opinion, il dépend en partie de la disposition de celui à qui on veut le donner, et dans ce cas là il a besoin d’être accepté. On le fait échouer, non en le repoussant avec force, mais en le recevant avec mépris et indifférence, quelquefois en le recevant de bonne grâce. Ce sont les flèches des Mexicains qui auroient pénétré le fer, et qui s’amortissoient contre des armures de laine.

Quand le ridicule est le mieux mérité, il y a encore un art de le rendre sans effet ; c’est d’outrer ce qui y a donné lieu. On humilie son adversaire en dédaignant les coups qu’il veut porter.

D’ailleurs cette hardiesse d’affronter le ridicule impose aux hommes ; et comme la plupart ne sont pas capables de n’estimer les choses que ce qu’elles valent, où leur mépris s’arrête leur admiration commence, et le singulier en est communément l’objet.

Par quelle bizarrerie la même chose à un certain degré rend-elle ridicule, et portée à l’excès donne-t-elle une sorte d’éclat ? Car tel est l’effet de la singularité marquée, soit que le principe en soit louable ou répréhensible.

Cela ne peut venir que du dégoût que cause l’uniformité de caractère qu’on trouve dans la société. On est si ennuyé de rencontrer les mêmes idées, les mêmes opinions, les mêmes manières, et d’entendre les mêmes propos, qu’on sait un gré infini à celui qui suspend cet état léthargique.

La singularité n’est pas précisément un caractère ; c’est une simple manière d’être qui s’unit à tout autre caractère, et qui consiste à être soi, sans s’apercevoir qu’on soit différent des autres ; car si l’on vient à le reconnoître, la singularité s’évanouit ; c’est une énigme qui cesse de l’être, aussitôt que le mot en est connu. Quand on s’est aperçu qu’on est différent des autres, et que cette différence n’est pas un mérite, on ne peut y persister que par l’affectation, et c’est alors petitesse ou orgueil, ce qui revient au même, et produit le dégoût ; au lieu que la singularité naturelle met un certain piquant dans la société, qui en ranime la langueur.

Les sots qui connoissent souvent ce qu’ils n’ont pas, et qui s’imaginent que ce n’est que faute de s’en être avisés, voyant le succès de la singularité, se font singuliers, et l’on sent ce que ce projet bizarre doit produire.

Au lieu de se borner à n’être rien, ce qui leur convenoit si bien, ils veulent à toute force être quelque chose, et ils sont insupportables. Ayant remarqué, ou plutôt entendu dire que des génies reconnus ne sont pas toujours exempts d’un grain de folie, ils tâchent d’imaginer des folies, et ne font que des sottises.

La fausse singularité n’est qu’une privation de caractère, qui consiste non-seulement à éviter d’être ce que sont les autres, mais à tâcher d’être uniquement ce qu’ils ne sont pas.

On voit de ces sociétés où les caractères se sont partagés comme on distribue des rôles. L’un se fait philosophe, un autre plaisant, un troisième homme d’humeur. Tel se fait caustique qui penchoit d’abord à être complaisant ; mais il a trouvé le rôle occupé. Quand on n’est rien, on a le choix de tout.

Il n’est pas étonnant que ces travers entrent dans la tête d’un sot ; mais on est étonné de les rencontrer avec de l’esprit. Cela se remarque dans ceux qui, nés avec plus de vanité que d’orgueil, croient rendre leurs défauts brillans par la singularité, en les outrant, plutôt que de s’appliquer à s’en corriger. Ils jouent leur propre caractère, ils étudient alors la nature pour s’en écarter de plus en plus, et s’en former une particulière ; ils ne veulent rien faire ni dire qui ne s’éloigne du simple ; et malheureusement quand on cherche l’extraordinaire, on ne trouve que des platitudes. Les gens d’esprit même n’en ont jamais moins, que lorsqu’ils tâchent d’en avoir.

On devroit sentir que le naturel qu’on cherche ne se trouve jamais, que l’effort produit l’excès, et que l’excès décèle la fausseté du caractère.

On veut jouer le brusque, et l’on devient féroce ; le vif, et l’on n’est que pétulant et étourdi ; la bonté jouée dégénère en politesse contrainte, et se trahit enfin par l’aigreur ; la fausse sincérité n’est qu’offensante, et quand elle pourroit s’imiter quelque temps, parce qu’elle ne consiste que dans des actes passagers, on n’atteindroit jamais à la franchise qui en est le principe, et qui est une continuité de caractère. Elle est comme la probité ; plusieurs actes qui y sont conformes n’en font pas la démonstration, et un seul de contraire la détruit.

Enfin toute affectation finit par se déceler, et l’on retombe alors au-dessous de sa valeur réelle. Tel est regardé comme un sot, après, et peut-être pour avoir été pris pour un génie. On ne se venge point à demi d’avoir été sa dupe.

Soyons donc ce que nous sommes ; n’ajoutons rien à notre caractère ; tâchons seulement d’en retrancher ce qui peut être incommode aux autres et dangereux pour nous-mêmes. Ayons le courage de nous soustraire à la servitude de la mode, sans passer les bornes de la raison.


CHAPITRE X.

Sur les gens de fortune.


Il y a deux sortes de conditions qui ont plus de relation avec la société, et sur-tout avec les gens du monde, qu’elles n’en avoient autrefois. Ce sont les gens de lettres et les gens de fortune ; ce qui ne doit s’entendre que des plus distingués d’entr’eux ; les uns par leur réputation ou leurs agrémens personnels, les autres par une opulence fastueuse : car dans tous les états il y a des chefs, un ordre mitoyen et du peuple.

Il n’y a pas encore long-temps que les financiers ne voyoient que des protecteurs dans les gens de condition, dont ils sont aujourd’hui les rivaux. La plupart des fortunes de finance du dernier siècle n’étoient pas assez honnêtes pour en faire gloire, et dès là elles en devenoient plus considérables. Les premiers gains faisoient naître l’avarice, l’avarice augmentoit l’avidité, et ces passions sont ennemies du faste. Une habitude d’économie ne se relâche guère, et suffit seule, sans génie ni bonheur marqué, pour tirer des richesses immenses d’une médiocre fortune, et d’un travail continuel.

S’il se trouvoit alors des gens d’affaires assez sensés pour vouloir jouir, ils l’étoient assez pour se borner aux commodités, aux plaisirs, à tous les avantages d’une opulence sourde ; ils évitoient un éclat qui ne pouvoit qu’exciter l’envie des grands et la haine des petits. Si l’on se contentoit de ce qui fait réellement plaisir, on passeroit pour modeste.

Ceux à qui les richesses ne donnent que de l’orgueil, parce qu’ils n’ont pas à se glorifier d’autre chose, ont toujours aimé à faire parade de leur fortune ; trop enivrés de la jouissance pour rougir des moyens, leur faste étoit jadis le comble de la folie, du mauvais goût et de l’indécence.

Cette ostentation d’opulence est plus communément la manie de ces hommes nouveaux qu’un coup du sort a subitement enrichis, que de ceux qui sont parvenus par degrés. Il est assez singulier que les hommes tirent plus de vanité de leur bonheur que de leurs travaux. Ceux qui doivent tout à leur industrie, savent combien ils ont évité, fait et réparé de fautes ; ils jouissent avec précaution, parce qu’ils ne peuvent pas s’exagérer les principes de leur fortune ; au lieu que ceux qui se trouvent tout à coup des êtres si différens d’eux-mêmes, se regardent comme des objets dignes de l’attention particulière du sort. Ils ne savent à quoi l’attribuer ; et cette obscurité de causes, on l’interprète toujours à son avantage.

Telles sont les fortunes qu’on peut appeler ridicules, et qui l’étoient encore plus autrefois qu’aujourd’hui, par le contraste de la personne et du faste déplacé.

D’ailleurs, la fortune de finance n’étoit guère alors qu’une loterie ; au lieu qu’elle est devenue un art, ou tout au moins un jeu mêlé d’adresse et de hasard.

Les financiers prétendent que leur administration est une belle machine. Je ne doute pas qu’elle n’ait beaucoup de ressorts dont la multiplicité en cache le jeu au public ; mais elle est encore bien loin d’être une science. Il faut que dans tous les temps elle ait été une énigme ; car les historiens ne parlent guère de cette partie du gouvernement si importante dans tous les états. La raison n’en seroit pas impossible à trouver ; mais je ne veux pas trop m’écarter de mon sujet.

Quoi qu’il en soit, si la finance prenoit jamais la forme qu’elle pourroit avoir, pourquoi seroit-elle méprisée ? L’état doit avoir des revenus ; il faut qu’il y ait des citoyens chargés de la perception, et qu’ils y trouvent des avantages, pourvu que ces avantages soient limités, comme ceux des autres professions, suivant le degré de travail et d’utilité ; sans quoi ils deviennent scandaleux.

On ne doit s’élever que contre la vexation ou l’insolence de ceux qui abusent, et les punir avec éclat et sévérité. C’est ainsi que dans toutes les conditions, quelqu’élevées qu’elles fussent, on devroit immoler à la vengeance publique ceux qui font haïr l’autorité par l’abus qu’ils en font, et qui, en rendant les hommes malheureux par leurs excès, les corrompent par leurs exemples.

Il faut convenir que c’est moins à leurs vexations qu’à l’insolence de quelques-uns d’entre eux, que les financiers doivent rapporter le décri où ils sont. Croit-on que cela dépende des injustices qui seront tombées sur des gens obscurs dont les plaintes sont étouffées, les malheurs ignorés, et qui ne seroient pas protégés par ceux qui crient vaguement à l’injustice, quand ils en seroient connus ? Dans les déclamations contre la finance, ce n’est ni la générosité ni la justice qui réclament, quoiqu’elles en eussent souvent le droit et l’occasion ; c’est l’envie qui poursuit le faste.

Voilà ce qui devroit inspirer aux gens riches, et qui n’étoient pas nés pour l’être, une modestie raisonnée. Ils ne sentent pas assez combien ceux qui pourroient avoir mérité leur fortune ont encore besoin d’art, pour se la faire pardonner.

Malheureusement les hommes veulent afficher leur bonheur ; ils devroient pourtant sentir qu’il est fort différent de la gloire, dont la publicité fait et augmente l’existence. Les malheureux sont déjà assez humiliés par l’éclat seul de la prospérité ; faut-il les outrager par l’ostentation qu’on en fait ? Il est, pour le moins, imprudent de fortifier un préjugé peut-être trop légitime contre les fortunes immenses et rapides. Les eaux qui croissent subitement sont toujours un peu bourbeuses ; celles qui sortent d’une source pure conservent leur limpidité. Les débordemens peuvent féconder les terres qu’ils ont couvertes ; mais c’est après avoir épuisé les sucs de celles qu’ils ont ravagées : les ruisseaux fertilisent celles qu’ils arrosent. Telle est la double image des fortunes rapides et des fortunes légitimes ; celles-ci sont presque toujours bornées.

Je ne suis pas étonné que le peuple voie avec chagrin et murmure des fortunes dont il fournit la substance, sans jamais les partager. Mais les gens de condition doivent les regarder comme des biens qui leur sont substitués, et destinés à remplacer un patrimoine qu’ils ont dissipé, souvent sans avantage pour l’état. Il y a peu de fortunes qui ne tombent dans quelques maisons distinguées. Un homme de qualité vend un nom qu’il n’a pas eu la peine d’illustrer ; et, sans le commerce qui s’est établi entre l’orgueil et la nécessité, la plupart des maisons nobles tomberoient dans la misère, et par conséquent dans l’obscurité ; les exemples n’en sont pas rares dans les provinces. La mésalliance a commencé par les hommes qui conservent toujours leur nom ; celle des filles de qualité est plus moderne, mais elle prend faveur. La cour et les finances portent souvent les mêmes deuils. Si les gens riches ne s’allioient qu’entr’eux, il faudroit nécessairement que, par la seule puissance des richesses, ils parvinssent eux-mêmes aux dignités qu’ils conservent dans des familles étrangères : peut-être s’aviseront-ils un jour de ce secret-là, à moins que les gens de la cour ne s’avisent eux-mêmes d’entrer dans les affaires. Les premiers qui heurteroient le préjugé pourroient d’abord avoir des scrupules ; mais quand ils en ont, quelques plaisanteries les soulagent, et beaucoup d’argent les dissipe. Cette révolution n’est peut-être pas fort éloignée. Ne voit-on pas déjà des hommes assez vils pour abandonner des professions respectables, et embrasser, en se dégradant eux-mêmes, le métier de la finance ? au lieu que les financiers d’autrefois ou leurs enfans n’aspiroient qu’à sortir de leur état, et s’élever par des professions que l’on quitte aujourd’hui pour la leur.

Cependant les gens de condition ont déjà perdu le droit de mépriser la finance, puisqu’il y en a peu qui n’y tiennent par le sang.

C’étoit autrefois une espèce de bonté que de ne pas humilier les financiers. Aujourd’hui qu’ils tiennent à tout, le mépris pour eux seroit, de la part des gens de condition, injustice et sottise. Il y en a tels qui ne se sont pas mésalliés, parce que les gens de fortune n’en ont pas fait assez de cas pour les rechercher.

Tous ceux qui tirent vanité de leur naissance, ne sont pas toujours dignes de se mésallier. Il n’appartient pas à tout le monde de vendre son nom.

Si les raisons de décence ne répriment pas la hauteur des gens de condition à l’égard de la finance, celles d’intérêt les contiennent.

Les plaisanteries sur les financiers, en leur absence, marquent plus d’envie contre leur opulence, que de mépris pour leurs personnes, puisqu’on leur prodigue en face les égards, les prévenances et les éloges. Les gens de condition se flattent que cette conduite peut être regardée comme la marque d’une supériorité si décidée, qu’elle peut s’humaniser sans risque ; mais personne ne se trompe sur les véritables motifs. Quelquefois ils se permettent avec les financiers ces petits accès d’une humeur modérée, d’autant plus flatteuse pour l’inférieur, qu’elle ressemble au procédé naïf de l’égalité. Ceux qui jouent ce rôle désireroient que les spectateurs désintéressés le prissent pour de la hauteur ; mais il n’y a pas moyen, parce que, si ce manège paroît produire un effet opposé à celui qu’ils en espéroient, on les voit s’adoucir par degrés, et aller jusqu’à la fadeur pour ramener un homme prêt à s’effaroucher. Ils se tirent d’embarras par une sorte de plaisanterie qui sert à couvrir bien des bassesses.

Si les gens riches viennent enfin à se croire supérieurs aux autres hommes, ont-ils si grand tort ? N’a-t-on pas pour eux les mêmes égards, je dirai les mêmes respects que pour ceux qui sont dans les places auxquelles on les rend par devoir ? Les hommes ne peuvent juger que sur l’extérieur. Sont-ils donc ridiculement dupes, parce que ceux qui les trompent sont bassement et adroitement perfides ?

Il y a peu de gens riches qui dans des momens ne se sentent humiliés de n’être que riches, ou de n’être regardés que comme tels.

Cette réflexion les mortifie, et leur donne du dépit. Alors, pour s’en distraire, et en imposer aux autres et à eux-mêmes, ils cèdent à des accès d’une humeur impérieuse qui ne leur réussit pas toujours. En effet l’orgueil des richesses ne ressemble point à celui de la naissance. L’un a quelque chose de libre, d’aisé qui semble exiger des égards légitimes. L’autre a un air de grossièreté révoltante qui avertit de l’usurpation. On s’avise quelquefois de comparer l’insolent avec l’insolence, et l’un ne paroissant pas fait pour l’autre, on le fait rentrer dans l’ordre. J’en ai vu des exemples. J’ai rencontré aussi des gens de fortune dignes de leurs richesses, par l’usage qu’ils en faisoient. La bienfaisance leur donne une supériorité réelle sur ceux à qui ils rendent service. Les vrais inférieurs sont ceux qui reçoivent, et l’humiliation s’y joint quand les services sont pécuniaires. C’est ce qui a fait mettre avec justice les mendians au-dessous des esclaves : ceux-ci ne sont que dans l’abaissement, les autres sont dans la bassesse. Ainsi ceux qui font la cour aux financiers sont bas ; plus bas encore s’ils en reçoivent ; et, s’ils les paient d’ingratitude, la bassesse n’a plus de nom ; elle augmente à proportion de la naissance et de l’élévation des ingrats.

Pourquoi s’étonner de la considération que donnent les richesses ? Il est sûr qu’elles ne font pas un mérite réel ; mais elles sont le moyen de toutes les commodités, de tous les plaisirs, et quelquefois du mérite même. Tout ce qui contribue, ou passe pour contribuer au bonheur, sera chéri des hommes. Il est difficile de ne pas identifier les riches et les richesses. Les décorations extérieures ne font-elles pas la même illusion ?

Si l’on veut, par un examen philosophique, dépouiller un homme de tout l’éclat qui lui est étranger, la raison en a le droit ; mais je vois que l’humeur l’exerce plus que la philosophie.

D’ailleurs, pourquoi ne considéreroit-on pas ce qui est représentatif de tout ce que l’on considère ? Voilà précisément ce que les richesses sont parmi nous ; il n’y a de différence que de la cause à l’effet. La seule chose respectée que les richesses ne peuvent donner, c’est une naissance illustre ; mais si elle n’est pas soutenue par les places, les dignités ou la puissance ; si elle est seule enfin, elle est éclipsée par tout ce que l’or peut procurer. Voulons-nous avoir le droit de mépriser les riches ? Commençons par mépriser les richesses ; changeons nos mœurs.

Il y a eu des lieux et des temps où l’or étoit méprisé, et le mérite seul honoré. Sparte et Rome naissante nous en fournissent des exemples. Mais, pour peu qu’on fasse attention à la constitution et à l’esprit de ces républiques, on sentira qu’on n’y devoit faire aucun cas de l’or, puisqu’il n’y étoit représentatif de rien. On ignoroit les commodités ; les vrais besoins ne donnent pas l’idée de celles que nous connoissons. L’imagination ne s’étoit pas encore exercée sur les plaisirs ; ceux de la nature suffisoient, et les plus grands ne coûtent pas cher ; le luxe étoit honteux, ainsi l’or étoit inutile et méprisé. Ce mépris étoit à la fois le principe et l’effet de la modération et de l’austérité. La vie la plus pénible cesse de gêner les hommes, dès qu’elle est glorieuse ; et, dans les âmes hautes, les grands sacrifices ne sont pas toujours aussi cruels qu’ils le paroissent aux âmes vulgaires. Un certain sentiment de fierté et d’estime pour soi-même élève l’âme et la rend capable de tout. L’orgueil est le premier des tyrans ou des consolateurs.

Telle fut Lacédémone, telle fut Rome dans son berceau ; mais aussitôt que le vice et les plaisirs y eurent pénétré, tout, jusqu’aux choses qui doivent être le prix de la vertu, tout, dis-je, y fut vénal ; l’or y fut donc recherché, nécessaire, estimé et honoré. Voilà précisément l’état où nous nous trouvons par nos connoissances, nos goûts, nos besoins nouveaux, nos plaisirs et nos commodités recherchées. Qu’on fasse revivre les anciennes mœurs de Rome ou de Sparte, peut-être n’en serons-nous ni plus, ni moins heureux ; mais l’or sera inutile.

Les hommes n’ont qu’un penchant décide, c’est leur intérêt ; s’il est attaché à la vertu, ils sont vertueux sans effort ; que l’objet change, le disciple de la vertu devient l’esclave du vice, sans avoir changé de caractère : c’est avec les mêmes couleurs qu’on peint la beauté et les monstres.

Les mœurs d’un peuple font le principe actif de sa conduite, les lois n’en sont que le frein ; celles-ci n’ont donc pas sur lui le même empire que les mœurs. On suit les mœurs de son siècle, on obéit aux lois ; c’est l’autorité qui les fait et qui les abroge. Les mœurs d’une nation lui sont plus sacrées et plus chères que ses lois. Comme elle n’en connoît pas l’auteur, elle les regarde comme son ouvrage, et les prend toujours pour la raison.

Cependant on ne sauroit croire avec quelle facilité un prince changeroint chez certains peuples les mœurs les plus dépravées, et les dirigeroit vers la vertu, pourvu que ce ne fût pas un projet annoncé, et que ses ordres à cet égard ne fussent que son exemple. Une telle révolution paroîtroit le chef-d’œuvre des entreprises ; mais elle le seroit plus par son effet que par ses difficultés. En attendant qu’elle arrive, et les choses étant sur le pied où elles sont, ne soyons pas étonnés que les richesses procurent de la considération. Cela sera honteux, si l’on veut ; mais cela doit être, parce que les hommes sont plus conséquens dans leurs mœurs que dans leurs jugemens.

On comprend ordinairement dans le monde parmi les financiers, une autre classe de gens riches, qui prétendent avec raison devoir en être distingués. Ce sont les commerçans, hommes estimables, nécessaires à l’état, qui ne s’enrichissent qu’en procurant l’abondance, en excitant une industrie honorable, et dont les richesses prouvent les services. On ne les rencontre pas dans la société aussi communément que les financiers, parce que les affaires les occupent, et ne leur permettent pas de perdre un temps dont ils connoissent le prix, pour des amusemens frivoles, dont le goût vient autant de l’habitude que de l’oisiveté, et qui, sous le nom de plaisirs, causent l’ennui aussi souvent qu’ils le dissipent.

Les commerçans sont donc plus occupés que les financiers. Quoique le commerce ait sa méthode comme la finance, celle-ci se simplifie en s’éclaircissant, et tout l’art des fripons est de l’embrouiller. La science du commerce est moins compliquée et mieux ordonnée, moins obscure, mais plus étendue, et s’étend encore plus en se perfectionnant. L’application de ses principes exige une attention suivie, de nouveaux accidens demandent de nouvelles mesures, le travail est presque continuel ; au lieu que la finance, plus bornée en elle-même, ressemble assez à une machine qui n’a pas souvent besoin de la main de l’ouvrier pour agir, quand le mouvement est une fois imprimé ; c’est une pendule qu’on ne remonte que rarement, mais qui auroit besoin d’être totalement refaite sur une meilleure théorie.

Tous les préjugés d’état ne sont pas également faux, et l’estime que les commerçans font du leur est d’accord avec la raison. Ils ne font aucune entreprise, il ne leur arrive aucun avantage que le public ne le partage avec eux ; tout les autorise à estimer leur profession. Les commerçans sont le premier ressort de l’abondance. Les financiers ne sont que des canaux propres à la circulation de l’argent, et qui trop souvent s’engorgent. Que ces canaux soient de bronze où d’argile, la matière en est indifférente, l’usage est le même.

On ne doit pas confondre les commerçans dont je parle, avec ces hommes qui, sans avoir l’esprit du commerce, n’ont que le caractère marchand, n’envisagent que leur intérêt particulier, et y sacrifieroient celui de l’état, s’il se trouvoit en opposition avec le leur. Tel commerce peut enrichir une société marchande, qui est ruineux pour un état ; et tel autre seroit avantageux à l’état, qui ne donneroit à des marchands que des gains médiocres, mais légitimes, ou quelquefois leur occasionneroit des pertes. Le commerçant, digne de ce nom, est celui dont les spéculations et les entreprises n’ont pour objet que le bien public, et dont les effets rejaillissent sur la nation[6].

Les commerçans s’honorent par la voie même qui les enrichit ; les financiers s’imaginent tendre au même but par le faste et l’étalage de leurs richesses : c’est ce qui les a engagés à se produire dans le monde où ils auroient été les seuls étrangers, si l’on n’y eût à peu près dans le même temps recherché les gens de lettres.


CHAPITRE XI.

Sur les gens de lettres.


Autrefois les gens de lettres livrés à l’étude, et séparés du monde, en travaillant pour leurs contemporains, ne songeoient qu’à la postérité. Leurs mœurs, pleines de candeur et de rudesse, n’avoient guère de rapport avec celles de la société ; et les gens du monde, moins instruits qu’aujourd’hui, admiroient les ouvrages, ou plutôt le nom des auteurs, et ne se croyoient pas trop capables de vivre avec eux. Il entroit même dans cet éloignement plus de considération que de répugnance.

Le goût des lettres, des sciences et des arts a gagné insensiblement, et il est venu au point que ceux qui ne l’ont pas, l’affectent. On a donc recherché ceux qui les cultivent, et ils ont été attirés dans le monde à proportion de l’agrément qu’on a trouvé dans leur commerce.

On a gagné de part et d’autre à cette liaison. Les gens du monde ont cultivé leur esprit, formé leur goût, et acquis de nouveaux plaisirs. Les gens de lettres n’en ont pas retiré moins d’avantages. Ils ont trouvé de la considération ; ils ont perfectionné leur goût, poli leur esprit, adouci leurs mœurs, et acquis sur plusieurs articles des lumières qu’ils n’auroient pas puisées dans les livres.

Les lettres ne donnent pas précisément un état ; mais elles en tiennent lieu à ceux qui n’en ont pas d’autre, et leur procurent des distinctions, que des gens qui leur sont supérieurs par le rang n’obtiendroient pas toujours. On ne se croit pas plus humilié de rendre hommage à l’esprit qu’à la beauté, à moins qu’on ne soit d’ailleurs en concurrence de rang ou de dignité ; car l’esprit peut devenir alors l’objet le plus vif de la rivalité. Mais lorsqu’on a une supériorité de rang bien décidée, on accueille l’esprit avec complaisance ; on est flatté de donner à un homme d’un rang inférieur le prix qu’il faudroit disputer avec un rival à d’autres égards.

L’esprit a l’avantage que ceux qui l’estiment, prouvent qu’ils en ont eux-mêmes ; ou le font croire, ce qui est à peu près la même chose pour bien des gens.

On distingue la république des lettres en plusieurs classes. Les savans, qu’on appelle aussi érudits, ont joui autrefois d’une grande considération ; on leur doit la renaissance des lettres ; mais comme aujourd’hui on ne les estime pas autant qu’ils le méritent, le nombre en diminue trop, et c’est un malheur pour les lettres : ils se produisent peu dans le monde qui ne leur convient guère, et à qui ils ne conviennent pas davantage.

Il y a un autre ordre de savans qui s’occupent des sciences exactes. On les estime, on en reconnaît l’utilité, on les récompense quelquefois ; leur nom est cependant plus à la mode que leur personne, à moins qu’ils n’aient d’autres agrémens que le mérite qui fait leur célébrité.

Les gens de lettres les plus recherchés sont ceux qu’on appelle communément beaux-esprits, entre lesquels il y a encore mie distinction à faire. Ceux dont les talens sont marqués et couronnés par des succès, sont bientôt connus et accueillis ; mais si leur esprit se trouve renfermé dans la sphère du talent, quelque génie qu’on y reconnoisse, on applaudit l’ouvrage, et on néglige l’auteur. On lui préfère, dans la société, celui dont l’esprit est d’un usage plus varié, et d’une application moins décidée, mais plus étendue.

Les premiers font plus d’honneur à leur siècle ; mais on cherche dans la société ce qui plaît davantage. D’ailleurs il y a compensation sur tout. De grands talens ne supposent pas toujours un grand fonds d’esprit : un petit volume d’eau peut fournir un jet plus brillant qu’un ruisseau dont le cours paisible, égal et abondant fertilise une terre utile. Les hommes de talent doivent avoir plus de célébrité, c’est leur récompense. Les gens d’esprit doivent trouver plus d’agrément dans la société, puisqu’ils y en portent davantage ; c’est une reconnoissance fondée. Les talens ne se communiquent point par la fréquentation. Avec les gens d’esprit, on développe, on étend, et on leur doit une partie du sien. Aussi le plaisir et l’habitude de vivre avec eux font naître l’intimité, et quelquefois l’amitié, malgré les disproportions d’état, quand les qualités du cœur s’y trouvent ; car il faut avouer que, malgré la manie d’esprit à la mode, les gens de lettres, dont l’âme est connue pour honnête, ont tout un autre coup-d’œil dans le monde que ceux dont on loue les talens, et dont on désavoue la personne.

On a dit que le jeu et l’amour rendent toutes les conditions égales : je suis persuadé qu’on y eût joint l’esprit, si le proverbe eût été fait depuis que l’esprit est devenu une passion. Le jeu égale en avilissant le supérieur ; l’amour, en élevant l’inférieur ; et l’esprit, parce que la véritable égalité vient de celles des âmes. Il seroit à désirer que la vertu produisît le même effet ; mais il n’appartient qu’aux passions de réduire les hommes à n’être que des hommes, c’est-à-dire, à renoncer à toutes les distinctions extérieures.

Cependant, de tous les empires, celui des gens d’esprit, sans être visible, est le plus étendu. Le puissant commande, les gens d’esprit gouvernent, parce qu’à la longue, ils forment l’opinion publique, qui tôt ou tard subjugue ou renverse toute espèce de despotisme.

Les gens de la cour sont ceux dont les lettres ont le plus à se louer ; et si j’avois un conseil à donner à un homme qui ne peut se faire jour que par son esprit, je lui dirois : Préférez à tout l’amitié de vos égaux ; c’est la plus sûre, la plus honnête, et souvent la plus utile : ce sont les petits amis qui rendent les grands services, sans tyranniser la reconnoissance ; mais si vous ne voulez que des liaisons de société, faites-les à la cour ; ce sont les plus agréables et les moins gênantes. Le manège, l’intrigue, les pièges, et ce qu’on appelle les noirceurs, ne s’emploient qu’entre les rivaux d’ambition. Les courtisans ne pensent pas à nuire à ceux qui ne peuvent les traverser, et font quelquefois gloire de les obliger. Ils aiment à s’attacher un homme de mérite dont la reconnoissance peut avoir de l’éclat. Plus on est grand, moins on s’avise de faire sentir une distance trop marquée pour être méconnue. L’amour-propre éclairé ne diffère guère de la modestie dans ses effets. Un homme de lettres estimable n’en essuiera point de faste offensant ; au lieu qu’il pourroit y être exposé avec ces gens qui n’ont sur lui que la supériorité que leur impertinence suppose, et qui croient que c’est un moyen de la lui prouver. Depuis que le bel esprit est devenu une contagion, tel s’érige en protecteur qui auroit besoin lui-même d’être protégé, et à qui il ne manque pour cela que d’en être digne.

Plusieurs devroient sentir qu’ils seroient assez honorés d’être utiles aux lettres, parce qu’ils en retireroient plus de considération qu’ils ne pourroient leur en procurer.

D’autres qui se croient gens du monde, parce qu’on ne sait pas pourquoi ils s’y trouvent, paroissent étonnés d’y rencontrer les gens de lettres. Ceux-ci pourroient, à plus juste titre, être surpris d’y trouver ces gens d’un état fort commun, qui, malgré leur complaisance pour les grands, et leur impertinence avec leurs égaux, seront toujours hors-d’œuvre. On fera toujours une différence entre ceux qui sont recherchés dans le monde, et ceux qui s’y jettent malgré les dégoûts qu’ils éprouvent.

En effet, réduisons les choses au vrai. On est homme du monde par la naissance et les dignités ; on s’y attache par intérêt ; on s’y introduit par bassesse ; on y est lié par des circonstances particulières, telles que sont les alliances des gens de fortune ; on y est admis par choix, c’est le partage des gens de lettres ; et les liaisons de goût entraînent nécessairement des distinctions.

Les gens de fortune qui ont de l’esprit et des lettres le sentent si bien que, si on les consulte, ou qu’on suive simplement leur conduite, on verra qu’ils jouissent de leur fortune, mais qu’ils s’estiment à d’autres égards. Ils sont même blessés des éloges qu’on donne à leur magnificence, parce qu’ils sentent qu’ils ont un autre mérite que celui-là ; on veut tirer sa gloire de ce qu’on estime le plus. Ils recherchent les gens de lettres, et se font honneur de leur amitié.

Les succès de quelques gens de lettres en ont égaré beaucoup dans cette carrière ; tous se sont flattés de jouir des mêmes agrémens, et plusieurs se sont trompés, soit qu’ils eussent moins de mérite, soit que leur mérite fût moins de commerce.

Quantité de jeunes gens ont cru obéir au génie, et leurs mauvais succès n’ont fait que les rendre incapables de suivre d’autres routes où ils auroient réussi, s’ils y étoient entrés d’abord. Par là l’état a perdu de bons sujets, sans que la république des lettres y ait rien gagné.

Quoique les avantages que les lettres procurent se réduisent ordinairement à quelques agrémens dans la société, ils n’ont pas laissé d’exciter l’envie. Les sots sont presque tous par état ennemis des gens d’esprit. L’esprit n’est pas souvent fort utile à celui qui en est doué ; et cependant il n’y a point de qualité qui soit si fort exposée à la jalousie.

On est étonné qu’il soit permis de faire l’éloge de son cœur, et qu’il soit révoltant de louer son esprit ; et la vanité qu’on tireroit du dernier se pardonneroit d’autant moins, qu’elle seroit mieux fondée. On en a conclu que les hommes estiment plus l’esprit que la vertu. N’y en auroit-il point une autre raison ?

Il me semble que les hommes n’aiment point ce qu’ils sont obligés d’admirer. On n’admire que forcément et par surprise. La réflexion cherche à prescrire contre l’admiration ; et quand elle est forcée d’y souscrire, l’humiliation s’y joint, et ce sentiment ne dispose pas à aimer.

Un seul mot renferme souvent une collection d’idées : tels sont les termes d’esprit et de cœur. Si un homme nous fait entendre qu’il a de l’esprit, et que de plus il ait raison de le croire, c’est comme s’il nous prévenoit que nous ne lui imposerons point par de fausses vertus, que nous ne lui cacherons point nos défauts, qu’il nous verra tels que nous sommes, et nous jugera avec justice. Une telle annonce ressemble déjà à un acte d’hostilité. Au lieu que celui qui nous parle de la bonté de son cœur, et qui nous en persuade, nous apprend que nous pouvons compter sur son indulgence, même sur son aveuglement, sur ses services, et que nous pourrons être impunément injustes à son égard.

Les sots ne se bornent pas à une haine oisive contre les gens d’esprit, ils les représentent comme des hommes dangereux, ambitieux, intrigans : ils supposent enfin qu’on ne peut faire de l’esprit que ce qu’ils en feroient eux-mêmes.

L’esprit n’est qu’un ressort capable de mettre en mouvement la vertu ou le vice. Il est comme ces liqueurs qui, par leur mélange, développent et font percer l’odeur des autres. Les vicieux l’emploient pour leur passion. Mais combien l’esprit a-t-il guidé, soutenu, embelli, développé et fortifié de vertus ! L’esprit seul, par un intérêt éclairé, a quelquefois produit des actions aussi louables que la vertu même l’auroit pu faire. C’est ainsi que la sottise seule a peut-être fait ou causé autant de crimes que le vice.

À l’égard des gens d’esprit, proprement dit, c’est-à-dire, qui sont connus par leurs talens, ou par un goût décidé pour les sciences et les lettres, c’est les connoître bien peu, que de craindre leur concurrence et leurs intrigues dans les routes de la fortune et de l’ambition. La plupart en sont incapables ; et ceux qui, par hasard, veulent s’en mêler, finissent ordinairement par être des dupes. Les intrigans de profession les connoissent bien pour tels ; et quand ils les engagent dans quelques affaires délicates, ils songent à les tromper les premiers, les font servir d’instruments ; mais ils se gardent bien de leur confier le ressort principal[7]. Il y a, au contraire, des sots qui, par une ardeur soutenue, des démarches suivies sans distraction de leur objet, parviennent à tout ce qu’ils désirent.

L’amour des lettres rend assez insensible à la cupidité et à l’ambition, console de beaucoup de privations, et souvent empêche de les connoître ou de les sentir. Avec de telles dispositions, les gens d’esprit doivent, tout balancé, être encore meilleurs que les autres hommes. À la disgrâce du surintendant Fouquet, les gens de lettres lui restèrent le plus courageusement attachés. La Fontaine, Pélisson, et mademoiselle de Scudéry allèrent jusqu’à s’exposer au ressentiment du roi, et même des ministres.

De deux personnes également bonnes, sensibles et bienfaisantes, celle qui aura le plus d’esprit l’emportera encore par la vertu pratique. Elle aura mille procédés délicats, inconnus à l’esprit borné. Elle n’humiliera point par ses bienfaits : elle aura, en obligeant, ces égards si supérieurs aux services, et qui, loin de faire des ingrats, font éprouver une reconnoissance délicieuse. Enfin, quelque vertu qu’on ait, on n’a que celle de l’étendue de son esprit.

Il arrive encore que l’esprit inspire à celui qui en est doué, une secrète satisfaction qui ne tend qu’à le rendre agréable aux autres, séduisant pour lui-même, inutile à sa fortune, et heureusement assez indifférent sur cet article.

Les gens d’esprit devroient d’autant moins s’embarrasser de la basse jalousie qu’ils excitent, qu’ils ne vivent jamais plus agréablement qu’entr’eux. Ils doivent savoir par expérience combien ils se sont réciproquement nécessaires. Si quelque pique les éloigne quelquefois les uns des autres, les sots les réconcilient, par impossibilité de vivre continuellement avec des sots.

Les ennemis étrangers feroient peu de tort aux gens de lettres, s’il ne s’en trouvoit pas d’assez imprudens pour fournir des moyens de les décrier, en se desservant quelquefois eux-mêmes.

Je voudrois, pour l’honneur des lettres et le bonheur de ceux qui les cultivent, qu’ils fussent tous persuadés d’une vérité qui devroit être pour eux un principe fixe de conduite : c’est qu’ils peuvent se déshonorer eux-mêmes par les choses injurieuses qu’ils font, disent ou écrivent contre leurs rivaux ; qu’ils peuvent tout au plus les mortifier, s’en faire des ennemis, et les engager à une représailles aussi honteuse ; mais qu’ils ne sauroient donner atteinte à une réputation consignée dans le public. On ne fait et l’on ne détruit que la sienne propre, et toujours par soi-même. La jalousie marque de l’infériorité dans celui qui la ressent. Quelque supériorité qu’on eût à beaucoup d’égards sur un rival, dès qu’on en conçoit de la jalousie, il faut qu’on lui soit inférieur par quel qu’endroit.

Il n’y a point de particulier, si élevé ou si illustre qu’il puisse être, point de société si brillante qu’elle soit, qui détermine le jugement du public, quoiqu’une cabale puisse par hasard procurer des succès, ou donner des dégoûts passagers. Cela seroit encore plus difficile aujourd’hui que dans le siècle précédent, parce que le public étoit moins instruit, ou se piquoit moins d’être juge. Aujourd’hui il s’amuse des scènes littéraires, méprise personnellement ceux qui les donnent avec indécence, et ne change rien à l’opinion qu’il a prise de leurs ouvrages.

Il est inutile de prouver aux gens de lettres que la rivalité qui produit autre chose que l’émulation est honteuse : cela n’a pas besoin de preuves ; mais ils devroient sentir que leur désunion va directement contre leur intérêt général et particulier ; et quelques-uns ne paroissent pas s’en apercevoir.

Des ouvrages travaillés avec soin, des critiques sensées, sévères, mais justes et décentes, où l’on marque les beautés en relevant les défauts, pour donner des vues nouvelles ; voilà ce qu’on a droit d’attendre des gens de lettres. Leurs discussions ne doivent avoir que la vérité pour objet, objet qui n’a jamais causé ni fiel, ni aigreur, et qui tourne à l’avantage de l’humanité : au lieu que leurs querelles sont aussi dangereuses pour eux, que scandaleuses pour les sages. Des hommes stupides, assez éclairés par l’envie pour sentir l’infériorité, trop orgueilleux pour l’avouer, peuvent seuls être charmés de voir ceux qu’ils seroient obligés de respecter, s’humilier les uns les autres. Les sots apprennent ainsi à cacher leur haine sous un air de mépris dont ils doivent seuls être l’objet.

Je crois voir dans la république des lettres un peuple, dont l’intelligence feroit la force, fournir des armes à des Barbares, et leur montrer l’art de s’en servir.

Il semble qu’on fasse aujourd’hui précisément le contraire de ce qui se pratiquoit, lorsqu’on faisoit combattre des animaux pour amuser des hommes.


CHAPITRE XII.

Sur la manie du bel-esprit.


Il n’y a rien de si utile dont on ne puisse abuser, ne fût-ce que par l’excès. Il ne s’agit donc pas d’examiner jusqu’à quel point les lettres peuvent être utiles à un état florissant, et contribuer à sa gloire ; mais de savoir premièrement, si le goût du bel-esprit n’est pas trop répandu, peut-être même plus qu’il ne le faudroit pour sa perfection ;

Secondement, d’où vient la vanité qu’on en tire, et conséquemment l’extrême sensibilité qu’on a sur cet article. L’examen et la solution de ces deux questions s’appuieront nécessairement sur les mêmes raisons.

Il est sûr que ceux qui cultivent les lettres par état, en retireroient peu d’avantages, si les autres hommes n’en avoient pas du moins le goût. C’est l’unique moyen de procurer aux lettres les récompenses et la considération dont elles ont besoin pour se soutenir avec éclat. Mais lorsque la partie de la littérature que l’on comprend d’ordinaire sous le nom de bel-esprit, devient une mode, une espèce de manie publique, les gens de lettres n’y gagnent pas, et les autres professions y perdent. Cette foule de prétendans au bel-esprit fait qu’on distingue moins ceux qui ont des droits d’avec ceux qui n’ont que des prétentions.

À l’égard des hommes qui sont comptables à la société de diverses professions graves, utiles, ou même de nécessité, qui exigent presque toute l’application de ceux qui s’y destinent, telles que la guerre, la magistrature, le commerce, les arts, c’est, sans doute, une grande ressource pour eux que la connoissance et le goût modéré des lettres. Ils y trouvent un délassement, un plaisir, et un certain exercice d’esprit qui n’est pas inutile à leurs autres fonctions. Mais si ce goût devient trop vif, et dégénère en passion, il est impossible que les devoirs réels n’en souffrent. Les premiers de tous sont ceux de la profession qu’on a embrassée, parce que la première obligation est d’être citoyen.

Les lettres ont par elles-mêmes un attrait qui séduit l’esprit, lui rend les autres occupations rebutantes, et fait négliger celles qui sont les plus indispensables. On ne voit guère d’homme passionné pour le bel-esprit, s’acquitter bien d’une profession différente. Je ne doute point qu’il n’y ait des hommes engagés dans des professions très-opposées aux lettres, pour lesquelles ils avoient des talens marqués. Il seroit à désirer pour le bien de la société qu’ils s’y fussent totalement livrés, parce que leur génie et leur état étant restés en contradiction, ils ne sont bons à rien.

Ces talens décidés, ces vocations marquées sont très-rares ; la plupart des talens dépendent communément des circonstances, de l’exercice et de l’application qu’on en a faits. Mettons un peu ces prétendus talens naturels et non cultivés à l’épreuve.

Nous voyons des hommes dont l’oisiveté forme, pour ainsi dire, l’état ; ils se font amateurs de bel-esprit ; ils s’annoncent pour le goût, c’est leur affiche ; recherchent les lectures ; ils s’empressent ; ils conseillent ; ils veulent protéger, sans qu’on les en prie, ni qu’ils en aient le droit ; et croient naïvement, ou tâchent de faire croire qu’ils ont part aux ouvrages et aux succès de ceux qu’ils ont incommodés de leurs conseils.

Cependant ils se font par-là une sorte d’existence, une petite réputation de société. Pour peu qu’ils montrent d’esprit, s’ils restent dans l’inaction, et se bornent prudemment au droit de juger décisivement, ils usurpent dans l’opinion une espèce de supériorité sur les talens mêmes. On les croit capables de faire tout ce qu’ils n’ont pas fait, et uniquement parce qu’ils n’ont rien fait. On leur reproche leur paresse ; ils cèdent aux instances, et se hasardent à entrer dans la carrière dont ils étoient les arbitres. Leurs premiers essais profitent du préjugé favorable de leur société. On loue, on admire, on se récrie que le public ne doit pas être privé d’un chef-d’œuvre. La modeste complaisance de l’auteur se laisse violer, et consent à se produire au grand jour.

C’est alors que l’illusion s’évanouit ; le public condamne l’ouvrage, ou s’en occupe peu ; les admirateurs se rétractent, et l’auteur déplacé apprend, par son expérience, qu’il n’y a point de profession qui n’exige un homme tout entier. En effet, on citeroit peu d’ouvrages de goût, qui ne soient partis d’auteurs de profession ; parmi lesquels on doit comprendre ceux qui peuvent avoir une profession différente, mais qui ne s’en livrent pas moins à l’étude et à l’exercice des lettres, souvent avec plus de goût et d’assiduité qu’aux fonctions de leur état. En effet, ce qui constitue l’homme de lettres n’est pas une vaine affiche, ou la privation de tout autre titre ; mais l’étude, l’application, la réflexion et l’exercice.

Les mauvais succès ne détrompent pas ceux qu’ils humilient. Il n’y a point d’amour-propre plus sensible et moins corrigible que celui qui naît du bel-esprit ; et il est infiniment plus ombrageux dans ceux dont ce n’est pas la profession, que dans les vrais auteurs, parce qu’on est plus humilié d’être au-dessous de ses présentions que de ses devoirs. C’est en vain qu’ils affichent l’indifférence, ils ne trompent personne. L’indifférence est la seule disposition de l’âme qui doive être ignorée de celui qui l’éprouve ; elle n’existe plus dès qu’on l’annonce.

Il n’y a point d’ouvrages qui ne demandent du travail ; les plus mauvais ont souvent le plus coûté, et l’on ne se donne point de peine sans objet. On n’en a point, dit-on, d’autre que son amusement : dans ce cas-là il ne faut point faire imprimer ; il ne faut pas même lire à ses amis, puisque c’est vouloir les consulter ou les amuser. On ne consulte point sur les choses qui n’intéressent pas, et l’on ne prétend pas amuser avec celles qu’on n’estime point. Cette prétendue indifférence est donc toujours fausse ; il n’y a qu’un intérêt très-sensible qui fasse jouer l’indifférence. C’est une précaution en cas de mauvais succès, ou l’ostentation d’un droit qu’on voudroit établir pour décidé.

On n’a jamais tant donné de ridicule au bel esprit, que depuis qu’on en est infatué. Cependant la faiblesse sur ce sujet est telle, que ceux qui pourroient tirer leur gloire d’ailleurs, se repaissent sur le bel-esprit d’éloges dont ils reconnoissent eux-mêmes la mauvaise foi. Votre sincérité vous en feroit des ennemis irréconciliables, eux qui s’élèvent contre l’amour-propre des auteurs de profession.

Examinons quelles sont les causes de cet amour-propre excessif ; voici celles qui m’ont frappé.

Chez les peuples sauvages la force a fait la noblesse et la distinction entre les hommes ; mais parmi des nations policées, où la force est soumise à des lois qui en préviennent ou en répriment la violence, la distinction réelle et personnelle la plus reconnue vient de l’esprit.

La force ne sauroit être parmi nous une distinction ni un moyen de fortune ; c’est un avantage pour des travaux pénibles, qui sont le partage de la plus malheureuse classe des citoyens. Mais, malgré la subordination que les lois, la politique, la sagesse ou l’orgueil ont pu établir, il reste toujours à l’esprit dans les classes les plus obscures des moyens de fortune et d’élévation qu’il peut saisir, et que des exemples lui indiquent. Au défaut des avantages réels que l’esprit peut procurer suivant l’application qu’on en peut faire dans les diverses professions, le plus stérile pour la fortune donne encore une sorte de considération.

Mais comment arrive-t-il que de toutes les sortes d’esprit dont on peut faire usage, le bel esprit soit celui qui inspire le plus d’amour-propre ? Sur quoi fonde-t-on sa supériorité ? et qu’est-ce qui en favorise si fort la prétention ? Voilà d’où vient l’illusion.

Premièrement, les hommes ne sont jamais plus jaloux de leurs avantages, que lorsqu’ils les regardent comme leur étant personnels, qu’ils s’imaginent ne les devoir qu’à eux-mêmes ; et, comme ils jugent moins de l’esprit par des effets éloignés, et dont ils n’aperçoivent pas toujours la liaison, que sur des signes immédiats ou prochains, les hommes qui ne sont pas faits à la réflexion, croient voir cette prérogative dans le bel-esprit plus que dans tout autre. Ils jugent qu’il appartient en propre à celui qui en est doué. Ils voient, ou croient voir qu’il produit de lui-même et sans secours étrangers ; car ils ne distinguent pas ces secours qui sont cependant très-réels. Ils ne font pas attention qu’à talens égaux, les écrivains les plus distingués sont toujours ceux qui se sont nourris de la lecture réfléchie des ouvrages de ceux qui ont paru avec éclat dans la même carrière. On ne voit pas, dis-je, assez que l’homme le plus fécond, s’il étoit réduit à ses propres idées, en auroit peu ; que c’est par la connoissance et la comparaison des idées étrangères, qu’on parvient à en produire une quantité d’autres qu’on ne doit qu’à soi. Qui ne seroit riche que des siennes propres, seroit fort pauvre ; mais qui n’auroit que celles d’autrui, pourroit encore être assez sot, et ne s’en pas douter.

Secondement, ce qui favorise encore l’opinion avantageuse qu’on a du bel-esprit, vient d’un parallèle qu’on est souvent à portée de faire.

On remarque que le fils d’un homme d’esprit et de talent fait souvent des efforts inutiles pour marcher sur les traces de son père : il n’y a rien de moins héréditaire ; au lieu que le fils d’un savant devient, s’il le veut, un savant lui-même. En géométrie et dans toutes les vraies sciences qui ont des principes, des règles et une méthode, on peut parvenir, et l’on parvient ordinairement, sinon à la gloire, du moins aux connoissances de ses prédécesseurs.

Peut-être dira-t-on, à l’avantage de certaines sciences, que l’utilité en est plus réelle ou plus reconnue que celle du bel-esprit ; mais cette objection est plus favorable à ces sciences mêmes qu’à ceux qui les professent.

Il est vrai que celui qui s’annonce pour les sciences est obligé d’en être instruit jusqu’à un certain point, sans quoi il ne peut pas s’en imposer grossièrement à lui-même, et il en imposeroit difficilement aux autres, s’ils ont intérêt de s’en éclaircir. Quoique les sciences ne soient pas exemptes de charlatanerie, elle y est plus difficile que sur ce qui n’a rapport qu’à l’esprit. On se trompe de bonne foi à cet égard, et l’on trompe assez facilement les autres, sur-tout si l’on ne se commet pas en donnant des ouvrages, et qu’on se borne au simple titre d’homme d’esprit et de goût. Voilà ce qui rend le bel-esprit si commun, qu’il ne devroit pas inspirer tant de vanité.

Mais laissant à part ce peuple de gens d’esprit, sur quoi les auteurs de mérite, et dont les preuves sont incontestables, fondent-ils leur supériorité à l’égard de plusieurs professions ?

En supposant que l’esprit dût être la seule mesure de l’estime, en ne comptant pour rien les différens degrés d’utilité, et ne jugeant les professions que sur la portion d’esprit qu’elles exigent, combien y en a-t-il qui supposent autant et peut-être plus de pénétration, de sagacité, de prestesse, de discussion, de comparaison, en un mot, d’étendue de lumière, que les ouvrages de goût et d’agrément les plus célèbres ?

Je ne citerai pas ce qui regarde le gouvernement ou la conduite des armées ; on pourroit croire que l’éclat qui accompagne certaines places peut influer sur l’estime qu’on fait de ceux qui les remplissent avec succès, et j’aurois trop d’avantage. Je n’entrerai pas non plus dans le détail de tous les différens emplois ; il y en auroit plus qu’on ne croit qui auroient des titres solides à produire. Portons du moins la vue sur quelques occupations de la société.

Le magistrat, qui est digne de sa place, ne doit-il pas avoir l’esprit juste, exact, pénétrant, exercé, pour percer jusqu’à la vérité à travers les nuages dont l’injustice et la chicanne cherchent à l’obscurcir ; pour arracher à l’imposture le masque de l’innocence ; pour discerner l’innocence malgré l’embarras, la frayeur ou la maladresse qui semblent déposer contr’elle ; pour distinguer l’assurance de l’innocent d’avec l’audace du coupable ; pour connoître également et concilier l’équité naturelle et la loi positive ; pour faire céder l’une à l’autre, suivant l’intérêt de la société, et par conséquent de la justice même ?

Faut-il moins de qualités dans l’orateur pour éclaircir et présenter l’affaire sur laquelle le juge doit prononcer ; pour diriger les lumières du magistrat, et quelquefois les lui fournir ? car je ne parle point de l’art criminel d’égarer la justice.

Quel discernement ! quelle finesse de discussion n’exige pas l’art de la critique !

Quelle force de génie ne faut-il pas pour imaginer certains systèmes qui peut-être sont faux, mais qui n’en servent pas moins à expliquer des phénomènes, constater, concilier des faits, et trouver des vérités nouvelles !

Quelle sagacité dans les sciences, pour inventer des méthodes qui prouvent l’étendue des lumières dans les inventeurs, et dont l’utilité est telle, qu’elles guident avec certitude ceux mêmes qui n’en conçoivent pas les principes !

Cependant plusieurs de ces philosophes sont à peine connus ; il n’y a de célèbres que ceux qui ont fait des révolutions dans les esprits, tandis que ceux qui ne sont qu’utiles restent ignorés. Les hommes ne méconnoissent jamais plus les bienfaits que lorsqu’ils en jouissent avec tranquillité.

La gloire du bel-esprit est bien différente. Elle est sentie et publiée par le commun des hommes, qui sont jusqu’à un certain point en état d’en concevoir les idées, et qui se sentent incapables de les produire sous la forme où elles leur sont présentées ; de là naît leur admiration. Au lieu que les philosophes ne sont sentis que par des philosophes, ils ne peuvent prétendre qu’à l’estime de leurs pairs ; c’est jouir d’une considération bien bornée.

Mais pourquoi entrer dans un examen détaillé des occupations qu’on regarde comme dépendantes principalement de l’esprit ? Il y en a beaucoup d’autres qu’on ne range pas ordinairement dans cette classe-là, et qui n’en exigent pas moins.

Doutera-t-on, par exemple, qu’il ne faille une grande étendue de lumières pour imaginer une nouvelle branche de commerce, ou pour en perfectionner une déjà bien établie, pour apercevoir un vice d’administration consacré par le temps ?

On avouera, sans doute, qu’on ne peut pas refuser l’esprit à ceux qui se sont illustrés dans les différentes carrières dont je viens de parler ; mais on dira qu’il n’en faut pas beaucoup pour y marcher faiblement. Pour réponse à cette distinction, il suffit d’en faire une pareille, et de demander quel cas on fait de ceux qui rampent dans la littérature ; on va jusqu’à l’injustice à leur égard, en les estimant moins qu’ils ne le méritent.

On fait encore une objection dont on est frappé, et qui est bien foible. On remarque, dit-on, que plusieurs hommes se sont fait un nom dans les arts ou dans certaines sciences, quoiqu’ils fussent incapables de toutes les autres choses auxquelles ils s’étoient d’abord inutilement appliqués, et que, loin d’être en état de produire le moindre ouvrage de goût et d’agrément, à peine atteignent-ils au courant de la conversation. Dès-là on prend droit de les regarder comme des espèces de machines, dont les ressorts n’ont qu’un effet déterminé.

Mais croit-on que tous ceux qui se sont distingués dans le bel-esprit, eussent été également capables de toutes les autres professions, et des différens emplois de la société ? Ils n’auroient peut-être jamais été ni bons magistrats, ni bons commerçans, ni bons jurisconsultes, ni bons artistes. Sont-ils bien sûrs qu’ils y auroient été propres ? Ce qu’ils ont pris chez eux pour répugnance sur certaines occupations, pouvoit être un signe d’incapacité autant que de dégoût. N’y auroit-il point d’exemples de beaux-esprits distingués qui fussent assez bornés sur d’autres articles, même sur ce qui paroît avoir, et en effet a le plus de rapport avec l’esprit, tel que le simple talent de la conversation, car c’en est un comme un autre ? On en trouveroit sans doute des exemples, et l’on auroit tort d’en être étonné.

Pour faire voir que l’universalité des talens est une chimère, je ne veux pas chercher mes autorités dans la classe commune des esprits ; montons jusqu’à la sphère de ces génies rares, qui, en faisant honneur à l’humanité, humilient les hommes par la comparaison. Newton qui a deviné le système de l’univers, du moins pour quelque temps, n’étoit pas regardé comme capable de tout par ceux mêmes qui s’honoroient de l’avoir pour compatriote.

Guillaume III, qui se connoissoit en hommes, étoit embarrassé sur une affaire politique ; on lui conseilla de consulter Newton : Newton, dit-il, n’est qu’un grand philosophe. Ce titre étoit, sans doute, un éloge rare ; mais enfin, dans cette occasion-là, Newton n’étoit pas ce qu’il falloit, il en étoit incapable, et n’étoit qu’un grand philosophe. Il est vraisemblable, mais non pas démontré, que, s’il eût appliqué à la science du gouvernement les travaux qu’il avoit consacrés à la connoissance de l’univers, le roi Guillaume n’eût pas dédaigné ses conseils.

Dans combien de circonstances, sur combien de questions, le philosophe n’eût-il pas répondu à ceux qui lui auroient conseillé de consulter le monarque : Guillaume n’est qu’un politique, un grand roi.

Le prince et le philosophe étoient également capables de connoître les limites de leur génie ; au lieu qu’un homme d’imagination regarderoit comme une injustice d’être récusé sur quelque matière que ce pût être. Les hommes de ce caractère se croient capables de tout ; l’inexpérience même fortifie leur amour-propre, qui ne peut s’éclairer que par des fautes, et diminuer par des connoissances acquises.

Les plus grandes affaires, celles du gouvernement ne demandent que de bons esprits ; le bel esprit y nuiroit, et les grands esprits y sont rarement nécessaires. Ils ont des inconvéniens pour la conduite, et ne sont propres qu’aux révolutions ; ils sont nés pour édifier ou pour détruire. Le génie a ses bornes et ses écarts ; la raison cultivée suffit à tout ce qui nous est nécessaire.

Si, d’un côté, il y a peu de talens si décidés pour un objet, qu’il eût été absolument impossible à celui qui en est doué de réussir dans toute autre chose ; on peut, d’un autre côté, soutenir que tout est talent ; c’est-à-dire en général, qu’avec quelque disposition naturelle, on peut, en y joignant de l’application, et sur-tout des exercices réitérés, réussir dans quelque carrière que ce puisse être. Je ne prétends avancer qu’une proposition générale ; j’excepte les vrais génies et les hommes totalement stupides, deux sortes d’êtres presqu’également rares.

On voit, par exemple, des hommes qui ne paroissent pas capables de lier deux idées ensemble, et qui cependant font au jeu les combinaisons les plus compliquées, les plus sûres et les plus rapides. Il faut nécessairement de l’esprit pour de telles opérations ; on dit qu’ils ont l’esprit du jeu. Mais, s’il n’y avoit aucun jeu d’inventé, croit-on que ces joueurs si subtils eussent été réduits à la seule existence matérielle ? Cet esprit de calcul et de combinaison auroit pu être appliqué à des sciences qui leur auroient peut-être fait un nom.

Les circonstances décident souvent de la différence des talens. C’est ainsi que le choc du caillou fait sortir la flamme, en rompant l’équilibre qui la retenoit captive.

Ce qui est beaucoup plus rare que les grands talens, c’est une flexibilité d’esprit qui saisisse un objet, l’embrasse, et puisse ensuite se replier vers un autre, qui en pénètre l’intérieur avec force, et qui le présente avec clarté. C’est une vue qui, au lieu d’avoir une direction fixe, déterminée et sur une seule ligne, a une action sphérique. Voilà ce qu’on peut appeler l’esprit de lumière : il peut imiter tous les talens, sans toutefois les porter au même degré que les hommes qui sont bornés ; mais s’il est quelquefois moins brillant que les talens, il est beaucoup plus utile.

Les talens sont ou deviennent personnels à ceux qui en sont doués, ou qui les ont acquis par l’exercice ; au lieu que l’esprit de lumière se communique, et développe celui des autres. Ceux qui l’ont en partage ne peuvent le méconnoître, et se rendent intérieurement justice ; car la modestie n’est, et ne peut être qu’une vertu extérieure ; c’est un voile dont on couvre son mérite, pour ne point blesser les yeux de l’envie : au lieu que l’humilité est le sentiment, l’aveu sincère de sa foiblesse. Ils n’ignorent pas aussi que cet esprit même qui semble appartenir uniquement à la nature, a presqu’autant besoin d’exercice que les talens pour se perfectionner ; mais si la présomption les gagne ; s’ils viennent à s’exagérer leur esprit, en prenant leur facilité à s’instruire pour les connoissances mêmes ; leur prévoyance, leur sagacité, pour l’expérience, ils tombent dans des bévues plus grossières que ne font les hommes bornés, mais attentifs. Les chutes sont plus rudes quand on court que lorsqu’on marche lentement. L’esprit est le premier des moyens ; il sert à tout, et ne supplée presqu’à rien.

Dans l’examen que je viens de faire, mon dessein n’est assurément pas de dépriser le vrai bel esprit. Tout peut, à la vérité, être regardé comme talent, ou, si l’on veut, comme métier. Mais il y en à qui exigent un assemblage de qualités rares ; et le bel-esprit est du nombre. Je prétends seulement que, s’il est dans la première classe, il n’y est pas seul ; que si l’on veut lui donner une préférence exclusive, on joint le ridicule à l’injustice ; et que si la manie du bel-esprit augmente ou se soutient long-temps au point où elle est, elle nuira infailliblement à l’esprit.

C’est contre l’excès et l’altération du bien qu’on doit être en garde ; le mal bien reconnu exige moins d’attention, parce qu’il s’annonce assez de lui-même ; et, pour finir par un exemple qui a beaucoup de rapport à mon sujet, ce seroit un problème à résoudre, que d’examiner combien l’impression a contribué au progrès des lettres et des sciences, et combien elle y peut nuire. Je ne veux pas m’engager dans une discussion qui exigeroit un traité particulier ; mais je demande simplement qu’on fasse attention que si l’impression a multiplié les bons ouvrages, elle favorise aussi un nombre effroyable de traités sur différentes matières ; de sorte qu’un homme qui veut s’appliquer à un genre particulier, l’approfondir, et s’instruire, est obligé de payer à l’étude un tribut de lectures inutiles, rebutantes et souvent contraires à son objet. Avant que d’être en état de choisir ses guides, il a épuisé ses forces.

Je rappellerai donc à cet égard ce que j’ai avancé sur l’éducation, que le plus grand service que les sociétés littéraires pourroient rendre aujourd’hui aux lettres, aux sciences et aux arts, seroit de faire des méthodes, et de tracer des routes, qui épargneroient du travail, des erreurs, et conduiroient à la vérité par les voies les plus courtes et les plus sûres.


CHAPITRE XIII.

Sur le rapport de l’esprit et du caractère.


Le caractère est la forme distinctive d’une âme d’avec une autre, sa différente manière d’être. Le caractère est aux âmes ce que la physionomie et la variété dans les mêmes traits sont aux visages.

Les visages sont composés des mêmes parties ; c’est en cela qu’ils se ressemblent : l’accord de ces parties est différent ; voilà ce qui les distingue les uns des autres, et empêche de les confondre.

Les hommes sans caractère sont des visages sans physionomie, de ces visages communs qu’on ne prend pas la peine de distinguer.

L’esprit est une des facultés de l’âme qu’on peut comparer à la vue ; et l’on peut considérer la vue par sa netteté, son étendue, sa promptitude, et par les objets sur lesquels elle est exercée ; car, outre la faculté de voir, on apprend encore à voir.

Je ne veux pas entrer ici dans une discussion métaphysique, qu’on ne jugeroit peut-être pas assez nécessaire à mon sujet, quoiqu’il n’y eût peut-être pas de métaphysique mieux employée que celle qui seroit appliquée aux mœurs ; elle justifieroit le sentiment, en démontrant les principes.

Nous avons vu dans le chapitre précédent les injustices qu’on fait dans la prééminence qu’on donne à certains talens ; nous allons voir qu’on n’en fait pas moins dans les jugemens qu’on porte sur les différentes sortes d’esprit. Il y en a du premier ordre que l’on confond quelquefois avec la sottise.

Ne voit-on pas des gens dont la naïveté et la candeur empêchent qu’on ne rende justice à leur esprit ? Cependant la naïveté n’est que l’expression la plus simple et la plus naturelle d’une idée dont le fonds peut être fin et délicat ; et cette expression simple a tant de grâce, et d’autant plus de mérite, qu’elle est le chef-d’œuvre de l’art dans ceux à qui elle n’est pas naturelle.

La candeur est le sentiment intérieur de la pureté de son âme, qui empêche de croire qu’on ait rien à dissimuler ; et la naïveté empêche de le savoir.

L’ingénuité peut être une suite de la sottise, quand elle n’est pas l’effet de l’inexpérience ; mais la naïveté n’est souvent que l’ignorance de choses de convention, faciles à apprendre, quelquefois bonnes à dédaigner ; et la candeur est la première marque d’une belle âme. La naïveté et la candeur peuvent se trouver dans le plus beau génie, et alors elles en font l’ornement le plus précieux et le plus aimable.

Il n’est pas étonnant que le vulgaire qui n’est pas digne de respecter des avantages si rares, soit l’admirateur de la finesse de caractère, qui n’est souvent que le fruit de l’attention fixe et suivie d’un esprit médiocre que l’intérêt anime. La finesse peut marquer de l’esprit ; mais elle n’est jamais dans un esprit supérieur, à moins qu’il ne se trouve avec un cœur bas. Un esprit supérieur dédaigne les petits ressorts, il n’emploie que les grands, c’est-à-dire les simples.

On doit encore distinguer la finesse de l’esprit de celle du caractère. L’esprit fin est souvent faux, précisément parce qu’il est trop fin ; c’est un corps trop délié pour avoir de la consistance. La finesse imagine au lieu de voir ; à force de supposer elle se trompe. La pénétration voit, et la sagacité va jusqu’à prévoir. Si le jugement fait la base de l’esprit, sa promptitude contribue encore à sa justesse ; mais si l’imagination domine, c’est la source d’erreurs la plus féconde.

Enfin, la finesse est un mensonge en action ; et le mensonge part toujours de la crainte ou de l’intérêt, et par conséquent de la bassesse. On ne voit point d’homme puissant et absolu, quelque vicieux qu’il soit d’ailleurs, mentir à celui qui lui est soumis, parce qu’il ne le craint pas. Si cela arrive, c’est sûrement par une vue d’intérêt, auquel cas il cesse en ce point d’être puissant, et devient alors dépendant de ce qu’il désire, et ne peut emporter par la force ouverte.

Il ne faut pas être surpris qu’un homme d’esprit soit trompé par un sot. L’un suit continûment son objet, et l’autre ne s’avise pas d’être en garde. La duperie des gens d’esprit vient de ce qu’ils ne comptent pas assez avec les sots, c’est à-dire, de ce qu’ils les comptent pour trop peu.

On auroit plus de raison de s’étonner des fautes grossières où les gens d’esprit tombent d’eux-mêmes. Leurs fautes sont cependant encore moins fréquentes que celles des autres hommes ; mais quelquefois plus graves et toujours plus remarquées. Quoi qu’il en soit, j’en ai cherché la raison, et je crois l’apercevoir dans le peu de rapport qui se trouve entre l’esprit d’un homme et son caractère ; car ce sont deux choses très distinctes.

La dépendance mutuelle de l’esprit et du caractère peut être envisagée sous trois aspects. On n’a pas le caractère de son esprit, ou l’esprit de son caractère. On n’a pas assez d’esprit pour son caractère. On n’a pas assez de caractère pour son esprit.

Un homme, par exemple, sera capable des plus grandes vues, de concevoir, digérer et ordonner un grand dessein. Il passe à l’exécution et il échoue, parce qu’il se dégoûte, qu’il est rebuté des obstacles même qu’il avoit prévus et dont il voyoit les ressources. On le reconnaît d’ailleurs pour un homme de beaucoup d’esprit, et ce n’est pas en effet par là qu’il a manqué. On est étonné de sa conduite, parce qu’on ignore qu’il est léger et incapable de suite dans le caractère ; qu’il n’a que des accès d’ambition qui cèdent à une paresse naturelle ; qu’il est incapable d’une volonté forte à laquelle peu de choses résistent, même pour les gens bornés ; et qu’enfin il n’a pas le caractère de son esprit. Sans manquer d’esprit, on manque à son esprit par légèreté, par passion, par timidité.

Un autre, d’un caractère propre aux plus grandes entreprises, avec du courage et de la constance, manquera de l’esprit qui fournit les moyens ; il n’a pas l’esprit de son caractère.

Voilà l’opposition du caractère et de l’esprit. Mais il y a une autre manière de faire des fautes, malgré beaucoup d’esprit même analogue au caractère ; c’est lorsqu’on n’a pas encore assez d’esprit pour ce caractère.

Un homme d’un esprit étendu et rapide aura des projets encore plus vastes : il faut nécessairement qu’il échoue, parce que son esprit ne suffit pas encore à son caractère. Il y a tel homme qui n’a fait que des sottises, qui avec un autre caractère que le sien, auroit passé avec justice pour un génie supérieur.

Mettons en opposition un homme dont l’esprit a une sphère peu étendue, mais dont le cœur exempt des passions vives ne le porte pas au delà de cette sphère bornée. Ses entreprises et ses moyens sont en proportion égale ; il ne fera point de faute, et sera regardé comme sage, parce que la réputation de sagesse dépend moins des choses brillantes qu’on fait, que des sottises qu’on ne fait point.

Peut-être y a-t-il plus d’esprit chez les gens vifs que chez les autres ; mais aussi ils en ont plus de besoin. Il faut voir clair et avoir le pied sûr quand on veut marcher vite ; sans quoi, je le répète, les chutes sont fréquentes et dangereuses. C’est par cette raison que de tous les sots, les plus vifs sont les plus insupportables.

Un caractère trop vif nuit quelquefois à l’esprit le plus juste, en le poussant au delà du but, sans qu’il l’ait aperçu. On ne se trouve pas humilié de cet excès, parce qu’on suppose que le moins est renfermé dans le plus ; mais ici le plus et le moins ne sont pas bien comparés, et sont de nature différente. Il faut plus de force pour s’arrêter au terme, que pour le passer par la violence de l’impulsion. Voir le but où l’on tend, c’est jugement ; y atteindre, c’est justesse ; s’y arrêter, c’est force ; le passer, ce peut être foiblesse.

Les jugemens de l’extrême vivacité ressemblent assez à ceux de l’amour-propre qui voit beaucoup, compare peu, et juge mal. La science de l’amour-propre est de toutes la plus cultivée et la moins perfectionnée. Si l’amour-propre pouvoit admettre des règles de conduite, il deviendroit le germe de plusieurs vertus, et suppléeroit à celles même qu’il paroît exclure.

On objectera peut-être qu’on voit des hommes d’un flegme et d’un esprit également reconnus tomber dans des égaremens qui tiennent de l’extravagance ; mais on ne fait pas attention que ces mêmes hommes, malgré cet extérieur froid, sont des caractères violens. Leur tranquillité n’est qu’apparente ; c’est l’effet d’un vice des organes, un maintien de hauteur ou d’éducation, une fausse dignité ; leur sang-froid n’est que de l’orgueil.

On confond assez communément la chaleur et la vivacité, la morgue et le sang-froid. Cependant on est souvent très-violent, sans être vif. Le feu pénétrant du charbon de terre jette peu de flamme, c’est même en étouffant celle-ci qu’on augmente l’activité du feu ; la flamme, au contraire, peut être fort brillante, sans beaucoup de chaleur.

Le plus grand avantage pour le bonheur, est une espèce d’équilibre entre les idées et les affections, entre l’esprit et le caractère.

Enfin, si l’on reproche tant de fautes aux gens d’esprit, c’est qu’il y en a peu qui, par la nature ou l’étendue de leur esprit, aient celui de leur caractère ; et malheureusement celui-ci ne change point. Les mœurs se corrigent, l’esprit se fortifie ou s’altère ; les affections changent d’objet, le même peut successivement inspirer l’amour ou la haine ; mais le caractère est inaltérable, il peut être contraint ou déguisé, il n’est jamais détruit. L’orgueil humilié et rampant est toujours de l’orgueil.

L’âge, la maladie, l’ivresse changent, dit-on, le caractère. On se trompe. La maladie et l’âge peuvent l’affaiblir, en suspendre les fonctions, quelquefois le détruire, sans jamais le dénaturer. Il ne faut pas confondre avec le caractère ce qui part de la chaleur du sang, de la force du tempérament. Presque tous les hommes, quoique de caractères différens ou opposés, sont courageux dans le jeune âge, et timides dans la vieillesse. On ne prodigue jamais tant sa vie que lorsqu’on en a le plus à perdre. Que de guerriers dont le courage s’écoule avec le sang ! N’en a-t-on pas vu qui, après avoir bravé mille fois le trépas, tombés dans une maladie de langueur, éprouvoient dans un lit toutes les âfres de la mort.

L’ivresse, en égarant l’esprit, n’en donne que plus de ressort au caractère. Le vil complaisant d’un homme en place s’étant enivré, lui tint les propos d’une haine envenimée, et se fit chasser. On voulut excuser l’offenseur sur l’ivresse. Je ne puis m’y tromper, répondit l’offensé ; ce qu’il me dit étant ivre, il le pense à jeun.

Après avoir examiné l’opposition qui peut se trouver entre le caractère et l’esprit, sous combien de faces ne pourroit-on pas envisager la question ? Combien de combinaisons faudroit-il faire ! combien de détails à développer, si l’on vouloit montrer les inconvéniens qui résultent de la contrariété du caractère et de l’esprit avec la santé ! On n’imagine pas à quel point la conduite qu’on suit, et les différens partis qu’on prend et qu’on abandonne dépendent de la santé. Un caractère fort, un esprit actif exigent une santé robuste. Si elle est trop foible pour y répondre, elle achève par là de se détruire. Il y a mille occasions où il est nécessaire que le caractère, l’esprit et la santé soient d’accord.

Tout ce que l’homme qui a le plus d’esprit peut faire, c’est de s’étudier, de se connoître, de consulter ses forces, et de compter ensuite avec son caractère ; sans quoi les fautes, et même les malheurs ne servent qu’à l’abattre, sans le corriger ; mais, pour un homme d’esprit, ils sont une occasion de réfléchir. C’est, sans doute, ce qui a fait dire qu’il y a toujours de la ressource avec les gens d’esprit. La réflexion sert de sauvegarde au caractère, sans le corriger, comme les règles en servent au génie, sans l’inspirer. Elles font peu pour l’homme médiocre, elles préviennent les fautes de l’homme supérieur.


CHAPITRE XIV.

Sur l’estime et le respect.


Ce que j’ai dit jusqu’ici des différens jugemens des hommes m’engage à tâcher d’en pénétrer les causes.

Toutes les facultés de notre âme se réduisent, comme on l’a vu, à sentir et penser ; nous n’avons que des idées ou des affections, car la haine même n’est qu’une révolte contre ce qui s’oppose à nos affections.

Dans les choses purement intellectuelles nous ne ferions jamais de faux jugemens, si nous avions présentes toutes les idées qui regardent le sujet dont nous voulons juger. L’esprit n’est jamais faux, que parce qu’il n’est pas assez étendu, au moins sur le sujet dont il s’agit, quelqu’étendue qu’il pût avoir d’ailleurs sur d’autres matières ; mais dans celles où nous avons intérêt, les idées ne suffisent pas à la justesse de nos jugemens. La justesse de l’esprit dépend alors de la droiture du cœur, et du calme des passions ; car je doute qu’une démonstration mathématique parût une vérité à quelqu’un dont elle combattroit une passion forte ; il y supposeroit du paralogisme.

Si nous sommes affectés pour ou contre un objet, il est bien difficile que nous soyons en état d’en juger sainement. Notre intérêt plus ou moins développé, mieux ou moins bien entendu, mais toujours senti, fait la règle de nos jugemens.

Il y a des sujets sur lesquels la société a prononcé, et qu’elle n’a pas laissés à notre discussion. Nous souscrivons à ses décisions par éducation et par préjugé ; mais la société même s’est déterminée par les principes qui dirigent nos jugemens particuliers, c’est-à-dire, par l’intérêt. Nous consultons tous séparément notre intérêt personnel bien ou mal appliqué ; la société a consulté l’intérêt commun qui rectifie l’intérêt particulier. C’est l’intérêt public, peut-être l’intérêt de ceux qui gouvernent, mais qu’il faut bien supposer juste, qui a dicté les lois et qui fait les vertus ; c’est l’intérêt particulier qui fait les crimes, quand il est opposé à l’intérêt commun. L’intérêt public, fixant l’opinion générale, est la mesure de l’estime, du respect, du véritable prix, c’est-à-dire, du prix reconnu des choses. L’intérêt particulier décide des jugemens les plus vifs et les plus intimes, tels que l’amitié et l’amour, les deux effets les plus sensibles de l’amour de nous-mêmes. Passons à l’application de ces principes.

Qu’est-ce que l’estime, sinon un sentiment que nous inspire ce qui est utile à la société ? Mais quoique cette utilité soit nécessairement relative à tous les membres de la société, elle est trop habituelle et trop peu directe pour être vivement sentie. Ainsi notre estime n’est presque qu’un jugement que nous portons, et non pas une affection qui nous échauffe, telle que l’amitié que nous inspirent ceux qui nous sont personnellement utiles ; et j’entends par utilité personnelle, non-seulement des services, des bienfaits matériels, mais encore le plaisir et tout ce qui peut nous affecter agréablement, quoiqu’il puisse dans la suite nous être réellement nuisible. L’utilité ainsi entendue doit, comme on juge bien, s’appliquer même à l’amour, le plus vif de tous les sentimens, parce qu’il a pour objet ce que nous regardons comme le souverain bien, dans le temps que nous en sommes affectés.

On m’objectera peut-être que si l’amour et l’estime ont la même source, et que, suivant mon principe, ils ne diffèrent que par les degrés, l’amour et le mépris ne devroient jamais se réunir sur le même objet ; ce qui, dira-t-on, n’est pas sans exemple. On ne fait pas ordinairement la même objection sur l’amitié ; on suppose qu’un honnête homme qui est l’ami d’un homme méprisable, est dans l’ignorance à son égard, et non pas dans l’aveuglement ; et que, s’il vient à être instruit du caractère qu’il ignoroit, il en fera justice en rompant. Je n’examinerai donc pas ce qui concerne l’amitié, qui n’est pas toujours entre ceux où l’on croit la voir. Il y a bien de prétendues amitiés, bien des actes de reconnoissance qui ne sont que des procédés, quelquefois intéressés, et non pas des attachemens.

D’ailleurs, si je satisfais à l’objection sur le sentiment le plus vif, on me dispensera, je crois, d’éclaircir ce qui concerne des sentimens plus foibles.

Je dis donc que l’amour et le mépris n’ont jamais eu le même objet à la fois : car je ne prends point ici pour amour ce désir ardent, mais indéterminé, auquel tout peut servir de pâture, que rien ne fixe, et auquel sa violence même interdit le choix ; je parle de celui qui lie la volonté vers un objet à l’exclusion de tout autre. Un amant de cette espèce ne peut, dis-je, jamais mépriser l’objet de son attachement, sur-tout s’il s’en croit aimé ; car l’amour-propre offensé peut balancer, et même détruire l’amour. On voit, à la vérité, des hommes qui ressentent la plus forte passion pour un objet qui l’est aussi du mépris général ; mais, loin de partager ce mépris, ils l’ignorent ; s’ils y ont souscrit eux-mêmes avant leur passion, ils l’oublient ensuite, se rétractent de bonne foi, et crient à l’injustice. S’il leur arrive, dans ces orages si communs aux amans, de se faire des reproches outrageans, ce sont des accès de fureur si peu réfléchis, qu’ils arrivent aux amans qui ont le plus droit de se respecter.

L’aveuglement peut n’être pas continuel, et avoir des intervalles où un homme rougit de son attachement ; mais cette lueur de raison n’est qu’un instant de sommeil de l’amour qui se réveille bientôt pour la désavouer. Si l’on reconnaît des défauts dans l’objet aimé, ce sont de ceux qui gênent, qui tourmentent l’amour, et qui ne l’humilient pas. Peut-être ira-t-on jusqu’à convenir de sa foiblesse, et sera-t-on forcé d’avouer l’erreur de son choix ; mais c’est par impuissance de réfuter les reproches, pour se soustraire à la persécution, et assurer sa tranquillité contre des remontrances fatigantes, qu’on n’est plus obligé d’entendre, quand on est convenu de tout. Un amant est bien loin de sentir ou même de penser ce qu’on le force de prononcer, sur-tout s’il est d’un caractère doux. Mais, pour peu qu’il ait de fermeté, il résistera avec courage. Ce qu’on lui présentera comme des taches humiliantes dans l’objet de sa passion, il n’en fera que des malheurs qui le lui rendront plus cher ; la compassion viendra encore redoubler, ennoblir l’amour, en faire une vertu ; et quelquefois ce sera avec raison, sans qu’on puisse la faire adopter à des censeurs incapables de sentiment, et de faire les distinctions fines et honnêtes qui séparent le vice d’avec le malheur. Que ceux qui n’ont jamais aimé se tiennent pour dit, quelque supériorité d’esprit qu’ils aient, qu’il y a une infinité d’idées, je dis d’idées justes, auxquelles ils ne peuvent atteindre, et qui ne sont réservées qu’au sentiment.

Je viens de dire que des instans de dépit ne pouvoient pas être regardés comme un état fixe de l’âme, ni prouver que le mépris s’allie avec l’amour. Il me reste à prévenir l’objection qu’on pourroit tirer des hommes qui sentent continuellement la honte de leur attachement, et qui sont humiliés de faire de vains efforts pour se dégager. Ces hommes existent assurément, et en plus grand nombre qu’on ne croit ; mais ils ne sont plus amoureux, quelqu’apparence qu’ils en aient.

Il n’y a rien que l’on confonde si fort avec l’amour, et qui y soit souvent plus opposé, que la force de l’habitude. C’est une chaîne dont il est plus difficile de se dégager que de l’amour, surtout à un certain âge ; car je doute qu’on trouvât dans la jeunesse les exemples qu’on voudroit alléguer, non-seulement parce que les jeunes gens n’ont pas eu le temps de contracter cette habitude, mais parce qu’ils en sont incapables.

Le jeune homme qui aime l’objet le plus authentiquement méprisable, est bien loin de s’en douter. Il n’a peut-être pas encore attaché d’idée aux termes d’estime et de mépris ; il est emporté par la passion. Voilà ce qu’il sent ; je ne dirai pas : voilà ce qu’il fait ; car alors il ne fait ni ne pense rien, il jouit. Cet objet cesse-t-il de lui plaire, parce qu’un autre lui plaît davantage, il pensera ou répétera tout ce qu’on voudra du premier.

Mais dans un âge mûr, il n’en est pas ainsi : l’habitude est contractée ; on cesse d’aimer, et l’on reste attaché. On méprise l’objet de son attachement, s’il est méprisable, parce qu’on le voit tel qu’il est, et on le voit tel qu’il est, parce qu’on n’est plus amoureux.

Puisque notre intérêt est la mesure de notre estime, quand il nous porte jusqu’à l’affection, il est bien difficile que nous y puissions joindre le mépris. L’amour ne dépend pas de l’estime ; mais, dans bien des occasions, l’estime dépend de l’amour.

J’avoue que nous nous servons très-utilement de personnes méprisables que nous reconnaissons pour telles ; mais nous les regardons comme des instrumens vils qui nous sont chers, c’est-à-dire, utiles, et que nous n’aimons point ; ce sont ceux dont les personnes honnêtes paient le plus scrupuleusement les services, parce que la reconnoissance seroit un poids trop humiliant.

C’est avec bien de la répugnance que j’oserai dire que les gens naturellement sensibles ne sont pas ordinairement les meilleurs juges de ce qui est estimable, c’est-à-dire, de ce qui l’est pour la société. Les parens tendres jusqu’à la foiblesse sont les moins propres à rendre leurs enfans bons citoyens. Cependant nous sommes portés à aimer de préférence les personnes reconnues pour sensibles, parce que nous nous flattons de devenir l’objet de leur affection, et que nous nous préférons à la société. Il y a une espèce de sensibilité vague qui n’est qu’une foiblesse d’organes, plus digne de compassion que de reconnoissance. La vraie sensibilité seroit celle qui naîtroit de nos jugemens, et qui ne les formeroit pas.

J’ai remarqué que ceux qui aiment bien le public, qui affectionnent la cause commune, et s’en occupent sans ambition, ont beaucoup de liaisons et peu d’amis. Un homme qui est bon citoyen activement, n’est pas ordinairement fait pour l’amitié ni pour l’amour. Ce n’est pas uniquement parce que son esprit est trop occupé d’ailleurs ; c’est que nous n’avons qu’une portion déterminée de sensibilité, qui ne se répartit point, sans que les portions diminuent. Le feu de notre âme est en cela bien différent de la flamme matérielle, dont l’augmentation et la propagation dépendent de la quantité de son aliment.

Nous voyons chez les peuples où le patriotisme a régné avec le plus d’éclat, les pères immoler leurs fils à l’état ; nous admirons leur courage, ou sommes révoltés de leur barbarie, parce que nous jugeons d’après nos mœurs. Si nous étions élevés dans les mêmes principes, nous verrions qu’ils faisoient à peine des sacrifices, puisque la patrie concentroit toutes leurs affections, et qu’il n’y a point d’objet vers lequel le préjuge de l’éducation ne puisse quelquefois nous porter. Pour ces républicains, l’amitié n’étoit qu’une émulation de vertu, le mariage une loi de société, l’amour un plaisir passager, la patrie seule une passion. Pour ces hommes, l’amitié se confondoit avec l’estime : celle-ci est pour nous, comme je l’ai dit, un simple jugement de l’esprit, et l’autre un sentiment.

Depuis que le patriotisme a disparu, rien ne peut mieux en retracer l’idée que certains établissemens qui subsistent parmi nous, et qui ne sont nullement patriotiques relativement à la société générale. Voyez les communautés ; ceux ou celles qui les composent sont dévorés du zèle de la maison. Leurs familles leur deviennent étrangères ; ils ne connoissent plus que celle qu’ils ont adoptée. Souvent divisés par des animosités personnelles, par des haines individuelles, ils se réunissent, et n’ont plus qu’un esprit, dès qu’il s’agit de l’intérêt du corps ; ils y sacrifieroient parens, amis, s’ils en ont, et quelquefois eux-mêmes. Les vertus monastiques cèdent à l’esprit monacal. Il semble que l’habit qu’ils prennent soit le contraire de la robe de Nessus ; le poison de la leur n’agit qu’au dehors.

La faveur des partis se porte encore plus loin. Ils ne se bornent pas à leurs avantages réels, la haine contre le parti contraire est d’obligation ; c’est le seul devoir que la plupart soient en état de remplir, et dont ils s’acquittent religieusement, souvent pour des questions qu’ils n’entendent point, qui, à la vérité, ne méritent pas d’être entendues, et n’en sont adoptées et défendues qu’avec plus d’animosité. Nous en avons, de nos jours et sous nos yeux, des exemples frappans.

L’estime aujourd’hui tire si peu à conséquence, est un si foible engagement, qu’on ne craint point de dire d’un homme qu’on l’estime et qu’on ne l’aime point ; c’est faire à la fois un acte de justice, d’intérêt personnel et de franchise ; car c’est comme si l’on disoit que ce même homme est un bon citoyen, mais qu’on a sujet de s’en plaindre ; ou qu’il deplaît, et qu’on se préfère à la société ; aveu qui prouve aujourd’hui une espèce de courage philosophique, et qui autrefois auroit éte honteux, parce qu’on aimoit alors sa patrie, et par conséquent ceux qui la servoient bien.

L’altération qui est arrivée dans les mœurs, a fait encore que le respect, qui, chez les peuples dont j’ai parlé, étoit la perfection de l’estime, en souffre l’exclusion parmi nous, et peut s’allier avec le mépris.

Le respect n’est autre chose que l’aveu de la supériorité de quelqu’un. Si la supériorité du rang suivoit toujours celle du mérite, ou qu’on n’eût pas prescrit des marques extérieures de respect, son objet seroit personnel comme celui de l’estime ; et il a dû l’être originairement, de quelque nature qu’ait été le mérite de mode. Mais comme quelques hommes n’eurent pour mérite que le crédit de se maintenir dans les places que leurs aïeux avoient honorées, il ne fut plus dès-lors possible de confondre la personne dans le respect que les places exigeoient. Cette distinction se trouve aujourd’hui si vulgairement établie, qu’on voit des hommes réclamer quelquefois pour leur rang, ce qu’ils n’oseroient prétendre pour eux-mêmes. Vous devez, dit-on humblement, du respect à ma place, à mon rang ; on se rend assez de justice pour n’oser dire à ma personne. Si la modestie fait aussi tenir le même langage, elle ne l’a pas inventé, et elle n’auroit jamais dû adopter celui de l’avilissement.

La même réflexion fit comprendre que le respect qui pouvoit se refuser à la personne, malgré l’élévation du rang, devoit s’accorder, malgré l’abaissement de l’état, à la supériorité du mérite ; car le respect, en changeant d’objet dans l’application, n’a point changé de nature, et n’est dû qu’à la supériorité. Ainsi il y a depuis long-temps deux sortes de respects, celui qu’on doit au mérite, et celui qu’on rend aux places, à la naissance. Cette dernière espèce de respect n’est plus qu’une formule de paroles ou de gestes, à laquelle les gens raisonnables se soumettent, et dont on ne cherche à s’affranchir que par sottise, et par un orgueil puéril.

Le vrai respect n’ayant pour objet que la vertu, il s’ensuit que ce n’est pas le tribut qu’on doit à l’esprit ou aux talens : on les loue, on les estime, c’est-à-dire, qu’on les prise, on va jusqu’à l’admiration ; mais on ne leur doit point de respect, puisqu’ils pourroient ne pas sauver toujours du mépris. On ne mépriseroit pas précisément ce qu’on admire ; mais on pourroit mépriser à certains égards ceux qu’on admire à d’autres. Cependant ce discernement est rare ; tout ce qui saisit l’imagination des hommes, ne leur permet pas une justice si exacte.

En général, le mépris s’attache aux vices bas, et la haine aux crimes hardis qui malheureusement sont au-dessus du mépris, et font quelquefois confondre l’horreur avec une sorte d’admiration. Je ne dis rien en particulier de la colère, qui n’a guère lieu que dans ce qui nous devient personnel. La colère est une haine ouverte et passagère ; la haine une colère retenue et suivie. En considérant les différentes gradations, il me semble que tout concourt à établir les principes que j’ai posés ; et, pour les résumer en peu de mots :

Nous estimons ce qui est utile à la société, nous méprisons ce qui lui est nuisible ; nous aimons ce qui nous est personnellement utile, nous haïssons ce qui nous est contraire ; nous respectons ce qui nous est supérieur, nous admirons ce qui est extraordinaire.

Il ne s’agit plus que d’éclaircir une équivoque très-commune sur le mot de mépris, qu’on emploie souvent dans une acception bien différente de l’idée ou du sentiment qu’on éprouve. On croit souvent, ou l’on veut faire croire qu’on méprise certaines personnes, parce qu’on s’attache à les dépriser. Je remarque, au contraire, qu’on ne déprise avec affectation que par le chagrin de ne pouvoir mépriser, et qu’on estime forcément ceux contre qui l’on déclame. Le mépris qui s’annonce avec hauteur, n’est ni indifférence, ni dedain ; c’est le langage de la jalousie, de la haine et de l’estime voilées par l’orgueil ; car la haine prouve souvent plus de motifs d’estime, que l’aveu même d’une estime sincère.


CHAPITRE XV.

Sur le prix réel des choses.


Nous n’avons examiné dans le chapitre précédent que l’estime relative aux personnes ; faisons l’application de nos principes aux jugemens que nous portons du prix réel des choses, et alors estimer ne veut dire que priser.

Dans quelle proportion estimons ou prisons-nous les choses ? Dans celle de leur utilité combinée avec leur rareté ; et cette seconde façon de les considérer, c’est-à-dire la rareté, est ce qui distingue le prix que nous mettons aux choses d’avec l’estime que nous faisons des personnes. En effet, notre estime pour un homme ne diminue pas, si nous en trouvons d’autres aussi estimables ; au lieu que le prix que nous mettons à une chose rare, diminue aussitôt qu’elle devient commune.

Cette distinction est si sûre, que nous n’estimons les personnes par leur rareté qu’en les considérant comme choses. Telle est, par exemple, l’estime que nous avons pour les talens, dont nous faisons alors abstraction d’avec la personne.

Il faut encore observer à l’égard des choses, comme j’ai fait à l’égard des personnes, que le plaisir, soit réel, soit de convention, que ces choses peuvent nous faire en flattant nos sens ou notre amour-propre, se rapporte à leur utilité ; c’est toujours avec la rareté qu’elle se combine pour le prix que nous y mettons. Ajoutons que l’utilité se mesure encore par son étendue ; de façon que de deux choses dont l’utilité et la rareté sont égales, l’utilité qui est commune à un plus grand nombre d’hommes mérite le plus d’estime ; et ces trois mobiles du prix que nous mettons aux choses, l’utilité, l’étendue de cette utilité, et la rareté, se combinent à l’infini, et toujours par les mêmes lois.

Éclaircissons ces principes par des exemples. Les choses de première nécessité, telles que le pain et l’eau, ne peuvent pas être rares, sans quoi elles ne seroient pas nécessaires ; n’étant pas rares, elles ne peuvent attirer notre estime ; mais si par malheur elles cessent pour un temps d’être communes, quel prix n’y mettons-nous point ? Ce principe fait la règle du commerce.

Comment décidons-nous du prix de toutes les choses matérielles ? par la même loi. Nous prisons beaucoup un diamant ; en quoi consiste son utilité ? Dans son éclat, dans le léger plaisir de la parure, et sur-tout dans la vanité frivole qui résulte de l’opinion d’opulence et de ses effets. Mais, d’un autre côté, sa rareté est de la première classe, et les degrés de rareté peuvent compenser ou surpasser les degrés d’utilité que d’autres auroient. D’ailleurs, sous un autre aspect, l’utilité du diamant est très-grande, puisqu’il est dans la classe des richesses qui sont représentatives de toutes les utilités physiques.

Passons aux talens ; par où les prisons-nous ? Par la combinaison de leur utilité, soit pour les commodités, soit pour les plaisirs ; par le nombre de ceux qui en jouissent, et la rareté des hommes qui les exercent.

Les arts ou métiers de première nécessité sont peu estimés, parce que tout le monde est en état de les exercer, et qu’ils sont abandonnés à la partie de la société malheureusement la plus méprisée.

On n’a pas pour les laboureurs l’estime que la reconnoissance, la compassion, l’humanité devroient inspirer. Mais en supposant, par impossible, qu’il n’y eût à la fois qu’un homme capable de procurer les moissons, on en feroit un dieu, et la vénération ne diminueroit que lorsqu’il auroit communiqué ses lumières, et qu’il auroit acquis par là plus de droit à la reconnoissance. On pourroit après sa mort rendre à sa mémoire ce qu’on auroit ravi à sa personne. C’est ce qui a procuré les honneurs divins à certains inventeurs ; il y a eu plusieurs divinités dans le paganisme qui n’ont pas eu d’autre origine.

À l’égard des arts de pur agrément, et dont toute l’utilité consiste dans les plaisirs qu’ils procurent, dans quel ordre d’estime les rangeons-nous ? N’est-ce pas suivant les degrés de plaisir et le nombre des hommes qui peuvent en jouir ?

Il y a peu d’arts auxquels les hommes en général soient plus sensibles qu’à la musique ; et le plaisir qu’elle leur fait dépendant de l’exécution, il semble qu’ils devroient préférer ceux qui exécutent les pièces à ceux qui les composent ; mais, d’un autre côté, les compositeurs sont les plus rares, et leur utilité est plus étendue. Leurs compositions peuvent se transporter partout, et y être exécutées ; au lieu que le talent de l’exécution, quelque supérieur qu’il puisse être, se trouve borné au plaisir de peu de personnes, du moins en comparaison du compositeur.

La rareté d’une chose sans aucune espèce d’utilité ne peut mériter d’estime. Celui qui lançoit des grains de millet au travers d’une aiguille, étoit vraisemblablement unique ; mais cette adresse n’étoit d’aucune utilité ; la curiosité qu’il pouvoit exciter n’étoit pas même une curiosité de plaisir. Il y a des choses qu’on veut voir, non par le plaisir qu’elles font, mais pour savoir si elles sont.

Pourquoi les ouvrages d’esprit, en faisant abstraction de leur utilité principale, méritent-ils plus d’estime, et font-ils plus de réputation que des talens plus rares ? C’est par l’avantage qu’ils ont de se répandre, et d’être partout également goûtés par ceux qui sont capables de les sentir. Corneille n’est peut-être pas un homme plus rare que Lulli, que Rameau ; cependant leurs noms ne sont pas sur la même ligne, parce qu’il y a un plus grand nombre d’hommes à portée de jouir des ouvrages de Corneille que de ceux de Rameau, de Lulli, et que le plaisir qui naît des ouvrages d’esprit, développant celui des lecteurs, ou leur touchant le cœur, flatte le sentiment et l’amour-propre, et doit en plus d’occasions l’emporter sur le plaisir des sens que les talens nous causent.

Ce n’est pas que dans nos jugemens nous fassions une analyse si exacte, et une comparaison si géométrique ; une justice naturelle nous les inspire, et l’examen réfléchi les confirme.

Qu’on parcoure les sciences et les arts, qu’on les pèse dans cette balance, on verra que l’estime qu’on en fait part toujours des mêmes principes, qui s’étendent jusque sur la politique et la science du gouvernement.

On a recherché bien des fois quel étoit le meilleur : les uns se déterminent pour l’un ou pour l’autre par leur goût particulier ; d’autres jugent que la forme du gouvernement doit dépendre du local et du caractère des peuples. Cela peut être vrai ; mais quelque forme que l’on préfère, il y a toujours une première règle prise de l’utilité étendue. Le meilleur des gouvernemens n’est pas celui qui fait les hommes les plus heureux, mais celui qui fait le plus grand nombre d’heureux.

Combien faut-il faire de malheureux pour fournir les matériaux de ce qui fait ou devroit faire le bonheur de quelques particuliers, qui même ne savent pas en jouir ? Ceux à qui le sort des hommes est confié, doivent toujours ramener leurs calculs à la forme commune, c’est-à-dire, au peuple. Ce qu’il faut pour le bonheur physique d’un seigneur, suffiroit souvent pour faire celui de tout son village.

Tout est et doit être calcul dans notre conduite ; si nous faisons des fautes, c’est parce que notre calcul, soit défaut de lumières, soit ignorance ou passion, n’embrasse pas tout ce qui doit entrer dans le résultat.

Ce n’est pas que les passions même ne calculent, et quelquefois très-finement ; mais elles n’évaluent pas tous les temps qui devroient entrer dans le calcul, et de là naissent les erreurs ; je m’explique :

La sagesse de la conduite dépend de l’expérience, de la prévoyance et du jugement des circonstances : on doit donc faire attention au passé, au présent et à l’avenir ; et les passions n’envisagent qu’un de ces objets à la fois, le présent ou l’avenir, et jamais le passé. Quelques exemples rendent cette vérité sensible.

L’amour ne s’occupe que du présent ; il cherche le plaisir actuel, oublie les maux passés, et n’en prévoit point pour l’avenir.

La colère, la haine et la vengeance, qui en est la suite, jugent comme l’amour. Ces passions prennent toujours le meilleur parti possible pour leur bonheur présent ; l’avenir seul fait leur malheur : l’ambition, au contraire, n’envisage que l’avenir ; ce qui étoit le but dans son espérance, n’est plus qu’un moyen pour elle, dès qu’il est arrivé.

L’avarice juge comme l’ambition, avec cette différence, que l’une est agitée par l’espérance, et l’autre par la crainte. L’ambitieux espère de proche en proche parvenir à tout ; l’avare craint de tout perdre : ni l’un ni l’autre ne savent jouir.

L’avarice n’est, comme les autres passions, qu’un redoublement de l’amour de soi-même ; mais elle agit toujours avec timidité et défiance. L’avare, craignant tous les maux, désire ardemment les richesses qu’il regarde comme l’échange de tous les biens. Il n’est cependant pas aussi dur à lui-même qu’on le suppose ; il calcule très-finement, conclut assez juste, d’après un faux principe, et trouve bien des jouissances dans ses privations. Il n’y a rien dont il ne se prive dans l’espérance de jouir de tout. Dans le temps qu’il se refuse un plaisir, il jouit confusément de tous ceux qu’il sent qu’il peut se procurer. Les vraies privations sont forcées ; celles de l’avare sont volontaires. L’avarice est la plus vile, mais non pas la plus malheureuse des passions.

On ne sauroit trop s’attacher à corriger ou régler les passions qui rendent les hommes malheureux, sans les avilir ; et l’on doit rendre de plus en plus odieuses celles qui, sans les rendre malheureux, les avilissent et nuisent à la société, qui doit être le premier objet de notre attachement.


CHAPITRE XVI.

Sur la reconnaissance et l’ingratitude.


On se plaint du grand nombre des ingrats, et l’on rencontre peu de bienfaiteurs ; il semble que les uns devroient être aussi communs que les autres. Il faut donc de nécessité, ou que le petit nombre de bienfaiteurs qui se trouvent, multiplient prodigieusement leurs bienfaits, ou que la plupart des accusations d’ingratitude soient mal fondées.

Pour éclaircir cette question, il suffira de fixer les idées qu’on doit attacher aux termes de bienfaiteur et d’ingrat. Bienfaiteur est un de ces mots composés qui portent avec eux leur définition.

Le bienfaiteur est celui qui fait du bien, et les actes qu’il produit peuvent se considérer sous trois aspects ; les bienfaits, les grâces et les services.

Le bienfait est un acte libre de la part de son auteur, quoique celui qui en est l’objet puisse en être digne.

Une grâce est un bien auquel celui qui le reçoit n’avoit aucun droit, ou la rémission qu’on lui fait d’une peine méritée.

Un service est un secours par lequel on contribue à faire obtenir quelque bien.

Les principes qui font agir le bienfaiteur sont ou la bonté, ou l’orgueil, ou même l’intérêt.

Le vrai bienfaiteur cède à son penchant naturel qui le porte à obliger, et il trouve dans le bien qu’il fait une satisfaction qui est à la fois, et le premier mérite et la première récompense de son action ; mais tous les bienfaits ne partent pas de la bienfaisance. Le bienfaiteur est quelquefois aussi éloigné de la bienfaisance que le prodigue l’est de la générosité ; la prodigalité n’est que trop souvent unie avec l’avarice ; et un bienfait peut n’avoir d’autre principe que l’orgueil.

Le bienfaiteur fastueux cherche à prouver aux autres et à lui-même sa supériorité sur celui qu’il oblige. Insensible à l’état des malheureux, incapable de vertu, on ne doit attribuer les apparences qu’il en montre qu’aux témoins qu’il en peut avoir.

Il y a une troisième espèce de bienfait, qui, sans avoir ni la vertu ni l’orgueil pour principe, part d’un espoir intéressé. On cherche à captiver d’avance ceux dont on prévoit qu’on aura besoin. Rien de plus commun que ces échanges intéressés, rien de plus rare que les services.

Sans affecter ici de divisions parallèles et symétriques, on peut envisager les ingrats, comme les bienfaiteurs, sous trois aspects différens.

L’ingratitude consiste à oublier, à méconnoître, ou à reconnaître mal les bienfaits ; et elle a sa source dans l’insensibilité, dans l’orgueil ou dans l’intérêt.

La première espèce d’ingratitude est celle de ces âmes foibles, légères, sans consistance. Affligées par le besoin présent, sans vue sur l’avenir, elles ne gardent aucune idée du passé ; elles demandent sans peine, reçoivent sans pudeur, et oublient sans remords. Dignes de mépris, ou tout au plus de compassion, on peut les obliger par pitié, et l’on ne doit pas les estimer assez pour les haïr.

Mais rien ne peut sauver de l’indignation celui qui, ne pouvant se dissimuler les bienfaits qu’il a reçus, cherche cependant à méconnoître son bienfaiteur. Souvent, après avoir réclamé les secours avec bassesse, son orgueil se révolte contre tous les actes de reconnoissance qui peuvent lui rappeler une situation humiliante ; il rougit du malheur, et jamais du vice. Par une suite du même caractère, s’il parvient à la prospérité, il est capable d’offrir par ostentation ce qu’il refuse à la justice, il tâche d’usurper la gloire de la vertu, et manque aux devoirs les plus sacrés.

À l’égard de ces hommes moins haïssables que ceux que l’orgueil rend injustes, et plus méprisables encore que les âmes légères et sans principes, dont j’ai parlé d’abord, ils font de la reconnaissance un commerce intéressé ; ils croient pouvoir soumettre à un calcul arithmétique les services qu’ils ont reçus. Ils ignorent, parce que pour le savoir il faudroit sentir, ils ignorent, dis-je, qu’il n’y a point d’équation pour les sentimens ; que l’avantage du bienfaiteur sur celui qu’il a prévenu par ses services est inappréciable, qu’il faudroit pour rétablir l’égalité, sans détruire l’obligation, que le public fût frappé par des actes de reconnoissance si éclatans, qu’il regardât comme un bonheur pour le bienfaiteur les services qu’il auroit rendus ; sans cela ses droits seront toujours imprescriptibles ; il ne peut les perdre que par l’abus qu’il en feroit lui-même.

En considérant les différens caractères de l’ingratitude, on voit en quoi consiste celui de la reconnoissance. C’est un sentiment qui attache au bienfaiteur, avec le désir de lui prouver ce sentiment par des effets, ou du moins par un aveu du bienfait qu’on publie avec plaisir dans les occasions qu’on fait naître avec candeur, et qu’on saisit avec soin. Je ne confonds point avec ce sentiment noble une ostentation vive et sans chaleur, une adulation servile, qui paroît et qui est en effet une nouvelle demande plutôt qu’un remercîment. J’ai vu de ces adulateurs vils, toujours avides et jamais honteux de recevoir, exagérant les services, prodiguant les éloges pour exciter, encourager les bienfaiteurs, et non pour les récompenser. Ils feignent de se passionner, et ne sentent rien ; mais ils louent. Il n’y a point d’homme en place qui ne puisse voir autour de lui quelques-uns de ces froids enthousiastes, dont il est importuné et flatté.

Je sais qu’on doit cacher les services et non pas la reconnoissance ; elle admet, elle exige quelquefois une sorte d’éclat noble, libre et flatteur ; mais les transports outrés, les élans déplacés sont toujours suspects de fausseté ou de sottise, à moins qu’ils ne partent du premier mouvement d’un cœur chaud, d’une imagination vive, ou qu’ils ne s’adressent à un bienfaiteur dont on n’a plus rien à prétendre.

Je dirai plus, et je le dirai librement : je veux que la reconnoissance coûte à un cœur, c’est à-dire qu’il se l’impose avec peine, quoiqu’il la ressente avec plaisir, quand il s’en est une fois chargé. Il n’y a point d’hommes plus reconnoissant que ceux qui ne se laissent pas obliger par tout le monde ; ils savent les engagemens qu’ils prennent, et ne veulent s’y soumettre qu’à l’égard de ceux qu’ils estiment. On n’est jamais plus empressé à payer une dette, que lorsqu’on l’a contractée avec répugnance ; et celui qui n’emprunte que par nécessité, gémiroit d’être insolvable.

J’ajouterai qu’il n’est pas nécessaire d’éprouver un sentiment vif de reconnoissance, pour en avoir les procédés les plus exacts et les plus éclatans. On peut, par un certain caractère de hauteur fort différent de l’orgueil, chercher, à force de services, à faire perdre à son bienfaiteur, ou du moins à diminuer la supériorité qu’il s’est acquise.

En vain objecteroit-on que les actions sans les sentimens ne suffisent pas pour la vertu. Je répondrai que les hommes doivent songer d’abord à rendre leurs actions honnêtes : leurs sentimens y seront bientôt conformes ; il leur est plus ordinaire de penser d’après leurs actions que d’agir d’après leurs principes. D’ailleurs cet amour-propre, bien entendu, est la source des vertus morales, et le premier lien de la société.

Mais puisque les principes des bienfaits sont si différens, la reconnoissance doit-elle toujours être de la même nature ? Quels sentimens doit-on à celui qui, par un mouvement d’une pitié passagère, aura accordé une parcelle de son superflu à un besoin pressant ; à celui qui, par ostentation ou foiblesse, exerce sa prodigalité, sans acception de personne, sans distinction de mérite ou de besoin ; à celui qui, par inquiétude, par un besoin machinal d’agir, d’intriguer, de s’entremettre, offre à tout le monde indifféremment ses démarches, ses soins, ses sollicitations ?

Je consens à faire des distinctions entre ceux que je viens de représenter ; mais enfin leur devrai-je les mêmes sentimens qu’à un bienfaiteur éclairé, compatissant, réglant même sa compassion sur l’estime, le besoin et les effets qu’il prévoit que ses services pourront avoir, qui prend sur lui-même, qui restreint de plus en plus son nécessaire pour fournir à une nécessité plus urgente, quoiqu’étrangère pour lui ? On doit plus estimer les vertus par leurs principes que par leurs effets. Les services doivent se juger moins par l’avantage qu’en retire celui qui est obligé, que par le sacrifice que fait celui qui oblige.

On se tromperoit fort de penser qu’on favorise les ingrats en laissant la liberté d’examiner les vrais motifs des bienfaits. Un tel examen ne peut jamais être favorable à l’ingratitude, et ajoute quelquefois du mérite à la reconnoissance. En effet, quelque jugement qu’on soit en droit de porter d’un service, à quelque prix qu’on puisse le mettre du côté des motifs, on n’en est pas moins obligé aux mêmes devoirs pratiques du côté de la reconnoissance, et il en coûte moins pour les remplir par sentiment que par devoir.

Il n’est pas difficile de connoître quels sont ces devoirs ; les occasions les indiquent, on ne s’y trompe guère, et l’on n’est jamais mieux jugé que par soi-même ; mais il y a des circonstances délicates où l’on doit être d’autant plus attentif, qu’on pourroit manquer à l’honneur en croyant satisfaire à la justice. C’est lorsqu’un bienfaiteur, abusant des services qu’il a rendus, s’érige en tyran, et, par l’orgueil et l’injustice de ses procédés, va jusqu’à perdre ses droits. Quels sont alors les devoirs de l’obligé ? Les mêmes.

J’avoue que ce jugement est dur ; mais je n’en suis pas moins persuadé que le bienfaiteur peut perdre ses droits, sans que l’obligé soit affranchi de ses devoirs, quoiqu’il soit libre de ses sentimens. Je comprends qu’il n’aura plus d’attachement de cœur, et qu’il passera peut-être jusqu’à la haine ; mais il n’en sera pas moins assujéti aux obligations qu’il a contractées.

Un homme humilié par son bienfaiteur est bien plus à plaindre qu’un bienfaiteur qui ne trouve que des ingrats. L’ingratitude afflige plus les cœurs généreux qu’elle ne les ulcère ; ils ressentent plus de compassion que de haine : le sentiment de leur supériorité les console.

Mais il n’en est pas ainsi dans l’état d’humiliation où l’on est réduit par un bienfaiteur orgueilleux ; comme il faut alors souffrir sans se plaindre, mépriser et honorer son tyran, une âme haute est intérieurement déchirée, et devient d’autant plus susceptible de haine, qu’elle ne trouve point de consolation dans l’amour-propre ; elle sera donc plus capable de haïr que ne le seroit un cœur bas et fait pour l’avilissement. Je ne parle ici que du caractère général de l’homme, et non suivant les principes d’une morale épurée par la religion.

On reste donc toujours, à l’égard d’un bienfaiteur, dans une dépendance dont on ne peut être affranchi que par le public.

Il y a, dira-t-on, peu d’hommes qui soient un objet d’intérêt ou même d’attention pour le public. Mais il n’y a personne qui n’ait son public, c’est-à-dire une portion de la société commune, dont on fait soi-même partie. Voilà le public dont on doit attendre le jugement sans le prévenir, ni même le solliciter.

Les réclamations ont été imaginées par les âmes foibles ; les âmes fortes y renoncent, et la prudence doit faire craindre de les entreprendre. L’apologie, en fait de procédés, qui n’est pas forcée, n’est dans l’esprit du public que la précaution d’un coupable ; elle sert quelquefois de conviction ; il en résulte tout au plus une excuse, rarement une justification.

Tel homme qui, par une prudence honnête, se tait sur ses sujets de plaintes, se trouveroit heureux d’être forcé de se justifier : souvent d’accusé il deviendroit accusateur, et confondroit son tyran. Le silence ne seroit plus alors qu’une insensibilité méprisable. Une défense ferme et décente contre un reproche injuste d’ingratitude, est un devoir aussi sacré que la reconnoissance pour un bienfait.

Il faut cependant avouer qu’il est toujours malheureux de se trouver dans de telles circonstances ; la plus cruelle situation est d’avoir à se plaindre de ceux à qui l’on doit.

Mais on n’est pas obligé à la même réserve à l’égard des faux bienfaiteurs ; j’entends de ces prétendus protecteurs qui, pour en usurper le titre, se prévalent de leur rang. Sans bienfaisance, peut-être sans crédit, sans avoir rendu service, ils cherchent, à force d’ostentation, à se faire des cliens qui leur sont quelquefois utiles, et ne leur sont jamais à charge. Un orgueil naïf leur fait croire qu’une liaison avec eux est un bienfait de leur part. Si l’on est obligé par honneur et par raison de renoncer à leur commerce, ils crient à l’ingratitude, pour en éviter le reproche. Il est vrai qu’il y a des services de plus d’une espèce ; une simple parole, un mot dit à propos, avec intelligence, ou avec courage, est quelquefois un service signalé, qui exige plus de reconnoissance que beaucoup de bienfaits matériels, comme un aveu public de l’obligation est quelquefois aussi l’acte le plus noble de la reconnoissance.

On distingue aisément le bienfaiteur réel, du protecteur imaginaire : une sorte de décence peut empêcher de contredire ouvertement l’ostentation de ce dernier ; il y a même des occasions où l’on doit une reconnoissance de politesse aux démonstrations d’un zèle qui n’est qu’extérieur. Mais si l’on ne peut remplir ces devoirs d’usage qu’en ne rendant pas pleinement la justice, c’est-à-dire l’aveu qu’on doit au vrai bienfaiteur, cette reconnoissance faussement appliquée ou partagée, est une véritable ingratitude, qui n’est pas rare, et qui a sa source dans la lâcheté, l’intérêt ou la sottise.

C’est une lâcheté que de ne pas défendre les droits de son vrai bienfaiteur. Ce ne peut être que par un vil intérêt qu’on souscrit à une obligation usurpée : on se flatte par là d’engager un homme vain à la réaliser un jour ; enfin, c’est une étrange sottise que de se mettre gratuitement dans la dépendance.

En effet, ces prétendus protecteurs, après avoir fait illusion au public, se la font ensuite à eux-mêmes, et en prennent avantage pour exercer leur empire sur de timides complaisans ; la supériorité du rang favorise l’erreur à cet égard, et l’exercice de la tyrannie la confirme. On ne doit pas s’attendre que leur amitié soit le retour d’un dévouement servile. Il n’est pas rare qu’un supérieur se laisse subjuguer et avilir par son inférieur ; mais il l’est beaucoup plus qu’il se prête à l’égalité, même privée ; je dis l’égalité privée ; car je suis très-éloigné de chercher à proscrire, par une humeur cynique, les égards que la subordination exige. C’est une loi nécessaire de la société, qui ne révolte que l’orgueil, et qui ne gêne point les âmes faites pour l’ordre. Je voudrois seulement que la différence des rangs ne fût pas la règle de l’estime comme elle doit l’être des respects, et que la reconnoissance fût un lien précieux qui unît, et non pas une chaîne humiliante qui ne fît sentir que son poids. Tous les hommes ont leurs devoirs respectifs ; mais tous n’ont pas la même disposition à les remplir ; il y en a de plus reconnoissans les uns que les autres, et j’ai plusieurs fois entendu avancer à ce sujet une opinion qui ne me paroît ni juste, ni décente. Le caractère vindicatif part, dit-on, du même principe que le caractère reconnoissant, parce qu’il est également naturel de se ressouvenir des bons et des mauvais services.

Si le simple souvenir du bien et du mal qu’on a éprouvé, étoit la règle du ressentiment qu’on en garde, on auroit raison ; mais il n’y a rien de si différent, et même de si peu dépendant l’un de l’autre. L’esprit vindicatif part de l’orgueil souvent uni au sentiment de sa propre foiblesse ; on s’estime trop, et l’on craint beaucoup. La reconnoissance marque d’abord un esprit de justice ; mais elle suppose encore une âme disposée à aimer, pour qui la haine seroit un tourment, et qui s’en affranchit plus encore par sentiment que par réflexion. Il y a certainement des caractères plus aimans que d’autres, et ceux-là sont reconnoissans par le principe même qui les empêche d’être vindicatifs. Les cœurs nobles pardonnent à leurs inférieurs par pitié, à leurs égaux par générosité. C’est contre leurs supérieurs, c’est-à-dire, contre les hommes plus puissans qu’eux qu’ils peuvent quelquefois garder leur ressentiment, et chercher à le satisfaire : le péril qu’il y a dans la vengeance leur fait illusion, ils croient y voir de la gloire. Mais ce qui prouve qu’il n’y a point de haine dans leur cœur, c’est que la moindre satisfaction les désarme, les touche et les attendrit.

Pour résumer en peu de mots les principes que j’ai voulu établir : les bienfaiteurs doivent des égards à ceux qu’ils ont obligés ; et ceux-ci contractent des devoirs indispensables. On ne devroit donc placer les bienfaits qu’avec discernement ; mais du moins on court peu de risque à les répandre sans choix, au lieu que ceux qui les reçoivent prennent des engagemens si sacrés, qu’ils ne sauroient être trop attentifs à ne les contracter qu’à l’égard de ceux qu’ils pourront estimer toujours. Si cela étoit, les obligations seroient plus rares qu’elles ne le sont ; mais toutes seroient remplies. J’ajouterai que si chacun faisoit tout le bien qu’il peut faire, sans s’incommoder, il n’y auroit point de malheureux.

FIN DES CONSIDÉRATIONS SUR LES MŒURS.



  1. La place d’historiographe de France, par brevet du 20 septembre 1750.
  2. Ce fut la seconde édition de cet ouvrage dont le roi daigna accepter la dédicace en 1751.
  3. V. Suétone et Lampridius.
  4. La reine Philistis, les rois Mostis, Samès, Memtès, Sarias, Abdissar, etc.
  5. Le crédit en commerce et en finance ne présente pas une autre idée ; c’est l’usage des fonds d’autrui.
  6. Les commerçans ont créé et rendu militaire la marine marchande qui a été le berceau de Barth, Duguay-Trouin, Cassart, Miniac, Ducasse, Gardin, Porée, Villetreux et de quelques autres que je nommerois, s’ils ne vivoient pas. Mais je me suis également interdit l’éloge et le blâme directs. Ils n’appartiennent qu’à l’histoire dont c’est le devoir, et qui doit, ainsi que la justice, ne faire acception de personne.

    Combien d’armemens ont été faits par les Le Gendre, Fontaine-des-Montées, Bruni, Eon de la Baronie, Granville-Loquet, Masson, Le Couteulx, Magon, Montaudouin, La Rue, Castanier, Casaubon, Mouchard, les Vincent, et tant d’autres que leur fortune ne doit pas faire placer parmi les financiers qui ruinoient l’état par des usures, dans le temps que les commerçans le soutenoient par leur crédit !

  7. Voyez dans les communautés ; ce ne sont pas ceux qui les illustrent par des talens qu’on charge du régime.