Consolation (Cicéron - Morabin)

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Traduction par Gallon la Bastide.
Œuvres complètes de M. T. Ciceron traduites en français avec le texte en regard, Texte établi par J.V. Le ClercLefèvre28 (p. 345-531).


CONSOLATION,

TRADUCTION DE MORABIN,
revue par l’éditeur.

INTRODUCTION.


La plupart des ouvrages apocryphes qui précèdent sont très anciens, et on peut les lire tous en manuscrit ; celui-ci n’a été publié que vers la fin du seizième siècle, et on ne l’a jamais vu qu’imprimé.

Cicéron, après la mort de Tullie en 708, écrivit sous ce titre un ouvrage dont il parle dans ses Lettres à Atticus, XII, 14 (voy. cette Lettre et quelques unes des suivantes, tome XX, page 212) ; dans les Tusculanes, I, 27 ; III, 28 ; IV, 29 ; dans la Divination, II, 1, etc. Sigonius, en 1559, et Patricius, en 1565, avaient rassemblé de courts fragments de la Consolation, au nombre de huit, extraits surtout de Lactance, lorsqu’il parut à Venise, en 1583, un petit volume in-8, dont le titre dut éveiller l’attention des savants : M. T. Ciceronis Consolatio, liber, quo se ipsum de filiæ morte consolatus est, nunc primum repertus et in lucem editus, cum privilegio senatus Veneti ad xxx annos, apud Hieronymum Polum. Ce livre fut bientôt réimprimé dans toute l’Europe.

Mercurialis et Riccoboni contestèrent les premiers l’authenticité de la découverte, et Riccoboni, l’année même de la publication, exprima ses doutes dans une lettre critique. Un des éditeurs des fragments, Sigonius de Modène (Carlo Sigone), professeur celèbre qui devait jouer un grand rôle dans cette dispute, et dont les nombreux ouvrages ont été réunis à Milan, de 1732 à 1734, en plusieurs volumes in-folio, s’était empressé, dès le premier moment, de reconnaître dans ce traité la main de Cicéron, et il appuya son avis de deux Discours polémiques. Riccoboni répliqua en 1584 ; il démontra la supposition par de nouvelles preuves ; et déjà les meilleurs juges, Muret, Victorius, étaient de cette opinion, que Sigonius ne parvint jamais à détruire par deux nouvelles réponses. On peut voir dans une longue Préface de Morabin (Consolation, Paris, 1753[1]), l’ordre et la date de toutes ces dissertations où l’on trouve presque toujours autant d’injures que de raisons : c’étaient là les brochures du seizième siècle. Le dernier assaut que Sigonius eut à essuyer fut le livre de Gulielmius ou Wilhelm, de Lubeck, dont les travaux ont été si utiles au texte de Cicéron, et que je cite souvent dans les notes latines. Cette critique était victorieuse. On dit que Sigonius en mourut de chagrin.

Bien des probabilités se réunissent pour faire croire qu’il était l’auteur de la Consolation. Riccoboni paraît avoir prouvé que Sigonius en avait remis le manuscrit à l’éditeur de Venise, Fr. Vianelli, un de ses disciples ; qu’un autre de ses élèves, Zamoski, avait eu l’ouvrage entre les mains, et qu’il l’avait montré, longtemps auparavant, à plusieurs personnes ; que Patricius, qui était aussi de ses amis, avait adopté dans les fragments, dès 1565, des leçons qui ne se trouvaient que dans l’édition complète nouvellement publiée. Quant au style, la comparaison que tout le monde en peut faire avec celui de Sigonius, loin de nuire à la vraisemblance de cette conjecture, servirait plutôt à la confirmer. Cet écrivain, à l’exemple de tous les Cicéroniens de ce siècle, Bembo, Sadolet, Longueil, avait pris une telle habitude de la période cicéronienne, qu’on la retrouve même dans ses traités purement didactiques, comme les Fastes consulaires. On voit d’ailleurs qu’il ne haïssait pas ces déguisements ; car il avait mis quelquefois ses propres ouvrages sous le nom de ses élèves (Baillet, Jug. des Savants, tome VI, page 374). Enfin, son dernier écrit sur cette controverse, imprimé en 1599, quinze ans après sa mort, ressemble fort à une palinodie. Mais pourquoi avoir attendu jusqu’à ses derniers moments pour changer de langage ? pourquoi n’avoir pas voulu, même dans cette espèce de testament, adressé à la postérité, qu’on lui fît honneur d’un travail qui avait assez de mérite pour n’être pas indigne de lui ? On peut répondre que s’il avait réussi à tromper un plus grand nombre de savants, il les aurait hautement détrompés, comme fit Michel-Ange pour sa statue de l’Amour, et Muret, pour ses prétendus vers de Trabéa ; mais que comme sa ruse n’eut pas le même succès, il avait trop d’amour-propre pour avouer, surtout à son âge, un artifice inutile. Il faut cependant que les hommes qui ont le mieux étudié les détails de cette question, aient cru avoir le droit de la déclarer indécise ; car Muratori, qui a écrit en latin la Vie de Sigonius ; Argelati, l’éditeur de Milan ; Scarff, dans les Mélanges de Leipsick, 1717, osent dire encore que la Consolation n’est peut-être pas de Sigonius.

Quant à l’opinion qui attribuait l’ouvrage à Fr. Vianelli, qualifié par Riccoboni de secrétaire du sénat de Venise (a secretis illustrissimi senatus Veneti), il serait fort difficile de la soutenir. Il est vrai qu’il se chargea de faire imprimer le manuscrit ; mais les trois Lettres qui accompagnent les deux premiers Discours de Sigonius prouveraient tout aussi bien que Vianelli n’était que son complice, et l’on retomberait dans les mêmes doutes.

C’est probablement cette incertitude qui a engagé les anciens éditeurs de Cicéron à joindre cette pièce aux œuvres complètes avec ce titre : M. T. Ciceronis, si Deo placet, Consolatio. Mais cette formule dubitative est beaucoup trop timide ; nous pouvons affirmer que l’ouvrage n’est pas de Cicéron. S’ils ne voulaient pas accuser le savant de Modène, ils devaient dire, Incerti auctoris Consolatio. Ceux qui trouveront quelque intérêt à en juger par eux-mêmes, ne s’étonneront pas que Muret, dès la première page, ait reconnu la supposition.

L’auteur, quel qu’il soit, a mis à profit les trois écrits de Sénèque qui portent le même titre, Consolatio ad Helviam, ad Marciam, ad Polybium ; les deux traités de Plutarque, Παραμυθητικὸς πρὸς Ἀπολλώνιον, πρὸς τὴν ἰδίαν γυναῖκα ; et celui de Boëce, de Consolatione philosophiæ. Mais il imite surtout, comme on doit s’y attendre, l’écrivain dont il emprunte le nom, et sa déclamation n’est le plus souvent qu’un centon formé de divers lambeaux pris de tous côtés dans les ouvrages de Cicéron, et spécialement dans les Tusculanes. Il y a fait entrer avec assez d’adresse les phrases qui nous restent de l’ouvrage original : j’en avertirai dans les notes latines.

Comme le plan de l’auteur est fort confus, et que ses digressions et ses lieux communs font perdre sans cesse le fil de ses idées, il suffira de dire, sans vouloir donner une plus longue analyse, que ce traité peut se diviser en deux parties principales. Dans la première, l’auteur développe, avec autant de diffusion que de froideur, les désagréments et les malheurs de la vie à tous les âges, dans toutes les conditions ; les motifs que nous avons de ne pas craindre la mort pour nous ni pour les autres, et de résister à la douleur ; plusieurs exemples de fermeté et de courage, etc. La seconde partie est consacrée tout entière à l’immortalité de l’âme, et elle se termine par l’apothéose de Tullie.

On ne peut dissimuler, malgré des fautes qu’un œil exercé découvrira sans peine, que le faussaire ne se montre souvent très habile imitateur, du moins pour le style ; mais le désordre et l’embarras du plan, le ton scolastique et déclamatoire, le caractère servile de grammairien copiste, l’absence, dans un tel sujet, de toute inspiration naturelle et touchante, enfin de nombreuses preuves de détail rassemblées par les savants que nous avons cités, ne permettent pas de garder aujourd’hui le moindre doute sur la falsification, et l’on doit s’étonner que l’anglais Blacklock, il y a quelques années, ait essayé encore de rendre à Cicéron un ouvrage qui certainement n’est pas de lui.

J. V. L.

CONSOLATION.


Quoique les philosophes ne soient pas d’avis que l’on se presse de traiter les maladies de l’âme dans les premiers accès, et qu’il n’y ait guère d’adversités qui doivent être pour nous soudaines et inattendues, ne laissons pas de travailler sérieusement à notre propre guérison, et de chercher à nous soulager dans nos calamités domestiques. Pourquoi ne ferions-nous pas pour nous-mêmes ce que nous avons fait si souvent pour autrui ? Nous avons, à la vérité, supporté avec patience les maux qu’il n’était pris en notre pouvoir d’éviter ou de détourner : s’ensuit-il de là que nous ne devions pas employer notre raison à les rendre plus légers ? et ne convient-il pas d’y travailler avec d’autant plus d’ardeur, qu’une vie exempte d’inquiétudes est incontestablement préférable à celle qui se consume en angoisses et en chagrins ? Notre condition est déjà assez malheureuse, pour ne pas souffrir qu’elle devienne plus malheureuse encore. Mais ensuite, qu’y a-t-il de plus honorable ou de plus utile à un homme qui jouit de la santé du corps, que de se procurer celle de l’esprit ? Si l’esprit a besoin du ministère du corps, le corps a besoin d’être conduit par l’esprit ; et si jamais un corps infirme ne peut obéir comme il faut, jamais un esprit malade ne saura gouverner. Nous devons donc rendre grâces aux sages et savants personnages de la peine qu’ils ont prise de composer des traités entiers dont le but est de nous consoler. Nous en avons plusieurs très beaux et très utiles, écrits dans cette intention, entre autres, ceux de Théophraste, de Xénocrate et de Crantor(1). Je les avais lus plusieurs fois par goût, comme des ouvrages véritablement remplis de préceptes salutaires, assaisonnés par les grâces de l’élocution ; mais je viens de les relire dernièrement par une sorte de nécessité. Je n’avais qu’une fille, que j’aimais uniquement parce qu’elle était un modèle de prudence et de vertu : la mort me l’a ravie, et cette perte m’a tellement frappé que, pour diminuer la rigueur de ce coup, j’ai été obligé de recourir aux livres de ceux dont j’avais déjà pressenti que la science et l’autorité pourraient m’être de quelque secours. Je me propose donc de recueillir ici ce que, soit pour la pensée, soit pour l’expression, j’ai trouvé dans ces livres de plus propre à soulager ma douleur, afin que du moins il ne soit pas dit que je me suis manqué à moi-même, dans le cas où il arriverait que je ne serais pas assez heureux pour subvenir à celle des autres ; ce que j’ai souvent tâché de faire ou par mes discours, ou par mes écrits, et ce qui m’a peut-être quelquefois réussi. Dans l’exécution de ce dessein, je montrerai plus de courage que n’en ont fait paraître ceux qui avant moi se sont chargés de ce soin. Libres de toutes les peines d’esprit, ce n’a pas été pour eux une grande affaire que d’entreprendre de consoler les autres ; ce sera tout autre chose pour moi qui, dans la détresse où je suis, me servant à moi-même de consolateur, aurai premièrement à vaincre ma propre douleur et à faire violence à la nature. Plût au ciel cependant qu’à ce prix je pusse apprendre à ceux qui souffrent comme moi, à supporter avec patience les adversités, avertis qu’ils doivent être par leur retour fréquent, qu’elles appartiennent à l’humanité, et qu’elles sont, pour ainsi dire, entées sur elle ! En effet peut-on se reconnaître homme, peut-on s’en approprier le nom, et rejeter ou refuser ce qui est inséparable de son état ? ce serait être injuste et aveugle.

Cette question a été discutée avec autant de solidité que de goût, d’abord par Théophraste, et après lui par Xénocrate. L’un et l’autre condamnent à ce double titre ceux qui se prétendraient exempts de la loi commune. Le dernier les déclare même rebelles aux dieux : attentat énorme et presque intolérable dans quiconque tenant d’eux tout ce qu’il possède, la vie, l’intelligence, le pouvoir d’agir, ne saurait résister à leur volonté, qu’il ne semble comme les géants leur faire la guerre. Mais entre tous les philosophes qui, comme je l’ai dit, ont traité habilement cette matière, j’ai choisi Crantor pour guide[2] ; son petit livre sur le Deuil est d’un prix inestimable, et Panétius (2) le juge digne d’être appris mot à mot. Son auteur y a renfermé tous les remèdes contre la douleur ; il y a surtout exprimé avec tant de vérité et de précision les misères de cette vie, qu’il semble qu’elle ne nous ait été donnée que pour expier d’anciens crimes. En effet, représentez-vous l’homme au moment de sa naissance et lorsqu’il ouvre les yeux à la lumière : vous semblera-t-il que ce soit le maître et le dominateur de toutes choses, et non pas plutôt l’esclave de toutes les souffrances et de tous les maux ? Approchez-vous de son berceau, vous n’entendrez que des cris, vous ne verrez que des larmes ; ce n’est que faiblesse, imbécillité ; il n’a de sentiment que celui de la douleur. À peine est-il sorti de l’enfance, qu’il est emporté par le feu d’un âge où l’on n’écoute ni raison ni prudence, où l’on n’a que de l’indifférence pour les choses utiles et louables, où l’on ne désire que les plaisirs, et souvent les plaisirs honteux : l’ignorance du vrai bien fait que la jeunesse ne les discerne pas, qu’elle est si hautaine avec ses égaux, si rétive envers ses supérieurs, et si insolente à l’égard des subalternes. De là, les démêlés, les querelles, les affronts, en un mot cette foule de regrets qui se répandent sur l’âge viril, quand on vient à penser que le malheur et l’infamie sont la suite du mépris que l’on a fait de l’utile et de l’honnête, que les chagrins, les maladies, le repentir, sont le fruit de l’ardeur que l’on a eue pour les choses les plus déshonorantes. Ajoutez les folles profusions, l’avenir mis en oubli, toutes les précautions contre la pauvreté négligées, le peu de soin que l’on a pris de sa femme, de ses enfants, de sa postérité, de sa famille. Appelez tout cela plutôt vice de l’âge que misère de la nature, vous ne changerez que le nom ; il ne sera pas moins constant que c’est là le tableau de l’homme. Et qu’on ne dise pas que ces écarts sont de quelques particuliers seulement, et qu’il n’y a de vraiment naturel que ce qui est commun à tous sans exception. Je demanderais, à mon tour, si l’on peut dire que la colère, la parole, la société, ne sont pas naturelles, parce qu’il y en a qui ne se fâchent point, qui ne parlent point, qui ne voient personne. Je soutiens donc que ce sont de vraies misères de notre nature, par la raison que, si elles ne se rencontrent pas toutes dans un seul, elles se retrouvent toutes dans tous ; savoir, quelqu’une dans plusieurs, et souvent plusieurs dans un seul homme. Quant à celles qui accompagnent l’âge mûr, il est moins difficile de comprendre qu’il y en a beaucoup, que de les nombrer, attendu que c’est l’age où l’on est le plus exposé aux inquiétudes d’esprit et aux dangers de perdre la vie, l’honneur, les biens ; car, étant naturellement propre aux affaires publiques et particulières, dont ces agitations et ces périls sont inséparables, il doit y avoir le plus de part. C’est à cet âge qu’on veut servir ses amis et sa patrie[3] ; c’est alors qu’on recueille l’honneur et le profit des événements heureux, mais aussi les chagrins de l’adversité ; c’est le temps où l’on est tenu de défendre les bons citoyens et de se rendre l’accusateur des mauvais ; enfin c’est à ce terme que se manifestent la rivalité et l’émulation de la part des honnêtes gens, et que les méchants ourdissent leurs trames pour vous perdre : état violent où l’on se tourmente sans fin, où l’on est toujours hors de soi ; où les travaux, les soucis, les inquiétudes ne laissent aucun relâche ; où, à force de servir autrui, nous nous manquerions à nous-mêmes, si nous n’étions soutenus par quelques avantages, ou par quelques succès. Mais il s’en faut bien que ces dédommagements égalent en nombre les peines, qui d’ailleurs sont si grandes, qu’elles suffisent pour détourner des affaires publiques. Rome en a offert un mémorable exemple, quand j’ai été puni d’avoir sauvé mes concitoyens, d’avoir défendu nos foyers, d’avoir arraché les armes aux traîtres qui avaient le bras levé sur nous. Mais je ne me plaindrai point d’un malheur qui a valu à ma patrie le salut et le repos : l’un et l’autre m’étaient assez chers pour les payer, s’il en eût été besoin, au prix de mon sang. Sans vouloir me louer, je me dois à moi-même ce témoignage, que les années pendant lesquelles je compte avoir vraiment vécu, ont été celles que j’ai employées à faire le bien de ma patrie, ou à lui donner quelque nouveau lustre ; et j’ajoute que s’il m’était possible de prolonger mes jours, aucun autre motif ne m’y engagerait que le désir de lui être utile : que cette seule pensée suffise à ma gloire. Que dirai-je à présent du dernier des âges, de la vieillesse, de ses infirmités ? Elles s’annoncent déjà toutes par un nom qui ne signifie que langueur et défaillance, et elles se montrent assez dans les vieilles gens ; car qu’est-ce autre chose qu’un vieillard tremblant, courbé, à tête chauve, imbécile d’esprit, débile de tous ses membres, que l’image d’un mort qui palpite encore, ou d’un vivant près de rendre le dernier soupir ? Que si quelques uns ont avancé que la prudence acquise par un long usage, et singulièrement propre à cet âge, dédommageait quiconque y était parvenu, il faut qu’en même temps ceux-là confessent que de la même source dérive un cruel sujet de douleur et de chagrin. En effet, quel est l’homme prudent et capable qui ne s’afflige pas de l’impuissance où le réduisent ses années d’exécuter les plans que son expérience lui suggère ? et, s’il aime sa patrie, se verra-t-il sans regret immobile, inactif, borné à de vains conseils ? Il sera même d’autant plus touché de ce regret, qu’il sera plus intimement persuadé que le succès des conseils les plus sages dépend de la meilleure exécution, et que si elle n’est confiée à d’honnêtes gens qui aiment leur patrie, ils deviennent inutiles.

Des âges je passe aux hommes, qu’on pourrait croire différemment affectés suivant les différences que la grandeur, la médiocrité et l’indigence nous font mettre entre eux ; et je dis qu’ils sont tous également misérables. Les rois eux-mêmes le sont, et, pour prouver leurs inquiétudes, leurs craintes, leurs dangers, je ne veux que l’exemple de Denys mettant Damoclès(3) à sa place avec une épée suspendue sur sa tête, pour qu’il jugeât du bonheur d’un roi. Les rois, en effet, ne sont jamais à l’abri ni des calamités de la guerre, ni de la désolation des campagnes, ni du massacre de leurs sujets, ni de la destruction de leurs villes. Alors, sans doute, le plus fort gagne quelque chose en gloire ou en puissance aux dépens du vaincu ; mais avant que d’arriver là, il a tant perdu et tant dépensé, que sa victoire lui coûte cher, et que le repos aurait mieux valu. Mais imaginez une défaite, ou quelque autre désastre, est-il un état plus malheureux ? vous voyez déjà la captivité, l’indigence, le mépris. Supposez même un roi à couvert des irruptions subites, éloigné de toute occasion de guerre, possédant son domaine en paix, et absolument hors d’insulte de la part de ses voisins : en est-il moins accessible aux misères humaines ? Non, il n’est pas de la nature de l’homme de demeurer en repos, et il se rendra bientôt malheureux lui-même. Il pensera, ou à augmenter ses revenus, ou à étendre ses frontières par la conquête de quelque place, ou à rechercher l’alliance et l’amitié d’autres puissances. Occupé de ces projets, il ne jouira pas de la tranquillité, et n’en laissera jouir personne. Je ne parle point de la cupidité, fléau qui ne manque guère à s’insinuer dans une âme paresseuse et oisive ; il suffit de dire qu’il s’attache surtout aux hommes élevés et puissants. Si nous voulons leur comparer les petits, nous trouverons que cette espèce d’hommes, déjà méprisable par le nom qu’on lui applique, est réellement en proie à tous les maux et à toutes les angoisses de la vie. Elle souffre la disette, la faim, l’opprobre, les injustices, la charge des tributs, les fatigues de la guerre, en un mot toutes les misères : et ce qui achève de l’accabler, c’est que les autres, dans leurs adversités, ont de quoi se consoler ; au lieu que ceux-ci, par une sorte de fatalité, sont placés si bas, qu’assaillis de toutes parts, ils ne peuvent atteindre à quoi que ce soit pour se relever. Et il ne faut pas croire que la classe du milieu n’ait pas sa part aux traverses ; car elle est obligée de plier sous la première, et de compatir au malheur de la troisième, dont elle se ressentirait moins si elle avait autorité sur elle ; mais comme elle n’a l’avantage ni de la dignité ni du pouvoir, elle est contrainte de se renfermer dans la médiocrité de son état. Ainsi elle a bien des fardeaux à supporter, non des plus pesants et des plus rudes, mais qui pourtant la fatiguent, et augmentent pour elle les misères communes. Il est inutile d’en dire plus : tout est sous nos yeux, et nous pouvons juger par nous-mêmes. La condition des femmes est la même : elles ont à souffrir à peu près tout ce que nous souffrons ; elles sont sujettes aux mêmes maladies, aux mêmes passions, aux mêmes erreurs, et en cela elles sont d’autant plus à plaindre, que leur complexion est plus délicate, et moins capable de repousser la douleur ou les chagrins. Elles sont pour le moins aussi sensibles que les hommes à la perte de leurs parents et de leurs proches ; elles ont souvent des maris qui se soucient aussi peu d’elles que de leurs affaires domestiques, et qui par leurs dissipations les réduisent à une pauvreté d’autant plus déplorable, qu’elles n’ont pas les mêmes moyens qu’eux pour en sortir. Quel genre de douleur ma chère Tullia n’éprouva-t-elle pas à l’occasion de mon exil[4] ! à quelles épreuves ne fut-elle pas mise par la mort ou par les inégalités de ses maris ! Sans doute elle eut bien des moments de bonheur ; mais il faut convenir avec les meilleurs juges, que le sentiment des maux est si vif en nous, que le moindre égale, s’il ne surpasse pas même quelquefois, celui que nous avons des événements les plus heureux. Les femmes sont à plaindre encore pour d’autres raisons qu’il vaut mieux passer sous silence ; mais quand il n’y aurait que la nécessité d’une sujétion aussi longue que leur vie, cela seul ne suffirait-il pas ? Mariées ou non mariées, il faut qu’elles obéissent ; avant que de l’être, à leurs pères et mères ou à d’autres parents ; et quand elles l’ont été, à leurs maris qui sont leurs maîtres. Or, moins elles sont libres, plus elles sont misérables ; et comme elles n’acquièrent la liberté qu’à la mort, elles ne peuvent être réputées heureuses qu’après qu’elles sont arrivées à ce dernier passage : je ne vois pour elles que cette issue. Pour revenir à notre sexe, c’est peu pour l’homme marié que d’être assujetti aux misères communes à toute l’espèce humaine : son joug est appesanti par les embarras et par les soins qu’exigent une femme, un ménage et tous les intérêts de la famille. Attaché comme il l’est à cette femme par le mariage, le lien de tous les liens le plus fort, il ne saurait plus se séparer d’elle ni de sentiments ni de pensées ; et au milieu de tant de soins divers dont son esprit est agité, que peut-il produire ou même imaginer de bon et de grand ? je le demande. Pour moi, je m’étonne qu’il ne se décourage pas, et qu’on ne le voie pas succomber sous le poids d’un malheur sans espérance. J’ai déjà dit qu’entre tous ceux qui respirent il n’y en a aucun qui ne soit misérable, ou que personne ne jouit d’un vrai bonheur, et il faut être bien, peu sage pour oser appeler heureux l’homme, né, comme il l’est, pour expier ses crimes ; car ce que nous nommons la vie est une véritable mort : notre âme ne commence à vivre que lorsque, dégagée et libre des entraves du corps, elle participe à l’éternité ; et les anciennes traditions nous apprennent que la mort a été accordée par les dieux immortels comme une récompense à ceux qu’ils aimaient. Ainsi nous lisons dans Hérodote qu’une prêtresse d’Argos(4), ayant demandé pour ses fils à sa déesse ce qui leur serait le plus avantageux, elle les trouva morts ; et elle apprit que la mort leur avait été accordée comme le plus grand bien. Croyons-en aussi Apollon de Delphes : Trophonius et Agamède lui ayant bâti un temple à Delphes même, moururent trois jours après lui avoir adressé la même prière ; et ce dieu, le seul de tous qui ait le secret de l’avenir, fit voir par là que la mort est le plus heureux des événements qui puissent arriver à l’homme[5]. Que l’on renonce donc absolument et pour toujours à l’erreur de croire que la mort est un mal, puisqu’au jugement des dieux eux-mêmes, non seulement elle n’est pas un mal, mais que c’est un bien qui surpasse tout ce qu’ils peuvent donner au genre humain en présent ou en récompense : jugement, certes, bien digne de leur sagesse ; car la mort, en mettant fin aux misères passées des vivants, les préserve encore de celles qu’entraîne une plus longue vie : témoin d’excellents et de très braves citoyens qui ne les ont encourues que pour avoir poussé trop loin leur carrière. Si l’on dit qu’ils ne les avaient pas méritées, et que par conséquent ils n’ont pas été misérables, cette qualification ne convenant proprement qu’à ceux qui le sont par leur faute, c’est une autre question que nous pourrons examiner ailleurs ; mais il n’en est pas moins vrai que c’est le malheur qu’ils ont souffert, le malheur qui n’est pas seulement plein d’amertume lorsqu’il affecte le corps par le sentiment d’une douleur permanente, mais dont la seule pensée, toute passagère qu’elle est, attriste l’esprit.

On peut conclure de là que les Thraces n’avaient pas si grand tort de pleurer à la naissance de leurs enfants et de se réjouir à leur mort, comme ils faisaient au rapport d’Hérodote. Ils voyaient dans la mort la fin de nos misères et comme un port de repos, tandis que l’entrée de la vie ne leur paraissait conduire qu’aux chagrins et aux douleurs. Si c’est donc un malheur de naître et un bonheur de mourir, qui voudrait venir au monde pour en souffrir tous les maux ? qui n’aimerait mieux en sortir pour arriver au bonheur ? Et si nous pensons ainsi de nous-mêmes, pourquoi penserions-nous autrement de nos enfants et de nos proches ? nous voudrions-nous plus de bien qu’à ceux que nous aimons tant ? ou plutôt, n’avons-nous à souhaiter du bien que pour nous et du mal pour eux ? Non, certes. La mort est donc un bien pour tous tant que nous sommes, et nous pouvons la désirer même à ceux que nous aimons le plus. S’il en est parmi nous à qui il soit plus avantageux de mourir que de vivre, c’est principalement à ceux qu’une vie passée dans la pratique de la vertu a rendus illustres, et à qui la mort, après une assez longue existence, ne saurait être pénible. Mais à qui sert-il de naître ? partout des douleurs et des peines, point d’agrément, point de joie. Ces premiers cris, ces gémissements des enfants qui entrent dans la vie n’annoncent-ils pas leur destinée ? C’est la voix de la nature, cette bonne mère, qui ne fait rien d’inutile, et qui, dans ce qu’elle produit, nous offre des modèles admirables de tendresse, de justice et de prudence. On voit dès lors que le premier bien serait de ne point naître, de ne point tomber dans ces écueils de la vie ; et que le second, pour quiconque a pris naissance, est de mourir et d’échapper par une prompte retraite aux coups de la fortune.

Ce qu’on dit de Silène(5), s’il est permis de citer ces fables dans un discours sérieux, confirme cette vérité, qu’il enseigna à Midas qui l’avait fait son prisonnier, et qui en récompense le renvoya sans rançon. Je pourrais l’appuyer encore du témoignage d’Euripide, le plus sage des poètes ; mais écoutons Crantor : il nous apprendra qu’un père consterné de la mort de son fils reçut cette réponse dans le lieu où il avait évoqué son ombre : Votre fils est heureux, et le mieux qu’il eût pu vous arriver à vous-même serait d’avoir eu un semblable sort[6]. Si donc la mort est la fin de nos douleurs et le commencement d’une vie plus sûre et meilleure, si elle nous délivre des maux à venir, si elle remédie aux présents, si elle nous affranchit d’une multitude de maladies, d’infirmités et de peines, à quel propos la chargeons-nous de tant de reproches ? et pourquoi la considérons-nous comme la source de nos afflictions, lorsqu’elle pourrait l’être de notre consolation et de notre joie ? Mais peut-être sommes-nous inquiets de ce que nous devenons après le trépas. C’est sur quoi il est bon de faire quelques observations, afin d’enlever aux esprits faibles l’unique retranchement dont ils se couvrent pour nourrir leurs alarmes ; c’est ce dernier terrain que je ne pourrais leur abandonner sans m’exposer à voir anéantir une partie des obligations que nous avons à la mort, et que j’ai pris tant de peine à établir sur cette foule de raisons.

Quoique le soin de ce qui arrivera de nous après nous ne nous regarde pas, et qu’il appartienne aux dieux immortels, sur la bonté et la sagesse de qui nous pourrions et nous devrions même pieusement nous en reposer, puisque ce sont eux qui pourvoient à notre naissance, qui nous protègent pendant notre vie, qui nous nourrissent, qui nous défendent, qui nous soutiennent et qui n’ont aucun sujet de nous abandonner au moment de la mort ; cependant il ne sera pas inutile de porter un regard modeste sur ces secrets de l’avenir. Or, de deux choses l’une : ou la mort ne nous laisse aucun sentiment, ou par elle nous passons de ce lieu dans quelque autre. Si elle étouffe en nous tout sentiment, et si ce n’est qu’un de ces sommeils que nous goûtons quelquefois, et qui, n’étant point accompagnés de rêves, nous procurent le repos le plus délicieux, que ne gagnons-nous pas à mourir ? ou quel temps trouverions-nous qui fût préférable à ce temps de calme qui se perpétuera pendant tous les siècles ? Si nous aimons mieux que la mort soit un passage en des lieux habités par ceux qui nous ont devancés, quoi de plus désirable que d’y aller rejoindre les personnes que nous avons le plus chéries, et que de nous trouver avec ceux qui ont pris tant de soin de nous instruire, par leurs préceptes et par leurs exemples, à vivre avec honneur et à mourir sans regret ? Pour moi, si la mort m’ouvre un chemin à de pareilles demeures, rien ne flattera plus mes désirs que de me réunir à ceux que j’ai aimés par-dessus tout, et que je ne puis jamais m’empêcher d’aimer et de louer. Quelle joie ce sera pour moi quand j’arriverai auprès de mes parents et de mes amis ! Quel charme dans nos entretiens ! quels transports dans nos embrassements ! O vie vraiment digne d’être appelée de ce nom, comme dit Ennius, vie remplie de biens et de délices, ou plutôt, heureuse mort qui nous conduit à une si heureuse vie ! Tout abattu que je suis par le chagrin, je me sens soulagé par ces réflexions, puisées dans les sources de la philosophie ; et c’est ce qui me fait espérer qu’il n’y aura personne qui n’y trouve quelque adoucissement à ses maux : je l’espère d’autant plus qu’il n’est point de douleur qui puisse égaler la mienne. En effet, si l’amour tendre et respectueux de ma fille pour moi ; si sa vertu, sa modestie, sa constance ; si d’autres qualités qu’on ne trouve point dans les femmes, bien loin qu’on les exige de leur sexe, sont d’un prix inestimable, j’ai dû souffrir, et beaucoup, d’en être privé. Mais qu’enfin la consolation prenne le dessus de la douleur, et que la grandeur de la perte que j’ai faite ne m’occupe plus tant que la pensée de la juste mesure que je dois garder dans le deuil d’une fille qui était née pour mourir. Voilà ce que j’écris dans le fort de mon affliction ; et l’on conviendra que, pour un malade, c’est avoir du courage que de chercher le remède et de ne pas se contenter de l’attendre. Mais s’il y a quelqu’un à qui la douleur ait affaibli l’esprit au point de ne pas se rendre aux raisons que j’ai déduites jusqu’ici, qu’il se souvienne au moins qu’il est homme, et qu’il n’y a rien de si naturel à l’homme que la mort. Si même il était possible de l’en exempter, son état approcherait plus de la nature divine que de la nature humaine : le nom d’homme ne lui conviendrait plus, parce qu’il ne participerait plus à la commune et principale condition sous laquelle il est venu à la lumière. Qu’il se persuade en second lieu de la superfluité de ses larmes. Si elles étaient de quelque utilité, ce ne serait pas assez qu’il versât toutes les siennes, on lui pardonnerait d’avoir recours à celles des autres. Enfin, qu’il tienne pour certain qu’une douleur immodérée n’est pas seulement injuste, mais qu’elle est déshonorante ; et le déshonneur est pire que la douleur. Pourquoi ? c’est que celle-ci est propre à l’homme et ne lui imprime aucune tache, au lieu que l’autre est haïssable, en ce qu’il blesse la bienséance, et qu’il y a toujours de notre faute. Or, toute douleur immodérée est déshonorante et dégrade l’homme ; car c’est de son consentement qu’elle arrive à cet excès. Là commence la faute, et c’est cette faute qu’on doit éviter, de peur qu’en résistant trop mollement aux pensées tristes auxquelles ceux qui aiment éperdument sont sujets à s’abandonner, les facultés de notre âme ne perdent leur ressort, et que nous ne devenions semblables à des femmes. Suivons plutôt le conseil d’Homère :

Garde-toi de fléchir ; résiste à la douleur ;
Des revers plus cruels n’ont point brisé ton cœur.

Tel qui voit aujourd’hui les funérailles des siens, a dû y être préparé par une suite de malheurs dont il semble que le cercle enferme de toutes parts la nature humaine. Pourquoi donc cet homme qui a soutenu des assauts autant ou plus rudes, et qui devrait s’être aguerri et endurci au mal, demeure-t-il sans défense, et se laisse-t-il renverser au premier choc ? Cela est injuste, je le répète ; car il en est de la vie comme d’un dépôt dont on nous laisse l’usage sans nous avertir du jour où il nous sera retiré. La nature vous la redemande quand il lui plaît ; c’est son bien et votre convention : qu’avez-vous donc à lui imputer ? Et pourquoi, au contraire, ne lui.pas rendre grâces de ce qu’ayant pu revendiquer plus tôt ce bien, elle, vous en a laissé jouir, au lieu de la quereller injustement de ce qu’elle l’a repris ? N’est—il pas certain qu’elle ne nous a pas assigné ici-bas un domicile permanent, mais seulement un séjour borné, que nous devons être toujours prêts à quitter comme un mauvais gîte, pour nous élever avec la plus grande joie vers le ciel, notre unique patrie, ainsi que l’ont fait les vrais sages qui nous ont précédés sur la terre ? Convenons d’un fait : qu’est-ce qui trouble les mourants et leurs proches ? Le préjugé des avantages et des agréments de la vie, ou l’amour excessif de nous-mêmes. Mais un préjugé combattu par tant de raisons si fortes ne mérite pas qu’on s’y arrête ; et à l’égard de cette tendresse outrée, nous devrions d’autant plus volontiers y renoncer, qu’il est plus indécent à des hommes qui ont achevé le cours de leur vie de vouloir y demeurer malgré les dieux, de refuser la condition commune que tant de générations ont subie, et de joindre enfin à leur faiblesse tant d’impudence, que l’une se soutient par l’autre jusqu’à leur dernier moment. Si c’est de la mort des nôtres que nous sommes affligés, pensons qu’il fallait qu’ils en vinssent là tôt ou tard, que le temps de ce passage est incertain, qu’il n’est au pouvoir de personne de l’avancer ni de le reculer, qu’il dépend uniquement de la volonté des dieux ; que ceux que nous pleurons avaient vu avant nous la mort des leurs et l’avaient prise en patience, que par conséquent ils nous avaient instruits par leur exemple de ce qu’ils voulaient que nous fissions pour eux. Enfin persuadons-nous, et c’est tout ce que l’on peut dire de plus consolant et de plus fort, que ceux que nous regrettons (ne nous ont point été enlevés pour toujours, et qu’ils ne sont pas perdus pour nous, mais qu’ils ont été éloignés de notre vue et de notre commerce pour un temps marqué. Ainsi, quand nous serons pareillement arrivés au terme que la nature nous a prescrit, aussitôt nous rentrerons en société avec eux ; et cette société, cette fréquentation, ces habitudes auront pour nous les mêmes douceurs. Il y a des gens qui s’imaginent qu’on souffre beaucoup à ce dernier instant, et c’est peut-être là ce qui les rend si sensibles à la mort des leurs. Pour moi, après avoir fait voir l’insuffisance des autres raisons de s’affliger qui semblent plus graves, je ne tiens aucun compte de celle-là, convaincu que la retraite de l’âme se fait sans douleur ou avec très peu de douleur, et quelquefois sans aucun sentiment, si ce n’est celui d’une joie parfaite pour ceux qui pensent bien. Mais quelle que soit l’affection qu’on éprouve, il faut en retrancher la durée, qui n’est que d’un moment imperceptible. Que si dans l’état de maladie où nous supposerions de grandes douleurs, la mort arrivait plus lentement, il y aurait lieu d’espérer de la bonté des dieux et de la nature, qu’alors ils soutiendraient et soulageraient un mourant qui ne désire que sa dissolution. Nous en voyons même très souvent des signes qui ne sont nullement équivoques : nous voyons des mourants qui, lorsqu’ils sont prêts à rendre le dernier souffle, se réveillent comme d’un assoupissement, nous regardent d’un œil satisfait et assuré, et semblent nous dire qu’ils partent très volontiers de cette vie.

Nous n’avons donc en cela non plus qu’en tout le reste aucun sujet de nous attrister ; mais quand notre douleur serait juste, il faudrait pour notre honneur travailler à la réprimer ou à la diminuer, attendu que même malgré nous le temps la dissipe et la fait évanouir ; non que le temps ait de lui-même cette vertu, mais parce qu’à la longue, et à force de réfléchir, nous comprenons enfin que la mort n’est point un mal : d’où il est juste de conclure qu’il faut la supporter patiemment et sans la craindre. Or, il est honteux à l’homme, et c’est folie à lui, qui est doué de tant de connaissances si variées, de ne pas tirer plutôt de son propre fonds un prompt remède à sa douleur, que d’en attendre un tardif du temps, qui en émousse à la fin le sentiment avec la pensée. Ces motifs de consolation me paraissent si raisonnables, que je compte qu’il n’y aura personne qui n’en soit touché, et qui même n’en soit ébranlé. En mon particulier ils m’ont été doutant plus nécessaires, qu’il eût été honteux pour moi de n’en pas user pour moi-même, après les avoir constamment employés au soulagement d’autrui, et de donner lieu à dire : Est-ce là ce Cicéron si vanté, sur qui semblaient se fixer les regards de, toute la Grèce ? Heureusement la philosophie m’a fourni des armes pour me défendre contre tout ce qui pouvait m’arriver de fâcheux de la part du temps, de la fortune ou de la nature. Elle est si courageuse, qu’elle peut braver toutes les injures ; si souple et si douce, qu’elle rend supportables toutes les amertumes ; en un mot, elle est si serviable et si généreuse, qu’elle s’étend et qu’elle se prête à tous nos besoins. Et c’est un soulagement qu’elle nous doit : connaissant comme elle fait nos misères dans leur plus grand détail, que deviendrions-nous si elle n’en arrêtait pas le cours, et si elle ne nous donnait pas aide ou conseil dans nos détresses ? qu’y aurait-il de plus accablant et de plus funeste que la vie ? à quoi nous servirait ce regard tourné vers le ciel, que nous a donné la nature pour contempler le bel ordre qui y règne, et afin que la majesté des dieux nous soit toujours présente ? à quoi bon aurions-nous reçu d’eux un esprit et une raison qui nous font connaître ce qui nous est utile et discerner l’honnête de ce qui est déshonorant, pour que nous puissions embrasser les choses justes et nous abstenir de celles qui ne le sont pas ? de quelle utilité nous seraient enfin la voix et la parole, qui n’ont été accordées à aucun des animaux, et par lesquelles nous commandons à tous les êtres vivants que la nature a répandus sur la terre ?

Tous ces dons seraient inutiles, si l’homme, accablé sous le poids de sa misère, ne pouvait se ranimer à la vue des choses célestes, par l’espérance de jouir de biens au-dessus desquels il n’y en a point. Mais, de même que nous avons contre le venin des serpents plusieurs sortes de contre-poisons, que le travail et l’industrie nous aident à repousser l’indigence, et que la honte nous sert de frein contre le mal moral, nous avons de même, dans le présent que les dieux nous ont fait de la philosophie, un remède assuré contre la douleur. S’il n’y a point d’homme capable de la louer autant qu’elle mérite de l’être, en récompense il s’en trouvera un très grand nombre qui se reconnaîtront redevables envers elle de leur tranquillité, de leur modération, de l’empire qu’ils ont sur leurs sens, de la force et du courage qu’ils opposent aux adversités. Moi-même, sans le secours de cette sage modératrice, je n’aurais été ni si patient dans mon exil, ni si retenu pendant le cours de mes prospérités ; et aujourd’hui, dans une conjoncture aussi affligeante, je ne me soutiendrais pas comme je fais. Pour vous, ma chère Tullia, s’il vous reste quelque sentiment dans la mort même, vous devez vous estimer heureuse d’avoir été affranchie en un seul moment de tant de misères dont la vie vous menaçait encore : vous voilà délivrée des calamités présentes, quitte de celles que vous préparait l’avenir, et arrivée au port dans un parfait repos. Je croirais volontiers que la mort n’a rien d’affligeant pour vous, quand vous songez et aux biens dont vous avez joui dans la vie, et aux chagrins dont la mort vous a préservée. Comment donc est-il possible que moi, qui ne doute point de votre bonheur, et qui en suis presque aussi certain que si je le voyais de mes yeux, je me fasse un supplice de votre mort ? pourquoi, au contraire, n’est-elle pas le sujet de ma joie et de mes félicitations ? Eh ! de quoi pouvez-vous désormais vous mettre en peine, si ce n’est peut-être de m’avoir laissé, sur le déclin de mon âge, au milieu d’une république remplie de troubles, à la merci de tous les hasards ? Mais cet état, tout triste qu’il est, la raison le rend supportable ; et vous devez moins vous occuper de la pensée des maux que j’ai à souffrir aujourd’hui, que de celle des biens qu’incessamment je partagerai avec vous ; car les maux, quelque grands qu’ils paraissent, ne sauraient être réputés tels par ceux que soutient l’espérance de plus grands biens près de leur arriver. Cependant, soit erreur, soit ignorance de notre part, jamais les biens ne nous font tant de plaisir que les maux nous font de peine. Nous travaillons, sans le vouloir, à augmenter ceux-ci ; et au lieu d’en faire autant des autres, en les possédant, en y arrêtant nos pensées, en nous excitant à la joie, nous les affaiblissons par je ne sais quel sentiment contraire à la nature. Examinons les choses dans leurs principes : d’où nous vient cet éloignement pour la douleur et pour l’adversité, qui donnent l’être et la consistance à la force d’esprit, et sans lesquelles cette vertu n’existerait pas ? D’où procède encore cette frayeur de la mort, dont la pensée est d’ailleurs si propre à nous rendre meilleurs et à nous détourner de toute affection capable de souiller notre réputation de quelque tache d’intempérance ou d’injustice ? Pourquoi, d’un autre côté, avons-nous un appétit si désordonné pour ce que le vulgaire appelle biens, qui le plus souvent nous amollissent, nous corrompent, et qui, par l’excès du plaisir dont ils nous enivrent, nous font presque oublier que la mort est voisine ? Platon, le premier et le maître des philosophes, a raison de traiter de songes les objets des désirs ou des répugnances de nos sens, et de prononcer en conséquence qu’ils ne sont dignes que de mépris ; que, pour éviter les maux de cette vie, il faut diriger sa course vers l’éternité, et que, faute de prendre cette route, on ne se garantira point de l’infortune. Mais on ne peut arriver à l’éternité que la mort n’en ouvre la porte, et qu’elle ne marche devant. Quelle conséquence tirerons-nous de là ? Que la mort n’est pas seulement la fin de nos douleurs, le commencement de notre repos, le terme de nos désirs et de notre bien, mais qu’elle est encore la dispensatrice des biens suprêmes et éternels. C’est dans cette confiance que Caton sortit de la vie, bien content d’avoir trouvé l’occasion de s’en affranchir[7]. On ne saurait douter que cette joie dans un homme si sage ne fût une marque de la certitude qu’il avait que la mort était un très grand bien ; car, dans les choses qui nous sont personnelles, et qui sont du ressort des sens, on ne se trompe point. Cela peut se prouver encore par le témoignage du sage Artaban(6), oncle de Xerxès. Hérodote raconte que Xerxès, passant en revue ses troupes innombrables rangées en bataille, se mit à pleurer, dans la pensée qui lui vint que de tant de milliers d’hommes il n’en resterait pas un seul au bout de cent ans. Artaban lui dit alors que les hommes étaient sujets à tant de misères, qu’il n’y en avait peut-être aucun dans ce nombre-là qui n’eût plusieurs fois souhaité de mourir, et qui ne trouvât la vie trop longue, traversée comme elle l’est d’accidents et de maladies qui en troublent la jouissance et qui en rendent l’usage importun ; qu’il n’était, par conséquent, pas douteux que la mort ne fût le refuge de tant de misérables. Il ajouta même que les dieux immortels, en couvrant de plusieurs apparences de bien cette vie malheureuse, en avaient usé ainsi par une espèce de ruse, pour nous empêcher de goûter les douceurs de la mort. Nous lisons dans la fable qu’Amphiaraüs fut très cher à Jupiter et à Apollon, et que cependant il ne parvint pas jusqu’à la vieillesse. Qu’a-t-on voulu faire entendre par là, sinon qu’une mort prématurée est un présent des dieux, et le plus grand gain que nous puissions faire ? J’approuve donc le poète comique :

L’homme que Dieu chérit, et qu’il veut secourir,
Jeune encor, lui devra le bonheur de mourir.

En effet, les dieux ne pouvant permettre que ceux qu’ils aiment soient malheureux, il est nécessaire qu’ils abrègent une vie remplie de tant de misères. Car, je vous prie, que pourrait-il arriver à l’homme d’assez agréable pour l’y retenir ? Sera-ce la satisfaction qu’il recueille de la profession de quelque art ou de quelque science ? Mais la science enfante la jalousie, de toutes les passions la plus importune ; que dis-je ? la science a ses peines particulières : la connaissance de certaines choses nous fait beaucoup moins de plaisir que l’ignorance profonde où nous demeurons d’une infinité d’autres, bien plus considérables, ne nous cause de dépit. Et puis, quelle satisfaction les arts mécaniques apportent-ils à ceux qui s’en occupent ? quelles fatigues et quels ennuis n’essuient-ils pas ? quel genre de perfidie, de haine et d’envie dont la pratique ne leur soit pas familière ? Qui d’entre eux sait se contenter de son état, et ne se montre pas envieux, ennemi ou détracteur de l’industrie ou de la fortune d’autrui ? Si quelqu’un préfère les emplois civils, et qu’il imagine plus d’avantage à se présenter au grand jour, que celui-là s’attende à beaucoup de tourments, qu’on croira bien payer de quelque vaine apparence de gloire : c’est là le prix qu’on adjuge à ceux qui ont bien servi la république, et la récompense la plus ordinaire de la perte des biens et du repos. Nous ne manquons pas d’exemples d’hommes qui ont passé leur vie dans cet exercice : voyons de quelle manière ils ont fini. Demandons-le à Miltiade, à Éphialte, à Cimon, à Thémistocle, à Aristide(7), ces chefs ou plutôt ces pères de leur république. Quelle a été la récompense de leur amour pour elle, de leur justice et de leur constante fidélité ? Ces grands hommes, si précieux à leur patrie, à qui on devait tout et pour qui on n’aurait pu trop faire, vous répondront qu’ils ont été, non pas seulement dépouillés de leurs dignités, mais envoyés en exil. Chez nos ancêtres, Scipion l’Africain(8), attaché au meilleur parti, fut trouvé mort dans son lit pour avoir résisté à l’ambition démesurée de quelques ambitieux, dont sa propre femme, sœur des Gracques, fut soupçonnée d’avoir été complice. Qui a jamais été plus à plaindre que ce Métellus Numidicus, l’homme de son siècle le plus grand et le plus illustre, qui aima mieux aller en exil que de jurer l’exécution d’une loi pernicieuse ? J’avouerai que de toutes les causes d’exil et de disgrâce, celle qui lui attira l’un et l’autre fut la plus honorable, puisqu’on ne saurait la rapporter qu’à sa probité, à son intégrité et à son amour pour la république. Mais il ne fut pas moins douloureux pour lui d’être chassé de sa patrie, arraché aux siens et obligé de voir le pillage de ses biens et la désolation de sa famille. Je passe sous silence M. Régulus, C. Marius et ce L. Brutus, qui fut tué en défendant la liberté de Rome. Ce serait perdre le temps que de faire l’histoire de pareils personnages : ils sont assez connus par nos livres, par leurs portraits et par leur propre réputation. Quelque nombreux et quelque touchants que soient ces exemples, je vois quelque chose de plus triste encore dans la situation d’un homme qui, pour s’élever aux dignités, est dans la nécessité de les briguer, et qui dépend des suffrages du peuple. Que d’alarmes, que d’irrésolutions, que de mouvements, que d’inquiétudes ! On peut le dire, il n’est pas un seul instant libre de soucis, sa condition est celle d’un esclave. L’esclave ne saurait plaire à son maître ni rendre son état supportable, qu’il ne se conforme en tout à ses mœurs, à sa volonté, à ses caprices : de même l’ambitieux ne saurait parvenir à son but que par une souplesse toute semblable à capter un peuple avare, envieux, ignorant, léger, et surtout ingrat. Il lui suffit d’y songer pour s’avouer malheureux, et pour reconnaître avec un de nos vieux poètes, que

Le souverain des dieux répand à pleines mains
La tristesse et le deuil sur les jours des humains.

Ainsi, tant que nous avons les yeux ouverts à la lumière, nous croyons vivre ; mais notre vie est bien plutôt une mort continuelle, ou du moins nous ne retenons que l’ombre de la vie que nous avons effectivement perdue. Pour moi, je ne vois pas ce qu’il y a de fort à désirer dans la vie, ni quelle espèce de bonheur on peut s’en promettre : ce que je sais, c’est qu’il y a eu des hommes qui, pour se dérober à des maux plus grands que ceux auxquels nous sommes journellement exposés, se sont, de propos délibéré, donné la mort ; en quoi je n’ai garde de les approuver : je ne veux que montrer de combien d’épines est hérissée cette vie mortelle. Cléomène(9), roi des Lacédémoniens, et son fils, en se l’étant, Théagène(10) de Numance, qui en usa de même, tant à son égard qu’à l’égard des siens, plutôt que de tomber entre les mains des ennemis, que firent-ils que de nous prouver combien la vie est méprisable ? S’il n’était pas, en quelque sorte, honteux à des hommes de prendre exemple sur un sexe beaucoup plus faible, l’histoire nous apprendrait que la femme d’Asdrubal(11), voyant Carthage au pouvoir des Romains, pour ne pas survivre à sa patrie, se précipita avec ses trois enfants dans les flammes qui commençaient à ravager cette ville. Laissons à part ces événements fameux qui ne sont ignorés de personne, et confessons ingénument que la misère de la nature humaine est si grande, que, ni les hommes dans leur universalité, ni aucun d’eux en particulier, n’en sont exempts.

C’est là ce qui doit rendre plus surprenant encore, que les hommes eux-mêmes, comme si ce n’était pas assez des misères auxquelles leur nature est sujette, travaillent autant qu’il est en eux à se rendre plus misérables. En effet, cherchez, tant que vous voudrez, dans toute cette vaste étendue de la terre, parmi cette multitude d’animaux qui l’habitent, vous ne trouverez que l’homme qui exerce sa cruauté contre son espèce. Aussi Dicéarque(12), dans l’ample et savant Traité qu’il a publié sur la destruction de l’espèce humaine, n’hésite pas à mettre en fait qu’il a péri un plus grand nombre d’hommes par la barbarie et la dureté de leurs semblables, que par aucun autre genre de mort. La plupart sont si avares, si ambitieux, si despotiques, si insatiables de richesses, qu’il n’est rien qu’ils ne se permettent pour satisfaire leur cupidité ; et ce désordre n’a plus de bornes. Dès le siècle qui nous a précédés, on l’a vu rompre sa digue, et se répandre au loin ; il n’a pas seulement coûté la vie à quantité d’hommes, il a souvent renversé des royaumes et détruit, de fond en comble, des républiques entières. Passez du général au particulier ; ne considérez qu’un seul individu ; vous ne découvrirez rien en lui qui puisse vous faire envier son sort, ou dont vous puissiez être content. Livrez carrière à votre imagination, rassemblez tout ce que vous pourrez vous figurer de plus propre à le rendre parfaitement heureux : en suivant l’opinion vulgaire, vous lui accorderez à souhait des richesses, une bonne santé, des honneurs, du pouvoir. Ajoutez-y des plaisirs sensuels : quand vous lui aurez prodigué tout cela, qu’arrivera-t-il ? Vous ne lui aurez rien donné de stable ni de permanent, rien qui ne soit sujet à une révolution subite ou à un changement continuel ; car toutes les choses d’ici-bas sont fragiles et incertaines : elles ne se gouvernent pas au gré de la sagesse ou des forces humaines, elles sont uniquement soumises aux caprices de la fortune et à la vicissitude des temps. Or, qu’y a-t-il de plus humiliant pour l’homme que cette dépendance du temps qui change perpétuellement, et de la fortune, dont le vent favorable ou contraire peut également nous soutenir et nous renverser, que d’être réduit à se glorifier des événements heureux, à gémir, à pleurer, lorsqu’ils sont funestes ? Quelle différence y a-t-il entre l’homme et la bête brute, si, de même que ces animaux dénués de raison, nous dépendons de ce qui est hors de nous, et si nous n’avons au dedans de nous-mêmes, ni force, ni vertu, ni fermeté ? Quoique la nature, plus marâtre que mère à notre égard, ait joint en nous à un corps fragile et plein d’infirmités une âme encline à s’affliger, rampante dans la crainte et paresseuse au travail, elle y a pourtant inséré des étincelles divines d’esprit et de jugement, à la lueur et avec le secours desquelles nous pourrions nous roidir contre l’affliction, résister à la crainte, supporter et vaincre sans beaucoup d’efforts les travaux les plus difficiles ; et c’est ce feu de l’intelligence qui nous vient de Dieu, que, loin de l’étouffer, nous devons tâcher d’allumer et d’accroître. Venons maintenant à ceux qui, après le cours d’une longue vie, en voient la fin de plus près. Pourquoi se troubleraient-ils ? Si la mort ne rend pas leur état meilleur qu’il n’était pendant leur vie, du moins elle ne le rendra pas plus malheureux. Supposé que l’âme s’éteigne, il n’y a plus de sentiment, plus de mal, plus d’occasion de s’affliger. Dans l’hypothèse contraire, où l’âme subsistera dégagée du corps, quoi de plus délicieux et de plus divin que cette vie ! quel juste sujet de joie et de plaisir ! On ne peut donc s’empêcher de conclure que la mort n’a rien en soi que de très bon ; que loin de s’en effrayer lorsqu’elle se présente, on ne doit jamais la fuir, et qu’elle est assez souvent désirable, surtout aux vieillards, qui, rassasiés du peu de biens que fournit cette vie, se délivrent de ses angoisses pour entrer dans une autre, où leur bonheur sera sans mélange ; car je ne suis pas de ceux qui pensent que l’âme meurt avec le corps, et que la lumière de l’esprit, cette émanation de la nature divine, périt et s’éteint : je crois bien plutôt qu’après un certain espace de temps, elle revient à sa source immortelle. Quoi de plus séant à l’homme, doué d’un esprit mâle et soutenu par tant de raisons solides, que de conserver son courage, et d’abjurer une honteuse faiblesse ? Quant à ceux dont la pusillanimité va jusqu’à pleurer les morts outre mesure, et qui ne sauraient surmonter ces défaillances de l’humanité, ils mériteraient qu’on leur appliquât ce reproche sanglant :

Allez, faibles guerriers, vous n’êtes que des femmes,
Et Clélie est un homme.

On a vu des femmes même qui, dans leurs deuils domestiques, ont montré beaucoup de présence d’esprit et de fermeté. Le courage que j’exige de l’homme est celui qui le fait commander à sa douleur et à ses désirs, comme un maître à son esclave, et qui lui donne la force de la réprimer et de la retrancher, comme une partie de lui-même corrompue et malade. S’il la laisse s’accroître et se fortifier, non seulement elle s’élèvera au-dessus de la raison, mais elle s’en rendra maîtresse et en triomphera ; ce qui sera le comble de la honte et du malheur.

L’orateur Gorgias(13), accablé sous le poids des années, touchait à sa dernière heure ; on lui demanda s’il mourait sans regret : Dites avec plaisir, répondit-il ; car c’en est un très grand pour moi de quitter une aussi triste et aussi misérable demeure. Voilà ce que j’appelle un homme, et des paroles dignes d’être gravées dans la mémoire de tous les siècles. Pouvait-il mieux exprimer l’ennui que lui causaient les misères attachées à cette vie, et la joie qu’il avait d’en voir arriver la fin ? Ce langage ne saurait être que celui d’un homme qui a dompté ses passions, sur qui la volupté n’a point de prise, et à qui la cupidité ne demande plus rien. C’est, dis-je, en cela que consiste la supériorité de la raison et de la sagesse : régler ses besoins sur la nécessité, ne point se laisser vaincre à la douleur, réformer ses désirs et ne point craindre les accidents humains. Nous sommes inconsolables de la mort de nos enfants ou de nos parents : pourquoi cela ? Vaut-il mieux imiter les fous, dont l’esprit faible ne peut supporter ces événements qu’il est impossible d’éviter, et qui fondent sur nous malgré nous, que les sages qui nous ont transmis tant de monuments de leur constance ? N’est-ce pas nous montrer plus insensés que les aveugles, que de marcher seuls dans les ténèbres, plutôt qu’en compagnie et à la lumière du jour ? car c’est au souvenir et à l’imitation de ceux qui nous ont été proposés pour modèles par l’antiquité, que la suite de ce discours me ramène.

Je le répète donc comme une chose dont je ne pense pas qu’on puisse douter, que la mort ne saurait être mise au nombre des maux ; qu’elle doit au contraire être comptée parmi les plus grands biens : car, si elle nous retire d’un abîme de misères ; si elle nous introduit dans une meilleure vie ; si elle n’est ni fâcheuse par elle-même, ni susceptible d’aucune suite funeste, pourquoi serait-elle censée un mal ? Si, loin de là, elle nous met à portée de jouir des plus grands biens, et de changer une vie mortelle contre une éternelle vie, est-il rien qui puisse être plus heureux ? Aussi tenons-nous de l’histoire que les hommes les plus sages qui aient jamais été, non seulement n’ont été ni consternés ni fâchés de la mort des leurs, mais que très souvent ils s’en sont réjouis. Anaxagore(14) conférait sur la physique avec ses amis ; on vint lui annoncer que son fils était mort ; il ne répondit autre chose, sinon qu’il l’avait engendré mortel : belles paroles et vraiment dignes de sortir de la bouche d’un si grand homme ! Qu’aurait-il en effet pu répondre qui marquât plus de sagesse ou de fermeté ? Voudrait-on qu’il eût dit que cet enfant était mort bien jeune ? Mais c’eût été la réflexion d’un homme faible et peu préparé contre les adversités. Aimerait-on mieux qu’il eût témoigné n’être fâché de cette perte que pour l’amour de son fils ? Mais en cela il aurait reconnu qu’il ignorait à combien de maux ce fils avait échappé. Enfin, approuverait-on qu’il eût montré plus de sensibilité, en reconnaissant toutefois que cet événement était dans l’ordre de la nature ? Mais que seraient devenus la gravité, le jugement et la sagesse du philosophe ? et quelle différence y aurait-il à faire entre lui et un ignorant pris au hasard dans la foule ? Il y en a même souvent et beaucoup de ces derniers qui ne se font pas un sujet de chagrin des choses qui arrivent nécessairement, et à qui il suffit qu’elles soient communes à toute l’espèce pour ne s’en pas mettre en peine. Anaxagore, en vrai philosophe, ne fut point troublé à cette annonce imprévue, et il n’interrompit sa discussion que pour proférer une sentence pleine de courage et de sagesse. Je désirerais fort de rendre un pareil témoignage de plusieurs des nôtres, qu’au moment de quelque mort semblable on ne voit pas moins consternés que s’ils avaient à gémir d’une chose qui ne fût arrivée à personne avant eux, ou qui n’eût pas dû leur arriver à eux-mêmes, sinon en ce temps-là, du moins quelques années après : on les voit, dis-je, dans l’âge où ils devraient avoir plus de vigueur d’esprit, dégénérer de la vertu de leurs pères et de la leur propre, oublier sous quelle condition ils sont nés, s’oublier eux-mêmes, tant la mollesse a pris d’empire sur eux ; tant, par une suite nécessaire de cette servitude, ils sont délicats et faibles. Pour moi, je ne saurais reconnaître pour libre celui qui se laisse maîtriser par la douleur ; qu’un accident soudain frappe, étonne, renverse ; qui devient incapable de penser et de réfléchir ; et qui, n’ayant aucune ressource en lui-même, attend tout du temps et de la fortune. Quelque légère que paraisse cette dépendance, c’est trop peu que de lui donner le nom de servitude ; je l’appellerais plutôt captivité, et captivité dure : car en quoi diffère un homme qui, ayant été pris par les ennemis, est chargé de chaînes et renfermé dans une prison, et un autre qui, dominé par la douleur, n’est plus à lui-même ? Le premier est du moins libre d’esprit, s’il ne l’est pas de corps ; il espère que ce ne sera que pour un temps : au lieu que celui qui cède à la douleur a l’esprit encore plus malade que le corps ; il ne peut ni jouir de ses amis, ni servir la république, ni régir ses propres affaires, ni donner ses avis sur celles de l’état : c’est au point que, dans un repos qui lui est à charge, il n’est véritablement dans la puissance de personne, sans être cependant maître de lui ; et il faut, de toute nécessité, ou que, pressé comme il l’est par les maux qui l’environnent, il soit malheureux tant qu’ils dureront, ou, ce qui ne saurait arriver, qu’il cesse de l’être par leur fin. C’est tout un autre spectacle que de voir Xénophon, dans les fonctions du ministère sacré, se contenter d’ôter sa couronne à la nouvelle qu’il reçoit que son fils aîné vient de périr au combat de Mantinée, sans interrompre pour cela le sacrifice, et quand il apprend qu’il est mort en brave guerrier, la remettre sur sa tête, prenant les dieux à témoin que la perte de ce fils lui causait moins de peine que son courage ne lui donnait de satisfaction. Après un tel acte de fermeté, on peut bien être sûr que rien de ce qui aurait pu lui arriver à lui-même ne l’aurait ébranlé, et qu’un homme comme lui, assez constamment attaché au culte des dieux pour n’en être pas distrait à la nouvelle de la mort de son fils, aurait craint de résister à leur volonté en le pleurant. On peut bien se persuader encore qu’un père capable de préférer la vertu à la vie de son enfant, aurait affronté tous les périls, et souffert toutes les peines pour l’amour de cette vertu et pour le service de la patrie. Plus de tels hommes sont rares, plus ils sont précieux ; car rien n’est au dessus des louanges que méritent le mépris des biens d’ici-bas et la constance dans les adversités, quand on a pour objet une gloire éternelle, ou le salut de ses concitoyens. Être incapable d’un tel courage, c’est avoir certainement de l’indifférence pour cette gloire, pour le bien de sa patrie et pour tout ce qui est vraiment louable, puisqu’un homme occupé de tant de soins ne peut conserver assez de force, ou pour penser à tout ce qu’exigent de lui les besoins de son pays, ou pour courir à la gloire par des actions d’éclat, ou pour entreprendre et soutenir quelque projet qui l’y conduise. Livré tout entier à ses intérêts ou à ses avantages particuliers, il laissera les soins publics en arrière ; jour et nuit il ne pensera qu’à lui, et il ne remplira le devoir ni du bon citoyen ni de l’honnête homme. En effet, il est d’un honnête homme de prendre autant de soin d’autrui que de soi-même ; d’un bon citoyen, de sacrifier tous ses intérêts à ceux de la patrie : rien ne doit nous en détourner, ni la douleur, ni aucune faiblesse de l’humanité. On lit dans l’histoire que Périclès(15) perdit en quatre jours deux fils d’un excellent naturel et de très grande espérance. On ne s’aperçut point du regret qu’il en eut, ni dans son extérieur, ni dans sa manière de vivre. Il continua de venir aux assemblées et de haranguer le peuple comme il avait toujours fait : la couronne qu’il avait coutume de porter, il la porta toujours ; on nous assure même qu’il aurait cru se déshonorer, s’il avait donné le moindre signe d’abattement dans un deuil qui n’était que pour sa famille, et où il n’est pardonnable qu’à des femmes de s’affliger. Quelle admiration et quels éloges ne doit-on pas à un si grand courage ! Ni la force de la nature, qui nous fait souvent trop aimer nos enfants, ne put l’ébranler ou l’incliner à se plaindre, ni le regret de leur perte lui causer d’émotion apparente, malgré la tendresse qu’il avait pour eux.

Il ne faut pas, au reste, s’en étonner ; car la vraie force écarte et repousse tous les vains soucis, elle étouffe tous les désirs déréglés, elle est supérieure à la crainte, elle ne se porte à rien de contraire à l’honneur, n’est détournée de quoi que ce soit ni par timidité ni par inconstance ; et quoiqu’une raison cultivée par la philosophie ajoute quelque nouveau degré de perfection à cette vertu, comme on peut le croire de Périclès, dont le génie était orné par l’instruction, cette force a ses racines au fond même de l’âme ; élevée au-dessus des choses humaines, elle ne tient ni ne communique à rien de bas : en sorte que, quand la culture de la raison et des préceptes s’y joint, elle porte des fruits et plus mûrs et plus abondants. Et il ne faut pas croire que les grands hommes dont je parle aient été insensibles à la douleur : quel serait le mérite de la force dans quelqu’un qui serait privé de sentiment ? Ils sentaient donc cette douleur ; mais aussitôt ils appliquaient toute leur raison à l’étouffer ou à la dissiper, et leurs efforts étaient si constants et si bien soutenus, qu’il fallait que la victoire leur restât ; car il est vrai de dire que si l’on fléchit un moment, cette maladie de l’âme devient plus redoutable que jamais. Tenez-vous toujours en garde et toujours ferme, sans vous relâcher un seul instant ; il n’y aura point de coup que vous ne pariez, point d’assaut auquel vous ne résistiez : au lieu que, si vous vous laissez entamer à cet ennemi, il prendra de tels avantages sur vous, et vous réduira si bas, que jamais vous ne pourrez vous relever. Ajoutons aussi qu’on n’en vient point à une si généreuse défense, qu’on ne s’y soit préparé de longue main, et qu’on n’acquiert cette fermeté inébranlable qu’à force d’épreuves et après avoir longtemps combattu : alors seulement l’habitude se forme, et l’âme aguerrie nous couvre contre toutes les attaques de la nature et de la fortune.

Serait-il croyable qu’Harpage(16) le Mède eût pu laisser à la postérité l’exemple d’un acte aussi héroïque que celui dont Hérodote nous a conservé la mémoire, si, par l’habitude qu’il avait prise d’exercer sa patience et son courage, il ne s’était pas endurci au point de paraître insensible au plus inouï des outrages, et de réserver sa vengeance à un temps où il pût la satisfaire avec usure sur le barbare auteur de la mort de son fils ? Astyage(17) ne s’était pas contenté de faire égorger cet enfant, il avait ordonné qu’on en apprêtât les intestins, et qu’on les servît à sa table devant ce malheureux père. Le repas fini, le roi se fit apporter la tête du jeune homme, et la présentant à Harpage : De quelle bête, lui demanda-t-il, pensez-vous avoir mangé les entrailles ? Celui-ci, sans se déconcerter et sans montrer la moindre altération sur son visage : Je vois, dit-il, ce que c’est ; telle a été la volonté du roi, je n’en ai point d’autre que la sienne. Il dissimula l’horreur de cette action jusqu’à ce qu’il pût engager Cyrus(18) à passer de la Perse dans la Médie ; et comme Astyage le choisit pour commander l’armée qu’il envoyait contre le même Cyrus, il profita de la première occasion qu’il eut pour le livrer lui et son royaume à ce prince, sous le pouvoir duquel il fut réduit pour souffrir la peine due à son inhumanité. Grande leçon, bien digne d’être gravée dans le souvenir de toutes les nations et de tous les siècles, et qui peut servir, non seulement à des particuliers faibles, pour s’exciter à la patience et pour réveiller leur courage, mais aux rois les plus puissants et à tous ceux qui sont en possession de l’autorité, pour les détourner de rien oser de contraire à l’humanité et au respect qu’ils lui doivent. Il y a tant d’atrocité dans ces forfaits, et ils impriment une telle horreur, que quand les autres hommes consentiraient à les souffrir et voudraient les cacher, le ciel et les astres en deviendraient, pour ainsi dire, les accusateurs. Les dieux ne punissent que tard ; mais ils ne permettent point que l’impie jouisse du fruit de son crime de manière à s’en applaudir. L’image qu’il s’en fait et les remords qui le poursuivent sont autant de furies intérieures qui lui déchirent l’âme. Nous avons tant d’aversion pour ces attentats sacrilèges, que, quand les tyrans qui les commettent viennent à les expier par les supplices les plus cruels, personne n’a pitié d’eux, personne n’est tenté de les plaindre. Il semble que cette espèce d’hommes, et cette espèce toute seule, ne soit pas faite pour exciter notre compassion. Que si, comme nous le disions il n’y a qu’un moment, la raison doit être employée à réprimer la douleur, l’habitude la fera totalement disparaître : c’est peu pour elle que d’assoupir les troubles de l’esprit, elle sait faire violence à la nature, la changer et la rendre toute différente. Avec son secours, on n’émousse pas seulement les pointes de la douleur, mais on peut repousser les foudres de la fortune et les mépriser. Convenons donc, après y avoir bien réfléchi, qu’aucun accident humain ne doit nous affliger : ni la mort dont nous avons prouvé le bienfait ; ni la pauvreté, qui très souvent est un présent des dieux ; ni l’exil, puisque nous sommes citoyens du monde, dont tous les pays nous sont ouverts ; ni aucune des autres choses que l’opinion vulgaire met au nombre des plus grands maux. Parmi ces maux il n’y en a pas un seul dont, par l’effet de la bonté céleste, il ne résulte un bien encore plus grand et plus désirable. Les livres dès philosophes, et toutes les pages de leurs livres, sont remplis des preuves de cette vérité ; et, à l’égard des faits qui la confirment, il y en a tant qu’il n’est pas possible d’en demander davantage. Les choses étant ainsi, quels événements nous causeront de la douleur ou de la crainte ? Dion(19), qui s’était formé l’âme à l’école de Platon, apprenant que son fils s’était tué en tombant du haut d’une maison, ne s’arrêta pas à le pleurer ou à le plaindre ; il continua l’ouvrage qui l’occupait alors. Cette action d’un homme sage, d’un disciple de Platon, doit être regardée comme une règle de conduite par tous ceux qui veulent passer pour sages. Trahéaspas(20) montra encore plus de fermeté : il vit de ses yeux, sans paraître ému, son fils mourant et percé d’une flèche. Cambyse(21) échauffé par le vin et par la colère, avait fait attacher cet enfant pour lui servir de but ; dès le premier coup, il lui ouvrit la poitrine, et il cria à son père de regarder s’il avait atteint au cœur ; celui-ci ayant répondu qu’il l’avait percé : Eh bien ! dit Cambyse, ai-je la main sûre ? A cela le père, sans sourciller et du plus grand sang-froid, répliqua qu’il ne croyait pas qu’Apollon lui-même eût pu adresser plus juste. Qu’aurait pu faire ce père, si son fils était mort à la guerre en combattant pour sa patrie, lui qui ne le plaint pas en le voyant tuer sans sujet ? Quelle joie n’aurait-il pas montrée, si cette mort avait été honorable, si son fils avait péri en combattant pour la patrie ? Je sais bien qu’il y a des hommes qui jugeront tout autrement de ce père infortuné, et qui, loin de l’admirer, le traiteront de dénaturé et de bourreau de ses propres entrailles ; mais soit, je ne condamne pas leur opinion, pourvu qu’ils m’accordent que c’est ici un des plus grands traits de fermeté et de constance qu’il soit possible de citer.

Si de pareils exemples doivent ranimer le courage des faibles, qui est-ce qui n’aurait pas honte de se laisser vaincre par la douleur, en apprenant que tant de personnes l’ont surmontée ? La crainte de me livrer à des détails inutiles, ou même fastidieux, me fait supprimer beaucoup de faits semblables. Si j’écrivais seulement pour les autres, et non en partie pour moi-même, je serais peut-être plus concis dans les raisonnements ; et, quant aux exemples, je n’en recueillerais pas un si grand nombre[8] ; mais il arrive, je ne sais comment, que je mets à profit les malheurs d’autrui pour me guérir de mes propres souffrances ; c’est du moins l’espoir dont je me flatte. Telle étant mon intention, ceux qui prendront la peine de lire cet ouvrage ne doivent pas trouver étrange si je suis un peu prolixe sur certains articles : mon premier objet est de me soulager, et le second de rendre le même office aux autres, en leur procurant les consolations les plus efficaces ; et, comme j’éprouve que mon chagrin diminue et s’allège par les détails dans lesquels j’entre, je souhaite qu’il en soit de même d’eux, et j’ose me le promettre. Comment, en effet, se pourrait-il que des lecteurs, qui se sentiront comme accablés d’une si grande multitude de raisons et d’exemples, voulussent encore résister à l’évidence, et se renfermer dans une douleur opiniâtre ?

Lacune.

Je ne dissimulerai pas qu’il est des événements qui jettent un tel désordre dans notre âme, que nous repoussons toutes les consolations, et que c’est lace que nous éprouvons surtout dans les moments où nous sommes pénétrés de la plus vive douleur : l’idée d’un ami, d’un père, d’une mère ou d’un fils que la mort nous a ravis, a pour nous tant de charmes, grâce à cette illusion qui les fait comme revivre à nos yeux, que, quoiqu’elle réveille sans cesse en nous le regret de les avoir perdus, et qu’elle nous tire des larmes, nous ne saurions consentir à nous en détacher, et que, quand on aurait à nous dire les choses les plus propres à calmer nos chagrins, nous fermerions l’oreille aux paroles des consolateurs. Sans doute ceux qui agissent ainsi se trompent grossièrement ; mais ils se plaisent dans leur erreur, et c’est pour cela qu’ils ne Veulent pas s’en défaire. Laissons à chacun la sienne, ainsi que son plaisir ; car je ne crains pas que les remèdes contre la douleur, pour n’être pas appliqués dans ses plus violents transports, soient moins actifs quand elle sera un peu ralentie, et que ceux qui les avaient d’abord rebutés les refusent encore pour en détruire les restes. Je suis même convaincu qu’il n’y a rien de plus utile que d’y revenir dans les temps de calme et de tranquillité, parce qu’alors on peut lire ces préceptes, les examiner, les déposer dans sa mémoire, afin de ne les plus perdre de vue et de les retrouver au besoin ; car, faute de les avoir goûtés et médités d’avance, il est très ordinaire que la douleur, par son impétuosité, les bannisse et les chasse de notre esprit. J’en ai moi-même fait l’expérience, et j’ai senti l’inconvénient de ne m’être pas préparé de bonne heure aux chagrins par une étude sérieuse des principes qui les combattent. J’avais lu avec quelque soin beaucoup de traités philosophiques sur cette matière, tels que ceux de Théophraste, de Xénocrate, et de plusieurs autres qu’il est inutile de nommer ; cependant, comme je ne prévoyais pas alors que j’en dusse faire usage pour mon propre compte, je n’avais pas apporté encore assez d’attention à cette lecture pour qu’elle s’imprimât autant qu’il l’aurait fallu dans mon esprit, et il est arrivé de là que, frappé et surpris d’un coup aussi funeste qu’inopiné, j’en ai été terrassé avant que je pusse penser à recourir à mes livres. Il est vrai que, dans la suite et avec le secours du temps, ma douleur a perdu quelque chose de sa vivacité, et que mon esprit étant moins agité est devenu plus capable de recevoir les remèdes propres à ma guérison. Mais je reprends le fil de mon discours. Il me reste peu de choses à expliquer, qui pourtant sont telles, qu’elles méritent d’être sues, et que le fruit qu’on en retirera, et qu’on doit rechercher avant tout, sera peut-être plus agréable encore et plus précieux.

Je ne vois pas ce qui peut nous arrêter dans l’incertitude où nous persistons au sujet de ce que j’ai dit, que nous ne devons nullement nous affliger de la mort de nos proches : serait-ce cette pensée dont nous ne saurions nous distraire, que, s’ils avaient vécu plus longtemps, nous aurions recueilli de leur affection pour nous tels ou tels avantages ? Mais c’est donc pour l’amour de nous-mêmes que nous sommes chagrins, et non pour l’amour de nos amis et de nos parents ? notre douleur est donc mercenaire ? elle ne vient donc, ni de la proximité du sang, ni de notre bienveillance pour autrui ? elle ne part donc que de notre intérêt ? Or, il n’y a rien de plus humiliant et de plus indigne que d’être obligé d’avouer qu’on n’est si fort affligé de la mort de quelqu’un, qu’à cause de l’utilité qu’on retirait de sa vie, et que, hors de cette considération, on n’en éprouverait aucune douleur.

Examinons présentement de quelle manière se sont comportés, non des Perses ou des Scythes, mais les plus grands personnages et les plus illustres citoyens de notre république. Ils ont souffert la perte de leurs meilleurs amis et de leurs enfants les plus chers, avec tant de courage et de constance, qu’on peut les comparer et même les préférer à ces Grecs que je comblais d’éloges il n’y a qu’un instant ; et, ce qu’on doit remarquer de plus admirable en eux, c’est que ceux à la mort de qui leur constance et leur courage ont éclaté, outre qu’ils leur étaient utiles, faisaient toute leur espérance et toute leur consolation. En effet, qu’y a-t-il au monde de plus précieux et de plus cher à un père qu’un fils et un fils unique ? C’est cependant ce que perdit Q. Fabius(22) : il faut ajouter même que ce fils unique était consulaire, qu’il avait exécuté de grandes choses, et qu’il en projetait encore de plus grandes. Q. Fabius ne se plaignit point, ce qui est déjà la marque d’une âme ferme. Mais c’était peu : il se chargea de faire l’éloge funèbre de ce fils, et il le prononça en présence de tout le peuple assemblé ; action du courage le plus mâle et le plus louable dont il y ait mémoire dans toute l’antiquité. On est encore étonné de l’esprit, du jugement et de l’ordre qui règnent dans ce discours. Comment a-t-il pu, se demande-t-on, prononcer ces paroles sans être arrêté par les larmes, ou concevoir ces pensées sans mourir de douleur ? Ce qui nous étonne le plus dans ce même discours, c’est qu’il ne suit pas la marche accoutumée, et ne s’engage pas dans des lieux communs qui fassent diversion à sa douleur : il s’attache à son sujet, qui est de louer son fils et d’en relever le mérite ; et c’est ce qu’il fait dans le plus grand détail sans craindre d’irriter le cruel sentiment de sa perte. Il n’y a rien de si extraordinaire ni de si remarquable par la vigueur du courage dans l’exemple d’Horatius Pulvillus(23), que je n’ai garde néanmoins de passer sous silence, ne fût-ce que par la raison du bonheur qu’il eut de faire agréer à Jupiter la généreuse égalité d’âme avec laquelle il reçut la nouvelle de la mort de son fils, au moment où il faisait, en qualité de pontife, la dédicace du temple de ce maître des dieux. Lorsqu’elle lui fut annoncée, il proférait les paroles solennelles et propres à cette consécration, en tenant, selon l’usage, un des jambages de la porte de cet édifice. Il ne retira point sa main, ce qui aurait annulé la cérémonie ; il ne cessa point d’avoir les yeux fixés sur les assistants, pour ne point paraître plus occupé de sa douleur que de l’utilité et du salut du peuple. Qu’avons-nous encore de plus distingué et de plus éclatant par sa vertu que L. Paullus(24) ? La mort de deux fils qui lui furent enlevés en très peu de jours ne lui arracha presque aucune plainte ; que dis-je ? dans le discours qu’il fit au peuple en lui rendant compte de ses derniers exploits, il lui témoigna sa joie de ce que les dieux avaient détourné sur sa famille les fléaux dont Rome était menacée. On ne saurait nier que Sulpicius Gallus(25) n’ait aussi mérité beaucoup de gloire, et que l’innocence de ses mœurs, sa sagesse, ses vertus militaires, n’aient reçu un nouveau lustre de la fermeté avec laquelle il soutint la perte de son fils. Mais tout en déclarant que je ne me pardonnerais pas de l’avoir oublié, je me hâte, il faut l’avouer, d’arriver, à Caton(26), et c’est pour moi rentrer dans le port après la plus rude tempête, que de pouvoir m’arrêter au nom et à l’exemple d’un si grand homme. Ses belles actions et son éminente vertu, aussi reconnue au dehors par les ennemis du nom romain, que sur le théâtre de sa patrie, n’ont jamais plus excité mon admiration que cette grandeur d’âme qu’il manifesta aux yeux de tout le monde à la mort de son fils, préteur désigné. Il ne serait pas difficile de joindre à ceux-ci beaucoup d’autres, qui, comme eux, ont signalé leur courage par leur patience. Je pourrais vous citer Q. Marcius Rex(27) qui, ayant perdu un fils tendre et vertueux, surmonta sa douleur par sa prudence, et qui, le jour même qu’il vit le bûcher de ce fils, assembla le sénat et y présida. Dans ce combat funeste que Crassus(28) livra aux Parthes, et qui coûta la vie à son fils, tant s’en fallut qu’il s’abandonnât aux lamentations, qu’il réprimanda son armée de ce qu’elle paraissait émue pour un soldat de moins ; et, en la faisant souvenir de la vertu romaine, il l’exhorta à redoubler ses efforts et à se reposer sur lui seul de la vengeance du fils qu’il avait perdu. P. Crassus(29), un de ses ancêtres, illustre consulaire, avait vu d’un œil sec mourir un autre P. Crassus son fils. Cn. Cépion(30) ne fut pas moins louable, peut-être même le fut-il davantage, pour avoir soutenu la même épreuve de la part du sien, qui avait péri dans un naufrage. Il en parut si peu affecté, qu’aucun de ceux qui le voyaient de plus près ne remarqua le moindre changement ni sur son, visage, ni dans sa contenance. Combien d’autres hommes, d’un caractère non moins ferme, pourrait-on compter parmi les Pisons, les Scévolas, les Brutus, les Marcellus, les Métellus, les Lépidus, les Aufidius ? combien d’entre eux, ayant perdu leurs enfants, leurs femmes, ou des parents qui leur étaient également chers, crurent non seulement qu’il était de leur devoir de ne point verser de larmes, mais que la résolution et la constance qu’ils montreraient aux funérailles, tourneraient à leur gloire et à celle du nom romain ?

J’ai honte de parler si longtemps du courage des hommes, comme si je voulais leur faire honneur d’une vertu qui leur est propre, et dont le défaut suffirait pour les avilir. Il est donc plus à propos de parler des femmes, afin que, s’il demeure constant qu’il y en a eu de très courageuses, les hommes rougissent d’être assez souvent inférieurs à elles dans une partie où ils devraient leur être fort supérieurs, et leur donner l’exemple qu’ils en reçoivent ; car s’il est vrai, comme le dit Théophraste en quelque endroit, et comme je l’ai répété d’après lui, que cet univers est comme un grand théâtre que la Divinité remplit, et qu’elle a décoré d’astres lumineux qui marquent sa sagesse ; que sur la surface de la terre, qui en est le centre, elle a placé des hommes destinés par elle à lutter contre la fortune, la douleur, les maladies, l’indigence, et les autres accidents de la vie ; qu’elle regarde d’en haut ces combats, et qu’elle juge si ces hommes font de la force qu’elle leur a donnée l’usage qu’ils doivent en faire ; si, dis-je, cela est vrai, l’on ne saurait révoquer en doute que, de même que dans les combats du cirque, le peuple romain méprise les gladiateurs trop empressés à demander grâce de la vie, et qu’il favorise ceux qui paraissent la mépriser ; ainsi les dieux s’indignent en quelque sorte lorsqu’ils voient des hommes trop souvent soucieux de conserver la leur, et toujours reculant de crainte de la perdre ; tandis qu’ils en chérissent et récompensent d’autres qui sont toujours prêts à partir, et qui obéissent avec empressement et avec joie à la Divinité, soit qu’elle les appelle eux, ou les leurs, dans la conviction intime où ils sont que ce changement dans leur destinée n’est pas un malheur pour eux. Si des femmes ont été capables d’une pareille résolution, comment des hommes pourraient—ils consentir à passer pour plus faibles qu’elles. Or, nous savons qu’il y a eu, non pas une femme, mais toute une nation, qui ne s’est pas rendue plus célèbre par l’intrépidité de ses hommes que par la noblesse des sentiments de ses femmes : témoin ce qu’on nous a laissé par écrit des Lacédémoniennes, qui ne manquaient point, après les combats où avaient péri leurs enfants, de visiter leurs corps pour s’assurer de la place de leurs blessures, et qui, si elles trouvaient qu’ils les eussent reçues par devant, les conduisaient avec joie au tombeau, et les déposaient honorablement parmi les monuments de leurs ancêtres ; tandis que, rejetant ceux dont les blessures étaient par derrière, elles les faisaient inhumer secrètement et sans pompe funèbre : tant l’honneur et l’amour de la patrie avaient d’empire sur les âmes de ces femmes. C’est encore d’une de ces héroïnes que l’on rapporte qu’ayant vu son fils percé de six coups, loin de gémir et de retirer la couronne qu’elle avait sur la tête, elle s’était écriée : O qu’il est bien plus beau et plus désirable de mourir vainqueur dans une bataille, que de survivre à sa victoire dans les jeux olympiques ! Une autre, entendant dire que son fils avait été tué dans une action en combattant courageusement pour son pays, répondit que c’était pour cela qu’elle l’avait mis au monde. Quelle admiration ne méritent point de telles femmes ! quels éloges et quelles récompenses ne seraient pas au-dessous de leur grandeur d’âme, quand on les voit préférer une mort honorable à la vie et à tous les autres avantages, pour l’amour et la gloire de leur patrie, objet unique de leurs pensées !

Mais nos Romaines leur sont-elles donc si inférieures ? Non ; elles les égalent, si même elles ne les surpassent pas. Rappelez-vous le souvenir de cette belle et magnifique parole de Cornélie, qui, après la mort de Tibérius et de Caïus Gracchus, les derniers de ses douze enfants, disait, sans paraître émue d’aucun sentiment de crainte ou de douleur, qu’elle s’estimerait toujours heureuse de leur avoir donné le jour : femme vraiment courageuse et comparable, par la supériorité de son génie et par l’élévation de ses sentiments, à tout ce qu’il y a eu de plus grand dans l’antiquité ; car non seulement elle ne céda point à sa douleur, mais elle en triompha, après l’avoir obligée de céder à son courage. Ne soyons point étonnés, après cela, que Rutilia(31) ait suivi en exil son fils, C. Cotta, et l’ait perdu à son retour sans verser aucune larme. Clodia(32) eut le même sort : elle survécut à son fils D. Brutus mort consulaire, et elle supporta cette perte avec patience et fermeté. Quand on pense à la faiblesse de ce sexe, on peut être étonné qu’il nous ait fourni tant d’exemples de constance et de courage ; mais quand on vient à faire attention que ces femmes étaient sorties de pères et d’aïeux recommandables par les mêmes qualités, on est obligé de convenir qu’on ne pouvait moins attendre d’elles.

Est-il donc au monde quelque objet qui nous doive être assez précieux ou assez cher pour que sa perte entraîne celle de notre prudence ? Pour peu qu’il nous en reste, elle nous doit faire souvenir de la vertu de nos pères et de nos aïeux ; et quand nous penserons aux Pisons, aux Fabius, aux Brutus, aux Marcellus, elle remettra devant nos yeux les modèles que nous devons suivre, en même temps que les images de ceux dont l’héritage nous est transmis. Ce sont ces grands hommes qui ont étendu les frontières de notre république ; c’est au prix de leur sang que la liberté nous a été acquise et qu’elle s’est affermie ; c’est par leurs travaux et par leurs veilles que cet état est parvenu au plus haut point de la gloire militaire ou civile ; c’est sur leurs traces que doivent marcher ceux qui cherchent à se faire estimer, à s’exercer à la vertu par de nobles actions, et à se guérir des préjugés qui nous mènent à la folie par un excès de sensibilité. J’ai nommé plusieurs grands hommes parmi les étrangers ; j’en ai cité un plus grand nombre d’entre les nôtres qui non seulement n’ont pas eu de répugnance pour la mort, mais qui l’ont désirée et vue avec une sorte de plaisir. On peut ajouter à ceux-là Théramène(33), qui, après avoir bu de sang-froid la coupe empoisonnée, se faisant un jeu de la mort, et gardant une inébranlable fermeté, fit une libation de ce qui restait dans la coupe, et salua le beau Critias. Si cet homme illustre et sage se jouait ainsi dans la mort même, pleurerons-nous à la mort de nos enfants et de nos proches ? Si nous lisons tous les jours, si nous retenons fidèlement, si nous admirons ce que les anciens ont dit, rejetterons-nous ce qu’ils ont fait, ou ne tiendrons-nous aucun compte de la vie qui suivra notre mort, de cette vie immortelle, exempte de tous les maux et de toutes les douleurs ! Quoique l’âme, en se séparant du corps, le laisse nu et sans mouvement ; quoiqu’il ne soit plus possible à l’homme, dans ces derniers moments, d’user de ses biens et de ses richesses, et qu’il soit forcé de renoncer, suivant l’expression du poète,

                À la pourpre, aux rubis,
Dont le luxe barbare enrichit ses lambris,

l’âme des justes cependant commence dès lors à jouir pour toujours de biens et de trésors beaucoup plus grands, et que le temps ni aucun pouvoir ne saurait leur ôter. Mais laissons là les exemples des hommes illustres et de leurs grandes actions, que l’histoire a consacrées dans ses annales : venons à ce qui tombe sous les sens de chacun, et prouvons par des faits l’avantage et le profit que nous trouvons dans la mort. Cette manière de raisonner fera concevoir plus clairement la vérité, et nous découvrirons plus facilement de quel côté il faut la chercher. S’il y avait quelqu’un au monde qui pût être sûr que tous les événements réussiraient au gré de ses désirs sans aucun mélange d’adversités, on ne pourrait nier raisonnablement que celui-là ne fût bien fondé à dire que la vie serait pour lui, à beaucoup d’égards, préférable à la mort ; mais il n’est personne qui puisse considérer la vie sans les misères et les chagrins qui l’accompagnent, ni même se promettre une seule demi-heure d’une parfaite félicité. Tous les hommes se flattent d’atteindre au bonheur de Métellus(34) ; quelques uns ne souhaitent pas moins que le royaume de Priam, ou sa nombreuse lignée : comme si Métellus, dont la vie pouvait être heureuse au milieu d’une famille si nombreuse et si florissante, ne l’avait pas quittée à regret ; et comme si Priam, après avoir vu la destruction de toute sa race, et essuyé lui-même les plus cruels revers, n’était pas tombé sous le fer ennemi. Si la mort les eût enlevés plus tôt, elles les eût dérobés à beaucoup d’infortunes et de misères. Ils ont éprouvé ce triste sort, parce que leur vie a été plus longue que ne demandait leur bonheur. De là ces plaintes lugubres :

 J’ai vu dans Ilion en flammes
Priam expirer sous le fer,
Et souiller de son sang l’autel de Jupiter.

Ces horreurs dont le récit seul nous inspire la tristesse et l’effroi, quel supplice n’a-ce pas été pour ce malheureux prince de les voir, de les entendre, de les souffrir ? N’eût-il pas mieux valu pour lui qu’il eût terminé ses jours plusieurs années avant cette funeste catastrophe ? Quelqu’un dira peut-être qu’il aurait perdu par une mort plus prompte la jouissance de plusieurs avantages que la vie lui procurait ; mais on lui répondra qu’il aurait été exempt de maux bien plus nombreux et plus terribles, tels qu’on n’en a pas vu pendant plusieurs siècles. Il est donc évident, par cet exemple et par une infinité d’autres, que les hommes prennent le change sur ce qui est le fondement de leur félicité, lorsqu’ils séparent de la mort ce qu’elle a d’utile, ou lorsqu’ils n’y trouvent rien que de fâcheux. À combien d’angoisses et de misères n’arracha-t-elle pas L. Crassus(35), ce personnage si illustre et si éloquent ? Aimant sa patrie comme il l’aimait, il est inconcevable combien il aurait souffert de la voir en proie à tous les fléaux qu’elle essuya depuis, les ravages de la guerre qui désola l’Italie, la haine qui voulut rendre le sénat responsable de tant de maux, toutes les parties du gouvernement soumises à la funeste influence de ces temps de calamités, la fuite de Marius, les horreurs qui suivirent sa retraite, scènes déplorables de fureur et de crime, toutes les atrocités qui accompagnèrent son retour sanguinaire dont le récit nous fait encore frémir ; car nous nous souvenons encore, ou du moins nous avons, dans les écrits de nos pères, des preuves récentes du massacre qui se fit alors d’une multitude d’hommes vertueux, d’excellents citoyens, enfin de la triste destinée de ces orateurs qui avaient défendu par la force de leur éloquence la vie et l’honneur de leurs concitoyens, et dont les têtes furent coupées et placées sur la tribune aux harangues. Combien en pourrions-nous compter d’autres également recommandables par leur mérite et leur vertu, qui pendant ces temps orageux se donnèrent volontairement la mort pour éviter de plus grands maux, et pour sauver leur liberté ! O malheureuse Rome ! qui ne plaindrait point ton sort, en voyant tes propres conservateurs, tes protecteurs et tes soutiens continuellement en péril, obligés de se tenir toujours en garde contre la perfidie et la trahison, et ne craignant rien plus que la cruauté même de leurs parents, sans que les citoyens qu’ils avaient sauvés, témoins de leur infortune et de tant d’horreurs, pussent ou osassent leur prêter aucun secours ? Pourrait-on ne pas convenir que, même pour ceux qui étaient forcés d’être spectateurs de tant de maux, la mort ne fût plus à désirer qu’à craindre ? et que d’autres, à qui elle en épargna la vue, n’aient été très heureux ? Tel a été L. Crassus : si les faits mêmes ne démontraient pas cette vérité, tous les discours qu’on pourrait employer pour la prouver seraient inutiles.

Mais ces événements sont déjà trop éloignés de nous pour que tous les hommes d’aujourd’hui puissent en avoir une idée assez complète : on se souviendra mieux de Pompée, mon contemporain et mon ami. Rien de plus connu dans Rome, rien de plus frappant que sa chute ; rien de plus présent à nos yeux et à notre esprit. Or, je puis dire que, s’il était mort plus tôt, il n’aurait su ce que c’est que douleur et qu’adversité, et qu’il n’a offert à tous les peuples ce terrible exemple du plus grand des malheurs, que pour avoir trop vécu. Il a dû être d’autant plus sensible à ces cruels revers de la fortune, qu’il ne l’avait connue jusque-là que par les faveurs qu’il en avait reçues. En effet, quel Romain avant lui avait été aussi chéri de tous ses citoyens ? qui fut jamais, dans les emplois civils ou militaires, décoré de plus de titres avant le temps marqué par les lois pour les obtenir ? qu’on m’en nomme un plus florissant en richesses, en alliances et en amis. Il ne manquait bien certainement à la perfection de son bonheur, qu’une fin honorable et qui répondît à toutes les félicités de sa vie. Mais voyons combien les revers de cette fortune ont de pouvoir dans l’ordre des choses humaines, à moins que nous n’aimions mieux rapporter tous les maux qui nous arrivent à notre propre état et à la condition dure sous laquelle nous sommes nés. Cet homme enivré d’une longue suite de prospérités, qui était dans l’habitude de ne penser qu’à ce qu’il y avait de plus grand, de ne souhaiter rien que d’heureux et de sublime ; qui tenait en sa main le nécessaire pour l’usage, et le superflu pour le plaisir, entreprend une guerre funeste contre son beau-père, sort de Rome, abandonne l’Italie ; et lui qui, dans les autres guerres, n’avait rien fait que guidé par la raison et par la prudence, dans celle-ci, et à un âge où il avait l’esprit et le jugement plus mûrs, il s’oublia presque lui-même. C’est ce qu’on vit surtout lorsqu’à de vieilles légions accoutumées à la fatigue il opposa des troupes nouvellement levées et ramassées à la hâte, des troupes sans force et sans expérience. Après la défaite de son armée et la prise de son camp, vaincu, couvert de honte, et réduit à fuir, ce même homme, naguère si grand et si illustre, tomba entre les mains et à la merci d’esclaves. Il est inutile d’entrer dans le détail de la manière dont la vie lui fut ôtée, puisque le moindre malheur qui pût lui arriver dans cet état humiliant, était de la perdre au plus tôt. Je le répète donc, il serait mort très heureux, si, dans le temps que tout lui riait, qu’il avait tout pouvoir dans la république, qu’il surpassait tous ses égaux en faveur, qu’il était aussi puissant que riche, il eût trouvé la fin d’une vie dont la prolongation lui causa plus de traverses et de chagrins qu’il n’est possible de le décrire, et même de le penser. Persuadés de cette vérité, que la mort est souvent un bien pour l’homme, autant parce qu’elle nous délivre des misères présentes ou à venir, que parce qu’elle nous introduit dans une vie heureuse, qu’est-ce qui nous retient de nous réjouir quand elle arrive ; et, à l’égard de celle des autres, d’imiter les grands hommes qui n’en ont jamais été troublés ? Est-ce que L. Brutus ne jugeait pas la mort très bonne et très heureuse, quand il exposait si volontiers sa vie pour empêcher le tyran de rentrer dans Rome, d’où il l’avait chassé ? Les Décius pensaient-ils autrement, lorsqu’en combattant contre les Latins ils tenaient si peu de compte de la leur ? Scipion, Paullus, Marcellus, Albinus, qui tant de fois se sont mis au hasard de la perdre pour sauver leur patrie, faisaient-ils plus de cas de cette existence passagère ? Après tout, je ne vois pas ce qui aurait pu empêcher des âmes aussi élevées de mépriser la vie, en comparaison d’une gloire éternelle qu’ils acquéraient au prix ou en échange d’une douleur si courte, ou même insensible. Arrêtons-nous à ce point, que je m’étais contenté plus haut d’indiquer en passant.

Le premier qui a soutenu que l’idée de l’état et de la condition des mourants et des morts se pouvait prendre de deux choses, savoir, ou du sommeil, ou du temps qui a précédé notre naissance, est, à mon avis, celui qui a le mieux rencontré. Et certes il me paraît que de toutes les opinions dont se berce le vulgaire au sujet de la mort, celle-là est la plus vraisemblable. En effet, la plupart vivent de manière qu’ils jouissent du présent sans se mettre en peine de ce qui peut arriver de bien ou de mal, à eux ou aux autres, à quelques années de là ; et c’est pourquoi ils sont si fort troublés aux moindres maladies, dérangements ou chagrins qui leur surviennent contre leur attente. Quant à la mort, dont la pensée devrait principalement les occuper, ils y font si peu d’attention, qu’il ne semble pas que ce soit leur affaire, ou qu’ils puissent y être intéressés. Semblables à des chevaux fougueux que Scipion l’Africain, au rapport de Panétius, disait ne pouvoir être trop tôt mis entre les mains de ceux qui les domptent, pour être dressés au manège et rendus plus traitables et plus souples, il faudrait de même les exercer au travail et à la patience, afin que la mort venant à les surprendre, ils n’en fussent ni épouvantés, ni abattus. Mais il arrive, je ne sais comment, que les hommes d’aujourd’hui, amollis par la volupté et par le luxe, ont pris un train de vie qui est fort éloigné du droit chemin que suivaient nos ancêtres, et qui les a insensiblement conduits à un tel degré d’indifférence, qu’ils ne se soucient ni de connaître la vérité, ni de discerner la justice dans chaque parti qu’ils ont à prendre : cette indifférence est l’état le plus pernicieux où l’humanité, déjà fort affaiblie, puisse tomber. Je dis donc que, si la comparaison du sommeil a jamais eu une application juste à quelqu’un, c’est surtout aux hommes que je viens de dépeindre ; que font-ils, en effet, que de perdre tout leur temps par leur indolence, que de vivre de manière qu’ils semblent dormir ? Mais celui qui dort ne sent rien, n’agit point, ne s’embarrasse de quoi que ce soit. On n’imagine pas non plus que celui qui est mort soit capable d’agir, de sentir, et de se soucier de quelque chose ; et c’est la raison pour laquelle, selon les récits que nous lisons dans les fables, les dieux immortels ont quelquefois envoyé un sommeil profond à leurs favoris, pour les empêcher de s’apercevoir de quelque grande calamité dont le sentiment aurait été pénible pour eux. Si donc nous nous revêtons toutes les nuits de la mort, puisque la mort est une espèce de sommeil et que le sommeil ne nous laisse aucun sentiment, nous devons conclure que la mort ne nous en laissera pareillement aucun. Et comme cette vérité nous devient certaine par la perception que nous en avons, nous pouvons par la même voie nous tenir assurés de l’autre : tels que nous étions avant notre naissance, tels nous sommes après notre mort. De même que la mort n’avait aucun pouvoir sur nous avant que nous fussions au monde, ainsi elle n’en aura aucun quand nous n’y serons plus. Quant à celui qu’elle exerce sur le mourant, il est de si courte durée, qu’il est presque égal à rien, et qu’il est impossible, malgré tous ses efforts, qu’elle l’étende ou le prolonge.

Que veulent donc dire ceux qui ne parlent de la mort que pour en exagérer les douleurs et la frayeur qu’ils en ont ? Mais comment parleraient-ils avec connaissance d’un passage qu’on ne fait qu’une fois, qu’ils n’ont point fait, et dont par conséquent ils ne peuvent ni juger ni prononcer s’il est agréable ou douloureux ? A les entendre, les mourants sont agités, tourmentés, déchirés. Il est quelques hommes sans doute dont les derniers moments ont pu donner lieu à cette observation. Mais le système qu’on veut établir ne serait probable que si ces tourments et ces souffrances venaient immédiatement du sentiment de la mort. En effet, si les douleurs que l’on éprouve alors étaient telles qu’il fallût que le corps en donnât des signes, il ne serait pas possible de nier qu’elle n’en dût causer d’assez grandes. Mais comme il n’y a que très peu de gens qui en soient tourmentés, et que cela n’arrive guère qu’à ceux qui ont vécu dans l’infamie, dans le dérèglement et dans le crime, on ne saurait douter que ce ne soient plutôt les reproches de leur conscience qui les épouvantent et les rendent comme furieux, et que les douleurs de la mort ne soient réellement pas la cause de leur affreuse situation. Des gens qui n’ont jamais cru mourir, qui n’y ont jamais pensé, lorsqu’ils en viennent là, sont agités, non pas tant par les souffrances que la mort leur fait éprouver, que par le regret qu’ils ont de quitter cette vie. Ils s’y trouvaient dans l’abondance des biens et des plaisirs ; ils craignent qu’il n’en soit pas de même dans l’autre. Au contraire, les hommes vertueux qui ont toujours regardé la mort comme un port qui nous est assuré après la tempête, qui en ont toujours parlé en ce sens, qui souvent même ont soupiré pour y arriver, et pour échapper, par ce bienfait de la nature, aux orages de cette vie, n’entendent parler de rien plus volontiers que de la mort, et son approche a pour eux quelque chose de doux et de consolant. C’est surtout par rapport à eux que nous sommes forcés d’admirer la sage dispensation que les dieux font de toutes choses. Vous voyez ces honnêtes gens mourir la plupart sans beaucoup souffrir, comme c’est le vœu de tous les hommes, et quelques uns même sortir de la vie sans aucune douleur.

De ce nombre fut le consul Q. Fabius(36) : un jour, se trouvant dans le sénat, il saluait tous ceux qui en sortant passaient devant lui ; il ne se plaignait d’aucun mal, il ne se ressentait d’aucune incommodité, il paraissait même très gai : ce fut dans ce moment qu’il mourut. La même chose arriva à A. Pompéius(37) après qu’il eut sacrifié dans le Capitole, et au consul Thalna, comme il adressait une prière aux dieux immortels. Que peut-on penser qu’ils aient souffert à l’instant de leur mort, eux qui dans l’instant précédent paraissaient joyeux, et qui, dans ce point imperceptible où ils cessèrent de vivre, ne donnèrent aucun signe de douleur ou de plainte ? La mort, me dira-t-on, les a surpris. Mais elle les a surpris, bons, vertueux et sages ; et les dieux ont voulu leur accorder la mort, pour qu’ils y trouvassent le commencement d’une vie de félicité : ils savaient qu’elle leur serait d’autant plus agréable, qu’ils ne s’attendaient pas à tant de bien, et qu’ils ne pouvaient pas l’espérer ; car la mort dépend de la volonté divine, sans qu’il soit au pouvoir et à l’option de l’homme d’en régler l’heure et le genre ; et il est faux, malgré l’opinion de quelques philosophes, que Dieu ait marqué à tous les hommes le même terme de la vie, et que nous ne mourions plus tôt ou plus tard les uns que les autres, qu’à proportion du plus ou du moins de sobriété ou de soins que nous apportons à nous conserver. En effet, autant il est sûr que Dieu a prescrit à la vie humaine des bornes que personne ne saurait outrepasser, autant il y aurait de témérité à assurer qu’elles sont les mêmes pour tous les hommes. Selon ce système, il ne serait question parmi eux ni de prudence, ni de tempérance, ni même de piété ; et ces vertus, désormais inutiles dans la société, n’offriraient plus que des noms vides de sens. Eh ! que gagnerait un homme à se montrer sage, tempérant, religieux, s’il était décidé qu’il ne vivrait ni plus ni moins que les autres ? Il serait, dira-t-on, prudent et sobre pour prolonger le cours de sa vie. Mais dès que le terme serait fatal à tous, il serait conséquemment immuable pour tous. Si, au contraire, il est indéterminé et dépendant de la volonté de l’homme, je ne vois pas sur quoi l’on pourrait assurer que la Divinité l’a rendu égal pour tous les mortels. Mais que chacun pense sur cela ce qu’il voudra, Dieu seul en connaît la vérité, personne que lui ne la sait avec certitude. Renfermons—nous seulement dans ce principe, que la mort par elle-même ne cause aucune douleur, et qu’elle est la source d’autant de biens qu’on en peut espérer, et de plus qu’on n’en saurait comprendre. Aussi est-ce comme par une inspiration de Dieu même que les hommes, toutes les fois qu’ils se trouvent en certaines conjonctures fâcheuses, souhaitent la mort, et la demandent même assez souvent par des prières formelles. La raison des vœux qu’ils font alors, c’est qu’ils sont obligés de reconnaître que la mort est bonne et utile, et que la nature leur crie que jamais ce bienfait que l’humanité lui doit ne peut être fâcheux ni funeste. C’est pour cela que, quand nous souffrons de grandes douleurs, nous implorons la mort, et que nous la désirons de toute notre âme, comme le terme de nos infortunes et de nos maux.

Après avoir prouvé que la mort ne nous doit point effrayer pour nous-mêmes, il me reste à faire voir qu’elle n’a rien de triste pour ceux à qui elle est glorieuse. On doit en effet penser d’eux qu’ils ont assez vécu, s’ils ont terminé leur vie par un beau trépas : la gloire les suit au tombeau, et devient le gage du bonheur et du plaisir pur dont ils jouissent ; plaisir qui se fait d’autant mieux sentir à leurs âmes, qu’ils ont pris plus de peine à remplir leurs devoirs, et qu’ils ont montré plus d’ardeur et de zèle dans l’exercice de toutes les vertus. Et certes, l’homme étant né pour faire le bien, et pour agir conformément aux principes de cette raison qui lui a été donnée, à cet effet, exclusivement à tous les autres animaux, en quoi placerait-il plutôt son honneur et son plaisir, que dans les actions louables ? Oublierait-il de quel lieu il tire son origine ? Celui qui a bien vécu s’en est souvenu ; et il ne saurait être fâché de mourir, puisqu’il laisse plusieurs témoins de sa vertu qui en conserveront le souvenir. Mais de quelle joie ne doit-on pas croire que sont transportées ces âmes qui, dégagées des liens du corps, viennent se réunir aux feux célestes, et reprendre leurs places dans les demeures éternelles d’où elles étaient sorties ? Il est bien certain que ces âmes, ainsi que les nôtres, sont des émanations de l’esprit divin, et qu’enfermées dans nos corps, elles sont comme affaissées par le poids de cette fange terrestre ; mais lorsque, débarrassées de cette masse corporelle, libres enfin, elles ont repris leur essor vers leur propre domicile, alors elles vivent véritablement ; alors elles ne sont plus asservies aux passions, à la volupté, à la douleur ; alors, maîtresses d’elles-mêmes, elles ne s’inquiètent de rien, ne désirent rien, et commandent à tout. On a donc eu grande raison de dire que nos corps étaient formés de la terre, et nos esprits d’un feu pris dans le ciel ; et c’est ce que nous confirment la vie vertueuse et les nobles actions des hommes illustres. En effet, comment mépriseraient-ils tous les avantages de ce monde ? comment compteraient-ils pour rien les plaisirs ? comment enfin se mettraient-ils au hasard de perdre la vie pour l’amour de la gloire et de la vertu, s’ils ne se proposaient pas d’autres prix que ces récompenses matérielles, qu’ils touchent de leurs mains et qu’ils foulent aux pieds ? Mais il n’en est pas ainsi : le corps tiré de la terre n’a, jusqu’à ce qu’il y retourne, d’affection que pour les choses terrestres ; l’âme, qui a été prise dans le ciel, aspire à je ne sais quoi de céleste qui ne doit point finir ; elle ne se renferme point dans les mêmes bornes que le corps ; et c’est pour cela même qu’il ne faut pas penser qu’elle puisse jamais être à son aise et vivre véritablement, tant que, prisonnière dans un corps mortel et souillé, elle y sera en quelque sorte retenue malgré elle. De quel prix est pour elle d’être délivrée des travaux de cette vie, si rudes et si pénibles ; de ne plus sentir les douleurs les plus aiguës, les chagrins les plus cuisants, et de revenir après sa captivité à un lieu plein de douceurs et de délices ? car c’est à ces notions que je rapporte ce que plusieurs philosophes ont débité au sujet du repos et du bonheur dont on dit que les âmes des justes jouissent au sortir de ce monde. Ces philosophes ayant compris que les hommes n’avaient été ni semés ni créés fortuitement et à l’aventure, et que les bons, dont les plus longs et les plus rudes travaux ne finissaient que par une mort douloureuse, méritaient d’être traités autrement que les méchants, dont l’esprit et les pensées sont toujours tournés au mal, ne leur avaient assigné ni la même issue de la vie, ni le même salaire après la mort.

Cette réflexion doit me rassurer et me consoler surtout, moi, qui sais que ma chère fille, qui m’a donné tant de satisfaction par ses vertus et son amour, a vécu de manière qu’il n’était pas possible de rien ajouter à la bonté de son caractère et à la sagesse de sa conduite, et que dans la maladie qui l’a emportée à la suite d’une couche, elle a montré une grandeur de courage et une fermeté d’âme fort au-dessus de son sexe. Si la douleur que m’a causée sa perte n’a pas entièrement cessé, elle est du moins assez diminuée pour que je trouve du plaisir à m’entretenir d’elle, bien loin qu’il m’en reste quelque amertume. En pourrait-il être autrement, puisqu’il ne lui est réellement survenu aucun mal, et que je dois, moins que personne, me chagriner ou me troubler d’un événement qui est si conforme à la nature, et qui a une connexité si étroite avec l’humanité ? Que me reste-t-il donc à faire à présent que par la faveur divine elle a fourni sa carrière ? Rien autre chose que de tourner toutes mes pensées vers la vie heureuse et immortelle, dont je crois, ou plutôt dont je suis persuadé, qu’elle jouit actuellement ; et je recueillerai alors de cette idée une consolation d’autant plus grande, que l’état dans lequel je me la représente est sans comparaison beaucoup meilleur que celui dans lequel elle était pendant le cours de sa vie. De quels biens, en effet, ne s’est-elle pas rendue digne, elle qui ne fit jamais de mal, et ne pensa jamais à en faire ; elle qui a supporté le mal qu’on lui a fait pendant sa vie avec une si noble égalité d’âme, qu’elle ne remerciait pas moins sincèrement les dieux immortels des mauvais succès que des bons ; elle enfin qui, n’ayant pour objet dans toutes ses actions que le juste et l’honnête, se contentait du témoignage de sa conscience sans chercher à faire apercevoir ses précieuses qualités, sans même croire mériter pour cela ni louange ni gloire ? Une aussi belle âme, une âme aussi détachée d’elle-même, aussi soucieuse pour autrui de la droiture et de l’équité, aurait-elle pu manquer d’être très agréable aux dieux, et de les avoir pour elle ? pour elle, dis-je, en qui brillait, non le fard ou le coloris d’une vertu feinte, telle qu’on la voit dans plusieurs, mais l'image vivante de la véritable, et son empreinte la plus ressemblante ! Ce n’était pas assez pour elle que la nature lui eût donné un tel caractère, qu’elle suivait d’elle-même et par attrait les impressions de l’honnêteté et de la justice ; elle était parvenue, par la force de sa raison et par ses réflexions, à paraître n’avoir aucun besoin que son inclination la guidât, ni que sa nature lui fît entendre sa voix. En examinant donc de près sa conduite et ses mœurs, son habileté à régler ses affaires domestiques, son esprit qui s’étendait à tout, et son profond savoir, on aurait trouvé en elle l’intelligence et le jugement de l’homme le plus sage, l’habileté d’un père de famille, la fermeté et la prudence qui nous manquent souvent à nous-mêmes. Elle était si abondamment pourvue de toutes ces qualités, qu’il ne lui fallait aucun secours étranger pour se consoler dans ses infortunes, et qu’elle se suffisait à elle-même, parce qu’elle trouvait tout dans les ressources que lui fournissait son esprit. Et comme les maladies de l’âme sont plus difficiles à guérir que celles du corps, il est aussi plus étonnant qu’elle ait été assez heureusement formée par la nature, pour que celles-ci aient cédé à son courage, et celles-là à sa sagesse. Aussi, quelque chagrin qu’elle ait eu de mes disgrâces, je ne me suis jamais aperçu qu’elle s’y soit laissé abattre ; jamais je ne l’ai vue consternée. Elle était affligée de l’exil de son père, elle voyait à regret la désolation des siens et la dissipation de leur fortune ; cependant, elle était alors l’appui de sa mère par ses conseils et par sa prévoyance, et, dans les conjonctures les plus critiques et les plus désespérées, elle n’hésitait jamais à me répondre que mon retour était prochain. Ainsi, autant j’étais affligé de tous les contre-temps qui se succédèrent alors, autant je recevais de consolation d’une fille si aimable et qui m’était si tendrement attachée. J’ai dû souhaiter pour l’amour de moi, et ce qui touche encore plus un père, pour l’amour de ma fille, de la garder plus longtemps. Mais puisque enfin je suis persuadé qu’au sortir de la prison de son corps elle est affranchie de toutes nos misères et qu’elle est allée prendre sa part de l’immortalité, je ne me tranquillise pas seulement dans cette confiance, j’en fais le principal sujet de ma joie. En effet, qu’y a-t-il de plus agréable pour moi, lorsque je pense à l’immortalité des âmes, que de m’assurer en même temps que ma fille jouit de cette vie éternelle et bienheureuse ? car il me semble qu’on ne peut pas même douter que nos âmes ne soient immortelles.

Et puisque la suite même de cet ouvrage m’a conduit à cette pensée, je trouverai quelque plaisir à examiner quelles ont été sur cette question les opinions des plus grands philosophes. Je ne m’arrêterai cependant pas, pour la résoudre, à l’induction qui se tire du préjugé, que les corps mêmes des morts conservent je ne sais quoi de respectable, que les âmes ne s’anéantissent point par la mort, et que les corps mortels ne sont que comme les sépulcres de ces substances immortelles. Il y a bien d’autres arguments plus forts et plus solides à opposer à ceux qui soutiennent que l’âme meurt avec le corps, pour leur faire voir qu’ils combattent la raison avec des armes qui n’en ont que l’ombre. S’en rapporteront-ils à l’autorité ? Je n’en connais point de supérieure à celle du mortel qu’Apollon lui-même a déclaré le plus sage de tous. Socrate donc, dans tous ses discours, n’a jamais cessé d’assurer que les âmes des hommes étaient divines, et que, quand elles quittaient le corps, elles retournaient au ciel d’où elles étaient venues auparavant ; doctrine en tout conforme à celle de la secte connue et révérée par l’antiquité sous le nom d’Italique, qui avait constamment soutenu que nos âmes venaient du ciel, et que non seulement elles étaient un présent de Dieu, mais qu’elles étaient une partie de la Divinité même, et une céleste émanation.

Si l’on refusait d’admettre ce dogme, on trouverait qu’il n’est pas facile à détruire, et il faudrait être bien fort pour renverser par des raisonnements les preuves solides et nombreuses qui servent de fondement à cette vérité. Nous en trouvons la conviction dans nous-mêmes, je veux dire dans l’activité presque incroyable de notre esprit, dans ce mouvement de la pensée toujours vive et toujours puissante. Ce que le corps ne pourrait exécuter et achever en plusieurs mois, ni même en un très grand nombre d’années, l’esprit, par sa vitesse et par sa légèreté, le parcourt, y revient à diverses reprises, et l’achève dans un seul instant. Que si l’on trouve quelque chose de surprenant dans cette activité, combien doit paraître plus merveilleuse encore la facilité avec laquelle ce même esprit garde le souvenir de tant de choses qui se sont passées je ne sais combien de siècles auparavant, se rend l’avenir présent par la pensée, et tâche d’embrasser tous les temps et de les soumettre à ses regards, comme le fait Dieu même ! Comme on ne peut douter qu’il n’en soit ainsi, et qu’il n’est personne qui ne reconnaisse en soi-même cette faculté, on ne saurait douter non plus que l’âme ne soit divine, et que, si ce qui est divin est immortel, l’âme ne le soit aussi, son éternité pouvant se démontrer par deux choses essentielles qui lui sont particulières, savoir, le principe et la perpétuité du mouvement. En effet, l’âme se mouvant d’elle-même sans être mue d’ailleurs, comme tous les objets qui remplissent l’univers, et la perpétuité de son mouvement, tant qu’elle est dans le corps, étant palpable jusque dans ceux qui dorment, il s’ensuit nécessairement que l’âme est divine, et que sa durée n’aura point de fin : la raison le veut ainsi, et la force même des choses nous oblige d’en convenir.

L’âme est l’image de Dieu, émanée et sortie de Dieu même. Dieu est immortel. Voudrait-il qu’une partie qu’il a lui-même détachée de sa substance fût mortelle ? Croyons, au contraire, qu’il n’a que mieux manifesté sa toute-puissance, en rendant ceux qu’il lui a plu participants de sa nature et immortels comme lui. Dieu a voulu que le corps fût mortel, par la raison que, tirant son origine de la terre, qui, par elle-même, est sujette à de nombreux changements, il doit les éprouver comme elle, et revenir à elle après avoir fourni cette carrière qu’il lui a été donné de remplir. Quant à l’âme, comme elle a son principe en Dieu même, le ciel est le centre où elle tend : c’était son premier domicile, elle désire sans cesse de retourner dans ce séjour éternel. S’il est une partie de l’homme qui semble naturellement appelée vers la terre, c’est le corps, puisqu’il est terrestre. L’âme ne doit chercher qu’une demeure, et cette demeure est le ciel, sa véritable patrie. En effet, on ne peut absolument trouver sur la terre l’origine des âmes ; car il n’y a rien dais les âmes qui soit mixte et composé, rien qui paraisse venir de la terre, de l’eau, de l’air, ou du feu. Tous ces éléments n’ont rien qui fasse la mémoire, l’intelligence, la réflexion ; rien qui puisse rappeler le passé, prévoir l’avenir, embrasser le présent. Ces facultés sont divines, et jamais on ne trouvera d’où l’homme les reçoit, à moins que de remonter à un Dieu. Il en résulte que l’âme est d’une nature singulière, toute différente de ces autres natures que nous connaissons et qui tombent sous nos sens. Quelle que soit donc la nature d’un être qui a sentiment, intelligence, volonté, principe de vie, cet être-là est céleste, il est divin, et par conséquent immortel. Dieu lui-même ne se présente à nous que sous cette idée d’un esprit pur, sans mélange, dégagé de toute matière corruptible, qui connaît tout, qui meut tout, et qui a de lui-même un éternel mouvement[9]. Ainsi, nos âmes étant sorties de la Divinité même, elle leur a communiqué l’éternité qui est son partage. On peut encore inférer de leurs pensées et de toutes leurs opérations, qu’elles sont divines et immortelles. En effet, si nous voulons faire attention à la grandeur et à la décoration de nos édifices, aux monuments de l’écriture, aux sommes immenses que nous employons à des choses durables et dignes d’admiration ; enfin, à toutes les acquisitions successives du génie de l’homme, nous comprendrons que nous ne ferions point tout cela, si nous n’étions persuadés que nous avons quelque droit sur les temps les plus reculés, et sur l’éternité même. Que dis-je ? le désir de la gloire, la soif des honneurs, l’ambition de la puissance et des richesses, n’indiquent-ils pas combien l’homme s’inquiète de l’avenir, et qu’il ne se borne pas, comme les autres animaux, au soin de se repaître et de vivre ? Mais ce sont là des objets trop méprisables et trop bas pour lui, et ils ne semblent faits que pour être renfermés dans le cercle étroit de notre vie. Portons nos regards sur d’autres, incomparablement plus relevés, qui sont pour nous seuls, exclusivement à tout ce qui a vie sur la terre. Convenons que l’homme est né pour contempler le ciel et toutes les choses célestes, pour sonder la profondeur des sciences les plus abstraites, soit qu’elles aient pour but la culture des mœurs, en les conservant dans leur pureté, ou en les rendant plus parfaites, soit qu’elles tendent à acquérir les connaissances astronomiques, soit enfin qu’elles contribuent à exercer la mémoire et le jugement dans les matières cachées et obscures. Toutes ces propriétés si importantes et si variées ne montrent-elles pas que l’âme est divine, et que son essence n’a pu dériver ni nous être transmise que du ciel ? Pouvons-nous nous figurer que, si elle s’anéantissait avec le corps, les plus sages d’entre les hommes fussent si contents de mourir, et que les fous et les insensés y apportassent tant d’aversion et de répugnance ? On nous dit que Socrate, touchant à ce dernier moment, s’entretenait de l’immortalité et de la vie bienheureuse destinée aux âmes des gens de bien, et qu’il vida la coupe empoisonnée aussi gaîment que si elle eût dû lui ouvrir un passage, non à la mort, mais à un royaume ou à un empire. Nous voyons, au contraire, ceux dont l’esprit est attaché à la terre et dont les pensées ne s’élèvent pas plus haut, quitter cette vie à contre-cœur, malgré eux, et comme si la nature leur faisait violence. En voici la raison : c’est qu’alors, envisageant de près l’éternité de leurs âmes, ils sont tourmentés par la crainte qu’un châtiment de pareille durée ne soit le salaire de leur vie criminelle. Oh ! que l’on pourrait bien dire que l’homme est aveugle et dépourvu de connaissances sur sa propre nature ! Il ne faudrait que réfléchir sur les sacrifices et sur les cérémonies établies par nos anciens, pour en conclure que la vie de l’âme est éternelle ; car, s’ils n’avaient pas été pleinement convaincus que l’âme vit après sa séparation d’avec le corps, et que, bien que le corps demeure sans mouvement, l’âme ne cesse pas d’être, ils n’auraient pas rendu aux morts tant d’honneurs funèbres, ni transmis à la postérité tant de pratiques religieuses concernant les sépultures. Par là, ils ont, ce semble, décidé que la mort ne coupe point le fil de la vie, que l’anéantissement n’en est pas une suite, et que bien plutôt elle est ordinairement, pour ceux qui ont bien vécu en ce monde, un guide excellent qui les conduit à une vie incomparablement plus heureuse. Ils avaient sagement préjugé qu’il fallait que ceux qui avaient réglé la leur selon l’ordre de la nature, fussent honorés pendant leur vie et récompensés après, leur mort, pour ne s’être pas abandonnés à cette funeste corruption, qui, en étouffant jusqu’aux étincelles de ce feu divin que nous appelons raison, engendre et fortifie tous les vices. Cette opinion n’est pas seulement très plausible ; elle est encore pleine de vérité et de justice. Et de qui doit-on attendre ce qui est juste, si ce n’est de Dieu même ?

L’homme étant le seul, entre tous les êtres animés, qui soit doué de quelque connaissance de la Divinité, il en résulte nécessairement, qu’à moins qu’il n’ait encouru son inimitié et sa colère par les désordres de sa vie, son âme retournera à elle. Ce privilège qu’a l’homme de connaître seul la volonté divine, et d’en être, en quelque sorte, le confident, est une preuve bien sensible et bien forte de son éternité. Faites-le naître dans les lieux les plus sauvages et les plus éloignés de tout commerce, il ne lui faudra point d’autre maître que sa propre nature, pour lui apprendre, et cela sans qu’il en puisse douter, qu’il y a un être divin, et que cet être divin exige de lui un culte et son respect. O merveille capable d’étonner non seulement les hommes, mais tous les êtres vivants ; et, s’il était possible, de les confondre ! L’homme allié à Dieu par sa nature, l’homme qui porte dans son âme la connaissance de Dieu, et qui seul de tous les animaux a reçu cette connaissance en partage, l’homme, en un mot, le seul qui soit doué d’une âme détachée de l’essence divine, pourrait-il être assez aveugle et assez stupide pour rejeter cette alliance, et pour refuser de se réunir à Dieu ? Il ne faut pas croire, en effet, que la mort soit autre chose qu’un acheminement au céleste séjour : et cette opinion n’est pas seulement conforme à la vérité et à la justice, elle se soutient par le consentement unanime et invariable des hommes les plus sages. Que celui qui a pris le parti de vivre de manière à être presque toujours en contradiction avec lui-même, se souvienne au moins que l’univers est gouverné par la volonté divine, et que ce livre est ouvert pour nous enseigner qu’il y a quelque chose que nous devons étudier et apprendre. Je lui demanderai donc s’il a toujours vu la terre, ou fertile chaque année, ou portant constamment les meilleurs fruits, et n’en produisant jamais de mauvais, non plus que des herbes inutiles ; s’il se souvient que les animaux aient constamment été féconds sans avoir, en aucun temps, été stériles. S’il en est autrement, et s’il n’y a rien dans le monde qui suive perpétuellement la même ligne et qui garde le même ordre, en vertu de quoi l’homme serait-il exempt des vicissitudes que nous observons dans les productions de la terre et des animaux ? Si, pendant le cours de plusieurs années, pendant lesquelles il aura eu des enfants et acquis des richesses et des honneurs, il a eu le bonheur de jouir de tous ces avantages, il pourra s’en applaudir ; cependant il lui restera quelque adversité à souffrir : le moins qui lui puisse arriver sera de mourir, et la mort lui devra paraître d’autant plus légère, qu’elle est commune à tous les hommes sans exception, et qu’elle n’est particulière à aucun d’eux. Elle doit même être d’autant plus agréable, qu’elle nous retire de plusieurs erreurs qui nous troublent tant que nous vivons, et que nous ne saurions démêler parmi la diversité d’opinions qui nous traversent dans la recherche de la vérité, à la découverte et à la jouissance de laquelle elle nous conduit sans nous fatiguer. Et le désir de savoir étant aussi naturel qu’il l’est à l’homme, on doit présumer qu’il ne peut rien lui survenir de plus avantageux. En effet, je ne vois pas en quoi la science serait fort désirable, si elle ne consistait pas dans la connaissance parfaite de la vérité. Ainsi, dès que nous avons acquis cette connaissance, nous jouissons d’une science parfaite et absolue ; et l’on peut dire de quiconque voit la vérité et la goûte par sentiment, qu’il n’a plus rien à souhaiter, et que, par conséquent, il est au comble du bonheur.

Que si ce bonheur est la fin vers laquelle nous devons tendre, si rien n’est plus contraire à notre nature et ne lui inspire plus d’aversion que tout ce qui peut retarder cette suprême félicité, quelle folie ou quelle stupidité est comparable à celle d’un homme qui s’afflige de la mort d’autrui, et qui, oubliant cette vie bienheureuse, rend la sienne misérable ? Il aurait beau être doué des plus belles qualités, et préférer en tout la droiture et la justice à son utilité, il ne sera jamais heureux, à moins qu’il ne soit délivré de la crainte de la mort et de la douleur. Cette douleur, qu’est-ce autre chose que le tourment de l’esprit ? et qu’est-ce que la crainte, sinon l’appréhension perpétuelle d’événements désagréables et fâcheux ? Or, je dis qu’on ne saurait être heureux ni tranquille tant qu’on est aux prises avec l’une ou avec l’autre, et que cette misère, qui est déjà si pénible et si importune pour celui qu’elle accable, lui attire encore les censures de l’opinion, et quelquefois le mépris ; car il n’y a rien de plus choquant qu’une douleur trop marquée, rien de plus étranger au caractère de l’homme. Les difformités du corps nous rendent méprisables ; à plus forte raison les vices de l’esprit doivent-ils nous attirer la honte et l’opprobre. Les vices qui attaquent l’âme sont d’autant plus déshonorants et plus répréhensibles, qu’ils ont leur siège dans la partie la plus noble de nous-mêmes. Que si la douleur portée à l’excès expose celui qui s’y abandonne à la honte et au mépris, il s’ensuit que dès lors il lui est absolument impossible de prétendre à aucun mérite, à aucune gloire. Cette vérité se déduit de la liaison même des choses, comme on déduit les conséquences d’un raisonnement ; et si dans une discussion les propositions s’enchaînent, et naissent les unes des autres, on peut dire de même qu’une difformité ou une turpitude est le germe de plusieurs dans celui qui une fois n’aura pas craint de se déshonorer.

Ce n’est pas que je veuille donner à penser que, parce que je me déclare contre la douleur, je l’improuve généralement et sans exception, ou que je sois d’avis qu’il la faut extirper jusqu’à la racine ; je pense seulement qu’on la doit restreindre dans ses bornes. Le sentiment de la douleur, comme l’a très judicieusement observé Crantor, n’est point interdit à l’homme, soit lorsqu’on lui coupe, soit lorsqu’on lui arrache quelque partie de son corps : ne rien sentir dans ces occasions, serait joindre à une dureté d’organes presque féroce, une stupidité d’âme inconcevable. Ce que je condamne, c’est l’excès opposé, lorsqu’on s’abandonne à la douleur si démesurément, que l’on encourt peut-être encore plus de blâme que si l’on n’en montrait point du tout ; car, de même que celui qui n’en est point touché semble déroger à la nature, qui, surprise par la mort, l’oblige à marquer, par des signes, qu’il y prend part et qu’il en est affligé, de même celui qui se laisse trop abattre par ce sentiment fait juger de lui qu’il oublie qu’il est homme, et qu’il refuse de se soumettre à la loi commune. Concluons de tout cela que l’on a également tort de vouloir se soustraire aux peines qui sont imposées à toute l’espèce, et de ne pas discerner ce qui est de bienséance, pour faire ce qui est du devoir, et s’abstenir de ce qui n’en est pas.

Ce discernement est l’affaire de la prudence, qu’on ne saurait nier avoir été établie par les dieux immortels pour juger et pour régler les actions des hommes. Or, je dis que c’est résister et mettre obstacle à cette admirable et divine vertu, que de se livrer ainsi sans réserve à la douleur ; c’est se consumer inutilement et sans fruit en larmes ; c’est manquer entièrement de raison et de jugement : car, peut-il y avoir de la raison à se laisser emporter par la douleur ? peut-on prétendre à la fermeté, à la constance, et demeurer abattu par la tristesse que l’on condamne ? n’est-ce pas abdiquer l’humanité que de vouloir absolument n’avoir rien de commun avec la mort ? Enfin, c’est le comble de la folie que de se croire exempt d’un tribut que le reste des hommes paye sans murmure. En effet, qui pourrait ignorer l’affinité et la ressemblance qu’il y a entre les hommes ? Si cela n’était pas, aucun motif n’engagerait les uns à aider les autres de leurs conseils, de leurs biens, de leur crédit, ni à les défendre contre les violences ou contre les injustices de leurs ennemis,. C’est pourtant ce que nous voyons tous les jours arriver ; et si quelqu’un se dispensait de ces bons offices, on ne se contenterait pas de le désapprouver, on le taxerait hautement d’inhumanité et de barbarie. Nous ne sommes pas les uns à l’égard des autres des figures de marbre ou de bois ; nous avons au fond de nous-mêmes quelque chose qui excite en nous la pitié et la compassion, et qui ne permet pas que la volonté de secourir et de faire du bien, qualité qui nous approche des dieux, s’éteigne en nous. Cette qualité est si naturelle et si propre à l’homme, que, toutes les fois qu’il voit son semblable dans l’oppression et dam la tristesse, quelque étranger qu’il lui soit, il partage intérieurement sa peine, et que, s’il est à portée de le secourir, il n’en manque pas l’occasion. En cela, il ne fait que ce qu’il voudrait qu’on lui fît à lui-même, s’il se trouvait dans la même situation ; c’est la nature qui l’y invite, c’est son instinct qu’il suit. Si donc ces événements qu’il prévoit, qu’il croit pouvoir lui arriver, viennent réellement fondre sur lui, pourquoi voudrait-il s’abandonner aux troubles et aux inquiétudes de l’âme ? n’aurait-il pas plus tôt fait de dire que tous ces revers sont les attributs de l’humanité, et que nous en courons tous les risques ? Il vaut bien mieux se reconnaître homme, et penser comme celui qui ne se croit étranger à rien de ce qui touche l’humanité. Quand nous aurons ainsi chassé de notre esprit le préjugé monstrueux et terrible qui nous fait croire que tous les maux ne sont pas des accidents nécessaires de la nature humaine, assurément nous vivrons moins misérables et moins inquiets : alors nous ne serons point troublés dans la pensée qu’il les faut souffrir avec courage, et qu’il ne peut y en avoir qui soient entièrement au-dessus de nos forces. Et nous ne pouvons manquer d’arriver à cette tranquillité d’esprit, si nous ne nous flattons point nous-mêmes, et que nous embrassions de tout notre cœur la vérité, la plus belle, la plus excellente et la plus féconde des vertus. C’est par elle que nous devenons meilleurs et plus disposés, tant à supporter les malheurs, qu’à exécuter de grandes entreprises, n’estimant rien de louable que ce qui est selon la droiture et l’équité, et ne désirant que les choses parfaites, d’où naît la véritable gloire. En cet endroit, il me semble que je me renferme dans des bornes trop étroites ; car, quelle carrière plus ample pourrais-je souhaiter et dans laquelle je pusse entrer avec plus de confiance, en me donnant tout l’essor que comporte ce sujet ? Mais ce serait de ma part une vanité bien peu convenable de vouloir sacrifier la guérison des esprits, à laquelle je me suis engagé, et que je crois très avancée, au plaisir que j’aurais à répandre plus d’ornements dans ce discours.

Je dis donc qu’un chagrin trop cuisant et de trop longue durée doit être évité ; et la preuve en résulte de plusieurs inconvénients très grands, auxquels il peut donner lieu, et de ce qu’il n’en saurait rien arriver d’avantageux ; car le chagrin n’est pas de ces choses qui fournissent des raisons capables, par leur poids, de nous tenir en suspens entre l’approbation ou le blâme que nous devons y donner. S’il en était ainsi, je ne le proscrirais pas avec tant de hardiesse, et je ne me jetterais pas dans un défilé dont je ne verrais pas l’issue. Mais n’ayant rien avancé qui ne soit certain, je persiste à soutenir qu’il faut se vaincre soi-même et résister vivement au chagrin ; et il faut y résister, tant pour l’amour de nous que par égard à l’opinion du vulgaire. Quant aux morts, si nous voulons y bien penser, comment nous peut-il entrer dans l’esprit qu’ils nous, sachent gré de cet excès de douleur dans lequel nous plonge leur perte, tandis qu’il ne leur en revient aucune utilité, et que nous n’en avons que la honte et la peine ? Voulons-nous savoir ce qu’ils désirent et ce qu’ils attendent de nous ? Rien, si ce n’est que nous conservions d’eux un souvenir honorable.

Ennius ne veut pas qu’on pleure sa mémoire.

Pourquoi ?

Son nom, vainqueur du temps, vit toujours pour la gloire.[10]

Pourquoi ce poète ne veut-il pas qu’on pleure à sa mort ? C’est qu’il était satisfait de la gloire qu’il se flattait d’avoir acquise durant sa vie. Par la même raison, présumons que nos larmes et notre deuil déplairont aux morts, et croyons qu’ils souhaitent que nous ne leur accordions que ce qui les a le plus flattés, j’entends cette gloire ou le souvenir constant de leurs vertus : s’il était en notre pouvoir de le rendre immortel par nos discours, en cela seul nous pourrions nous vanter de leur avoir rendu le service le plus agréable pour eux. Vous rappellerai-je maintenant ce que les plus célèbres philosophes ont pensé de celui qui s’afflige de telle sorte, qu’il ne peut être ni apaisé ni rassuré ? C’est qu’il n’a aucune crainte des dieux. Or, il y a de l’impiété à devoir tout aux dieux, et à les payer d’une ingratitude aussi noire. L’antiquité, au contraire, a toujours honoré ceux qui ont fait profession d’obéir en tout aux ordres suprêmes, et qui ont protesté de n’être fâchés de rien qui pût leur venir de cette part. Non seulement elle les a comblés de louanges pendant leur vie, mais elle a encore éternisé, par des honneurs, leur mémoire après leur mort ; et elle en a usé ainsi surtout à l’égard de ceux qu’elle a reconnus avoir joint au culte des dieux l’exercice de la vertu, et principalement de la bienfaisance envers les hommes : en quoi, comme en presque tout le reste, elle a jugé très sainement, puisque, de toutes les choses humaines, celle qui mérite le plus de louanges, est la vie de celui qui marche d’un pas égal dans la crainte des dieux et dans l’amour de ses semblables, et qui ne se permet rien, pas même dans ses pensées, qui ne soit conforme à la piété, à l’humanité, en un mot, à la vertu. Et nous ne voyons, après tout, point de cause plus marquée de l’erreur et de l’ignorance, d’où tous les désordres tirent leur origine, que l’indifférence que nous avons pour nos principaux devoirs, tels que sont la piété envers les dieux, la bienveillance pour les hommes, et l’amour de la vertu empreint dans les esprits comme dans les mœurs. Nous ne nous contentons pas de négliger ces qualités précieuses ; nous courons après les défauts contraires, que nous devrions éviter, et nous nous y portons avec une ardeur et une impétuosité qui nous feraient prendre pour des brutes et pour des animaux cruels. De cette source dérivent des cupidités insatiables qui ont opéré la ruine, non de quelques particuliers, mais de plusieurs familles et de villes entières. Ajoutez à cela les séditions, les embûches, les discordes, les meurtres et la destruction, des biens ainsi que des hommes, sans compter les alarmes et une infinité d’autres peines qui accompagnent ces subversions, et qui troublent la vie, l’inquiètent, la tourmentent, et y répandent la tristesse et l’amertume. Les gens de bien et les vrais amis de la vertu ne sont point exposés à ces désastres : soumis à la loi divine et ne présumant point d’eux-mêmes, ils se reposent de tout sur elle, et placent en elle toute leur confiance. Loin de faire tort à qui que ce soit, il n’est personne envers qui ils n’exercent leur libéralité, leur bienveillance, leur humanité. Ils ne se tourmentent de rien, ils ne désirent rien avec passion, grâces au soin qu’ils ont pris de réfréner toutes leurs inclinations vicieuses, et d’extirper de leur âme toutes les racines des cupidités. Ce sont donc ceux qui ont usé de la vie de manière à la rendre heureuse, et qui ont mérité en même temps d’être agréables aux dieux et utiles aux hommes, que nos ancêtres ont, avec raison, jugés dignes des honneurs divins ; et c’est d’eux que notre poète a célébré l’apothéose[11]. Non qu’il ait voulu dire que leurs corps aient été portés au ciel, la nature ne permettant pas que ce qui est sorti de la terre ait une autre demeure que la terre, et rien ne nous obligeant à croire le contraire, mais bien, que l’opinion la plus généralement reçue était que les âmes de ceux qui avaient si bien mérité des dieux et des hommes, avaient été enlevées jusque dans les cieux. C’est ce que la tradition nous apprend de Romulus, qui fut mis au rang des dieux en récompense du grand service qu’il avait rendu au monde, en fondant une aussi belle ville que la nôtre ; et on a perpétué ce souvenir dans un temps où les hommes, éclairés par les sciences et les lettres, savaient discerner la fiction d’avec la réalité, et la vérité d’avec le mensonge ; en sorte qu’on ne peut croire aujourd’hui qu’ils se soient laissé tromper par de vaines fictions. Et Romulus n’a pas été le seul qui soit parvenu, par ses vertus et par ses bienfaits, à faire juger de lui que, de mortel qu’il était, il était devenu immortel et dieu. Les anciennes annales font mention de plusieurs autres, qui ont fait juger d’eux qu’au sortir de cette vie ils avaient été admis dans la compagnie des dieux. Les Grecs ont été les premiers qui ont ouvert ce chemin à la vertu, et c’est probablement d’eux que nos pères l’ont appris. Hercule, Bacchus, les Tyndarides, et plusieurs femmes, qui tous occupent maintenant un rang distingué parmi les immortels, étaient nés hommes et l’avaient été ; mais comme ils s’étaient rendus illustres par leurs vertus et par l’exemple qu’ils avaient donné de bien vivre et de faire du bien, la renommée, par reconnaissance, les fit asseoir dans l’assemblée céleste. Il est aisé de voir que ceux même d’entre eux que nous appelons dieux du premier rang, et un grand nombre d’autres que nous avons mis au nombre des dieux, sont partis du milieu de nous pour s’élever au ciel. Mais la plus grande preuve que ce que nous en croyons s’accorde exactement avec la vérité, c’est que le consentement unanime de tant de siècles et des hommes les plus éclairés semble être la voix de la vérité elle-même, et qu’il n’y a de lieu que le ciel qui soit propre et assorti à de si hautes vertus.

En effet, qui pourrait être assez déraisonnable pour assigner un domicile séparé de celui des dieux à des hommes que l’intégrité de leurs mœurs, leur caractère bienfaisant et leurs actions héroïques ont fait regarder comme leurs plus fidèles imitateurs ? Serait-il d’ailleurs possible, après ce qui a été dit de l’éloignement qu’ont les âmes pour les choses terrestres, et de l’ardeur qui les porte vers le ciel, que celles qui, non seulement par l’impulsion secrète de la nature, mais par une volonté réfléchie, se sont efforcées de ressembler aux esprits célestes et y ont réussi, fussent exclues du ciel ? Pour moi, il me semble qu’on les y place avec d’autant plus de justice, que leurs bienfaits ont eu plus de célébrité parmi les hommes, et que leur vertu a brillé avec plus d’éclat. Qui, par exemple, a été plus courageux, plus prudent, plus désintéressé qu’Hercule ? quels travaux n’a-t-il pas entrepris et exécutés pour signaler son courage et pour rendre service aux hommes, ou quelles peines et quelles douleurs n’a-t-il pas essuyées ? Le ciel pourrait-il être fermé à un héros à qui sa vertu a ouvert pour toujours le temple de la gloire et acquis des louanges immortelles ? On en peut dire autant des autres, qui ont été recommandables par différents genres de mérite, et par leur amour envers les dieux et envers les hommes. On n’a donc pas jugé que des statues scellées en plomb, ou que des couronnes triomphales, sujettes à se sécher, fussent des récompenses assez durables pour les auteurs de ces nobles actions ; on en a cherché de plus brillantes, de plus stables et de plus propres à conserver la mémoire de personnages qui avaient préféré la vertu, l’honnêteté et la gloire à l’oisiveté, aux plaisirs et à leur propre vie. Rien de plus convenable et de plus juste que ces hommages ; mais il n’était pas moins juste d’assigner aux bons des demeures après leur mort, différentes de celles qui sont réservées aux méchants. Les plus sages d’entre les anciens comprirent que la justice étant la qualité par laquelle les dieux se manifestent le plus à nous, et qui éclate surtout dans le soin qu’ils prennent de ce monde, il n’était pas possible qu’ils n’eussent les scélérats en aversion, et qu’ils ne les éloignassent d’eux : ils jugèrent donc qu’il n’était pas seulement raisonnable, mais utile, que cette croyance fût reçue et consacrée comme une vérité, par la raison que, pour peu qu’il y eût de piété ou de religion chez les hommes, ils s’abstiendraient des crimes et des vices, dans la pensée que les impies et les méchants seraient séquestrés de la compagnie des divinités ; car ils n’ont jamais cru que le même chemin conduisît tous les hommes au ciel. Ils ont enseigné expressément que ceux qui étaient souillés de vices et d’actions honteuses étaient jetés dans les ténèbres et croupissaient dans la fange, tandis que les âmes chastes et pures qui avaient gardé leur innocence sans participer à la corruption, comme aussi celles qui s’étaient perfectionnées par les arts et l’instruction, s’élevaient d’un vol paisible et facile vers les dieux, et se rejoignaient à une substance d’une même nature qu’elles. S’il en est ainsi, nous devons travailler et faire tous les efforts dont nous sommes capables, pour n’être point séparés de ces intelligences, dont la destinée est de jouir d’un vie bienheureuse et qui n’aura jamais de fin. Quiconque le voudra (et tous ceux qui s’aimeront et qui sauront vivre conformément à leur nature le voudront) ne s’exposera jamais à faire ce qu’il croira être funeste à ses semblables : au moins ne pourra-t-il y être induit par l’espérance, ou que les dieux ignoreront ce qu’il aura fait, puisqu’il n’est pas possible que rien demeure caché à la puissance divine, ou qu’ils approuvent ce que, non seulement eux, mais les hommes même ont en horreur ; car qu’y a-t-il de plus infâme à leurs yeux que la lubricité, de plus odieux que l’avarice, de plus détestable que la cruauté ? Quoique ces vices se rencontrent quelquefois dans les hommes, ils sont cependant aussi contraires à la nature humaine, qu’il lui serait convenable de faire désirer à chacun de nous tous les biens et tous les avantages de ce monde ; et c’est précisément en cela que nous devons mettre un frein à la cupidité qui nous entraîne vers les choses qui sont opposées à la vertu. C’est ce qu’exécutera facilement celui qui pensera sans cesse au succès qu’aura une si glorieuse entreprise ; et cette pensée, qui lui sera toujours présente, est si douce ; qu’il achèvera, sans beaucoup de peine, ce qu’il aura une fois commencé à pratiquer avec ardeur et avec zèle. On en voit la preuve dans les hommes d’une âme élevée, qui sont aiguillonnés par l’amour de la gloire. Soit qu’il faille combattre, soit qu’il s’agisse de défendre ou de soutenir les intérêts de la république, ils s’y portent avec tant d’ardeur et tant de courage, qu’ils ne s’aperçoivent ni du danger ni du travail, ou qu’ils n’en tiennent aucun compte. En effet, c’est une grande amorce en même temps qu’un grand soulagement pour un homme qui poursuit à perte d’haleine l’objet de son ambition, que l’espérance de l’utilité ou de la gloire prochaine qu’il s’en promet ; et il n’est pas même nécessaire que cet objet soit fort important, il aura la même ardeur pour le moindre. Que l’on considère ceux qui se plaisent à la chasse, on les voit outrés de fatigues et presque aux abois ; jamais cependant vous ne les trouverez ni moins vifs ni moins légers à courir après leur gibier. Dans quelles peines et dans quels embarras l’ambition des honneurs ne jette-t-elle pas la plupart de nos concitoyens ? Toutefois, quel est celui d’entre eux qui ose avouer qu’il est excédé des démarches ou ennuyé des soins qu’il faut nécessairement se donner pour préparer une brigue ? Il en est de même de ceux qui se sont laissé prendre aux attraits de la vertu ou enivrer du désir de la gloire ; ils ne s’aperçoivent pas de ce qu’il leur en coûte pour y atteindre, ou, si quelquefois ils jugent par leurs efforts de l’étendue des obstacles, ils n’en sont pas ralentis : c’est qu’ils sont tout entiers à ce qu’ils entreprennent pour servir la patrie, et pour assurer l’immortalité à leur nom. Si quelqu’un d’eux croit devoir se relâcher de cette réputation, et borner son bonheur au témoignage de sa conscience, du moins il ne renoncera pas aux honneurs divins qu’on a coutume d’accorder aux grands hommes : autrement il jugerait mal des dieux, qui ont eux-mêmes recherché ces honneurs. On peut dire aussi que la sagesse et la justice des peuples chez qui cette coutume a été en vigueur, sont si généralement reconnues, qu’on ne saurait douter qu’ils n’aient été déterminés à l’établir par une raison certaine. Je parle de ces Lacédémoniens si illustres et si courageux, qui étaient dans l’usage de déférer les honneurs divins à ceux de leurs citoyens qui mouraient pour la patrie ; je parle d’Athènes, qu’on peut appeler la mère de toutes les sciences et de toutes les sages doctrines : cette ville ne se porta-t-elle pas, du consentement unanime de tous les siens, à déifier son roi Codrus(38), en reconnaissance de sa tendresse pour elle et des services par lesquels il s’était signalé ? Et je n’hésite pas à croire que ces républicains si éclairés n’aient été persuadés avec raison que ces sortes de consécrations étaient un aiguillon pour la vertu, et qu’elles ranimaient le courage et le patriotisme de ceux qui étaient capables de grandes actions ; car la vraie récompense du mérite est la gloire, et c’est la gloire surtout qui peut inspirer aux grands hommes les plus brillantes vertus, les plus nobles dévouements. C’est ce que la Grèce entière, la nourrice et la conservatrice de tous les arts, a si bien reconnu et si longtemps pratiqué. Aussi a-t-elle un grand nombre de dieux qui ne doivent leur apothéose qu’à leur vertu, qui tous avaient commencé par être hommes, et parmi lesquels il en est, de son aveu, quelques nouveaux, et d’autres dont la consécration remonte à plusieurs siècles ; quant au véritable nombre de ces dieux, il faudrait, pour le connaître, avoir étudié profondément leur histoire.

Je ne me suis pas étendu sur ce point, pour critiquer ou donner à entendre que je désapprouve cette multitude de consécrations, comme faites au hasard et sans beaucoup de réflexion, puisque je révère moi-même ces divinités, et que je les tiens en effet pour telles : mon dessein est plutôt d’engager les hommes vertueux, par la considération du grand nombre de ceux qui, dans presque tous les pays, ont été glorifiés de cette manière, à mériter les mêmes honneurs qui, au jugement des gens sages, sont les plus dignes d’être recherchés. En effet, que peut-il arriver à un homme de plus magnifique et de plus désirable, que d’être placé au même lieu où les fondateurs de notre ville ne sont parvenus qu’en affrontant les périls, et à force de travaux et de combats ? À ne consulter même que le bien-être et l’utilité propre, le sage et le savant ne doivent pas en désirer d’autre, et c’est là que doivent tendre tous leurs vœux. Des temples leur seront dédiés et consacrés au nom de leur patrie : et quel moyen plus sûr de répandre au loin l’éclat de leur mérite et de leur gloire ? Ceux qui rendent un culte public à ces dieux à qui l’on voue des temples, en reconnaissant qu’ils ont été hommes, sont obligés d’avouer qu’ils se sont frayé le chemin au faîte de toutes les grandeurs, aux honneurs divins, par leur seule vertu. On n’est point surpris que ce culte, ces dédicaces, ces temples et ces cérémonies se soient établis pour des enfants des dieux et des déesses ; car, outre que ce culte est saint et religieux, outre qu’il est conforme à la piété et à la justice, il ne donne lieu ni à l’étonnement, ni au doute, parce qu’on n’y voit qu’une suite nécessaire du droit naturel, suivant lequel celui qui est engendré d’un dieu, ou issu et procréé d’une déesse, doit être dieu : au lieu qu’il semble étrange, et que l’on est plus disposé à douter qu’à croire que, du fils d’un homme et d’une femme, on puisse faire un dieu. Non qu’on se permette de douter ou de nier que les honneurs suprêmes ne puissent être légitimement accordés à la vertu des grands hommes ; mais on voudrait que cette vertu eût assez de force pour changer leur nature ; et c’est ce qui donne matière à plusieurs difficultés entre les savants, comme on devait infailliblement s’y attendre. On leur a répondu que la nature n’était point changée par la vertu, que ce changement ne pouvait arriver qu’en supposant la corruption de la nature primitive, et qu’une telle altération n’était pas nécessaire, puisque le corps subsistant, l’âme s’envolait dans le sein des dieux, auxquels elle se réunissait, étant immortelle comme eux, et que le corps, mortel par sa nature, demeurait à la terre, ce qui est mortel et terrestre ne pouvant en aucune manière cesser d’être ce qu’il est pour se changer en quelque autre substance.

Quoique cette question passe pour être très obscure, et qu’il ne soit pas fort aisé de l’expliquer[12] ; cependant, à moins que l’on ne veuille mettre la raison en conflit avec les autorités, je pense l’avoir suffisamment éclaircie : et comme, dans ce qui a rapport à cette question, je prétends ne rien omettre des choses principales et qui méritent d’être sues (c’est là du moins mon intention), je ne dois pas oublier combien de vertus ont été divinisées dans la vue d’instruire les hommes. Le but de cette consécration des vertus a été l’utilité publique ; on a voulu que les hommes, voyant de quels honneurs elles ont été décorées, s’attendissent à des honneurs semblables, s’ils se rendaient recommandables par les mêmes vertus. En cela il y a beaucoup à attendre de l’imitation, par la raison que l’on imite volontiers les actions par lesquelles ont voit que d’autres se sont procurés ce que l’on désire ; et il arrive ordinairement de là que bien des gens, en prenant pour modèles de grands personnages, se livrent à beaucoup de choses auxquelles ils n’avaient jamais pensé. Lorsque cette émulation a commencé une fois à s’étendre, ses progrès et ses accroissements ont tant d’évidence, qu’il me paraît inutile d’en donner des preuves. Il est constant que les choses qui passent pour les plus grandes ont eu la plupart de très faibles commencements ; mais bientôt l’ardeur d’une noble imitation s’est emparée des esprits, elle a fait sans cesse des progrès, et les objets auxquels elle s’est appliquée ont insensiblement été portés à un tel degré de perfection, qu’on ne saurait plus rien y ajouter. Si les effets de cette généreuse émulation doivent nous charmer et s’ils méritent toute notre reconnaissance dans les choses ordinaires, à plus forte raison devons-nous les remarquer avec plaisir dans l’acquisition et l’affermissement des vertus, d’où dépendent le règlement et la conduite de la vie, qui, quand elle est dirigée sur d’aussi bons principes, produit, dans une abondance incroyable, des fruits de justice, d’intégrité, et s’enrichit des plus purs et des plus honorables sentiments.

On voit donc que c’est avec raison que plusieurs vertus ont été consacrées, puisqu’elles semblent par elles-mêmes mériter un culte, et qu’elles sont pour l’espèce humaine une source inépuisable de biens ; mais je voudrais savoir pourquoi presque tous les animaux reçoivent les mêmes honneurs de la part des Égyptiens. Je pardonnerais encore aux Syriens d’avoir élevé un poisson au rang des dieux pour l’adorer ; ils n’ont ni assez d’esprit, ni assez de connaissances pour sentir le ridicule et l’extravagance de leur croyance et de leur culte : mais que les Égyptiens, si vantés pour leur érudition et pour leur science, se soient laissé aller à une opinion si bizarre et si folle, c’est ce que je ne conçois pas. Quoi ! nous mettrons au nombre des dieux, des bœufs, des chiens, des loups, des chats, des poissons, des animaux que la nature a fait naître pour notre usage ou pour notre secours ? Quoi ! les plus sales, les plus hideuses, les plus dégoûtantes de ses productions, des crocodiles, des aspics, des serpents et toutes les autres espèces féroces et cruelles, qui semblent n’être au monde que pour nuire à la nôtre, deviendront, par notre ignorance, des objets de notre culte et de notre adoration ? N’est—ce pas intervertir l’ordre de l’univers, mêler tous les rangs, confondre tous les droits ? Nous trouvons que cette manière de penser est monstrueuse, et nous ne croirions pas qu’elle pût régner chez un peuple instruit et policé : oserons-nous donc la défendre ? Par une suite du même aveuglement, l’Égypte a fait des divinités de l’ognon, de l’ail, et des autres légumes qui naissent du sein de la terre. Mais pourquoi perdre le temps à réfuter un système dont l’absurdité se fait sentir aux plus ignorants et aux plus opiniâtres, auxquels il ne peut inspirer que du mépris ? Si l’on m’objecte que nos Romains ont consacré les pluies, les vents, les tempêtes, je répondrai qu’en cela ils n’ont fait que suivre d’anciens rites, d’anciennes cérémonies, qui de siècle en siècle sont devenues respectables et saintes. On ne saurait même rien retrancher ni rien changer sans crime à ces cérémonies religieuses, depuis qu’ayant une fois été établies sur des raisons plausibles, elles sont entrées dans le culte, et ont été confirmées par un long usage. Quant à la Grèce, quelque éloge que j’en aie fait, je ne puis lui passer la hardiesse ou l’imprudence qu’elle a eue de consacrer des Amours et des Cupidons dans ses gymnases et dans ses autres édifices publics ; car, je vous prie, qu’ont de commun des lieux d’exercice avec les Cupidons et les Amours ? ou de quelle utilité cette consécration peut-elle être, soit pour la spéculation, soit pour la pratique de l’honnêteté et du bien moral ? En effet, s’il est un acte d’où la témérité et la folie doivent être bannies, c’est la consécration des dieux ; on n’y doit admettre rien qui puisse laisser après soi le moindre soupçon de turpitude, ou qui même ne soit pas d’accord avec les lois les plus sévères de la sagesse. Telle est, on peut du moins le penser, la consécration des génies dont il semble que la volonté et le pouvoir s’exercent principalement sur des choses que la pudeur et la probité condamnent.

Que l’on ne balance donc pas à croire que ceux qui se sont rendus secourables et utiles aux hommes, ou qui ont fait honneur à l’humanité par leurs vertus et par leurs grandes actions, ont été légitimement réputés dieux, et jugés dignes du culte qu’on rend aux dieux mêmes. Je ne me hasarderais pas à le dire, si j’étais le premier à l’avancer ; car, quelque envie que j’aie que le mérite soit récompensé, il s’en faut beaucoup que je le désire autant que je crains, en y contribuant, de m’exposer au reproche dans une consécration où l’on pourrait me taxer de la faute la plus légère. Mais puisqu’un très grand nombre d’hommes et de femmes ont été agrégés aux dieux, et qu’on les invoque dans les temples que le respect des peuples leur a dédiés dans les villes et dans les campagnes, je ne puis ne pas acquiescer à la sagesse de ceux aux lumières et à l’expérience de qui nous sommes redevables des lois et des établissements qui font la sûreté et l’ornement de notre vie. On ne saurait se tromper en suivant des guides si éclairés ; et, après tout, ce ne sera pas à nous, mais à eux, que l’on demandera compte d’un culte qui paraît si juste et si légitime. Il n’est pas douteux qu’ils n’aient agi avec droit, lorsque, pour reconnaître les services des personnes illustres de l’un et de l’autre sexe, ils ont voulu que leur mémoire fût sainte et vénérable. Et nous, de notre côté, nous serions injustes, si nous laissions tomber dans l’oubli les âmes nobles et généreuses que nous avons reconnues dignes du même culte et d’une égale vénération.

Je ne prétends pas ici parler de vous seule, ma chère Tullia, vous dont le courage, la prudence, le savoir et la sagesse se perpétueront dans le souvenir jusqu’aux siècles les plus reculés, mais de tous ceux que nous avons vus, et que notre postérité verra et jugera dignes de pareils honneurs. Mais c’est de vous que je parlerai surtout maintenant, ô vous que je ne puis croire éternellement perdue pour moi ! Non, je ne pense pas que je sois privé de vous pour toujours, quand je vois la gloire de votre nom et de vos vertus se manifester de jour en jour avec plus d’éclat à mon esprit. Vous vivrez donc dans la mémoire des hommes aussi longtemps que subsisteront les monuments auxquels seront attachés les témoignages de vos louanges ; et je me flatte qu’ils dureront toujours, puisqu’ils sont aussi bien mérités. Je ne me tiendrai point quitte de ce que je vous dois, comme père, en retour de votre attachement pour moi, et de la splendeur que vous avez répandue sur notre commune patrie, que vous n’ayez été décorée de l’honneur suprême ; et je l’obtiendrai d’autant plus facilement pour vous, que le lieu que j’ai choisi dans cette intention doit être à jamais religieux et consacré. Je trouverai une consolation bien chère dans l’honneur qui vous sera décerné ; et si je retire quelque gloire de ma tendresse pour vous, cette gloire sera bien douce à mon cœur. Je ne pourrai entendre parler, ni me souvenir moi-même de rien qui me fasse plus de plaisir que les témoignages qu’on me rendra d’avoir rempli avec enthousiasme le devoir de père, et marqué d’une manière éclatante ma reconnaissance envers une fille à qui j’ai voué la plus vive et la plus religieuse tendresse, et que j’en ai jugée digne ; autorisé surtout par l’exemple tant de nos ancêtres que des autres peuples, qui ont été prodigues de ces honneurs à l’égard même d’étrangers qui leur avaient rendu de signalés services. Que si ces honneurs ont été accordés même à des animaux, comme on l’a fait pour plusieurs chez les Égyptiens, ce que certainement on n’aurait pas dû faire ; si la race de Cadmus, d’Amphitryon et de Tyndare(39) a dû être élevée aux honneurs célestes par la renommée, la même faveur vous est bien acquise, ô Tullia ! et j’emploierai tous mes soins à vous la faire obtenir. Oui, plein d’admiration pour vos vertus et votre génie, sûr de l’approbation des dieux immortels, après vous avoir placée dans leur assemblée céleste, je vous rendrai pour jamais vénérable dans l’opinion de tous les humains. Vous goûterez donc dans ce temple, que j’ai voué et consacré à la mémoire de votre nom et à votre culte, le plaisir d’être louée et invoquée ; et votre joie sera surtout de voir que j’aurai satisfait à ce que je vous devais, et que je me serai absolument soustrait au caprice impérieux et aux cruels assauts de la fortune. Vous savez avec quelle constance et avec quelle force d’esprit j’ai résisté à toutes les traverses qu’elle m’a suscitées en me faisant chasser de ma patrie et dépouiller de toute dignité ; vous savez qu’elle n’a pu me renverser malgré la violence et l’impétuosité de ses coups. Tous ceux qui connaissent notre histoire savent avec combien de résolution j’ai combattu mes ennemis, et quels ont été mon courage et ma vigueur à les repousser et à briser leurs efforts. Pour vous, ma chère Tullia, lorsque la fortune vous a enlevée à moi dans ces derniers temps, j’ai compris toute l’étendue du pouvoir qu’elle a sur les affaires humaines, et en particulier ce qu’elle déployait de forces contre moi. Aussi, confondu et terrassé par cette cruelle blessure, désespéré, perdu de douleur, je n’ai pu que lui crier merci et rendre les armes. Mais présentement que me voilà rassuré contre sa violence par les préceptes de la sagesse, que je vous ai consacré un temple, et que vous avez été accueillie dans le ciel, je tressaille du plaisir et de la joie que ces pensées consolantes viennent de rendre à mon âme, je cède à l’ivresse dont elle est remplie, et fier d’une si noble victoire, je triomphe de la fortune et de la douleur. Vous donc, ô Tullia ! puisque l’idée seule de vos vertus m’a été d’un aussi grand secours, tout élevée que vous êtes au-dessus de l’humanité, ne m’abandonnez pas, tournez vers moi vos regards, et conduisez-moi dans votre séjour céleste, afin que vous puissiez y répondre, selon vos vœux, à toute la tendresse d’un père, et que je sente moi-même la douceur d’une réunion qui aura bien plus de charmes pour moi, que ma séparation d’avec vous n’a eu de tristesse et d’amertume.


NOTES SUR
LA CONSOLATION.


(1). Théophraste, Xénocrate et Crantor, trois philosophes, dont les deux premiers avaient été disciples de Platon, et le troisième l’avait été du second.

(2). Panétius, philosophe stoïcien, contemporain et ami du second Africain, et dont la mémoire était encore toute récente à Rome du temps de Cicéron, qui le cite toujours avec éloge.

(3). Damoclès, flatteur de Denys le tyran.

Districtus ensis cui super impia
Cervice pendet, etc
.

(4). — Cette histoire ou ce conte est tiré du premier livre d’Hérodote. Il est aussi rapporté au premier livre des Tusculanes, c. 47, ainsi que celui de Trophonius et Agamède.

(5). Silène. Voyez la même fable, Tusculanes, I, 48.

(6). — Ce fait et les discours qui y ont rapport se trouvent tout au long dans Hérodote, Livre VII.

(7). Miltiade, Éphialte, Cimon, Thémistocle, Aristide, tous capitaines grecs, que Cornélius Népos fera connaître, excepté Éphialte, sur lequel on peut consulter Diodore de Sicile, XVII, 26.

(8). Scipion l’Africain. C’est le second de ce surnom, qu’il acquit pour avoir détruit Carthage. Il n’était que fils adoptif du fils du premier Scipion, qui l’avait mérité pour l’avoir soumise. Son père naturel était Paul Émile, et c’est de là qu’il s’appelait P. Cornelius Scipio Æmilianus.

(9). Cléomène, troisième du nom. Voyez sa Vie dans Plutarque.

(10). Théagène. C’est apparemment le nom de celui qui donna aux autres Numantius l’exemple du courage barbare qui les fit tous périr.

(11). La femme d’Asdrubal. Voyez Tite-Live, LI, 47.

(12). Dicéarque, de Messine, disciple d’Aristote, orateur et géomètre, dont les ouvrages étaient fort estimés, et en particulier, par Cicéron.

(13). Gorgias, de la ville de Léontini, en Sicile. On dit qu’il vécut cent huit ans.

(14). Anaxagore. La même chose se lit, Tusculan., III, 24. Ce qui prouve encore l’indifférence de ce philosophe pour la vie, c’est le refus qu’il fit à ceux qui lui proposèrent à Lampsaque, où il était malade de la maladie dont il mourut, de le transporter à Clazomène sa patrie : il leur dit qu’il n’y avait pas plus loin aux enfers de l’une que de l’autre de ces villes. Tusculan., I, 43.

(15). Périclès, Athénien, avait été disciple d’Anaxagore, et c’était par lui qu’il s’était fortifié dans les sentiments qui le rendirent le plus grand homme de la Grèce en guerre, en politique et en éloquence.

(16). Harpage. Voyez toute son histoire dans Hérodote, Livre I.

(17). Astyage, dernier roi des Mèdes. Il était, par sa fille Mandane, aïeul de Cyrus.

(18). Cyrus, fils de Cambyse et de Mandane. Xénophon, dans sa Cyropédie, contredit Hérodote en beaucoup d’articles concernant ces deux princes.

(19). Dion, de Syracuse. Voyez sa vie dans Cornélius Népos et dans Plutarque.

(20). Trahéaspas. Au lieu de ce nom, on lit Prexaspes dans Hérodote, Livre III, c. 35, où toute cette histoire est rapportée, Voyez aussi Sénèque, de Ira, III, 14.

(21). Cambyse. Celui-ci était fils de Cyrus.

(22). Q. Fabius Maximus, qui était encore surnommé Verrucosus, Ovicula, Cunctator. Cicéron cite le même exemple dans le Traité de la Vieillesse, c. 4

(23). Horatius Pulvillus. Lisez sur cet article Tite-Live, II, 8 ; Denys d’Halicarnasse, V, 4 ; et Plutarque, Vie de Publicola.

(24). L. Paullus, le même dont il a été parlé plus haut, note 8, sous le nom de Paul Émile, et qui, de quatre fils qu’il avait, en perdit deux dans le temps de son triomphe sur Persée ; les deux autres avaient passé par adoption dans les familles Cornélia et Fabia.

(25). Sulpicius Gallus, un des hommes illustres de son siècle, dans lequel on en compte beaucoup. Il était consul l’an 587 de Rome.

(26). Caton, dit l’Ancien ou le Censeur, dont Cicéron a fait l’éloge dans le Traité de la Vieillesse, a été un des plus grands hommes de son pays, dans presque tous les genres.

  1. Avant cette traduction, il y en avait une de Benoit Dutroncy, Lyon, 1584
  2. Ce fragment, Crantorem sequor, est extrait de ce passage de la Préface de Pline : « Non Ciceroniana simplicitate, qui in libris de Republica Platonis se comitem profitetur ; in Consolatione de morte filiæ, Crantorem, inquit, sequor ; item Panætium de Officiis. Quæ volumina ejus ediscenda, non modo in manibus habenda quotidie, nosti.
  3. Dans l’âge mur, autre combat :
    L’ambition le sollicite ;
    Richesses, dignités, éclat,
    Soins de famille, tout l’agite. J. B. Rousseau.
  4. Tullia avait pour son père un fonds incroyable de tendresse et de respect. Aux grâces qui sont le partage de son sexe, elle joignait la connaissance des lettres, et elle passait pour la plus savante et la plus polie des femmes romaines. Sur cette simple image, il ne paraîtra pas étrange qu’une perte de cette nature, dans l’âge où les pères commencent à sentir le besoin d’une consolation si douce, et dans la fleur de celui de Tullia (elle avait trente-deux ans), ait causé à Cicéron toute la douleur que les plus grandes infortunes peuvent causer aux caractères les plus faibles et les plus tendres. Middleton.
  5. Tusculanes, I, 47.
  6. On trouve la réponse en vers, Tusculan., I, 48.
  7. Voy. tom. XXIV, pag. 140, note 32.
  8. La phrase du texte est barbare ; je crois qu’il faut lire, « brèves in scribendo, in ex. a. rec. etiam breviores essemus. »
  9. Voyez les Tusculanes, I, 27, et la note 30 de l’abbé d’Olivet, tome XXIV, page 140.
  10. Voy. les Tusculanes, I, 15, 49 de Senectute c. 20.
  11. Ennius. Voy. les Tusculanes, I, l2.
  12. La phrase latine est copiée sur celle-ci : « Hæc fere dicere habui de natura deorum, non ut eam tollerem, sed ut intelligeretis, quara esset obscura, et quam difficiles explicatus haberet. » De Nat. deor., III, 30.