Constantin Huygens - Un Homme d’Etat hollandais au XVIIe siècle

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Constantin Huygens - Un Homme d’Etat hollandais au XVIIe siècle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 117 (p. 568-609).
CONSTANTIN HUYGENS

UN HOMME D’ÉTAT HOLLANDAIS AU XVIIe SIÈCLE.

I. Constantin Huygens ; Studien, par M. Th. Jorissen ; Arnheim, 1871. — II. Mémoires de Constantin Huygens ; La Haye, 1873. — III. Dagboek van C. Huygens, publié par M. J.-H. Unger ; Amsterdam, 1884. — IV. Correspondance et Œuvres musicales de C. Huygens, par W.-J. Jonckbloet et J.-P. Land ; Leyde, 1882. — V. C. Huygens over de Schilders van zyn Tyd, par le docteur J.-A. Worp. Oud-Hotland ; Amsterdam, 1891, et De Gedichten van C. Huygens, par le même ; Groningue, 1892 (en cours de publication).

On trouverait difficilement un petit pays qui ait eu, dans les temps modernes, une plus grande histoire que la Hollande. Ses gouvernans, ses capitaines, ses marins, ses philosophes, ses savans, ses lettrés et ses artistes lui ont mérité une place à part entre les nations. Parmi tous les esprits éminens qu’elle a produits, il n’en est pas, croyons-nous, qui résume aussi complètement que Constantin Huygens toutes ses qualités, ni qui ait été mêlé de plus près aux événemens et aux hommes qui ont fait sa grandeur. On comprend donc le soin pieux avec lequel, dans ces dernières années, ses compatriotes se sont appliqués à remettre en lumière les services qu’il a rendus à la cause nationale. Avec la publication d’une partie de ses œuvres et de sa correspondance, les études de M. Th. Jorissen, celles plus récentes de MM. J.-H. Unger, W. Jonckbloet, J.-P. Land et surtout celles de M. le docteur J. Worp, en nous faisant mieux connaître l’homme d’État, l’écrivain et l’artiste, nous ont permis de pénétrer aussi plus intimement dans la vie privée de Huygens. Je voudrais aujourd’hui profiter de tous ces travaux pour étudier, sous ses divers aspects, l’activité vraiment merveilleuse de ce Hollandais qui fut l’ami de Descartes et de Corneille et qui, pendant le cours de sa longue carrière, professa toujours une vive sympathie pour la France,


I.

Là famille de Huygens jouissait d’une grande considération. Ses ancêtres, originaires du Brabant, étaient nobles et habitaient une espèce de château entouré de fossés. Cornelis Huygens, son grand-père, vivait avec sa femme à Terheyde, près de Breda, dans une certaine aisance. Le cinquième de leurs enfans, Christian, vint au monde après la mort de son père, et, comme il perdit également sa mère cinq ans après, des amis qui l’avaient recueilli surveillèrent ses études à Breda, puis à Douai, où il fut envoyé. Guillaume d’Orange appréciait son intelligence et sa sûreté et après avoir été chargé par lui de missions difficiles, Christian était devenu à l’âge de vingt-sept ans son secrétaire. Après l’assassinat du Taciturne, en 1584, il était nommé secrétaire des États, et, en 1592, il épousait Suzanna Hoefnagel, une jeune fille dont la famille avait quitté Anvers à la suite des persécutions exercées dans le pays par le duc d’Albe. Christian avait eu, comme son père, six enfans, dont les deux premiers seuls étaient des fils. L’aîné, Maurice, qui devait lui succéder dans sa charge, avait un an de plus que son frère Constantin qui, ainsi que lui, naquit à La Haye (4 septembre 1596).

Suivant une habitude du temps à laquelle la plupart des membres de la famille restèrent fidèles, les parens de Constantin tenaient un journal dans lequel étaient brièvement mentionnés, avec leurs dates, les principaux événemens de leur vie domestique. Si succinctes que soient ces notes, elles nous valent de précieux renseignemens sur la manière de vivre de cette famille, et nous y relevons de nombreux témoignages du soin que les parens prenaient de l’éducation de leurs enfans, de la précocité et de l’ardeur que ceux-ci apportaient à leurs études. Plus tard, Constantin, cherchant à rassembler ses souvenirs pour son autobiographie, empruntait à ce mémorial les indications qu’il contient sur sa première enfance, et ces détails naïfs montrent déjà l’esprit d’exactitude qu’il devait apporter en toutes choses. Comme son frère Maurice, il avait très facilement appris à lire et acquis la belle écriture qu’il conserva toute sa vie. Son intelligence et sa bonne tournure lui avaient, d’ailleurs, valu l’affection de la veuve du Taciturne, Louise de Coligny, qui le faisait quelquefois venir auprès d’elle. Dans la société de cette femme distinguée, le jeune garçon prenait, en même temps que l’usage du monde, l’habitude de la langue française qu’on parlait toujours à la cour.

Christian apprenait lui-même la musique à ses enfans. À cinq ans, Constantin y joint l’étude de la danse. À six ans et cinq mois, il joue de la viole et, l’année d’après, c’est au luth qu’il s’exerce, « souvent près de la princesse. » Viennent ensuite des études plus sérieuses : le français pendant six mois ; puis les règles du latin, et au bout d’un an et demi, il arrive à le parler aussi couramment que sa langue maternelle. Sous la direction de Dedel, qui devenait plus tard son parent et son collègue dans les conseils du prince, il se met à la poésie, à l’étude de la rhétorique, à celle de la grammaire et de la littérature grecques. À l’occasion, son frère Maurice lui sert de maître pour les matières où il l’a devancé. Mais la plupart du temps, leur éducation se fait en commun : pendant six semaines ils montent ensemble à cheval, s’exercent à la gymnastique, au maniement de la pique et du mousquet, ainsi qu’à l’escrime. Leur père veut en faire des jeunes gens accomplis, qui ne soient étrangers à aucune culture. Il leur fait enseigner avec l’arithmétique et la physique, le dessin, la peinture, un peu de modelage et même la gravure. Ce n’est pas qu’il songe à en faire des artistes ; mais il veut, ainsi qu’il le confesse très simplement, leur éviter les ennuis que plus d’une fois son ignorance des choses de l’art lui a causés. Chargé par le prince d’achats de tableaux ou d’encouragemens à donner aux artistes, il a eu trop souvent l’occasion de déplorer les erreurs qu’il a pu commettre et la difficulté qu’il éprouvait à se renseigner sur le mérite des œuvres soumises à son appréciation. La position qu’il occupait et les flatteries des intéressés l’empêchaient de s’éclairer sûrement à cet égard et dans les louanges qu’on prodiguait à son goût, il était trop fin pour ne pas démêler quelles réserves tacites ou quelles critiques légitimes se mêlaient aux approbations complaisantes de ceux qu’il consultait. Pressentant les destinées auxquelles seraient appelés ses fils, il désirait les mettre en mesure de juger par eux-mêmes les artistes et leurs œuvres. Aussi, pour développer et affermir leur goût naturel, il considérait que le moyen le plus efficace était de leur enseigner les élémens du dessin et de la peinture. Il leur faisait donc donner des leçons de dessin et de miniature par leur oncle Hoefnagel, par de Gheyn et par Hondius. Un autre de leurs oncles les initiait à la science du droit, et ils apprenaient successivement l’italien, l’anglais, puis les mathématiques élevées et la géométrie. Les progrès qu’ils firent dans cette dernière étude furent tels que Christian communiquait au prince Maurice les travaux de ses fils. De temps à autre, il les emmenait aussi avec lui pour de courtes excursions en Hollande, à Zieriksée, à Utrecht, à Amersfort. Enfin, quand le moment fut venu, il n’hésita pas à se séparer d’eux afin de les envoyer à l’université de Leyde, où, en peu de temps, ils furent en état de soutenir une thèse de droit, à la grande satisfaction de leurs professeurs (1616). À vingt-deux ans, l’éducation de Constantin était entièrement terminée ; mais pendant quelque temps encore, il allait, dans des situations un peu subalternes, acquérir bien des connaissances et des qualités nouvelles qui lui permettraient de servir plus utilement ses princes et sa patrie. Au milieu du mois de mars 1618, il part avec l’ambassadeur Dudley-Carleton pour l’Angleterre, où il est reçu chez un ami de son père, Noël de Garon, envoyé des États, C’est là pour lui une facilité de bien voir la contrée, les châteaux royaux, le collège d’Oxford qu’il visite avec deux amis et le peintre de Gheyn ; Cambridge, où il a pour guide le chevalier W. Hide. Il se perfectionne dans la langue anglaise et noue des relations dans ce pays qui, traversant alors lui-même une crise redoutable, offrait avec la Hollande des analogies et des différences bien faites pour frapper l’esprit d’un observateur. La musique et la littérature charmaient les loisirs du jeune homme et tenaient déjà dans sa vie la place qu’elles y occuperont toujours. Le 2 novembre, il est de retour à la maison paternelle, où ses parens accueillent avec joie sa rentrée. Au début de l’année suivante (11 février 1619), il est présenté à Hooft, qui, nommé depuis 1609 gouverneur du Gooiland et bailli (drossart] de Muiden, faisait du château de ce nom le rendez-vous des beaux esprits et des femmes les plus distinguées de cette époque. Quelque temps après, le prince Maurice le conduit avec lui à Utrecht et il assiste ensuite avec son père aux dernières séances du synode de Dordrecht. On le voit, il ne néglige aucune occasion de s’instruire et de se renseigner sur la vie politique, religieuse ou littéraire de son pays. En 1620, il quitte de nouveau la Hollande, cette fois avec un autre ami de son père, le conseiller le plus influent du prince, François van Aerssen, qui l’a choisi pour secrétaire dans la mission qu’il va remplir à Venise et le 25 avril, Christian Huygens, fidèle à ses habitudes de consciencieuse exactitude, écrit sur son mémorial de famille : « Aujourd’hui, à deux heures de l’après-midi, mon fils Constantin part pour Venise. Dieu l’accompagne ! Amen. »

Le voyage, fait par étapes, était long et difficile ; mais le jeune homme prend un vif intérêt à tous les pays qu’il traverse : le Rhin, Cologne, Francfort, Heidelberg, où l’on complimente au passage l’électeur Palatin et la mère du roi de Bohême, puis les Alpes bernoises et leurs grandioses perspectives le captivent tour à tour. À Venise, où l’on arrive enfin, après un mois et, demi de chevauchées, l’ambassadeur présente son secrétaire au vieux doge, Antonio Priolo, qui paraît fort surpris d’entendre celui-ci converser avec lui dans sa propre langue et en fort bons termes. À raison des engagemens qu’elles avaient déjà contractés l’une et l’autre, l’alliance projetée entre la plus jeune et la plus vieille des républiques de l’Europe ne put aboutir ; mais le temps que Huygens passa à Venise avait été bien employé par lui, à voir la ville elle-même, ses arsenaux et ses monumens, à contempler ses œuvres d’art et à fouiller ses bibliothèques. Les négociations terminées, l’ambassade allait reprendre le chemin de la Hollande. Huygens sentait bien que c’était là une occasion de visiter l’Italie qui ne se représenterait plus pour lui ; il avait donc écrit à son père pour lui demander de pousser jusqu’à Florence, Rome et Naples. L’autorisation lui ayant été refusée, il fallut revenir avec Aerssen, cette fois par Bâle et Strasbourg, dont la cathédrale excita son admiration. À son retour à La Haye, le 7 août, l’enfant chéri avait été accueilli avec joie par tous les siens, heureux de le voir rentrer sain et sauf au foyer de famille.

Constantin ne demeurait pas longtemps à la maison paternelle. Dès le 23 janvier 1621, il est attaché une fois de plus à une ambassade envoyée en Angleterre avec F. Van Aerssen qui, ayant sans doute apprécié les services qu’il lui avait rendus à Venise, le choisit encore pour secrétaire. Son séjour en Grande-Bretagne devait se prolonger un peu plus longtemps et Huygens y restait jusqu’en février 1623. Il en avait profité pour étudier la Littérature contemporaine et il s’était même essayé à faire des vers anglais. Bien que la mission, qui avait trait surtout à des affaires commerciales, eût assez mal réussi et que le roi Jacques ne se fût même pas toujours montré courtois vis-à-vis des ambassadeurs, Constantin avait été distingué par ce souverain qui le faisait chevalier. Le 22 octobre, il recevait le brevet dans lequel étaient rappelés les bons souvenirs laissés par son père en Angleterre, et le 27 du même mois, on lui donnait l’accolade. Peut-être le cheval qu’il montait ce jour-là était-il assez fringant, car à la suite de la note où est rapportée cette distinction, nous voyons qu’il avait jeté bas son cavalier.

L’année 1624 devait apporter des changemens considérables dans la vie de Huygens. Christian, son père, souffrait de plus en plus de la goutte qui allait bientôt l’emporter. Il avait eu pourtant la joie de voir, au début même de cette année, le 7 janvier, son fils Maurice appelé aux fonctions de secrétaire du conseil des États. C’était là une première satisfaction et une récompense bien légitime des soins que ce digne père avait donnés à l’éducation de ses enfans. Quant à Constantin, s’il n’occupait pas encore de position officielle, du moins, grâce à son intelligence et à ses diverses aptitudes, il était en passe d’aspirer aux postes les plus enviables. Mais les vœux que Christian formait à cet égard ne devaient être exaucés qu’après sa mort, survenue le 7 février suivant.

Malgré la douleur que lui causa une telle perte, dès le 26 février, Suzanna, sa mère, laissait repartir Constantin pour l’Angleterre avec Aerssen et Bas. C’était cependant pour elle un cruel déchirement, car il était son préféré, celui qui avait avec elle le plus de ressemblance. Mais ne voulant pas entraver son avenir, au lieu de s’apitoyer sur elle-même, elle cherchait à le rassurer. Il l’a quittée souffrante, il peut néanmoins être tranquille, elle ne songe pas à mourir : « Les frais occasionnés par les funérailles de leur père ont été trop considérables pour qu’elle apporte aussi vite une dépense pareille à ses enfans. » Tandis que Maurice, poussé par son affection fraternelle, voudrait hâter le retour de Constantin, car « sans lui, le temps paraît long à tous, » la tendre mère refoule ses ennuis. Elle se montre stoïque et mande à l’absent tout ce qui peut l’intéresser, en le conjurant de « ne faire que ce qui convient le mieux à sa carrière. » Ses lettres si cordiales, si pleines d’abnégation étaient un bonheur pour l’exilé et les amis qu’il avait à Londres ne lui faisaient pas oublier les tristesses de ce foyer désolé. Cependant, vers la fin de juin, la mission étant terminée, Constantin rentrait dans sa patrie. Il y retrouvait sa mère installée dans une autre demeure plus petite que cette maison du Voorhout où s’était passée sa jeunesse et dont il avait, dans une de ses premières poésies, chanté la situation, au centre de cette charmante ville de La Haye, proche de son bois, avec les aspects variés qu’il présente suivant le cours des saisons. La nouvelle habitation était située non loin de là et Suzanna avait bien pensé à son fils en l’aménageant ; elle lui avait choisi la plus grande chambre et l’avait ornée des plus précieux souvenirs de famille.

Pendant les longues absences de Constantin, des modifications profondes s’étaient aussi produites dans le cercle intime de ses relations. Au début de l’année 1624, Hooft avait perdu ses deux enfans, puis sa femme elle-même, peu de temps après. Les deux charmantes filles du vieux Roemer, Anna et Maria, cette dernière plus connue sous le nom de Tesselschade[1], la grâce et le suprême attrait du cercle familier de Muiden s’étaient mariées successivement. On conçoit l’émotion et le vide que ces deux unions, se suivant à court intervalle, avaient produits parmi les habitués de Muiden. Ces disparitions, qui d’ailleurs ne devaient être que momentanées, avaient attristé Huygens et par un mouvement de mélancolie bien naturel, il s’était reporté au souvenir des jours heureux et aux poésies dans lesquelles il les avait célébrés. Libre de son temps, l’idée lui était venue de recueillir ses vers en un volume qu’il publiait sous le titre de Loisirs, Ledige Uren[2]. Il reçut à cette occasion les complimens les plus flatteurs des amis auxquels il avait envoyé des exemplaires de ce livre, de Hooft, de Reaal, de Vondel et surtout de G. Van Baerle, l’élite des écrivains hollandais de cette époque. Mais ce ne fut là qu’un court moment de repos dans la vie de Constantin, car le jour était proche où il allait mener une existence de plus en plus remplie.

Quelques semaines après la mort du prince Maurice (23 avril 1625), Frédéric-Henri, son frère, qui lui succédait comme stathouder, attachait Huygens à sa personne en qualité de secrétaire. Tout justifiait un pareil choix, l’honorabilité de la famille de Constantin, les services rendus par son père, ceux de son frère au conseil des États, la façon dont lui-même s’était acquitté des différentes missions qu’il avait remplies à l’étranger. Cette nomination avait donc été accueillie de tous côtés avec une grande faveur.

Le 18 juin 1625, Huygens fut installé par le prince dans ses nouvelles fonctions et cette année il n’eut guère à quitter La Haye. La lutte avait épuisé la Hollande et l’Espagne ; toutes deux avaient besoin de se refaire un peu avant de recommencer la campagne. Le prince s’était donc occupé surtout de négociations diplomatiques avec la France et l’Angleterre. Mais en 1626, les hostilités ayant été reprises, Frédéric-Henri était parti le 20 juillet pour le camp. Par malheur, au moment de l’accompagner, Huygens tomba malade et sévit obligé de garder le lit. On peut penser l’ennui qu’il avait éprouvé de ce contre-temps et la hâte qu’il eut d’en abréger le terme. Ce ne fut pourtant que le 15 septembre qu’il put enfin rejoindre son maître. Malgré ce retard, il eut tout le temps de se familiariser avec son nouveau service, car l’armée ne reprit ses quartiers d’hiver que le 20 novembre. Le 23, au lieu de retourner avec le prince à La Haye, où l’attendait sa mère, Constantin se rendit à Amsterdam. Il y était attiré par la présence de sa cousine Suzanna Van Baerle dont son frère Maurice avait été plusieurs années auparavant fort épris et que Christian, son père, désirait vivement lui voir épouser. Mais la jeune fille n’avait pu s’y décider ; peut-être avait-elle déjà une secrète préférence pour Constantin. Suzanna était une jolie brune, aux yeux pétillans d’esprit, qui peignait et chantait en s’accompagnant elle-même avec beaucoup d’agrément. Sans parler de sa richesse, sa beauté et l’enjouement de sa conversation avaient déjà tourné bien des têtes, à commencer par celle du vieux drossart de Muiden. On l’accusait d’un peu de coquetterie, probablement parce que jusque-là elle était restée assez indifférente. Huygens avait alors trente ans passés ; sa situation était faite et il était temps pour lui de se créer un intérieur. Depuis qu’il avait revu Suzanna, son image le poursuivait sans cesse. Absent, il la chantait dans ses vers auxquels se mêlaient à son insu quelques réminiscences des poètes italiens qui lors de son séjour en Italie l’avaient charmé. Après avoir passé deux jours à Amsterdam, il y était revenu à diverses reprises et malgré son ancien éloignement pour le mariage, il ne pensait plus qu’à associer sa vie à celle de sa cousine. Il lui avait sans doute inspiré des sentimens pareils, car peu de temps après les jeunes gens s’étaient fiancés et le 6 avril suivant, après les annonces légales, le mariage se faisait en présence du comte Justin de Nassau qui avait assisté en qualité de parrain au baptême de Constantin. Le 27 du même mois, ce dernier ramenait à La Haye sa jeune épouse, avec ses sœurs et sa mère chez laquelle il est probable qu’il habita jusqu’à ce qu’il eût acheté dans la Lange Houtstraat une maison qui appartenait auparavant à Louise de Coligny.

Vers le milieu de juillet, Constantin avait dû partir pour le camp où il resta jusqu’au 13 octobre, cherchant à tromper les ennuis de la séparation par la lecture et la poésie. Dès le lendemain de son retour, le ménage alla s’établir dans sa nouvelle demeure où il put enfin goûter quelques mois de tranquillité, le service du prince n’ayant retenu son secrétaire que peu de temps au dehors pendant l’année 1628. Le 10 mars était né son premier fils qui fut appelé comme lui Constantin, et il profita de ses loisirs pour faire avec sa femme, ses sœurs et ses frères, une excursion dans plusieurs parties de la Hollande où il avait des parens ou des propriétés. Comme on passait à portée de Muiden, les deux époux y firent visite et y couchèrent. Hooft s’était remarié à la fin de l’année précédente avec Léonora Hellemans, une veuve pleine de distinction et qui tenait à honneur de continuer les traditions de gracieuse hospitalité du châtelain. Les jeunes femmes firent connaissance et l’accueil fut de part et d’autre très affectueux. Sauf une très courte tournée avec le prince, du 4 au 19 septembre, Huygens n’eut plus à quitter son intérieur. L’année d’après, au contraire, du 1er mai au 25 octobre, il fut retenu à l’armée, près de Frédéric-Henri, qui se couvrit de gloire dans cette campagne marquée par la victoire de Wesel, la prise d’Amersfort et celle de Bois-le-Duc. Constantin avait mené une vie assez agitée, utilisant les moindres momens de loisir pour se livrer à ses chères études et notamment pour se perfectionner dans la pratique de la langue espagnole avec un juif portugais nommé Rachon. De son côté, sa jeune épouse trouvait le temps long dans la maison vide et un beau jour, à bout de patience, elle s’était décidée à venir, avec ses deux belles-sœurs, surprendre son mari au camp, devant Crèvecœur, où elles demeurèrent du 14 au 20 septembre. C’était là une amusante équipée, qui ne laissait pas cependant d’offrir sinon des dangers, du moins quelque incommodité pour des femmes seules ; aussi est-ce avec un sentiment bien naturel de reconnaissance que Huygens rendit grâce au ciel des succès du prince quand, la campagne étant terminée, il put enfin regagner son foyer.

Tous ces détails, nous les trouvons brièvement consignés dans le journal de famille, qu’après la mort de son père Constantin reprenait à son tour et qu’il devait continuer jusqu’à ses dernières années. On peut ainsi le suivre dans les actes les plus importans de sa vie publique ou privée, connaître toutes les étapes des campagnes, toutes les phases des négociations auxquelles il a pris part. C’est, par excellence, un homme d’intérieur, et cependant quand le service du prince l’appelle, il quitte les siens et reste tant qu’il le faut hors de chez lui. Il n’est pas de fatigue qu’il n’endure, pas de voyage qu’il n’entreprenne, en toute saison, sur mer par les plus gros temps, en hiver sur les canaux glacés, au milieu des froids les plus rigoureux. Pendant des mois entiers, chaque soir il doit changer de gîte. Lui, si aimant, si dévoué à sa famille, c’est au camp qu’il apprend la mort des siens, la naissance de ses propres enfans, le mariage de ses sœurs. En 1630, au mois d’octobre, il reçoit à Middelbourg la nouvelle d’une grave maladie de sa mère et, par une délicate attention, Frédéric-Henri l’informe en même temps de sa nomination comme membre de son conseil privé. Trois ans après, devant Rynberg, il est prévenu de la mort de sa mère, trop tard pour lui rendre les derniers devoirs et quand, en 1642, son frère, à toute extrémité, le fait mander, c’est à grand’peine qu’il arrive à temps pour serrer encore dans ses bras son bien-aimé Maurice. Les années s’écoulent ainsi, ramenant dans leur cours les obligations, souvent très diverses, d’une vie toujours très remplie.

Du moins, jusque-là, tout lui a souri. Coup sur coup quatre enfans lui sont nés que sa femme élève avec tendresse en son absence et dont il s’occupe lui-même avec la plus intelligente sollicitude quand il est auprès d’elle. En 1635, comme il a pu, grâce à l’habile gestion de ses affaires, accroître encore sa fortune, il juge convenable de se faire construire, sur un terrain que le prince lui avait donné l’année précédente, une demeure plus spacieuse et aussi mieux en rapport avec sa situation. Il en a lui-même étudié et revu les plans, et sa femme, bien qu’elle commence une nouvelle grossesse, en a surveillé les travaux et vérifié les comptes. Les constructions étant finies, tout est prêt pour recevoir le ménage quand Suzanna, après être accouchée d’une fille, est brusquement atteinte du mal qui l’emporte en quelques semaines. Malgré le laconisme habituel de son journal, Constantin y laisse éclater sa douleur ; avec cette femme chérie, il a perdu « son âme, tout le charme de sa vie, » et il lui faut entrer dans cette maison qu’il avait disposée pour elle, seul désormais avec cinq jeunes enfans. Le coup était terrible et le malheureux époux resta un moment effrayé de la tâche qu’il avait à remplir. Mais, sans retard, il devait s’occuper de ces pauvres enfans. Huygens confia leur éducation à l’une de ses cousines, une nièce de sa mère, Catharina Suarius, femme sûre et dévouée qui, pendant plus de trente ans, conserva la conduite de sa maison. Quant à l’instruction des garçons, après avoir mis auprès d’eux un précepteur, il se réservait de la suivre lui-même, s’intéressant, ainsi que l’avait fait son père, à toutes leurs études. Dès cette année, en effet, il avait appris à Christian, le second de ses fils, les élémens de la musique et les progrès de l’enfant y furent tels que l’année suivante il pouvait chanter indifféremment une partie de ténor ou d’alto et qu’il s’essayait à composer. On sait qu’avec une précocité pareille à celle de son père, Christian devait manifester de bonne heure sa vocation marquée pour les mathématiques. Il était avide d’apprendre et, à peine âgé de quinze ans, il s’assimilait les principes de la mécanique. Très adroit de ses mains, il exécutait avec une rare habileté les modèles de toutes les machines qu’il avait vues ou qui lui avaient été décrites ; il trouvait lui-même des solutions ou des méthodes pour les plus hautes questions de cette science, et méritant du P. Mersenne, bon juge en ces matières, le surnom de petit Archimède, il préludait ainsi à l’invention du pendule et aux découvertes astronomiques qui ont rendu son nom à jamais célèbre.

De tels résultats témoignent assez de la sollicitude éclairée à laquelle ils étaient dus, et après avoir ainsi assuré la surveillance de ses enfans, Huygens avait pu reprendre son service auprès du prince presque aussitôt après la mort de sa femme. Soit que celui-ci ne pût se passer de l’aide de son secrétaire, soit qu’il voulût imposer à son chagrin l’utile diversion d’un travail forcé, Frédéric-Henri l’avait rappelé bien vite auprès de lui. Il fallut donc pour Huygens se remettre à cette vie active dont les occupations multiples apportaient quelque trêve à sa douleur. Mais il retrouvait avec tout son chagrin le sentiment de sa complète solitude en rentrant à son foyer. Ses amis avaient voulu le remarier ; il ne s’était point prêté à leur désir. Comme il le disait à van Baerle, devenu veuf comme lui : « Ce n’était pas une femme qui lui manquait, c’était la sienne. » Il entendait garder pieusement la mémoire de celle qu’il avait tant aimée et à qui, en 1639, « encore tout plein d’un deuil inconsolable, » il dédiait un de ses poèmes, le Dagwerk. Avant tout, il avait besoin de calme et, sans parler des soins qu’exigeait l’éducation de ses enfans, il se sentait assez de ressources en lui-même pour bien employer son temps. Aussi avait-il acheté aux environs de La Haye, près de Voorburg, un domaine, qu’il avait augmenté par l’acquisition de terrains contigus, son cher Hoofwyk, dont il dessinait lui-même le plan des constructions et le tracé des jardins. L’habitation, sans grand caractère, était décorée de ternies et de statues ; mais sa situation au bord de la Vliet et la vue qui s’étendait de là sur les arbres du parc ou sur de riantes campagnes, semées d’autres villas, en rendaient le séjour très agréable à Huygens qui avait peine à s’en arracher.

Ses visites à Muiden étaient donc devenues de moins en moins fréquentes. Quand il y apparaissait, on fêtait sa présence, car on était heureux de le retrouver et parfois aussi de profiter de son influence auprès du prince. Mais le cercle des amis qui l’y attiraient allait toujours se rétrécissant. Parmi ses proches aussi il avait éprouvé bien des pertes et ses fils aînés avaient quitté la maison pour terminer leurs études. Eux partis, il n’avait plus d’autre consolation que sa fille Suzanna qui lui rappelait sa chère femme.

Cependant le prince Frédéric-Henri, dont la santé s’était depuis plusieurs années gravement altérée, s’éteignait au mois de mars 1647 et son secrétaire, en mentionnant avec sa précision accoutumée l’heure de la mort du prince, suppliait Dieu « de prendre son peuple en piété. » D’autres pertes, également sensibles à Huygens, suivaient de près cette mort ; d’abord celle de Hooft qui, déjà malade, avait voulu assister aux obsèques du stathouder et qui succombait quelques jours après à La Haye (27 mai 1647) ; puis celle de van Baerle qui ne devait pas survivre plus de six mois à son ami. Enfin Tesselschade ayant perdu le seul enfant qui lui restât, une fille de seize à dix-sept ans, était elle-même enlevée à l’affection de Huygens au mois de juin 1649.

Constantin retrouva près de Guillaume II et de Guillaume III la situation, un moment ébranlée, qu’il avait occupée auprès de Frédéric-Henri. Avec l’expérience qu’il avait acquise, ses conseils leur étaient de plus en plus nécessaires. En dépit de sa vieillesse, il continua de se consacrer entièrement à leur service. La confiance qu’ils avaient en lui était aussi absolue que légitime et, outre l’expédition des affaires publiques, il avait à surveiller l’administration de leur domaine privé. C’est à peine si, de loin en loin, il pouvait prendre quelque repos ou passer, comme il le fit en 1654, une saison à Spa pour se soigner. En 1661, il avait été chargé de suivre en France les négociations relatives à la principauté d’Orange occupée militairement par Louis XIV, et après quatre ans de séjour à Paris et dans le Midi, il obtenait la restitution de cette principauté à Guillaume III. Au moment même où il quittait la France, il avait eu de plus la satisfaction d’y voir son fils Christian appelé par Colbert qui, jaloux d’attacher à notre pays un savant de ce mérite, lui offrait une pension considérable et un logement à la bibliothèque du roi.

Après tant de travaux et à son âge, Huygens aurait eu le droit de se reposer. Mais, dès son retour en Hollande, nous le voyons reprendre le cours de ses nombreuses occupations, s’acquitter jusqu’au bout, avec sa conscience habituelle, de tous les devoirs de sa charge. Au mois de novembre 1670, malgré la saison et le mauvais état de la mer, il accompagne Guillaume III en Angleterre où il demeure presque une année entière. En 1672, à son grand contentement, son fils aîné Constantin, étant nommé secrétaire du prince, devient le collègue de son père. Ce dernier, avec toute son intelligence, a conservé son goût pour la musique, son amour pour les lettres, et une poésie écrite de sa main, au mois de novembre 1644, atteste encore toute la vivacité de son esprit, en même temps que l’élégante fermeté de son écriture. Quand il mourut, le 26 mars 1687, à l’âge de quatre-vingt-onze ans, il n’avait cessé que depuis deux ans de tenir régulièrement son journal, notant avec soin tous les événemens dont il croyait utile de conserver le souvenir.


II.

On a pu voir déjà quelle ardeur et quel dévoûment Huygens a montrés dans le poste qu’il occupait auprès des princes de la maison d’Orange. Ses Mémoires, publiés par M. Jorissen, nous permettent de mieux comprendre encore l’idée qu’il se faisait lui-même des devoirs de sa situation. L’un de ces Mémoires, en effet, a pour titre la Secrétairie du prince, et il a été écrit trois ans après la nomination de Constantin. Avec son intelligence si ouverte, il avait déjà pu se rendre compte de la nature des fonctions qui lui étaient confiées. Ce n’est pas sans appréhension qu’il les avait acceptées et la crainte de ne pas s’en tirer à son honneur « lui devenait effroyable. » Mais il voit clair maintenant et, loin de grossir les difficultés dont il a dû triompher, il ne les estime que pour ce qu’elles valent. Il a reconnu que le désordre avec lequel les affaires étaient traitées jusque-là « ne servaient qu’à jeter un faux éclat sur des travaux très simples en réalité. » Suivant leur nature et leur importance, il classe d’abord méthodiquement les affaires et cherche quelle est la meilleure marche à suivre pour leur prompte et bonne expédition. À son avis, un de ses premiers devoirs, c’est d’exprimer aussi fidèlement que possible la pensée de son maître, dans une langue simple et correcte. Il expose, à ce propos, ses idées sur la manière d’écrire, « la diversité des individus étant aussi infinie que celle de leurs genres. » Mais, comme « aux écoles mêmes, où les longueurs et le fard ont une si belle réputation, c’en est une capitale d’avoir une sorte de briève et claire simplicité, à plus forte raison est-ce la maxime qui doit prévaloir et prévault en la dépesche des affaires de l’Estat, où la brièveté est utile, la clarté nécessaire et la simplicité requise pour l’une et l’autre. Cela est trop notoire pour avoir besoin de preuve. » Les choses étant ainsi, il n’y a pas grand mérite à se conformer à des préceptes aussi élémentaires, et pour quiconque est pénétré de ces vérités, « l’entrée de ces carrières est aussi peu terrible que si à l’apprentissage de la danse on advisait un nouvel escolier que, moins il ferait de caprioles et meilleure grâce il aurait, leçon à la vérité bien aisée. » Parlant du caractère propre aux différentes langues, Huygens s’élève ensuite contre ceux qui « prétextent l’impuissance et pauvreté de la langue nationale. » À l’entendre, elle a « de quoy fournir abondamment à l’administration des républiques qui s’en servent ; mais il faut que l’exemple des princes y aide. » « Bien qu’il n’y ait pour tout compte en cette cour que deux langues en usage, la française et la nôtre, l’usage de la langue des Français ayant désormais pris le dessus dans la plupart des cours civilisées, comme la mode de leurs habits, il est cependant utile de n’ignorer ni l’entente, ni le caractère de celle des Allemands, leur langue étant la mère langue de plusieurs autres, notamment du hollandais. » Il fait d’ailleurs bon marché de cette connaissance des langues que pourtant il possède lui-même, comme aussi de la beauté de l’écriture, lui qui pourrait se piquer de calligraphie. Suivant lui, une des réelles difficultés de sa charge, c’est de comprendre vite et bien la pensée du prince et d’avoir « la promptitude nécessaire pour répondre au soudain commandement dont en chose pressée on peut être accablé. » Mais, tout en désirant qu’un peu de loisir soit accordé au rédacteur, il croit qu’au bout de quelque temps secrétaire et maître se connaissent si bien que « ce lui est, et à nous, un sujet de beaucoup d’avantage. » Pour ce qui le touche, nous pouvons assez l’en croire, lui qui est en ce genre un vrai modèle et qui, avec la concision requise, savait donner à l’expression de ses pensées autant de vivacité que de justesse. Quant aux tentations qui pourraient survenir de profiter d’une telle situation pour tirer d’autrui un profit quelconque, il ne s’arrête pas à d’aussi indignes suggestions, « le vrai Dieu lui ayant fait ce bien de le former en cecy à l’exemple d’un honnête père qui, en lui recommandant toujours l’honneur, lui a imprimé une horreur naturelle de ces vilainies dont, pour ce regard, il pense n’avoir jusques ores donné sujet à homme qui vive de se mécontenter de lui en sa charge. »

Si Huygens par l’élévation de son caractère était à l’abri de semblables indélicatesses, elles n’étaient point rares cependant autour des princes et il devait plus tard l’éprouver lui-même. De fait, il appréciait ce noble métier où graduellement son mérite reconnu avait fini par lui assurer une grande autorité. Il « s’en ressent aussi honoré qu’indigne ; voire que pour témoigner sans fin la perpétuelle gratitude qu’il en doibt à celui qui l’y a daigné commettre, il n’épargnera rien à acheminer les enfans mâles que Dieu lui donnera, aux apparences de pouvoir hériter un jour l’honneur du même emploi. »

Cet écrit où Huygens traçait, comme d’après lui-même, le type accompli du secrétaire, il l’avait soumis à Frédéric-Henri. Si, sous une forme détournée, ce dernier pouvait y découvrir quelques conseils dont il avait à faire son profit, il ne trouvait d’ailleurs dans un tel programme que la justification de la confiance qu’il avait mise en Constantin. En plaçant la discrétion et le renoncement à ses propres idées au premier rang des qualités requises pour sa charge et en s’effaçant complètement devant son maître, l’auteur était assuré de prôner un des mérites que les princes apprécient le mieux chez ceux qui les servent. Sagace et réfléchi comme il l’était, il aurait pu cependant plus qu’aucun autre céder à la tentation d’intervenir personnellement par ses conseils dans la direction des affaires qui passaient sous ses yeux. Un mémoire rédigé par lui relativement à la conduite à tenir vis-à-vis des remontrans nous prouve qu’il en avait eu un instant la velléité.

On sait qu’après une lutte héroïque contre l’Espagnol, les Hollandais, à peine en possession de leur indépendance religieuse, avaient failli la compromettre dans l’ardeur de leurs disputes confessionnelles. En présence de la multiplicité des sectes et de la violence de leurs démêlés, le synode de Dordrecht avait eu pour but d’établir une sorte de Credo officiel qui assurât autant que possible l’unité des croyances. Aux persécutions exercées contre les remontrans une période d’apaisement avait succédé pendant laquelle quelques-uns des opposans avaient repris pied peu à peu et travaillaient de nouveau à répandre leurs idées. Constantin, dans un écrit qu’il intitule Discours imparfait expose la situation dangereuse que peut créer l’indulgence à l’égard de ces factieux. Se mettant au-dessus de ses propres sentimens, il n’a en vue que la sécurité publique et lui que son caractère, ses amitiés, sa vie tout entière nous montrent comme un apôtre de la tolérance, il prêche la sévérité et le maintien des mesures rigoureuses prises contre les arminiens. À son avis, tout fait un devoir au prince de ne pas revenir sur la ligne de conduite adoptée à la suite du synode. La prospérité actuelle du pays n’est qu’apparente et en face d’ennemis qui ne désarment pas, il faut raffermir la situation et rassurer les esprits. Ces gens, ajoute-t-il, « ne demandent le doigt que pour empoigner la main, » et si parmi eux il en est de téméraires, d’autres « plus avisés ont appris que les approches couvertes sont les plus sûres et qu’en lieu de beaucoup de résistance, la mine vaut bien la tranchée. » Posant nettement la question de conscience, tout ignorant qu’il soit de ce que sont au fond les convictions religieuses du prince, il pense que, sans s’être engagé, celui-ci est « content de croire simplement et sobrement à salut, de s’appliquer les enseignemens et exhortations à foy et repentance, sans faire distinction par qui elles lui sont offertes, pourvu que toutes se fondent en l’autorité de la parole du Dieu éternel. » Mais il ne s’agit pas, à dire vrai, des convictions personnelles du prince ; il y va du salut de l’État, de sa sécurité, des alliances qu’il faut se ménager au dehors, surtout celle de l’Angleterre, « naturellement bigote, et pour laquelle il n’y a matière si capable de l’ébranler que le fait de la religion. » Il est donc de l’intérêt du stathouder d’inspirer, à ses débuts, une telle confiance aux gens de bien que « les mauvais eux-mêmes, s’apercevant qu’il n’y a plus de finesse de mise que celle d’être homme de bien, voudront devenir tels, malgré qu’ils en ayent. » Quant à lui, il est certain que son maître ne faillira ni à l’honneur, ni aux devoirs de sa race. Quelles que soient ses croyances particulières, il verra à les accommoder avec les vrais intérêts de son peuple, « en faisant veoir au monde comme il s’est dépouillé entièrement de toute partialité. »

Malgré la sagesse et l’opportunité de ces idées, Huygens, après y avoir bien pensé, non-seulement renonça à les publier, mais le mémoire resta inachevé et par conséquent ne fut pas remis à son adresse. Ce n’est point par une ingérence qui, toute patriotique qu’elle fût, pouvait paraître déplacée que le secrétaire du prince Frédéric-Henri devait, avec le temps, prendre sur l’esprit de son maître une influence légitime. Cette influence, il la devait à son dévoûment, à sa sûreté, à ce zèle que rien ne rebutait et qui jusqu’à la fin de sa carrière ne se démentit pas un seul instant. Son intelligence et sa ponctualité dans l’accomplissement de toutes les missions dont il était chargé l’avaient rendu indispensable. Cependant, vers les derniers mois de la vie de Frédéric-Henri, cette confiance qu’il méritait si bien lui était tout à coup retirée. Un simple commis, abusant de la faveur dont il jouissait auprès de la princesse Amalia de Solms, exploitait honteusement les personnes qui croyaient que sa situation lui permettait de les servir en haut lieu. Huygens avait dénoncé ce misérable, et celui-ci s’en vengeait par les plus basses calomnies. Indigné, Constantin avait réclamé justice. En vain son beau-frère essayait de le calmer, lui conseillant de dédaigner des attaques aussi méprisables et contre lesquelles il n’avait d’ailleurs aucun recours. La santé de Frédéric-Henri avait, en effet, rapidement décliné, et comme l’écrivait l’ambassadeur de France à Mazarin (décembre 1647 : « Ce bon prince deschet toujours, et son autorité avec lui… Ce n’est plus qu’une masse de chair animée par ce cœur qui lui reste encore. » Huygens s’était alors tourné vers Amalia de Solms pour obtenir satisfaction. Mais celle-ci, à ce moment, commençait à pencher vers l’Espagne et cherchait par conséquent à évincer Huygens, qu’elle savait disposé en faveur de la France. Après plusieurs tentatives inutiles, Constantin reconnut qu’il serait indigne de lui de l’importuner plus longtemps. Il trouve « plus raisonnable de céder à l’iniquité, » et avec le ton de l’honnête homme froissé d’être ainsi méconnu, lui qui a « surservi » plus par affection que par intérêt, il ajoute que, « si Son Altesse continue d’agréer ce désordre, il se reposera sur son innocence, portant la tête haute, comme le peut et le doit un homme de bien. »

Après tant de bons et loyaux services, Huygens avait été profondément blessé d’une offense aussi imprévue que gratuite. Ce souvenir resta longtemps gravé dans son esprit. Huit ans après, revenant sur ce sujet, il tient à s’en expliquer dans un mémoire non destiné à la publicité et qu’il adresse à ses fils, jaloux qu’il est de l’honneur du nom qu’il leur laissera. À l’occasion de la demande faite par lui d’une charge pour l’aîné de ses enfans, demande qui n’avait pas abouti, il s’épanche librement avec eux des ennuis qu’il a éprouvés pendant sa carrière, surtout de ceux qui lui sont venus de « Mme la princesse aujourd’hui douairière de Son Altesse. » Sans parler de ce qui constituait ses obligations propres, il énumère tout ce qu’il a fait pour elle, la tenant, sur sa prière, au courant de la santé de son mari pendant qu’il était à la guerre. Ce qu’on lui a rendu de ses lettres ne monte pas à moins de trois gros volumes in-folio et il y avait quelque mérite à ce surcroît de besogne en des momens où il était accablé d’ouvrage, car « il était chargé seul de toute la milice et de cette infinité de dépesches qui en dépendent. » Que de difficultés aussi pour faire parvenir ces lettres à leur adresse, « quand les dangers des passages se mettaient entre la Hollande et lui ! » Afin de les dissimuler, « il s’exerçait la vue sur une sorte de petite écriture, qui en fort peu d’espace contenait quantité d’histoire et, bien souvent pliée, n’excédait pas le bout d’une plume ou la grosseur d’un pois. » Et pour le payer de cette peine, il lui fut un jour mandé « qu’on se trouvait importuné de ses petites lettres. » Il a également mis en ordre toute la correspondance privée de la princesse, donné pour elle son temps et ses soins, jusqu’à se rendre malade ; se trouvant trop récompensé quand elle lui adressait un remercîment. Et « toujours un pied en l’air, comme le bon cheval de manège, il attendait gaîment quand on pourrait lui en demander davantage qu’il n’en avait fait. » Aussi usait-on de sa bonne volonté. C’est à lui qu’on s’adressait pour toutes ces « reparties à Roys et à Reynes et autres grands, qui, en effet, ne disent rien et doivent être enfilées d’une suite de paroles d’aussi difficile recherche que la matière en est vaine et stérile. » Avec quel zèle il s’est employé pour la famille du prince, bien que ce ne fût point là non plus sa besogne, « mais estant trop avant dans la possession de porter tout ce qu’on lui jetait à dos pour songer à se défendre ! » Et de fait, il n’a jamais pensé à le faire, « quoique le tout ne lui ait pas profité la rognure d’un ongle. »

Malgré ces ennuis, après la mort du prince, il a préparé le texte et les illustrations des mémoires laissés par Frédéric-Henri, tâche difficile et qui nécessita de nombreuses « conférences entre quatre yeux, » avec la princesse. Il rappelle aussi la part qu’il a prise à la conduite du bâtiment élevé par Amalia de Solms en l’honneur de son mari, la Maison du Bois, près de La Haye, et « nommément des ornemens de cette glorieuse salle d’Orange d’où, par son avis, la maison eut le nom. » Il y a contribué par ses correspondances et ses entretiens avec les peintres, architectes et généalogistes qui y ont travaillé, composant lui-même « quelques inscriptions de sa façon qui font parler les choses muettes. »

Les services qu’il a rendus au sujet de la tutelle du dernier prince ne sont pas moindres, et cependant malgré tant de soins et de peines, on l’a éconduit dans les deux demandes qu’il a faites successivement pour son fils d’un emploi de receveur et d’un autre de conseiller ; tout cela sans égard pour un homme dont la vie tout entière a été vouée à ses devoirs et dont la famille a depuis quatre-vingts ans servi sous quatre princes consécutifs.

Ce ne fut là, nous l’avons dit, qu’un nuage passager dans la longue carrière de Huygens, et sous Guillaume II et Guillaume III il avait retrouvé et accru la haute situation à laquelle il avait tant de droits. Nous en verrions, au besoin, la preuve dans le mémoire qu’il eut ordre de rédiger pour M. de Zuylestein, nommé gouverneur du jeune prince Guillaume-Henri, au moment où celui-ci allait s’installer à Leyde en 1659. Le premier, le principal soin du gouverneur sera d’inspirer à l’enfant « de vives impressions » de l’amour et de la crainte de Dieu. À cet effet, il devra lui lire tous les jours quelque chapitre de la sainte Écriture, en lui expliquant familièrement les passades les plus obscurs. Il s’occupera soigneusement de lui inculquer, avec la connaissance des principes de la religion, la pratique des vertus chrétiennes et « la déférence que les seigneurs princes, ses aïeux, ont toujours témoignée à la république de ces provinces… et comme par là même ils se sont affermis dans l’autorité et le crédit qu’ils y ont acquis. » Pour y parvenir, il sera bon de u l’animer des beaux exemples domestiques qu’il peut trouver dans la vie de ses ancêtres, » auxquels il ajoutera ceux des grands hommes de tous les temps. M. de Zuylestein insistera sur la connaissance générale de la géographie au moyen de cartes « qu’il ait continuellement devant les yeux. » Il s’attachera avec le même soin à éviter les mauvaises compagnies et les mauvais livres à son élève. Que celui-ci soit affable envers tous, et « donne plutost dans un peu d’excès de courtoisie. » Il ne faudra pas laisser de rendre à Leyde « quelque contrevisite aux principaux du Magistrat ou de l’Académie, soit dans leurs maisons ou leurs jardins, » en habituant le prince à répondre avec convenance, mais toujours librement et de lui-même. À l’occasion, le gouverneur tâchera de corriger l’enfant « des petites promptitudes auxquelles sa complexion naturelle ou la liberté de sa première enfance le pourrait avoir rendu enclin… luy représentant la déformité de semblables faiblesses et les inconvéniens qui en pourraient résulter si de bonne heure il ne taschait de les surmonter, en s’accoutumant même à ne traiter ceux qui le servent qu’avec douceur et patience. » Pour cela, il est nécessaire de ne jamais perdre de vue son élève, et « sans luy rendre ses corrections odieuses, sans le faire rougir devant le monde,.. il faut que les exhortations de son gouverneur sentent toujours plutost le miel que le fiel. » La régularité des études est tout à fait nécessaire, et M. de Zuylestein devra y pourvoir. Il veillera à ce que le jeune garçon ait une bonne écriture, « d’un trait aisé et gracieux, bien séant à la main d’un prince. » Avant d’aborder l’étude du latin, il sera bon de lui en inspirer le goût par la citation de quelques proverbes ou passages de l’Évangile, de manière à lui donner l’envie de pénétrer plus avant dans cette langue, en le stimulant au besoin par l’exemple d’autres enfans de son âge et plus avancés que lui. Avant l’étude du latin, il conviendra « de le bien exercer aux deux langues qui lui sont le plus nécessaires, la flamande et la française, en lui conservant ce qu’il a déjà acquis de l’anglaise, et prenant garde qu’il se rende parfait en l’orthographe de toutes les trois et à les prononcer nettement. » À cet effet, il aura à rendre compte de ses lectures sans bredouiller, ni bégayer. Il devra aussi « être acheminé vers l’arithmétique, la vraye science des princes, de laquelle ils ne sauraient se passer, ni en paix, ni en guerre. »

Quant aux beaux-arts, il ne sera initié à la musique qu’autant qu’il y montrera quelque disposition ; mais il sera plus important de lui donner l’usage du crayon. Tel est « le sommaire des premières disciplines auxquelles il faut se borner pour le moment ; pour la suite, leurs altesses qui sont proches » donneront leurs instructions. C’est à elles, du reste, que, sans les importuner, il sera bon de recourir dans les circonstances délicates, en leur laissant le soin de décider. Pour ce qui regarde la nourriture et les exercices du corps, le gouverneur tiendra la main à faire observer « le tempérament qu’il verra convenir à la complexion de l’enfant qui, n’étant pas des plus robustes, doit être ménagée discrètement. » Que la conversation à table soit toujours modeste et respectueuse « et toujours attrempée de quelque entretien joli, mais utile et avantageux. » Tous les momens de la journée étant ainsi bien employés, « s’il luy reste une petite heure devant celle du dîner, ce sera bien la plus propre à l’exercer à la danse, à laquelle il est nécessaire de s’appliquer dès cette première jeunesse pour luy façonner le port et le beau mouvement de tout le corps. » Les autres exercices plus violens, comme l’escrime, le manège, la paume, viendront après. En attendant, le billard et autres petits jeux suffiront à le divertir au logis et, au dehors, la promenade en carrosse, à pied ou à cheval, selon le temps et les saisons. Le gouverneur exigera la bonne harmonie entre les personnes attachées à son altesse, gentilshommes, précepteurs, pages et valets, maintenant chacun dans l’exacte observation de son devoir. De même, comme on s’est arrangé pour les équipages, le service des écuries et la dépense de la table avec des pourvoyeurs, il faudra veiller à ce qu’ils remplissent fidèlement les engagemens de leurs contrats. Enfin, pour les détails qui ne sauraient être prévus, leurs altesses s’en rapportent à la discrétion du sieur de Zuylestein, « croyant avoir donné assez de marque de la confiance qu’elles ont en sa prudhommie en luy mettant en main la conduite d’un prince qui leur est si cher et de la bonne éducation duquel dé- pendra le restablissement de sa maison et avec le temps, s’il plaît à Dieu, une partie du bien et service de cet Estat. »

Tel était, en résumé, ce programme qui, jusque dans ses moindres prescriptions, témoigne d’une raison si haute et d’une âme si paternelle. Sauf les rares dispositions qui concernent plus particulièrement les devoirs du prince, ce programme si sensé n’était, en somme, que celui dont Huygens avait pour lui-même apprécié le bénéfice et auquel il s’était conformé pour ses propres enfans. S’il en était nécessaire, une nouvelle preuve de son expérience comme éducateur nous serait fournie par la courte instruction qu’il traçait à son troisième fils Ludewyk, le 2 décembre 1651, au moment où celui-ci allait passer en Angleterre avec une ambassade parmi laquelle nous relevons le nom de Cats. « Il se souviendra que ce n’est pas pour se divertir que son père lui laisse faire ce voyage, mais pour apprendre et revenir plus sçavant qu’il ne part. « Il s’appliquera donc d’abord à bien connaître la langue du pays, et « pour cet effet, esquivera la conversation flamande et s’intriguera dans l’anglaise, tant qu’il lui sera possible. » Viennent ensuite des conseils de tenue et de conduite vis-à-vis des ambassadeurs et des jeunes gens de leur suite ; Ludewyk évitera toute cause de désordre, « faisant paraître dans son aversion au mal de quelle maison il sort. » Il lui recommande la conversation des dames ; il se fera informer par elles de toutes sortes de ces minuties dont les dictionnaires ne font aucune mention et il se comportera comme tel « qu’il est né et élevé. » Dans ses lettres mêmes, il gardera la plus grande circonspection pour que personne n’en soit choqué si elles s’égaraient. Quand il possédera à fond la langue, il ira visiter l’Académie d’Oxford et celle de Cambridge, en compagnie d’un ami ou deux, tout au plus, « et de tout ce qu’il verra et apprendra, il en tiendra journal et mémoire, encore plus amplement que n’a fait son frère en Italie, qui a plus soigneusement marqué des choses extérieures que celles d’État et aultres de plus d’importance. » Il ne manquera pas d’ailleurs de noter aussi très exactement sa dépense. Pour ce qui peut lui avoir échappé dans la hâte où il écrit ce mémoire, son père « s’en remet à sa prudence et au bon naturel qui a toujours paru en lui, priant Dieu, lequel il s’assure qu’il aura partout devant ses yeux, de le ramener en parfaite santé et avec les avantages qu’il se promet de sa diligence. »

Tous ces traits, bien d’autres encore que nous pourrions ajouter, marquent assez le caractère de l’homme, la noble idée qu’il se faisait de ses devoirs, le dévoûment avec lequel il servait son pays et celui qu’il voulait inspirer à tous les siens. Comme diplomate, non-seulement il avait été élevé à l’école de Van Aerssen dans la tradition de l’alliance française, mais il se sentait naturellement porté vers la France, où il comptait de nombreux amis. Il s’était même trouvé sur ce point en opposition avec un de ses beaux-frères, David de Leu, dans les conseils du prince et il y avait fait pour un temps prévaloir son opinion. Louis XIII, qui connaissait cette sympathie, lui avait envoyé par Beringhen la croix de chevalier de l’ordre de Saint-Michel en 1633 ; plus tard, sous Louis XIV, quand les statuts de cet ordre furent revisés et qu’on réduisit le nombre des chevaliers, Huygens fut des premiers maintenu dans cette élite. Mais le secrétaire des princes d’Orange entendait conserver son indépendance tout entière, et il ne se laissait guider que par des considérations exclusivement patriotiques. À un courtisan qui, en 1647, semblait insinuer qu’il trouvait également quelque profit à soutenir ces vues, il pouvait fièrement répondre : « Je ne suis ni à vendre, ni vendu ailleurs qu’ici, et pour que j’obéisse à un maître et l’aide à procurer le bien d’un seul État, il n’y a ni Majesté, ni Éminence qui me puisse rien demander. »


III.

Avoir le temps que Huygens consacrait aux devoirs de sa charge, on serait en droit de penser qu’ils suffisaient à remplir sa vie. Comme il le disait lui-même dans un mémoire qu’il adressait à la princesse de Solms, parmi « tous les domestiques » de la maison du prince, il ne croyait pas qu’il s’en pût trouver un seul qui eût aussi bien que lui fait « le chien d’attache et sans demander jamais aucune relasche. » Obligé parfois de négliger ses propres affaires et jusqu’au soin de sa santé, se refusant tout ce qui passe pour des plaisirs ou des distractions, choisissant exprès soit à la ville, soit à la campagne, la demeure la plus proche de celle de son maître afin de se tenir toujours « en lieu propre et en état d’accourir au premier commandement, » appelé fréquemment hors de son lit, Constantin, en dépit de tout ce zèle, ne pensait jamais qu’il en avait fait assez. Mais son activité était extraordinaire et dès qu’il avait un moment de liberté, dût-il le prendre sur les heures de la nuit, il savait comment occuper ses loisirs. Huygens était, en effet, un écrivain et un poète et, à ce titre, ses œuvres aussi bien que l’influence qu’il a exercée sur ses contemporains méritent d’attirer notre attention.

À la suite des luttes opiniâtres qui avaient assuré son indépendance, la Hollande était entrée dans une période de calme relatif. Des écrivains tels que Coornhert, Dirk Camphuysen, H. Spieghel et Roemer Visscher, en même temps qu’ils travaillaient à fixer la langue, préparaient cette pacification des esprits à laquelle Hooft surtout devait attacher son nom. On sait quelle haute situation le châtelain de Muiden occupait parmi les lettrés d’alors. Riche, avenant, honoré de la considération publique, bornant toute son ambition au poste de gouverneur du Gooiland, il avait su grouper autour de lui, dans sa résidence, un cercle de beaux esprits auquel les filles de Roemer Visscher, Anna et Tesselschade, ajoutaient ce charme souverain qu’ont célébré à l’envie tous les poètes qui les ont approchées. Avec son esprit élevé, ennemi de toute exagération, Hooft aimait à accueillir chez lui, sans aucune distinction de croyances, une élite d’hommes remarquables. Dans sa maison hospitalière, dont Christina van Erp et après elle Leonora Hellemans, sa seconde femme, l’aidaient à faire les honneurs, catholiques libéraux, remontrans, orthodoxes, mennonites et israélites aimaient à se rencontrer.

Parmi les familiers de Muiden, comme L. Reaal, le docteur Coster, Van der Burgh et Wicquefort, qui étaient aussi ses amis, Huygens s’était aussi de bonne heure trouvé en relations assez intimes avec Gaspar van Baerle. Après une existence assez agitée, ce dernier avait été appelé, en 1631, de l’Université de Leyde, où il était professeur de logique, à la chaire de philosophie d’Amsterdam, lors de la fondation de la haute école de cette ville. C’est une curieuse figure que celle de van Baerle et la consciencieuse étude, publiée par M. le docteur Worp dans Oud-Holland (1888-1889), nous donne d’intéressans détails sur cet écrivain qui fut mêlé de très près à la vie de Hooft et de Huygens. Comme Roemer et Spieghel, il appartenait à une de ces familles de réfugiés venus d’Anvers qui devaient, ainsi que plus tard les protestans exilés de France, contribuer d’une manière si efficace à la prospérité des pays où ils s’étaient établis et qui les avaient libéralement accueillis. Fidèle à ses convictions, — il était remontrant, — van Baerle s’était vu, au début de sa carrière, en butte aux tracasseries que lui valait son attachement à une secte condamnée par le synode de Dordrecht. Vers 1625, il s’était lié avec Huygens qui, dès sa nomination au poste de secrétaire de Frédéric-Henri, avait pu rendre quelques services à son ami en mettant sous les yeux de son maître des poésies ou des panégyriques composés en l’honneur de son frère, le prince Maurice. Par la suite encore, grâce à l’intervention de Huygens, le stathouder eut plus d’une fois l’occasion d’octroyer des secours ou des gratifications à van Baerle qui, besogneux et chargé de famille, ne tirait pas de sa position un gain suffisant pour subvenir à l’entretien de ses enfans. Comme la plupart des écrivains de cette époque, il cherchait à s’assurer les bonnes grâces des souverains et des grands afin d’obtenir d’eux des présens ou des pensions. Fécond, prolixe, en quête de patrons généreux, van Baerle était toujours prêt. En prose, en vers hollandais ou latins, il célébrait tour à tour, avec la même déplorable facilité, le prince Jean-Maurice du Brésil, l’électeur de Brandebourg, le prince Christian de Danemark ou le cardinal de Richelieu. Aussi, à raison de ses requêtes multipliées, un auteur de ce temps, Hendrick Bruno, l’avait-il surnommé l’Archi-Mendiant''. Mariages, naissances, morts, hauts faits d’armes, van Baerle était à l’affût de toutes les occasions d’exercer sa verve et les interminables développemens auxquels il se complaisait lui permettaient d’étaler une érudition très réelle, mais souvent assez déplacée. C’est ainsi que, sans trop s’inquiéter de leur convenance, les réminiscences mythologiques foisonnent sous sa plume, alors que, dans une lettre évidemment faite pour être montrée, il informe Huygens de la mort de sa femme. Il s’y compare longuement à Apollon sans Leucothoé ; il voudrait, comme Orphée, arracher son Eurydice à Cerbère ; il noircit les marges de ses livres des réflexions que lui inspire son chagrin.., il ne peut arrêter ses larmes et il en couvre le seuil de sa maison, sa table, le lit nuptial. En le voyant ainsi pleurer pour la galerie, il est d’autant plus permis de suspecter la sincérité d’une douleur si bruyante et aussi expansive, que, six mois après, ce veuf trop facilement consolé songeait à se remarier et courtisait la belle Tesselschade.

Les sentimens de Huygens étaient plus profonds et ses douleurs moins littéraires. Sans tant parler aux autres de sa peine, nous avons vu qu’il y restait fidèle et conservait pieusement en son cœur ses affections et ses regrets. Très supérieur à van Baerle par l’éducation aussi bien que par les dons naturels, il dépassait également, comme valeur morale, ce petit cercle où les commensaux de Hooft échangeaient entre eux des admirations et des éloges trop complaisans. Chez lui aussi, sans doute, on retrouve quelque chose de la préciosité qui, en Hollande comme en Italie, en Angleterre et en France, régnait à ce moment dans la littérature. Constantin, dans ses écrits et surtout dans ses vers, n’est pas exempt de ces périphrases péniblement contournées, ni de ces jeux de mots hasardeux qu’on rencontre si fréquemment chez les beaux esprits de ce temps. Il se plaît à des allitérations qui ne sont, à vrai dire, que des calembours approximatifs et il a des formules de politesse tellement entortillées, qu’on se demande comment il en pourra sortir ; on dirait de ces labyrinthes alors si en vogue dans les jardins. Mais c’étaient là, en somme, des défauts très répandus, et il convient de se rappeler que les poésies de Huygens n’étaient pour lui que le passe-temps d’une vie fort occupée. Avec une verve et une facilité excessives, il essaie tous les rythmes et s’exerce tour à tour dans toutes les langues. Tantôt c’est une suite de vers formés de mots d’une seule ou de deux syllabes ; tantôt à des vers hollandais il entremêle, à intervalles réguliers, des vers latins, grecs, italiens, français ou anglais ; mais il n’a pas d’autre prétention que de se distraire, de se détendre. Ce sont, en général, des pièces assez courtes, à peu près improvisées ; ou de petits poèmes écrits pour la plupart, avant qu’il fût en possession de sa charge de secrétaire. Dans quelques-uns comme le Voorhout où il parle du Bois de La Haye, ou dans celui que plus tard il consacre à son cher Hoofwyk, on sent un amour sincère de la nature, malheureusement un peu déparé par d’assez nombreuses digressions scientifiques ou morales, et par les réminiscences trop fréquentes de l’Aminta, du Pastor fido ou des classiques grecs et latins, qui lui viennent involontairement à l’esprit.

Si goûtées que soient en son pays les poésies de Huygens, nous leur préférons de beaucoup ses écrits en prose hollandaise ou française, comme sa Correspondance et ses Mémoires. Nous avons appris de lui-même quelles étaient ses idées sur le style et le cas qu’il faisait de la simplicité, de la concision, de toutes les qualités qu’il vante dans ce Traité de la Secrétairie dont nous avons cité de nombreux passages. On a pu voir comment il y donnait l’exemple de ces qualités dans un langage ferme, net, sobre et coloré, qui, par la vivacité de ses saillies et le tour très personnel de comparaisons aussi justes qu’inattendues, rappelle celui de Montaigne. Les mots sont toujours pris chez lui dans leur acception la plus forte et son style a cette saveur particulière que les étrangers donnent parfois à notre langue quand ils la savent bien. On pouvait à bon droit s’étonner que ce Batave possédât aussi complètement l’usage et les ressources du français, et Balzac, qui alors faisait autorité, se montre très surpris de rencontrer chez lui, avec cette curiosité des choses de l’esprit, toutes les finesses du bien dire : — « Il faut que vous me juriez, lui écrit-il dans une longue lettre, que vous êtes Hollandais pour me le persuader, et je ne puis croire que sur votre serment une vérité si difficile, car vous écrivez le langage que nous parlons avec autant de grâce que si vous étiez ne dans le Louvre[3]. » De son côté, Mazarin, remerciant Huygens de l’envoi qu’il lui a fait de ses Momenta desultoria, reconnaît « qu’il n’est pas moins homme de belles-lettres que d’affaires et que les fruits de sa méditation ne sont pas moins doux que ceux de son action. » — Mais nous avons pour garant de la valeur littéraire de Huygens un écrivain mieux en mesure de l’apprécier. Descartes, en lui accusant réception de ce même recueil de poésies, admire « qu’un homme aussi occupé, et de choses si sérieuses, ait trouvé le loisir de compositions si agréables et si faciles. » Les relations entre le secrétaire des princes d’Orange et le philosophe devaient, d’ailleurs, être aussi étroites que durables. La première fois qu’il avait vu Huygens, Descartes était resté émerveillé de son savoir, de son intelligence si ouverte et de sa sincérité : — « Véritablement, écrivait-il à la suite de cette entrevue où il lui avait lu une partie de sa Dioptrique, c’est un homme qui est au-delà de toute estime qu’on en sauroit faire et encore que je l’eusse ouy louer à l’extrême par beaucoup de personnes dignes de foy, si est-ce que je n’avois pas encore pu me persuader qu’un même esprit se pût occuper à tant de choses et s’acquitter si bien de toutes ; ny demeurer si net et si présent parmi une si grande diversité de pensées, et avec cela retenir une franchise si peu corrompue parmi les contraintes de la cour. » — Il trouve qu’un tel caractère et un si grand savoir commandent à la fois l’estime et l’affection[4]. Aussi une grande intimité s’était-elle établie entre eux, et Descartes pendant le temps qu’il passa en Hollande adressait ou recevait sa correspondance sous le couvert de Huygens.

Ce n’était pas, d’ailleurs, le seul Français illustre avec lequel le lettré néerlandais devait se lier. Attentif à tout ce qui se faisait chez nous, il avait de bonne heure conçu une vive admiration pour Corneille el il avait contribué à répandre parmi ses compatriotes le goût des ouvrages du poète. Il est même probable que c’est grâce à son entremise que le Cid, traduit en hollandais, avait été représenté à Amsterdam dès le 2 mai 1641[5]. En 1645, Huygens exprime à Corneille les sentimens que lui inspire son génie dans deux épigrammes, l’une en français, l’autre en latin, publiées par les Elzevier en tête de leur édition du Menteur, imprimée à Leyde et que Corneille fit réimprimer en 1648 avec ses remercîmens personnels consignés dans son Avis au lecteur. Le 6 mars 1649, le poète remercie, de son côté, Huygens de l’envoi de ses Momenta desultoria et répond à cette politesse en lui offrant lui-même un exemplaire de ses œuvres, où il l’assure « qu’il ne trouvera rien de supportable qu’une Médée. » Constantin, en lui écrivant à son tour (31 mai 1649), par le de l’effet prodigieux qu’ont produit les représentations de ses pièces données en Hollande par la troupe royale que dirige le comédien Floridor. Il charge ce dernier d’être l’interprète de sa gratitude auprès de Corneille pour le présent qu’il lui a fait et de le louer d’avoir, dans cette nouvelle édition de ses œuvres, donné en tête de chacune d’elles les Argumens c’est-à-dire l’indication de ce qu’elle contient de fable ou d’histoire, « estime que, moyennant cette préparation, le lecteur pourra mieux en comprendre la donnée et ne sera plus exposé désormais « à eschapper tant d’excellentes pointes, ni à laisser tomber à terre tant de roses. » En lui adressant une poésie qu’il a récemment composée sur la mort de Charles Ier » cette rencontre si hautement tragique que peut-être Corneille n’en a jamais traité de plus horrible, » il s’excuse de ces vers composés « non dans son cabinet, mais par boutades, dans l’embarras de la cour et de ses charges ; et il y paraît assez, » ajoute-t-il. L’année d’après, Corneille dédie son Sanche d’Aragon « au seigneur de Zuylichem[6], » et, pour lui complaire, il fait encore précéder d’Argumens cette pièce et celle d’Andromède. Le 5 octobre 1650, nouvelle lettre de Huygens qui remercie Corneille « tout en le censurant d’avoir si mal choisy à qui vouer la plus achevée et la plus illustre pièce qu’il ait encore produite. »

Après un assez long intervalle dans ces relations, elles avaient repris, dix ans après, en 1661, quand Huygens fut chargé d’aller revendiquer, en France, les droits du prince d’Orange sur la principauté de ce nom. En 1663, il visitait Corneille, à Rouen, et, à la suite de cette visite, il lui écrivait un long Mémoire sur la nécessité qu’il y aurait à tenir compte dans la poésie française, non-seulement du nombre des syllabes et de la rime, mais « de la cadence des pieds, » c’est-à-dire de la quantité prosodique des mots et d’une répartition rythmée des longues et des brèves dans le vers. En transférant ainsi à notre versification les conditions de la prosodie grecque ou latine, Huygens ne faisait, en réalité, que reprendre une idée qu’avaient caressée avant lui plusieurs poètes de la Pléiade, Baïf, entre autres, qui, à l’exemple de Mousset, un de ses prédécesseurs, avait publié, en 1574, ses Étrènes de poézie, les Besognes d’Hésiode et d’autres poèmes en vers mesurés. Afin de faire consacrer cette réforme de la métrique, Baïf avait même institué une Académie de poésie et de musique reconnue par lettres patentes de Charles IX et qui avait duré jusqu’en 1584. Cette tentative, prônée par quelques-uns de ses adeptes, comme Denisot, Pasquier et même Bonaventure Desperriers, n’avait pas réussi. Mais nous ne devons pas trop nous étonner que Huygens ait songé à cette modification de la métrique qui avait préoccupé quelques-uns des poètes de la génération précédente, car les écrivains de la Pléiade étaient encore à cette époque très goûtés en Hollande ; même après que Malherbe eut évincé Ronsard, ce dernier y était considéré comme un des maîtres du Parnasse français et Vondel appelait du Bartas « le Phénix des poètes, l’immortel Gascon. »

Dans le mémoire qu’il adressait à Corneille sur ce sujet, Huygens avait fait application aux vers du poète de ces règles qu’il voudrait voir établies. Il semblait qu’ainsi rythmé, « le chant des vers serait plus modulé, leur musique plus harmonieuse. » Mais la détermination donnée par lui des brèves et des longues était absolument arbitraire, et Chapelain, qu’il avait mis au courant de la question, tout en s’intéressant à son entreprise, remarque qu’il est bien difficile de s’entendre au sujet de la quantité des diverses syllabes dans les mots de notre langue. Loin de se rendre à ces raisons, Constantin revenait à la charge, et il est probable que son insistance à cet égard avait fini par lasser un peu Corneille qui, jugeant inutile de prolonger une discussion sans issue, n’avait pas répondu à sa lettre et laissait de même sans réponse une nouvelle demande qu’il lui adressait à ce propos. Huygens, cependant, ne devait pas cesser d’être un fervent admirateur de Corneille, et, en 1665, il célébrait son talent et l’élégance de ses poésies latines dans deux poèmes en vers latins.

L’opiniâtreté que Huygens avait mise en cette affaire de métrique tenait à une disposition très caractéristique de son esprit, naturellement porté aux combinaisons. Cette aptitude lui avait été précieuse dans son emploi, puisque, comme il le disait lui-même à la princesse Amalia de Solms, elle lui permettait de donner heureusement l’explication de toutes les dépêches ennemies tombées entre ses mains et de débrouiller le mystère des chiffres diplomatiques les plus secrets. Loin de s’en prévaloir, il pensait que « ce n’étoit point là besogne de si haut alloy qu’on lui fait honneur de la recevoir » et il estimait, au contraire, u qu’un homme de jugement, en s’y mettant, trouveroit que, là aussi, la vanité des pédans sert de faux masque à un artifice de peu de façon. » Nous avons vu, de même, avec quelle facilité il apprenait les langues et comment il s’en assurait la possession jusqu’à parler ou écrire dans chacune d’elles aussi facilement qu’il faisait pour la sienne propre. Très bon humaniste, le grec lui était aussi familier que le latin et il excellait à donner à une inscription ou à une épitaphe cette concision vraiment lapidaire qui dit beaucoup en peu de mots, aussi bien qu’à aiguiser dans un trait piquant les malices d’une épigramme. On conçoit qu’ainsi doué, il tût particulièrement habile à saisir le mécanisme de la versification dans toutes les langues et dans tous les modes. À chaque instant, dans sa correspondance, des vers latins se pressent naturellement sous sa plume. Il s’intéresse donc à toutes ces questions et jaloux aussi d’épurer et de fixer sa langue nationale, il cherche comment on a pu s’y prendre dans les différens pays pour atteindre un pareil résultat. Il se tient au courant des travaux qu’on poursuit chez nous à cet effet et dans une lettre à Conrart, le secrétaire du roi de France (29 janvier 1660), il s’informe de ce qu’on fait « à cette fameuse Académie, de ce qu’elle produit, et si un certain dictionnaire a vu ou verra jamais le jour. » Ce n’est pas d’aujourd’hui, on le voit, que le dictionnaire de l’Académie a le privilège d’exciter les plaisanteries du public.


IV.

Si lettré que fût Huygens, il était encore plus artiste. Conduite avec intelligence et surveillée de près par ses parens, son éducation avait puissamment développé ses dons naturels. Son père avait pris soin de lui faire apprendre les élémens de tous les arts. Dépassant même le programme qu’il s’était tracé, il avait rendu son fils capable non-seulement de juger les œuvres des maîtres, mais de se rendre compte par ses essais personnels des difficultés que pouvait offrir leur exécution. La curieuse autobiographie découverte et publiée par M. J. Worp[7] nous fournit à la fois des détails précieux sur l’instruction que Constantin avait reçue à cet égard et sur les artistes contemporains avec lesquels il s’était, dès sa jeunesse, trouvé en relations. Il y cite les maîtres auxquels son père s’était adressé pour enseigner le dessin à son frère et à lui. Jacques de Gheyn, auquel il avait d’abord pensé, paraît-il, était déjà trop en vue et sa vie était trop occupée pour qu’on songeât à en distraire les heures de ces leçons destinées à des commençans. Le vieil Huygens les avait donc confiés à Hondius ; mais, de l’avis de Constantin, son talent comme graveur avait donné quelque raideur et quelque dureté à son exécution, et ce n’était pas l’artiste qu’il fallait pour mettre des jeunes gens à même de retracer fidèlement et vite tous les objets de la nature, paysages, animaux ou personnages en action.

Huygens professait pour les deux de Gheyn, le père et le fils, une très vive affection et il parle avec les plus grands éloges de leur talent et de leur droiture morale, de l’habileté à dessiner à la plume qu’avait acquise Jacques, qui, en ce genre, peut soutenir la comparaison avec Goltzius, son maître. Le peintre excellait d’ailleurs dans toutes les parties de son art. Ses connaissances en architecture le faisaient aussi rechercher par le prince Maurice, qui, vers la fin de sa vie, s’était pris de passion pour cet art et ne cessait pas de consulter de Gheyn sur tous ses projets de construction. Constantin avait également connu Goltzius, mais il était trop jeune alors pour l’apprécier à sa valeur. Il cite ensuite, en caractérisant d’un mot juste leur talent, des marinistes tels que H. Vroom et J. Porcellis ; les paysagistes, van Goyen, Esaïas van de Velde ; puis dans le groupe des italianisans : Bloemaert, Uytenbroëck, P. Lastman et les deux Pynas ; enfin les portraitistes M. Mierevelt et Ravesteyn. Quant à Rubens, après avoir proclamé l’universalité de son génie, la prodigieuse culture de son esprit, son inépuisable fécondité, il regrette que le malheur des temps ne lui ait point permis d’approcher, comme il l’aurait voulu, un homme qu’il faudrait égaler pour pouvoir le célébrer dignement.

J’ai déjà eu l’occasion de parler ici même[8] de la partie la plus curieuse de ces mémoires de Huygens, je veux dire celle où, avec une clairvoyance vraiment prophétique, applaudissant au génie précoce de Rembrandt et à sa puissante originalité, il lui prédit les plus hautes destinées[9]. En sa qualité de secrétaire du prince Frédéric-Henri, Constantin eut bientôt l’occasion de témoigner au jeune artiste toute l’admiration qu’il éprouvait pour son talent en lui commandant une suite des tableaux de la Passion. C’est sans doute aussi grâce à son influence que Rembrandt avait eu à peindre les portraits de Maurice Huygens, son frère, et de l’amiral Van Dorp, son beau-frère. Quelques années après, alors que le maître était de plus en plus délaissé du public, il continuait à le patronner et augmentait graduellement le prix des acquisitions qu’il lui fit. Dans le poste qu’il devait occuper si longtemps, il s’employait de son mieux à servir les intérêts de l’art et ceux de ses maîtres.

Avec l’avènement de Frédéric-Henri et la prospérité croissante du pays, les arts commençaient à être en honneur à la cour. Le prince s’était construit plusieurs résidences et il s’appliquait à les orner. Sachant lui complaire, son secrétaire le tenait au courant de toutes les occasions qui pouvaient s’offrir de faire pour lui les achats les plus avantageux et les plus honorables. Mais Huygens est surtout pénétré de la responsabilité que lui impose sa situation, à raison des encouragemens officiels qu’il convient d’accorder aux arts. Malheureusement, à part Rembrandt, la peinture historique ou religieuse n’était plus guère en vogue à cette époque, et les noms de Dirck Bleker, des de Bray, des de Grebber et des autres italianisans qui la représentent à ce moment dans l’école hollandaise n’y font pas grande figure. Tout en les chargeant de commandes importantes, Huygens était bien obligé de se rabattre sur les artistes d’Anvers, mieux préparés à des travaux de ce genre. On comprend qu’il se tourne tout d’abord vers Rubens, pour solliciter son concours et renouer avec lui des relations interrompues. Vers le milieu de novembre 1635, au retour des opérations militaires qui s’étaient prolongées assez tard cette année, il lui écrit d’Arnheim pour lui exprimer le désir qu’il a depuis longtemps de le voir, a de jouir de sa belle conversation, » et, comme en ce moment, il bâtissait lui-même à La Haye, d’avoir aussi ses avis « sur les ordonnances de deux petites galeries, bien qu’elles soient déjà exécutées. Il voudrait faire revivre là-dessus un peu de l’architecture ancienne qu’il chérit de passion ; mais ce n’est qu’au petit pied et jusqu’où le souffrent le climat et ses coffres. » Plus tard, le 2 juillet 1639, du camp sous Philippine, il lui envoie des tailles-douces représentant cette maison qu’il a élevée à La Haye, avant la mort de sa femme, « alors qu’il vivait maritalement dans sa sainte compagnie et que la main de l’Éternel ne s’était pas encore appesantie sur lui. » Il adresse à Rubens les complimens du prince : « Son Altesse s’est réjouie de le savoir relevé d’une forte maladie et apprenant qu’il a encore ramené la main au pinceau, » elle s’informe s’il serait agréable à l’artiste de « luy embellir une cheminée dont les mesures lui seraient envoyées, de quelque tableau dont l’invention fust toute sienne, comme la façon ; on ne le désirerait que de trois ou quatre figures pour le plus, et que la beauté des femmes y fust élabourée con amore con studio e diligenza[10]. » Mais le désir du prince ne put être exaucé, car Rubens, souffrant de plus en plus de la goutte, s’éteignait le 30 mai suivant.

Huygens avait été aussi en rapport avec Van Dyck qui peignit son portrait le 28 janvier 1632, et ainsi qu’il le note avec sa ponctualité habituelle, « le jour même où un arbre était tombé sur sa maison. » En août 1645, il décide un autre artiste flamand, Gonzales Coques, — avec lequel d’ailleurs il était en correspondance pour des achats de tableaux, — à se rendre d’Anvers à Breda pour y faire le portrait de la princesse d’Orange. Nous avons vu aussi que, malgré les ennuis que lui avait suscités Amalia de Solms, Huygens avait pris une grande part au projet de publication des mémoires du prince Frédéric-Henri et surtout à « la conduite du Bastiment du Bois » en 1647. Il semble qu’en cette occasion, en appelant Jordaens et van Thulden à concourir à la décoration de la grande salle avec des artistes hollandais tels que Honthorst, de Bray, C. van Everdingen et Lievens, Constantin ait voulu tenter une sorte de réconciliation artistique entre l’école flamande et l’école hollandaise, déjà nettement séparées à cette date.

On le voit, tout en s’appliquant à encourager les peintres de son propre pays, Huygens était surtout un éclectique. Il avait beaucoup voyagé, beaucoup vu et, sensible aux beautés de l’art comme à celles de la nature, il savait apprécier des œuvres de genres très divers. Mais l’Italie, dont il aimait la littérature et qu’il avait entrevue à Venise, restait toujours à ses yeux la patrie des arts. Quelle que soit sa prédilection pour Rembrandt et quelque désir qu’il ait de lui voir conserver intacte son originalité, Huygens ne peut se tenir de lui reprocher son indifférence absolue vis-à-vis de cette contrée où les artistes d’alors allaient à l’envi chercher le complément de leur éducation. Cette indifférence qui, chez le jeune homme, va jusqu’à envisager comme perdus les quelques mois qu’il lui faudrait pour parcourir cette contrée, Constantin la considère « comme une de ces parcelles de folie qu’on retrouve parfois jusque chez les plus grands esprits, » et il le plaint sincèrement d’une disposition d’esprit qui le privera de si précieux enseignemens. Il ne laisse pas cependant de le louer de « son opiniâtreté au travail, qui le condamne à une vie absolument sédentaire et ne lui permet pas d’accepter aucune distraction à ses études, même la plus innocente. »

Si grandes que fussent les aptitudes de Huygens pour les arts du dessin, celles qu’il manifesta pour la musique étaient encore plus remarquables. Il professait pour elle une véritable passion que son père et sa mère, musiciens tous deux, avaient développée chez lui dès son enfance. Sa précocité à cet égard fut extrême et, à l’âge le plus tendre, il chantait déjà d’une voix très juste. Il avait aussi assez assoupli ses mains pour jouer avec habileté de plusieurs instrumens : l’épinette, l’orgue, le théorbe et la guitare. La musique devint dès lors et demeura toute sa vie son passe-temps préféré. Où qu’il aille, il emporte avec lui son luth pour charmer les ennuis des longues traversées. En voyage, il recherche et trouve partout des compagnies où la musique est en honneur et les relations qu’il noue pour satisfaire son goût comptent pour lui parmi les meilleures, car a il aime de passion les âmes musicales. » À Londres, lors de sa première ambassade, à peine arrivé, il se fait inviter chez l’agent du duc de Savoie, un sieur Biondi, qui avait un collège de musiciens, tous Italiens. On lui a promis aussi de lui faire entendre la musique de la reine, dont tous les exécutans, au contraire, sont Français, avec des voix admirables. Il prend un plaisir extrême à suivre les fêtes données par les Killigrew, chez lesquels on faisait d’excellente musique ; la maîtresse du logis, bien que mère de douze enfans, était une chanteuse accomplie et toute sa maison, comme il dit, n’était qu’un concert. Lui-même, d’ailleurs, raconte, avec une évidente satisfaction, à ses parens les succès qu’il obtient comme virtuose en Angleterre. Un jour que Jacques II rendait visite à l’ambassadeur des États, Noël de Caron, chez qui Huygens était logé, ce dernier avait été présenté au roi, qui le pria de lui jouer un air de luth, et il s’en était si bien acquitté que « le prince l’avait beaucoup loué d’exceller en un si bel art, sans être du métier. » À une autre visite, — C’était à Baghslot, la campagne qu’habitait Noël de Caron pendant l’été, — le roi, moins pressé, prit de nouveau grand plaisir à l’entendre, tout en jouant aux cartes « avec son grand mignon, le lord marquis de Buckingham, » et il complimenta ensuite le jeune exécutant, le laissant a assez esjoui de ses petites affaires[11]. »

En 1622, Constantin avait aussi connu en Angleterre le luthiste du roi, Gaultier (Wouterus ou Gouterus) et il devait conserver toujours avec lui des rapports excellens. Il lui envoyait ses compositions et lui donnait même commission en 1647 de lui procurer un bon luth, proposition à laquelle l’artiste répondit en offrant de lui céder le sien propre qu’il avait reçu en cadeau du roi. Huygens recherchait avec ardeur, et par toute l’Europe, les instrumens des meilleurs facteurs. Il chargeait les amateurs en qui il avait confiance d’en acheter pour lui toutes les fois que l’occasion s’en présenterait. C’étaient tantôt des cordes qu’il faisait venir d’Italie ; tantôt une guitare qu’il priait qu’on lui rapportât d’Espagne, ou bien un des derniers clavecins à deux claviers qu’eût fabriqués Jean Couchet, de la famille des célèbres Ruckers. Aussi, peu à peu, avait-il amassé une collection très nombreuse qu’il disposa dans une des ailes de son habitation, avec sa bibliothèque musicale, dont le catalogue contient quelques raretés.

Sans qu’il nous donne de détails à cet égard, il est permis de croire que les satisfactions musicales qu’il trouva en Italie ne furent pas moindres. En revanche, celles que lui offrait son pays étaient alors assez restreintes. Après avoir tenu son rang parmi les premières, l’école musicale des Pays-Bas était bien déchue de son ancienne splendeur. La Réforme, qui en Angleterre et en Allemagne avait contribué à répandre le goût de la musique, devait en Hollande paralyser son développement. Sous les prescriptions d’un calvinisme austère, non-seulement le corps des maîtrises d’église, dépositaire des grandes traditions, avait été aboli, mais il avait même été question d’interdire l’emploi de l’orgue dans les temples. Heureusement, à côté des ministres qui proscrivaient cet instrument comme un reste de papisme et l’auraient volontiers banni du service religieux, les magistrats, moins rigoristes, en permettaient l’usage à certains jours de la semaine, pour la récréation de leurs concitoyens[12]. Peu à peu, sous la pression de l’opinion, ces tendances libérales avaient gagné du terrain. On avait reconnu que les chants religieux, quand ils ne sont pas soutenus par l’orgue, dégénéraient assez vite en cris discordans ; mais les meilleurs esprits restaient encore divisés sur ce point. Ainsi, en 1634, tandis que Gisbert Voetius, dans le discours d’inauguration de la chaire qu’il occupait à Utrecht, combattait ce courant d’idées plus larges, le conseil de l’Église de Leyde leur prêtait, au contraire, l’appui de son autorité en approuvant l’usage de l’orgue pendant les offices, avant la prédication et pour accompagner le chant des Psaumes.

Huygens avait l’esprit trop ouvert et il était trop pénétré de l’influence salutaire que peut exercer la musique pour ne pas applaudir à cette innovation. Cependant, sa qualité de secrétaire du prince d’Orange l’empêchait d’intervenir publiquement dans le débat. C’est donc sans nom d’auteur qu’il fit paraître à Leyde, en 1641, un écrit sur l’Usage ou l’interdiction de l’orgue dans les églises des Provinces-Unies. Pour plaider une cause qui lui était chère, Constantin pouvait invoquer l’exemple de ce qu’il avait vu en Angleterre, à Londres notamment où matin et soir les fidèles chantaient accompagnés par l’orgue. Sans doute, il ne voulait pas que cette pratique autorisât les maîtres de chapelle à étaler leur virtuosité. Bannissant les fioritures et les vains ornemens qu’il jugeait à la fois contraires à la gravité de l’instrument et à la dignité du culte, il estimait que, dans ses manifestations les plus nobles, la musique peut être utilement associée aux prières des assistans et servir à leur édification, en contribuant à la beauté des cérémonies. Le ton élevé de cet écrit et la valeur des argumens donnés par Huygens étaient de nature à frapper des esprits non prévenus. Aussi, bien qu’il n’obtînt pas immédiatement le succès, son opinion cependant finit par triompher.

L’idée qu’il se faisait de la musique religieuse l’avait d’ailleurs préparé à un débat où il avait le droit d’intervenir, non pas seulement en amateur, mais en juge. Déjà avant 1627, il avait composé des chants pour un assez grand nombre de psaumes, mais il ne devait les publier que vingt ans après, sous le titre de Pathodia sacra et profana. Huygens s’y montre un sectateur fervent des doctrines nouvelles brillamment représentées par Monteverde et qui de l’Italie commençaient à se répandre en France. Dégagée des développemens du contre-point où elle était jusque-là noyée, la mélodie devait, suivant lui, se pénétrer profondément du caractère des paroles auxquelles elle s’adaptait, de manière à en rendre l’expression plus forte et plus saisissante, grâce aux ressources combinées de l’art musical. Dans son désir de conformer exactement l’inspiration au sens du texte, Huygens en vient même parfois à une interprétation un peu étroite qui, au lieu de viser librement une impression d’ensemble, est poussée dans le détail jusqu’à l’imitation figurative des mots. Il cherche à représenter chacun d’eux par un mouvement correspondant des notes, ascendantes pour exaltans, descendantes pour De profundis, prolongées pour dilataverunt, précipitées pour furor[13], etc. Malgré ces légers défauts qui, à le bien prendre, ne proviennent que de l’exagération d’une idée juste, le mérite de plusieurs des compositions de Huygens est très réel. Ainsi que l’indique le titre bizarre de son recueil, il y vise au pathétique. Ses récitatifs, d’un ton simple et soutenu, sont aussi d’un dessin très franc, et dans son harmonie assez variée il apprécie fort, comme il le dit lui-même, « ces belles dissonances qui font aujourd’hui les délices de l’Italie. »

À en juger par les tableaux des peintres de société, tels que les Palamedes, Dirck Hals, Ter Borch, Metsu et les Mieris, il semblerait que la musique profane tînt une plus grande place dans les distractions de la société bourgeoise ; elle n’était cependant guère moins délaissée alors que la musique religieuse en Hollande. Sauf les publications de Starter (1621) et de Valerius (1626) qui contenaient des airs notés, les recueils de chansons, bien qu’assez nombreux, ne renferment le plus souvent que les paroles de ces chants, et chacun d’eux était précédé par l’indication d’un thème emprunté généralement à d’anciennes chansons françaises bien connues dans le pays, comme : la Gavotte d’Anjou, la Mostarde nouvelle, la Boisvinette, le Petit sot de Bordeaux ou Belle Iris[14].

Le plus souvent, du reste, ces recueils n’étaient pas imprimes et se composaient de pièces manuscrites que les dilettanti se communiquaient entre eux. C’est en vain que des amateurs plus sérieux, comme Huygens, s’efforçaient de réagir contre l’indifférence croissante du public. Le poète J.-H. Krul, celui-là même dont Rembrandt peignit le portrait en 1633, avait essayé l’année d’après d’acclimater à Amsterdam un théâtre d’opéra qu’il inaugurait par une pastorale dont il était l’auteur ; au bout de peu de temps, sa tentative avait échoué. La cour, d’ailleurs, ne donnait aucun encouragement à l’art musical et c’est à peine si, dans les livres de comptes de la maison d’Orange, on rencontre de loin en loin quelques dépenses faites à cet égard par les princes de cette maison.

On comprend qu’en présence d’une telle pénurie, Huygens recherchât avec ardeur autour de lui les trop rares occasions qu’il avait de satisfaire sa passion pour l’art musical. Parmi ses compatriotes dont il vante la virtuosité, nous trouvons tout d’abord la savante Anne-Maria de Schuurman qui, à tous ses autres mérites littéraires ou artistiques, joignait le charme d’une belle voix et une véritable habileté à jouer du luth, du clavecymbale et de la viole. Constantin avait lui-même formé une demoiselle Oglé, dont la famille d’origine anglaise était fixée en Hollande, et qui y devait épouser le chevalier W. Swann, lui aussi grand amateur de musique et fort épris de son talent. Huygens, qui l’appelle « sa très digne et très docte écolière, » l’accompagnait sur le théorbe et jugeait que ses compositions gagnaient singulièrement « en ses belles mains et en cette excellente gorge, capables de rendre belles les choses les plus médiocres. » C’est à cette Sirène, l’ornement du siècle, qu’il dédiait en 1647 sa Pathodia, avec des éloges hyperboliques qui étaient bien dans le goût de cette époque. Enfin notre mélomane était également attiré vers une famille d’israélites portugais, les Duarte, qui habitaient Anvers, mais venaient assez souvent à La Haye. Le père était lui-même bon musicien ; son fils aîné, qui possédait une importante collection de tableaux, jouait de l’orgue, et Francisca, la troisième de ses filles, était une chanteuse accomplie. Hooft, qui avait successivement épousé deux musiciennes, était très attentif à faire de Muiden un séjour attrayant pour ses hôtes et il y recevait les visites de Francisca, « son rossignol français, » qui vint plusieurs fois chez lui en compagnie de Maria Tesselschade. La maison des Duarte était fort agréable, et le père, en homme d’affaires avisé, s’ingéniait à rendre quelques menus services à Huygens, lui envoyant tantôt des pommades, tantôt des airs italiens, afin d’obtenir par son entremise des avantages plus solides, tels que la délivrance de sauf conduits pour ses marchandises ou le placement de pierres précieuses d’une grande valeur qu’il voulait faire acheter par le prince d’Orange.

Parmi les relations musicales de Constantin, nous trouvons également un des rares compositeurs que possédât alors la Hollande, un chanoine de Harlem, Jean-Albert Bann, qui s’occupait à la fois de la théorie et de l’histoire de la musique. Huygens l’avait mis en relations avec Descartes, puis avec le P. Mersenne, lui fournissant ainsi l’occasion de disserter sur son art favori. Mais l’inspiration n’était pas chez Bann au niveau du savoir, bien qu’il eût composé un assez grand nombre de pièces sur des poésies hollandaises de Hooft et de Tesselschade et sur des vers français ou latins. Il était, comme Huygens, partisan de cet accord intime du texte et de l’expression musicale, dont Gluck et après lui Wagner se sont un peu trop gratuitement attribué l’invention et dont les anciens eux-mêmes, ainsi que les maîtres florentins primitifs, avaient déjà proclamé la nécessité. Tout en partageant ses idées à cet égard, Constantin n’avait qu’une médiocre estime pour ses œuvres. Bann ayant, en 1640, envoyé ses écrits ainsi qu’une romance composée par lui à l’appui de ses théories au P. Mersenne, celui-ci l’avait mis aux prises avec Boisset, l’intendant de la musique de Louis XIII, qui composait aussi, de son côté, un chant sur les vers choisis par Bann. La pièce de Boisset ayant paru supérieure à Mersenne, qui avait expliqué dans une longue et pédante dissertation les motifs de sa préférence, Bann ripostait en soutenant assez vertement son œuvre. Dans l’interminable discussion qui s’était engagée entre eux à ce propos, il est piquant de voir le religieux et le chanoine épiloguer à outrance, avec une gravité tout à fait comique, sur le plus ou moins de passion que les deux concurrens ont montrée pour accompagner ces fades paroles : « Me veux-tu voir mourir, trop aimable inhumaine ! » Rabroué par Mersenne, Bann s’était retourné vers Huygens, et, pour le gagner à sa cause, il lui dédiait en 1642 un recueil de chants intitulé Zang-Bloemzel.

Si précieuses que fussent ces ressources, elles ne suffisaient pas à contenter un esprit curieux et avide de nouveautés. Aussi, tout en défendant ses compatriotes d’appréciations peu flatteuses au point de vue musical et qui tendaient à les assimiler « aux Moscovites pour la brutalité et la barbarie, » Huygens est forcé d’avouer que « c’est en ces matières le plus grand de ses déplaisirs de ne trouver à qui parler. » Si l’on veut bien lui reconnaître « quelque entente du métier… C’est comme à un roi borgne au pays des aveugles. » C’est donc du dehors, de la France surtout, qu’il attend ses meilleures jouissances. Il y a des correspondans nombreux qui le tiennent au courant de tout ce qui peut l’intéresser. Comme il n’a pu trouver en Hollande un éditeur pour sa Pathodia, il la fait imprimer à Paris chez Robert Ballart, et c’est Thomas Gobert, « le maistre de chapelle du Roy très chrestien, » qui se charge d’en surveiller pour lui l’impression et d’en corriger les épreuves. Dans les lettres qu’ils échangent entre eux à ce propos, Gobert témoigne à Huygens l’admiration qu’il a pour ses « psaumes, pleins de belles chordes et de beaux chants… production non de ses divertissemens, comme il le dit, mais plustost d’une méditation sérieuse. » Il l’informe des nouveautés musicales de chaque saison, notamment de la représentation de l’Orfeo e Euridice, de Luigi Rossi, qui doit avoir lieu au Palais-Royal, le 5 mars 1647, et pour laquelle le cardinal Mazarin a fait venir d’Italie des musiciens, « quatre hommes et huit castrats. » C’est Gobert qui prend également soin d’envoyer à Constantin un maître de chant pour ses enfans, un certain M. Avril, « jeune, de bonnes mœurs et garçon de cœur, ayant du génie pour composer des airs » (17 juillet 1646). Huygens reçoit aussi chez lui (février 1653) la sœur de l’organiste du roi, de La Barre, engagée comme chanteuse par la reine Christine « sur des appointemens nobles et très royaux » et il la recommande chaudement à son ami, M. Chanut, ambassadeur de France en Suède.

On conçoit les satisfactions de toute sorte qui attendaient Huygens quelques années après, pendant le séjour qu’il fit à Paris, lors de sa mission en France. Il y fréquentait le meilleur monde ; les comtes de Lionne et de Brienne, de Thou, le président Lamoignon, le duc de Montausier, l’abbé de Marolles, le graveur Nanteuil et le célèbre graveur en médailles Varin ; parmi les dames : Mme de Valavoir, Mme de Buzenval et Mme de La Fayette. C’est même à cette dernière, qui mettait quelque coquetterie à ne pas laisser paraître tout son savoir, qu’il adressait ce joli vers : Nil te aîunt nescire ; studes nil scîre videri. Les heures d’attente chez les ministres ou les longues courses en voiture, il les consacrait à son passe-temps favori, prétendant que « la secousse même du carrosse lui faisait sauter des épigrammes hors de la cervelle. » Mais il se plaisait surtout dans la société des amateurs de musique, entre autres du sieur de Beringhen, qu’il avait connu à la cour de Frédéric-Henri, et qui, après avoir joui de la faveur de la reine et de Mazarin, était devenu premier écuyer. En souvenir de l’accueil qu’il avait autrefois reçu en Hollande, Beringhen fit fête à Huygens, qui trouvait aussi, d’ailleurs, en son intendant, M. Tassin, un mélomane distingué. Chez M. de Lionne, chez le marquis de Grammont, chez Anna Bergerotti, une chanteuse italienne au service du roi et même chez Ninon de Lenclos, à laquelle il avait été présenté, dit-on, par Fontenelle, il eut aussi l’occasion d’entendre les artistes les plus distingués de ce temps, « comme le très illustre sieur de Chambonnières qu’homme du monde n’égale sur le clavecin, soit qu’on considère la composition ou le beau toucher. » Il pouvait également causer des théories qui lui étaient chères, car il connaissait les règles pour les avoir longtemps étudiées. Mais sur ce chapitre il ne se montrait pas intolérant ; là, comme en tout, il est plein de mesure, ennemi de toute exagération « religieux et non superstitieux. » Il aime les nouveautés, tout en pensant que « la variété dont les Français se tourmentent est un effet de cette maladie nouvellière dont nous voyons cette nation si agitée qu’il n’y a jamais mode qui tienne. » À l’occasion, il ne manque pas, non plus, de communiquer ses œuvres à ceux qui peuvent les apprécier. En 1665, il adresse quelques-unes de ses pièces à une Mme de Gessan, abbesse de Montfleuri, pour qu’elle les fasse exécuter par ses religieuses. N’ayant rien reçu d’elle un an après, il écrit à un ami pour savoir « comment ses compositions auront été goûtées sur ce Mont-Parnasse. »

De retour en Hollande, Huygens s’efforce d’y attirer les artistes dont il admire le talent, et l’âge, sur ce point, ne refroidit point son ardeur. Il est ému quand il apprend, en 1676, que le maréchal d’Estrades a amené avec lui au congrès de Nimègue « un domestique, une des plus belles voix de France et sachant tous les airs nouveaux de l’Opéra. » Empêché de rendre visite au maréchal, il lui exprime du moins l’espoir que les musiciens qu’il a avec lui ne sortiront pas du pays sans pousser jusqu’à La Haye, et il insiste « pour qu’il se haste, pouvant juger combien peu de musique il lui reste encore à entendre à l’âge où il est. » Quelque temps après, Charles Hacquard, ce grand maître de musique, comme l’appelle Huygens, s’étant fixé à La Haye, Constantin écrit pour lui au prince Maurice de Brésil, afin d’obtenir qu’un jour par semaine, le samedi, l’artiste puisse donner des concerts dans la grande salle du palais de ce prince.

On le voit, rien ne lasse son ardeur quand il s’agit de cet art qui a été sa consolation dans ses peines, « ses divertissemens d’après souffrir et comme sa respiration après le travail de sa journée. » Il affirme que la musique a prolongé sa vie et que « beaucoup d’harmonie joint à quelque régime, ont fort contribué à le mener à tant d’âge où il se trouve à telle disposition que le monde semble le juger peu changé depuis une douzaine d’années ou deux. » De fait, son portrait peint par G. Netscher, en 1672[15], et dont il existe une belle gravure de Blotelingh, nous le montre encore avec ses traits fins et distingués. On serait fort en peine de mettre un âge sur cette figure aimable et sereine qui semble celle d’un homme de cinquante ans bien plus que d’un octogénaire. En dépit de la vieillesse et quoique la goutte ait ôté la force de ses doigts, il se dit encore en mesure d’accompagner passablement sur le théorbe. Il a composé plus de 800 pièces dans les genres les plus variés, et quiconque voudrait juger de l’état général de la musique à cette époque ne saurait mieux faire que de consulter les lettres de ce vieillard si enthousiaste, qui a des correspondans dans toute l’Europe parmi les exécutans, les compositeurs, les collectionneurs ou les facteurs d’instrumens et « qui ferait encore des trente et quarante lieues pour trouver un auditeur et un juge à son gré. »


V.

Huygens, nous l’avons assez montré, était doué d’une activité extrême et chacune des occupations dans lesquelles il l’exerçait aurait suffi à remplir une vie tout entière. Mais si pour les étudier avec quelque suite nous avons dû séparer chez lui des aptitudes si diverses, il n’est pourtant guère d’existence qui présente autant d’unité que la sienne. Avant de prendre congé de lui, nous voudrions, en résumant ici les traits les plus caractéristiques d’une si riche organisation, tâcher de faire nettement ressortir les liens qui les unissent entre eux.

Et d’abord, Huygens est avant tout un homme religieux. Les croyances qu’il a reçues de sa famille, il les a faites siennes par le travail de son esprit et par les aspirations constantes de son âme. Dieu a été de bonne heure et il est resté jusqu’au bout l’objet de son amour et de sa foi, le centre de sa vie. Il le prie pour les siens et le conjure de les éclairer ; c’est à lui qu’il les recommande et qu’il les confie quand ils s’éloignent, et il le remercie de les lui ramener sains et saufs. Lui-même se recueille, s’examine et se reprend sous l’œil de Dieu. C’est en Dieu qu’il se réfugie dans ses afflictions, s’inclinant avec respect devant ses impénétrables desseins, bénissant même sa main quand elle le frappe. Chez lui, point de ces élans d’exaltation passagère, suivis, comme il arrive trop souvent, de longues défaillances. Ses convictions sont raisonnées, vivaces et profondes ; elles inspirent toutes ses actions et le poussent incessamment à se rapprocher de l’idéal de perfection dont il porte en lui l’image toujours présente. Aussi croit-il que le but principal de l’éducation, c’est d’inculquer à l’enfant le respect et la pratique de la loi divine ; et il insiste sur ce point, nous l’avons vu, dans les instructions rédigées pour le gouverneur du jeune prince d’Orange.

Comme homme d’État, Huygens est également très préoccupé de l’importance du sentiment religieux, de l’action bienfaisante qu’il peut exercer sur la valeur morale d’un peuple et sur ses destinées. Mais il pense que les devoirs des gouvernans et des sujets sont mutuels et que le plus sûr garant de l’autorité des princes, c’est une intelligence plus haute de leurs responsabilités et le choix de mobiles plus élevés pour leur conduite. D’ailleurs, c’est au nom de la liberté de conscience que la Hollande a conquis son indépendance. Sous peine de perdre cette indépendance si péniblement acquise, il faut la défendre à la fois contre l’ennemi du dehors, le papisme, et au dedans contre les dissensions et les luttes des sectes rivales, prêtes à s’entre-déchirer. Dès sa jeunesse, Huygens a compris la nécessité des efforts entrepris pour créer et réglementer un culte qui puisse s’adapter à l’esprit de la nation. Maintenant que les décisions du synode de Dordrecht préparées par les princes de la maison d’Orange ont prévalu, au prix de violences et de cruautés qu’il n’eût sans doute point conseillées, il ne les juge plus, il les accepte. Il considère comme des ennemis de l’État ceux qui voudraient les remettre en question et croit qu’il convient de maintenir le régime de rigueurs établi contre eux. De même, dans les relations de société, il montre un esprit large, dépourvu de préjugés ; mais à la condition que ces questions de croyances soient tenues en dehors. Quand il s’aperçoit qu’elles sont agitées, qu’elles tendent à pénétrer dans les rapports amicaux, — ainsi qu’il arriva à propos de Tesselschade et de Vondel, qu’il crut un moment circonvenus par les Jésuites, — alors il se refroidit et devient de plus en plus réservé, parfois même agressif. Autrement, la forme du culte lui semble accessoire et comme pour les esprits les plus éclairés de son temps, l’essentiel à ses yeux, c’est tout ce qui peut rendre l’homme meilleur, plus maître de lui, plus dégagé de ses passions. Dans tout ce qu’il dit à cet égard, on sent, à certains accens, ce ton de sincérité absolue et de naturelle dignité que peuvent seules donner les habitudes d’une vie tout entière.

Avec son âme aimante, Huygens tenait les liens de la famille pour aussi sacrés que ceux de la religion. Il avait appris dès son berceau tout ce que vaut l’affection de parens tels qu’étaient les siens, tout ce que peuvent sur l’éducation d’un enfant la tendresse d’une mère et l’intelligente sollicitude d’un père. Dans cet intérieur où tout était en commun, les exemples ne lui manquaient pas. Il avait été à même de voir le précieux soutien que se prêtent, dans l’accomplissement de leurs devoirs, des époux unis par une mutuelle affection. Les traditions d’honneur, l’amour du travail, l’aisance et le nom respecté qu’il avait reçus d’eux, il les considérait comme autant de dépôts qu’il devait fidèlement transmettre à ses propres enfans et de son mieux il s’était employé à accroître un pareil trésor. De quelque soin que fût alors entourée la jeunesse en Hollande, Constantin pouvait reconnaître combien encore il avait été favorisé, avec quelle sagesse prévoyante avait été conçu le programme de ses études, si variées, si heureusement entremêlées pour éviter le désœuvrement aussi bien que la fatigue, pour faire la part du corps aussi bien que celle de l’intelligence. Grâce à des soins si vigilans, Huygens était devenu un homme accompli ; mais il ne cessa jamais de témoigner son affection reconnaissante à ses parens et sa respectueuse déférence pour leur volonté. La plus étroite union régnait d’ailleurs entre tous les membres de cette famille et la mort de son père et de sa mère, celle de Christian, son frère aîné, causèrent à Constantin un profond chagrin dont il a consigné dans son journal la touchante expression. Quand il songea à s’établir, il avait rencontré chez sa compagne, avec les qualités solides qu’il recherchait par-dessus tout, un esprit vif, aimable et enjoué. Aussi, après s’être acquitté des devoirs de sa charge, avec quelle hâte il rentrait à son cher foyer ! Quelle affliction, aussi, lorsqu’il perdit cette épouse bien-aimée ! On sait avec quel dévoûment, fidèle à sa mémoire, il s’était ensuite consacré tout entier à l’éducation des enfans qu’elle lui avait laissés, cherchant à faire de tous des hommes utiles et distingués, cultivant en particulier chez son fils Christian les dons exceptionnels qu’il manifesta dès son plus jeune âge. Ses enfans, c’était l’honneur et la parure de sa vie, l’objet de ses constantes préoccupations. Un tableau du musée de La Haye[16], qui ornait autrefois sa demeure, nous montre son portrait peint en 1640, entouré, comme d’une gracieuse couronne, des médaillons de ses cinq jeunes enfans, avec l’inscription : Ecce hereditas Domini. Sans se faire illusion sur leur compte, il prépare de loin l’avenir qu’il juge le mieux en rapport avec les aptitudes de chacun d’eux. Il veut aussi qu’après lui ils connaissent les détails de son existence et il tient à leur expliquer les mobiles de ses actions ainsi que des déterminations les plus importantes qui les concernent.

Ses princes, du reste, lui sont presque aussi chers que sa famille, et nous avons vu avec quelle abnégation il les a servis pendant les soixante-deux ans qu’il a rempli auprès d’eux les fonctions de secrétaire. Son esprit d’ordre, sa ponctualité, sa connaissance de l’administration, des finances, de la politique extérieure, la précision, la netteté de son style, sa discrétion, toutes ses qualités naturelles ou acquises, il est heureux de les employer pour eux. Quoi qu’on attende de lui, il est prêt ; toutes les tâches, il les accepte. On comprend dès lors quel froissement il ressentit lorsqu’il vit suspecter sa fidélité. Après un premier moment de douloureuse surprise, il reprit cependant, auprès même de celle qui l’avait ainsi offensé dans son honneur, sa place accoutumée, oublieux d’une injure si peu méritée, prolongeant jusqu’à l’extrême vieillesse l’exercice de sa charge, cherchant même à se préparer un successeur. Mais s’il est plein de zèle pour ses princes, s’il s’applique de son mieux à leur être utile, on chercherait vainement en lui l’étoffe d’un courtisan. Assurément il ne sépare pas dans sa pensée l’avenir de sa patrie de la maison qui l’a faite ce qu’elle est et à laquelle sont confiées ses destinées. Son dévoûment n’est pas aveugle pourtant, et l’on peut, à l’occasion, attendre de lui des conseils absolument sincères, dictés par une juste appréciation des circonstances, sur la conduite à tenir à l’intérieur, sur les alliances à l’étranger. Ces conseils, il les donne avec la réserve qui sied à sa position, avec l’autorité et la franchise que lui prête sa clairvoyance. Mais en dehors du temps de son service et des obligations de sa charge, il ne se montre guère à la cour. Il a mieux à faire de ses rares loisirs, et les heures dont il peut disposer, c’est, après ses enfans, aux lettres et aux arts qu’il les consacre. C’est bien là qu’est sa joie, sa délectation, la seule douceur de cette existence un peu austère, et ainsi qu’il le dit lui-même de ses divertissemens de musique : «de quoi se laver la bouche des amertumes de la journée. »

À ce titre encore, comme lettré et ami des arts, Huygens a pu utilement servir son pays. Désireux de perfectionner sa langue, il a contribué à lui donner la force et la souplesse qui lui manquaient, et par l’intelligent patronage qu’il a exercé sur les lettres et sur les arts, il a ajouté à la prospérité matérielle et morale de sa patrie cette auréole de gloire que les nobles études et les belles œuvres assurent à certaines époques aux nations les plus favorisées. En vérité, on chercherait en vain quels côtés ont manqué à cet homme de bien et l’on reste étonné de ce qu’il a su faire tenir de mérites divers dans cette vie si bien conduite et si bien remplie. Il n’est pas, en tout cas, de meilleur exemple de ce que peuvent le bon emploi du temps et l’effort persévérant de la volonté pour accroître encore les dons les plus riches. Si pour chaque peuple il est des types privilégiés dans lesquels semblent s’incarner en quelque sorte ses meilleures qualités, par son âme loyale et haute, par son solide bon sens, par son esprit net, posé, aussi pénétrant que pratique, surtout par ce désir continu de perfection qui justifiait si bien sa devise : Constanter empruntée à son nom, Huygens mérite d’être cité à la fois comme un des plus dignes représentans de la race hollandaise et comme un des hommes qui ont le plus honoré l’humanité.


EMILE MICHEL.

  1. Ce nom bizarre lui avait été donné par son père en souvenir du dommage (Sehade) que lui avait causé une tempête survenue en 1593, près de Texel, et qui avait détruit plusieurs de ses vaisseaux de commerce.
  2. Constantini Hugenii equitis Otiorum libri sex ; La Haye, Arn. Meuris, 1625.
  3. Dissertation sur l’Herodes infanticida de Heinsius, dédiée à Huygens, par Balzac.
  4. Lettre à Golius, professeur en mathématiques à Leyden ; 6 avril 1635.
  5. L’histoire des relations de Huygens et de Corneille est exposée dans l’excellente étude de M. J.-A. Worp : Lettres du seigneur de Zuylichem à Pierre Corneille, brochure in-8o ; Groningue et Paris, 1890.
  6. C’était le nom d’un domaine de Huygens.
  7. Oud-Holland ; 1891, p. 106 et suiv.
  8. Les Biographes et les Critiques de Rembrandt, numéro du 15 décembre 1891.
  9. Cette autobiographie a été écrite vers 1629-1630. Rembrandt, qui vivait encore à Leyde dans la retraite, avait alors vingt-trois ou vingt-quatre ans.
  10. Brieven van eenige Schilders aan C. Huygens, par M. J.-H. Unger. — Oud-Holland ; 1891, p. 187 et suiv.
  11. Lettre du 1er septembre 1618.
  12. C. Huygens, Studien, par Th. Jorissen, p. 267.
  13. Musique et musiciens au XVIIe siècle, par W. Jonckbloet et J. Land, p. 269.
  14. Nous relevons les noms de ces chansons dans un album appartenant à Gesina Ter Borch, la sœur du peintre bien connu.
  15. Aujourd’hui, au Ryksmuseum d’Amsterdam ; n° 1019 du catalogue.
  16. Ce tableau, qui pendant longtemps avait passé pour être de Van Dyck, est, en réalité, d’A. Hanneman, un élève d’Antoni Ravesteyn et de Mytens, mais qui subit à Londres l’influence de Van Dyck dans les dernières années de la vie de ce maître.