Constantinople (Gautier)/Chapitre II

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Fasquelle (p. 20-33).

II

MALTE


J’ai retrouvé, à Malte, cette belle lumière d’Espagne dont l’Italie même, avec son ciel si vanté, n’offre qu’un pâle reflet. Il y fait véritablement clair, et ce n’est pas là un de ces crépuscules plus ou moins blafards qu’on décore du nom de jour dans les climats septentrionaux. Le canot me dépose sur le quai, et j’entre dans la cité Valette par la porte Lascaris, Lascaris-gate, comme le dit l’inscription écrite au-dessus de l’arcade. Ce nom grec et ce mot anglais, soudés par un trait d’union, font un effet bizarre. Toute la destinée de Malte est dans ces deux mots ; sous la voûte, au passage comme à la porte du Jugement à Grenade, il y a une chapelle à la Vierge, grillée, au fond de laquelle tremblote une veilleuse, et dont le seuil est obstrué de mendiants, qui, pour la beauté du haillon, ne seraient pas déplacés parmi des gueux de l’Albaycin ; les pays chauds dorent les guenilles et les roussissent à souhait pour la palette des peintres. Par cette porte, va et vient une foule bigarrée et cosmopolite ; des Tunisiens, des Arabes, des Grecs, des Turcs, des Smyrniotes, des Levantins de toutes les échelles dans leur costume national, sans compter les Maltais, les Anglais et les Européens de différents pays.

Je me rappelle un grand nègre enveloppé, pour tout vêtement, d’une couverture de laine où il se drapait majestueusement, coudoyant une jeune femme anglaise d’une mise aussi correcte et aussi strictement britannique que si elle eût foulé le gazon vert d’Hyde-Park ou le trottoir de Piccadilly ; il avait l’air si tranquille, si sûr de lui-même dans sa loque pouilleuse, qu’à coup sûr il n’aurait pas voulu la changer contre le frac tout neuf d’un dandy du boulevard de Gand. Les Orientaux, même des classes inférieures, ont une dignité naturelle surprenante ; il passait là des Turcs dont toute la défroque ne valait pas un aspre et qu’on eût pris pour des princes déguisés. Cette aristocratie leur vient de leur religion, qui leur fait regarder les autres hommes comme des chiens : des haquets peints en rouge fendaient la foule, se croisant avec des voitures bizarres dont les roues sont rejetées très-loin de la caisse toute portée en avant, et qui rappellent un peu, pour la disposition du train, les équipages de Louis XIV dans les paysages de Van der Meulen. Je crois ce genre de voiture particulier à Malte, car je n’en ai pas vu ailleurs. Leur circulation est, du reste, restreinte à quelques rues principales, les autres étant taillées en escaliers ou en rampes abruptes.

En dedans de la porte de Lascaris se trouve un marché très-vivant, très-animé, sous des tentes et des baraques avec chapelets d’oignons, sacs de pois chiches, monceaux de tomates et de concombres, paquets de piments, corbeilles de fruits rouges, et toutes sortes de comestibles pleins de couleur locale, pittoresquement étalés. Une belle fontaine à bassin de marbre surmonté d’un grand Neptune de bronze, s’appuyant sur un trident dans une pose cavalière, et rococo, produit un effet charmant au milieu de ces boutiques. — Parmi les cafés, les cabarets, les gargotes, l’on rencontre çà et là une taverne anglaise, placardée de sa pancarte de porter simple et double, d’old scotish-ale, d’East India pale beer, de gin, de wisky, de brandwine et autres mixtures vitrioliques à l’usage des sujets de la Grande-Bretagne, qui contraste bizarrement avec les limonades, les sirops de cerises et les boissons glacées des vendeurs de sorbets en plein vent. Les policemen, armés d’un court bâton aux armes d’Angleterre, comme ceux de Londres, parcourent d’un pas réglé cette foule méridionale, et y font régner l’ordre. Rien n’est plus sage, sans doute ; mais ces hommes graves, froids, convenables dans toute la force du mot, impassibles représentants de la loi, font un singulier effet entre ce ciel lumineux et cette terre ardente. Leur profil semble fait expressément pour se découper sur les brouillards d’High-Holborn et de Temple-Bar.

La cité Valette, fondée en 1566 par le grand maître dont elle porte le nom, est la capitale de Malte ; la cité de la Sangle, la cité Victorieuse, qui occupent deux pointes de terre de l’autre côté du port de la Marse, avec les faubourgs la Floriana et la Burmola, complètent la ville, entourée de bastions, de remparts, de contrescarpes, de forts et de fortins à rendre tout siége impossible. À chaque pas qu’on fait, on se trouve face à face avec un canon lorsqu’on suit une des rues qui circonscrivent la ville, comme la Strada-Levante ou la Strada-Ponente. Gibraltar lui-même n’est pas plus hérissé de bouches à feu. L’inconvénient de ces ouvrages multipliés est qu’ils embrassent un très-grand rayon et qu’il faudrait, pour les défendre en cas d’attaque, une garnison nombreuse, toujours difficile à entretenir et à renouveler loin de la mère patrie.

Du haut de ces remparts on découvre, à perte de vue, la mer bleue et transparente, gaufrée de moires par la brise et piquée de voiles blanches. Des sentinelles rouges montent la garde de distance en distance ; l’ardeur du soleil est si forte sur ces glacis, qu’une toile, tendue par un châssis et tournant sur un piquet, fait de l’ombre aux soldats, qui, sans cette précaution, rôtiraient sur place.

En montant vers la seconde porte, on trouve une église de style jésuite et rococo, dans le goût des églises de Madrid, qui n’offre rien de curieux à l’intérieur. Cette porte, où l’on arrive par un pont-levis, est surmontée du blason triomphal d’Angleterre, et son fossé, transformé en jardin, est obstrué d’une luxuriante végétation méridionale d’un vert métallique et vernissé : limons, orangers, figuiers, myrtes, cyprès, plantés pêle-mêle dans un désordre touffu et charmant. Au-dessus de l’enceinte, dépassant les terrasses des maisons, s’ouvrent sur le bleu du ciel une suite d’arcades blanches encadrant la promenade de la piazza Regina, située au haut de la ville, et d’où l’on jouit d’une vue magnifique.

La cité Valette, quoique bâtie sur un plan régulier et pour ainsi dire tout d’un bloc, n’en est pas moins pittoresque. La déclivité extrême du terrain compense ce que le tracé exact des rues pourrait avoir de monotone, et la ville escalade par des paliers et des degrés la colline, qu’elle recouvre en amphithéâtre. Les maisons, très-hautes, comme celles de Cadix, pour jouir de la vue de la mer, se terminent en terrasses de pouzzolane. Elles sont toutes en pierre blanche de Malte, une sorte de tuf très-facile à tailler, et avec lequel on peut, sans grands frais, se livrer à des caprices de sculpture et d’ornementation. Ces maisons rectilignes portent admirablement et ont un air de grandeur et de force qu’elles doivent à l’absence de toits, de corniches et d’attique. Elles tranchent nettement en équerre sur l’azur du ciel, que leur blancheur fait paraître plus intense ; mais ce qui leur donne un caractère original, ce sont les balcons en saillie, appliqués sur leurs façades comme des moucharabys arabes ou des miradores espagnols. Ces cages vitrées, garnies de fleurs et d’arbustes, et qui ressemblent à des serres projetées hors de la maison, portent sur des consoles et des modillons en volutes, en créneaux denticulés, en feuillages tordus, en chimères ornementales de la fantaisie la plus variée.

Les balcons rompent heureusement les lignes des façades, et, vus du bout de la rue, présentent les plus heureux profils ; les ombres qu’ils découpent par leurs fortes saillies tranchent à propos sur le ton clair des façades. Les brindilles des pois d’Alger, les étoiles rouges du géranium, les fleurs de porcelaine des plantes grasses, qui débordent de leurs vitrines ouvertes, égayent de leurs vives couleurs le bleu et le blanc, ton local du tableau. C’est dans ces miradores que les femmes de la classe aisée de Malte passent leur vie, guettant le moindre souffle de la brise de mer, ou affaissées sous les énervantes influences du sirocco. On aperçoit de la rue leur bras blanc accoudé, et l’on voit briller le coin de leur noire prunelle, ce qui vous distrait agréablement de vos contemplations architecturales. — Les Maltaises, chose rare parmi les femmes qui se laissent diriger dans leur toilette plutôt par la mode que par le goût, ont eu le bon esprit de conserver leur costume national, du moins dans la rue. Ce vêtement, appelé faldetta, consiste en une espèce de jupon d’une coupe particulière et dont on s’encapuchonne en élargissant ou en rétrécissant l’ouverture, maintenue par une petite baguette de baleine, selon que l’on veut plus ou moins laisser voir son visage.

La faldetta est uniformément noire comme un domino, dont elle a tous les avantages, plus une grâce refusée aux informes sacs de satin qui gazouillent en carnaval au foyer de l’Opéra ; on cache une joue et un œil du côté de la personne dont on veut ne pas être vu, on rejette la faldetta en arrière ou on la remonte jusque sur le nez, suivant les circonstances. C’est le bal masqué transporté en pleine rue. Sous ce capuchon de taffetas noir, assez semblable aux thérèses de nos grand’mères, on porte habituellement une robe rose ou lilas à grands volants. Autant que j’en ai pu juger lorsqu’un souffle propice faisait voltiger le voile mystérieux, les Maltaises se rapprochent du type oriental par leur grand œil arabe, leur teint pâle et leur nez généralement aquilin. Comme je n’ai pas vu un visage complet, mais la prunelle de celui-ci, le nez de celui-là, la joue de tel autre, et pas un seul menton (excepté aux fenêtres, en raccourci plafonnant), car la faldetta les recouvre, je ne porte pas un jugement définitif, et je livre mon observation pour ce qu’elle vaut.

Les Guides du Voyageur et les ouvrages spéciaux de géographie prétendent que les Maltaises ont l’humeur coquette et le cœur faible. Je ne suis pas un don Juan assez transcendental pour m’être assuré par moi-même de la vérité de cette assertion dans un séjour de quelques heures ; mais les maisons ont deux ou trois étages de miradores, les femmes portent uniformément sur la tête un jupon qui est l’équivalent de l’ancien masque vénitien et de la mantille espagnole actuelle, le sirocco souffle trois jours sur quatre, il fait ordinairement vingt-huit degrés de chaleur, on joue de a guitare dans les rues, le soir, et les offices sont très-suivis. Il est d’ailleurs bien difficile d’être puritainement glacial entre la Sicile et l’Afrique. Cette facilité de mœurs est attribuée, toujours par les mêmes livres sérieux, à la corruption des chevaliers de Malte ; mais les pauvres chevaliers dorment depuis maintes années sous leurs tombes de mosaïque, dans l’église de Saint-Jean, et la faute, si faute il y a, est tout entière au soleil. Tout ce que je puis dire, c’est qu’elles m’ont paru très-piquantes ainsi fagotées et mettant le nez à la fenêtre par l’ouverture de cette jupe.

En courant au hasard, je rencontre des coins de rue charmants et qui feraient le bonheur d’un aquarelliste. Les balcons enveloppent l’angle et forment plusieurs étages de tourelles ou de galeries, suivant leur dimension. Une madone ou un saint de grandeur naturelle, la tête sous un baldaquin de pierre, les pieds sur un énorme socle en gaîne à volutes tirebouchonnées, se présentent inopinément à l’adoration des personnes pieuses et au crayon des faiseurs de croquis ; de grandes lanternes, soutenues par des potences de serrurerie compliquée, éclairent ces dévotes images et fournissent de jolis motifs de dessin. Je ne m’attendais pas à trouver des carrefours si catholiques dans la Malte anglaise. Au bas de la plupart de ces statues sont écrites, sur des cartouches contournés, des inscriptions du genre de celle-ci : « Mgr Fernando Mattei, évêque de Malte, ou Son Excellence révérendissime don F. Saverio, accorde quarante jours d’indulgence à tous ceux qui diront un Pater, un Ave et un Gloria devant les images de la très-sainte Vierge ou de saint François Borgia, posées là par leurs soins. » Puisque j’ai parlé de sculpture sacrée, je placerai ici un détail assez bizarre que j’ai remarqué sur le portail d’une église.

Ce sont des têtes de mort cravatées d’ailes de papillon. Cet hiéroglyphe, funèbrement pompadour, de la brièveté de la vie m’a paru associer d’une façon neuve les emblèmes du boudoir aux ornements de la tombe. On ne saurait être plus galamment sépulcral, et l’idée a dû être caressée par un joli petit abbé de cour. Si le sens de ce rébus funèbre a été clair pour moi, il n’en a pas été de même d’un petit bas-relief que j’ai vu au-dessus de la porte de plusieurs maisons, et qui représente, avec de légères variantes, une femme nue plongée dans les flammes jusqu’à la ceinture, et levant les bras au ciel. Une banderole porte ce mot gravé : Valletta. Un Maltais, que je consulte, m’explique que la rente des maisons ainsi désignées revient à la confrérie des âmes du Purgatoire après la mort de leurs propriétaires, pour lesquels on dit des prières et des messes. Cette femme nue symbolise l’âme.

Le palais des grands maîtres, aujourd’hui palais du gouvernement, n’a rien de bien remarquable comme architecture. Sa date est récente, et il ne répond pas à l’idée qu’on se fait de la demeure des Villiers de l’Île-Adam, des Lavalette et de leurs successeurs. Cependant il a une prestance assez monumentale et produit un bel effet sur cette grande place, dont il occupe un des pans. Deux portes à colonnes rustiques rompent l’uniformité de cette longue façade ; un immense miradore, faisant galerie intérieure, et porté par de fortes consoles sculptées, circule à la hauteur du premier étage à peu près, et donne à l’édifice le cachet de Malte. Ce détail tout local relève ce que cette architecture pourrait avoir de plat. Ce palais, vulgaire dans sa magnificence, devient ainsi original. — L’intérieur, que j’ai visité, offre une suite de vastes salles et de galeries renfermant des peintures représentant des batailles de terre et de mer, des siéges, des abordages de galères turques et de galères de la Religion (c’est ainsi que l’on appelle collectivement l’ordre de Saint-Jean), de Matteo da Lecce. — Il y a aussi des tableaux de Trevisan, de l’Espagnolet, du Guide, du Calabrèse et de Michel-Ange de Carravage.

Le cicerone vous fait promener dans de grands appartements aux planchers couverts de nattes fines, aux colonnes de stuc ou de marbre, aux tapisseries de haute lisse d’après Martin de Voos ou Jouvenet, aux plafonds de bois losangés ou quadrillés, accommodés, avec plus ou moins de goût, à la destination actuelle : les blasons et les portraits des grands maîtres rappellent çà et là les anciens habitants de ce palais chevaleresque, devenu résidence anglaise ; j’ai été surpris de trouver là un portrait de Lawrence, un Georges III ou IV, tout de satin blanc et d’écarlate, faisant face à un Louis XVI assez bien peint, quoique moins miroité de reflets nacrés que le monarque anglais. Une des plus énormes salles, lorsque je passai à Malte, était disposée en salle de bal, et à l’une des colonnes pendait la carte imprimée des valses, des polkas et des quadrilles ; ce détail, bien naturel pourtant, nous fit sourire ; il égayerait les ombres des jeunes chevaliers s’il leur plaisait de revenir la nuit dans leur ancienne demeure : les vieux rébarbatifs s’en offenseraient seuls, car ces moines soldats menaient assez joyeuse vie, et leurs auberges ressemblaient plus à des casernes qu’à des monastères. Le trône d’Angleterre, avec son dais, ses armoiries et ses lambrequins, s’élève orgueilleusement à la place du fauteuil qu’occupait le grand maître de l’ordre, et les portraits en lithographie coloriée de la nombreuse progéniture du prince Albert et de la reine Victoria, ainsi que cela doit être chez tout loyal sujet, sont appendus aux murailles étonnées de cet asile du célibat.

J’aurais désiré visiter le musée des armures, toucher ces casques rayés par les lames de Damas, ces cuirasses bosselées par la pierre des catapultes, et sous lesquelles ont battu tant de nobles cœurs : ces boucliers blasonnés de la croix de l’ordre, et où s’implantaient en tremblant les flèches sarrasines ; mais, après une heure d’attente et de recherche, on me dit que le gardien était allé à la campagne et avait emporté les clefs avec lui. À cette réponse superbe, je me crus encore en Espagne, où, assis devant la porte d’un monument quelconque, j’attendais que le concierge eût fini sa sieste et voulût bien m’ouvrir. Il fallut donc renoncer à voir ces héroïques ferrailles et diriger ma course ailleurs.

Pour en finir avec les chevaliers, je me dirigeai vers l’église Saint-Jean, qui est comme le Panthéon de l’ordre. La façade, à fronton triangulaire, flanquée de deux tours terminées par des clochetons de pierre, n’ayant pour tout ornement que quatre piliers couplés et superposés, et percée d’une fenêtre et d’une porte sans sculpture et sans arabesque, ne prépare pas le voyageur aux magnificences du dedans. La première chose qui arrête la vue, c’est une immense voûte peinte à fresque qui tient toute la longueur de la nef ; cette fresque, malheureusement détériorée par le temps, ou plutôt par la mauvaise qualité de l’enduit, est de Mattias Preti, dit le Calabrèse, un de ces grands maîtres secondaires qui, s’ils ont moins de génie, ont quelquefois plus de talent que les princes de l’art. Ce qu’il y a de science, d’habileté, d’esprit, d’abondance et de ressources dans cette colossale peinture, dont on parle à peine, est vraiment inimaginable.

Chaque division de la voûte renferme un sujet de la vie de saint Jean, à qui l’église est dédiée, et qui était le patron de l’ordre. Ces divisions sont soutenues, à leurs retombées, par des groupes de captifs, Sarrasins, Turcs, chrétiens ou autres, demi-nus ou couverts de quelque reste d’armure brisée, dans des poses humiliées et contraintes, espèces de cariatides barbares bien appropriées au sujet. Toute cette partie de la fresque est pleine de caractère et de ragoût, et brille par une force de couleur rare dans ce genre de peinture. Ces tons solides font valoir les tons légers de la voûte, et font fuir les ciels à une grande profondeur. Je ne connais d’aussi grande machine que le plafond de Fumiani, dans l’église de Saint-Pantaléon, à Venise, représentant la vie, le martyre et l’apothéose du saint de ce nom. Mais le goût de la décadence se fait moins sentir dans l’œuvre du Calabrais que dans celle du Vénitien. Si l’on veut connaître à fond l’élève du Guerchin, c’est à Malte, à l’église Saint-Jean, qu’il faut venir. En récompense de cette œuvre gigantesque, Mattias Preti eut l’honneur d’être reçu chevalier de l’ordre, comme le Caravage.

Le pavé de l’église se compose de quatre cents tombes de chevaliers, incrustées de jaspe, de porphyre, de vert antique, de brèches de toutes couleurs, qui doivent former la plus splendide mosaïque funèbre ; je dis doivent, car, au moment de ma visite, elles étaient recouvertes par ces immenses nattes de sparterie dont on tapisse les églises méridionales ; usage qui s’explique par l’absence de chaises et l’habitude de s’agenouiller par terre pour faire ses dévotions. Je le regrettai vivement ; mais les chapelles et la crypte contiennent assez de richesses sépulcrales pour vous dédommager. Ces chapelles, extrêmement ornées d’arabesque, de volutes, de rinceaux et de ramages de sculpture entremêlés de croix, de blasons, de fleurs de lis, le tout doré en or de ducat, surprennent par leurs richesses ceux qui ne connaissent que les églises de France, d’une nudité si sévère et d’une mélancolie si romantique. Cette profusion d’ornements, ces dorures, ces marbres variés, semblent à des Français convenir plutôt à la décoration d’un palais ou d’une salle de bal, car notre catholicisme est un peu protestant.

Le tombeau de Nicolas Cotoner, un des grands maîtres qui ont le plus contribué à la splendeur de l’ordre, et qui ont dépensé leur fortune particulière à doter Malte de monuments utiles ou luxueux, n’est pas d’un très-bon goût, mais il est riche et composé de matières précieuses. Il consiste en une pyramide appliquée au mur, que surmonte une boule croisetée qu’accompagnent une Renommée sonnant de la trompette et un petit génie tenant le blason des Cotoner. Le buste du grand maître occupe le bas de la pyramide au centre d’un trophée de casques, de canons, de mortiers, de drapeaux, de boucliers, de haches d’abordage et de piques. Deux esclaves agenouillés, les bras liés derrière le dos, et dont l’un se retourne avec un air de révolte, supportent la plinthe et forment le piédestal. J’ai décrit ce tombeau en détail, car il est comme le type des autres, où les emblèmes de la foi se mêlent aux symboles de la guerre, comme il convient à un ordre à la fois militaire et religieux. Il faut jeter aussi un coup d’œil sur le mausolée du grand maître Rohan, très-magnifique et très-coquet, et sur celui de don Ramon de Perillas, grand maître espagnol, dont les armes parlantes sont entremêlées de croix et de poires.

J’ai regardé toutes ces tombes sans autre impression que la tristesse respectueuse que donne toujours à un être vivant et pensant la pierre derrière laquelle est caché un être qui a vécu et pensé comme lui. Mais quelle n’a pas été mon émotion en rencontrant au détour d’une arcade un marbre signé Pradier, avec ces caractères demi-grecs, demi-français, et ce sigma hétéroclite auquel il voulait à toute force donner la valeur d’un epsilon ! Les dernières lignes que j’avais écrites en France, deux heures avant mon départ, déploraient la mort subite de cet artiste aimé, qui pouvait encore faire tant de chefs-d’œuvre. Je retrouvais inopinément à Malte une de ses statues les plus gracieusement mélancoliques, où il avait su conserver dans la mort tout le charme de la jeunesse, celle de l’infortuné comte de Beaujolais, que l’on a tant admirée au Salon, il y a une dizaine d’années. Le mort récent m’était rappelé par un tombeau déjà ancien, si les tombeaux ont un âge et si la pyramide de Chéops est plus vieille que la fosse fermée d’hier au Père-Lachaise. Heureux cependant celui qui lègue son nom à la plus dure matière qui soit, et s’assure par de belles œuvres l’immortalité relative dont l’homme peut disposer !

Une chapelle souterraine, assez négligée, renferme les sépultures de Villiers de l’Île-Adam, de la Valette et d’autres grands maîtres couchés dans leurs armures sur des cippes armoriées, soutenues par des lions, des oiseaux et des chimères ; les uns en bronze, les autres en marbre ou en quelque autre matière précieuse. Cette crypte n’a rien de mystérieux ni de funèbre. La lumière des pays chauds est trop vive pour se prêter aux effets de clair-obscur des cathédrales gothiques.

Avant de quitter l’église, n’oublions pas de mentionner un groupe de Saint Jean baptisant le Christ, du sculpteur maltais Gaffan, placé sur le maître-autel, plein de talent, quoique un peu maniéré, et un tableau d’une férocité superbe, de Michel-Ange de Carravage, ayant pour sujet la décollation du même saint. À travers la poussière de l’abandon et la fumée du temps, on démêle des morceaux d’un réalisme surprenant, des cambrures truculentes et un faire d’une énergie extraordinaire.

L’heure s’avance, et le bateau à vapeur n’attend pas les retardataires. Parcourons encore une fois la rue de Saint-Jean et de Sainte-Ursule la pittoresque, avec leurs paliers étagés, leurs balcons saillants, les boutiques qui les bordent, la foule qui monte et descend perpétuellement leurs escaliers, la Strada-Stretta, qui avait autrefois le privilége de servir de terrain aux duellistes de l’ordre, sans qu’on pût les inquiéter ; jetons un coup d’œil, du haut des remparts, sur cette campagne fauve, divisée par des murs de pierre, sans ombre et sans végétation, dévorée par un âpre soleil ; regardons la mer du haut de la piazza Régina, émaillée de tombeaux anglais ; traversons en canot la Marse, parcourons la grande rue de la Sangle, et remontons à bord avec le regret de ne pouvoir emporter une paire de ces jolis vases en pierre de Malte, que les habitants taillent au couteau de la façon la plus ingénieuse et la plus élégante.

Il est quatre heures et demie, et le bateau lève l’ancre à cinq heures. — Un divertissement tout à fait local nous est réservé comme bouquet de notre trop court séjour à Malte. De petites barques nous entourent chargées de gamins tout nus. Les Maltais nagent comme les canards au sortir de l’œuf, et sont excellents plongeurs. — On jetait du haut du bord une pièce d’argent à la mer ; l’eau est si limpide dans le port, qu’on la voyait descendre jusqu’à une vingtaine de pieds de profondeur. Les gamins guettaient la chute de la monnaie, plongeaient aussitôt après elle et la rattrapaient trois fois sur quatre, exercice non moins favorable à leur santé qu’à leur bourse. Vous m’excuserez de ne pas vous parler des catacombes, de la colline Bengemma, des restes du temple d’Hercule, de la grotte de Calypso, car les savants prétendent que Malte est l’Ogygie d’Homère ; je n’ai pas eu le temps de les voir, et ce n’est pas la peine de copier ce que d’autres en ont dit.

Demain, dans la matinée, nous apercevrons les rivages de Grèce. Je ne suis pas un classique forcené, tant s’en faut, cependant cette idée me trouble. On éprouve toujours quelque appréhension à voir se formuler dans la réalité une terre entrevue dès l’enfance à travers la brume des rêves poétiques.