Consuelo (Hetzel, illustré 1855)/Chapitre 36

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XXXVI.

Lorsqu’elle se retrouva au milieu de la famille abattue et silencieuse, elle qui se sentait pleine d’animation et d’espérance, elle se reprocha la sévérité avec laquelle elle avait accusé secrètement l’apathie de ces gens profondément affligés. Le comte Christian et la chanoinesse ne mangèrent presque rien à déjeuner, et le chapelain n’osa pas satisfaire son appétit ; Amélie paraissait en proie à un violent accès d’humeur. Lorsqu’on se leva de table, le vieux comte s’arrêta un instant devant la fenêtre, comme pour regarder le chemin sablé de la garenne par où Albert pouvait revenir, et il secoua tristement la tête comme pour dire : Encore un jour qui a mal commencé et qui finira de même !

Consuelo s’efforça de les distraire en leur récitant avec ses doigts sur le clavier quelques-unes des dernières compositions religieuses de Porpora, qu’ils écoutaient toujours avec une admiration et un intérêt particuliers. Elle souffrait de les voir si accablés et de ne pouvoir leur dire qu’elle avait de l’espérance. Mais quand elle vit le comte reprendre son livre, et la chanoinesse son aiguille, quand elle fut appelée auprès du métier de cette dernière pour décider si un certain ornement devait avoir au centre quelques points bleus ou blancs, elle ne put s’empêcher de reporter son intérêt dominant sur Albert, qui expirait peut-être de fatigue et d’inanition dans quelque coin de la forêt, sans savoir retrouver sa route, ou qui reposait peut-être sur quelque froide pierre, enchaîné par la catalepsie foudroyante, exposé aux loups et aux serpents, tandis que, sous la main adroite et persévérante de la tendre Wenceslawa, les fleurs les plus brillantes semblaient éclore par milliers sur la trame, arrosées parfois d’une larme furtive, mais stérile.

Aussitôt qu’elle put engager la conversation avec la boudeuse Amélie, elle lui demanda ce que c’était qu’un fou fort mal fait qui courait le pays singulièrement vêtu, en riant comme un enfant aux personnes qu’il rencontrait.

« Eh ! c’est Zdenko ! répondit Amélie ; vous ne l’aviez pas encore aperçu dans vos promenades ? On est sûr de le rencontrer partout, car il n’habite nulle part.

— Je l’ai vu ce matin pour la première fois, dit Consuelo, et j’ai cru qu’il était l’hôte attitré du Schreckenstein.

— C’est donc là que vous avez été courir dès l’aurore ? Je commence à croire que vous êtes un peu folle vous-même, ma chère Nina, d’aller ainsi seule de grand matin dans ces lieux déserts, où vous pourriez faire de plus mauvaises rencontres que celle de l’inoffensif idiot Zdenko.

— Être abordée par quelque loup à jeun ? reprit Consuelo en souriant ; la carabine du baron votre père doit, ce me semble, couvrir de sa protection tout le pays.

— Il ne s’agit pas seulement des bêtes sauvages, dit Amélie ; le pays n’est pas si sûr que vous croyez, par rapport aux animaux les plus méchants de la création, les brigands et les vagabonds. Les guerres qui viennent de finir ont ruiné assez de familles pour que beaucoup de mendiants se soient habitués à aller au loin demander l’aumône, le pistolet à la main. Il y a aussi des nuées de ces Zingari égyptiens, qu’en France on nous fait l’honneur d’appeler Bohémiens, comme s’ils étaient originaires de nos montagnes pour les avoir infestées au commencement de leur apparition en Europe. Ces gens-là, chassés et rebutés de partout, lâches et obséquieux devant un homme armé, pourraient bien être audacieux avec une belle fille comme vous ; et je crains que votre goût pour les courses aventureuses ne vous expose plus qu’il ne convient à une personne aussi raisonnable que ma chère Porporina affecte de l’être.

— Chère baronne, reprit Consuelo, quoique vous sembliez regarder la dent du loup comme un mince péril auprès de ceux qui m’attendent, je vous avouerai que je la craindrais beaucoup plus que celle des Zingari. Ce sont pour moi d’anciennes connaissances, et, en général, il m’est difficile d’avoir peur des êtres faibles, pauvres et persécutés. Il me semble que je saurai toujours dire à ces gens-là ce qui doit m’attirer leur confiance et leur sympathie ; car, si laids, si mal vêtus et si méprisés qu’ils soient, il m’est impossible de ne pas m’intéresser à eux particulièrement.

— Brava, ma chère ! s’écria Amélie avec une aigreur croissante. Vous voilà tout à fait arrivée aux beaux sentiments d’Albert pour les mendiants, les bandits et les aliénés ; et je ne serais pas surprise de vous voir un de ces matins vous promener comme lui, appuyée sur le bras un peu malpropre et très-mal assuré de l’agréable Zdenko. »

Ces paroles frappèrent Consuelo d’un trait de lumière qu’elle cherchait depuis le commencement de l’entretien, et qui la consola de l’amertume de sa compagne.

« Le comte Albert vit donc en bonne intelligence avec Zdenko ? demanda-t-elle avec un air de satisfaction qu’elle ne songea point à dissimuler.

— C’est son plus intime, son plus précieux ami, répondit Amélie avec un sourire de dédain. C’est le compagnon de ses promenades, le confident de ses secrets, le messager, dit-on, de sa correspondance avec le diable. Zdenko et Albert sont les seuls qui osent aller à toute heure s’entretenir des choses divines les plus biscornues sur la pierre d’épouvante. Albert et Zdenko sont les seuls qui ne rougissent point de s’asseoir sur l’herbe avec les Zingari qui font halte sous nos sapins, et de partager avec eux la cuisine dégoûtante que préparent ces gens-là dans leurs écuelles de bois. Ils appellent cela communier, et on peut dire que c’est communier sous toutes les espèces possibles. Ah ! quel époux ! quel amant désirable que mon cousin Albert, lorsqu’il saisira la main de sa fiancée dans une main qui vient de presser celle d’un Zingaro pestiféré, pour la porter à cette bouche qui vient de boire le vin du calice dans la même coupe que Zdenko !

— Tout ceci peut être fort plaisant, dit Consuelo ; mais, quant à moi, je n’y comprends rien du tout.

— C’est que vous n’avez pas de goût pour l’histoire, reprit Amélie, et que vous n’avez pas bien écouté tout ce que je vous ai raconté des Hussites et des Protestants, depuis plusieurs jours que je m’égosille à vous expliquer scientifiquement les énigmes et les pratiques saugrenues de mon cousin. Ne vous ai-je pas dit que la grande querelle des Hussites avec l’église romaine était venue à propos de la communion sous les deux espèces ? Le concile de Bâle avait prononcé que c’était une profanation de donner aux laïques le sang du Christ sous l’espèce du vin, alléguant, voyez le beau raisonnement ! que son corps et son sang étaient également contenus sous les deux espèces, et que qui mangeait l’un buvait l’autre. Comprenez-vous ?

— Il me semble que les Pères du concile ne se comprenaient pas beaucoup eux-mêmes. Ils eussent dû dire, pour être dans la logique, que la communion du vin était inutile ; mais profanatoire ! pourquoi, si, en mangeant le pain, on boit aussi le sang ?

— C’est que les Hussites avaient une terrible soif de sang, et que les Pères du concile les voyaient bien venir. Eux aussi avaient soif du sang de ce peuple ; mais ils voulaient le boire sous l’espèce de l’or. L’église romaine a toujours été affamée et altérée de ce suc de la vie des nations, du travail et de la sueur des pauvres. Les pauvres se révoltèrent, et reprirent leur sueur et leur sang dans les trésors des abbayes et sur la chape des évêques. Voilà tout le fond de la querelle, à laquelle vinrent se joindre, comme je vous l’ai dit, le sentiment d’indépendance nationale et la haine de l’étranger. La dispute de la communion en fut le symbole. Rome et ses prêtres officiaient dans des calices d’or et de pierreries ; les Hussites affectaient d’officier dans des vases de bois, pour fronder le luxe de l’Église, et pour simuler la pauvreté des apôtres. Voilà pourquoi Albert, qui s’est mis dans la cervelle de se faire Hussite, après que ces détails du passé ont perdu toute valeur et toute signification ; Albert, qui prétend connaître la vraie doctrine de Jean Huss mieux que Jean Huss lui-même, invente toutes sortes de communions, et s’en va communiant sur les chemins avec les mendiants, les païens, et les imbéciles. C’était la manie des Hussites de communier partout, à toute heure, et avec tout le monde.

— Tout ceci est fort bizarre, répondit Consuelo, et ne peut s’expliquer pour moi que par un patriotisme exalté, porté jusqu’au délire, je le confesse, chez le comte Albert. La pensée est peut-être profonde, mais les formes qu’il y donne me semblent bien puériles pour un homme aussi sérieux et aussi savant. La véritable communion ne serait-elle pas plutôt l’aumône ? Que signifient de vaines cérémonies passées de mode, et que ne comprennent certainement pas ceux qu’il y associe ?

— Quant à l’aumône, Albert ne s’en fait pas faute ; et si on le laissait aller, il serait bientôt débarrassé de cette richesse que, pour ma part, je voudrais bien lui voir fondre dans la main de ses mendiants.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que mon père ne conserverait pas la fatale idée de m’enrichir en me faisant épouser ce démoniaque. Car il faut que vous le sachiez, ma chère Porporina, ajouta Amélie avec une intention malicieuse, ma famille n’a point renoncé à cet agréable dessein. Ces jours derniers, lorsque la raison de mon cousin brilla comme un rayon fugitif du soleil entre les nuages, mon père revint à l’assaut avec plus de fermeté que je ne le croyais capable d’en montrer avec moi. Nous eûmes une querelle assez vive, dont le résultat paraît être qu’on essaiera de vaincre ma résistance par l’ennui de la séquestration, comme une citadelle qu’on veut prendre par la famine. Ainsi donc, si je faiblis, si je succombe, il faudra que j’épouse Albert malgré lui, malgré moi, et malgré une troisième personne qui fait semblant de ne pas s’en soucier le moins du monde.

— Nous y voilà ! répondit Consuelo en riant : j’attendais cette épigramme, et vous ne m’avez accordé l’honneur de causer avec vous ce matin que pour y arriver. Je la reçois avec plaisir, parce que je vois dans cette petite comédie de jalousie un reste d’affection pour le comte Albert plus vive que vous ne voulez l’avouer.

— Nina ! s’écria la jeune baronne avec énergie, si vous croyez voir cela, vous avez peu de pénétration, et si vous le voyez avec plaisir, vous avez peu d’affection pour moi. Je suis violente, orgueilleuse peut-être, mais non dissimulée. Je vous l’ai dit : la préférence qu’Albert vous accorde m’irrite contre lui, non contre vous. Elle blesse mon amour-propre, mais elle flatte mon espérance et mon penchant. Elle me fait désirer qu’il fasse pour vous quelque bonne folie qui me débarrasse de tout ménagement envers lui, en justifiant cette aversion que j’ai longtemps combattue, et qu’il m’inspire enfin sans mélange de pitié ni d’amour.

— Dieu veuille, répondit Consuelo avec douceur, que ceci soit le langage de la passion, et non celui de la vérité ! car ce serait une vérité bien dure dans la bouche d’une personne bien cruelle ! »

L’aigreur et l’emportement qu’Amélie laissa percer dans cet entretien firent peu d’impression sur l’âme généreuse de Consuelo. Elle ne songeait plus, quelques instants après, qu’à son entreprise ; et ce rêve qu’elle caressait, de ramener Albert à sa famille, jetait une sorte de joie naïve sur la monotonie de ses occupations. Il lui fallait bien cela pour échapper à l’ennui qui la menaçait, et qui, étant la maladie la plus contraire et la plus inconnue jusqu’alors à sa nature active et laborieuse, lui fût devenu mortel. En effet, lorsqu’elle avait donné à son élève indocile et inattentive une longue et fastidieuse leçon, il ne lui restait plus qu’à exercer sa voix et à étudier ses vieux auteurs. Mais cette consolation, qui ne lui avait jamais manqué, lui était opiniâtrement disputée. Amélie, avec son oisiveté inquiète, venait à chaque instant la troubler et l’interrompre par de puériles questions ou des observations hors de propos. Le reste de la famille était affreusement morne. Déjà cinq mortels jours s’étaient écoulés sans que le jeune comte reparût, et chaque journée de cette absence ajoutait à l’abattement et à la consternation des précédentes.

Dans l’après-midi, Consuelo, errant dans les jardins avec Amélie, vit Zdenko sur le revers du fossé qui les séparait de la campagne. Il paraissait occupé à parler tout seul, et, à son ton, on eût dit qu’il se racontait une histoire. Consuelo arrêta sa compagne, et la pria de lui traduire ce que disait l’étrange personnage.

« Comment voulez-vous que je vous traduise des rêveries sans suite et sans signification ? dit Amélie en haussant les épaules. Voici ce qu’il vient de marmotter, si vous tenez à le savoir :

« Il y avait une fois une grande montagne toute blanche, toute blanche, et à côté une grande montagne toute noire, toute noire, et à côté une grande montagne toute rouge, toute rouge…»

« Cela vous intéresse-t-il beaucoup ?

— Peut-être, si je pouvais savoir la suite. Oh ! que ne donnerais-je pas pour comprendre le bohème ! Je veux l’apprendre.

— Ce n’est pas tout à fait aussi facile que l’italien ou l’espagnol ; mais vous êtes si studieuse, que vous en viendrez à bout si vous voulez : je vous l’enseignerai, si cela peut vous faire plaisir.

— Vous serez un ange. À condition, toutefois, que vous serez plus patiente comme maîtresse que vous ne l’êtes comme élève. Et maintenant que dit ce Zdenko ?

— Maintenant ce sont ses montagnes qui parlent.

« Pourquoi, montagne rouge, toute rouge, as-tu écrasé la montagne toute noire ? et toi, montagne blanche, toute blanche, pourquoi as-tu laissé écraser la montagne noire, toute noire ? »

Ici Zdenko se mit à chanter avec une voix grêle et cassée, mais d’une justesse et d’une douceur qui pénétrèrent Consuelo jusqu’au fond de l’âme. Sa chanson disait :

« Montagnes noires et montagnes blanches, il vous faudra beaucoup d’eau de la montagne rouge pour laver vos robes :

« Vos robes noires de crimes, et blanches d’oisiveté, vos robes souillées de mensonges, vos robes éclatantes d’orgueil.

« Les voilà toutes deux lavées, bien lavées, vos robes qui ne voulaient pas changer de couleur ; les voilà usées, bien usées, vos robes qui ne voulaient pas traîner sur le chemin.

« Voilà toutes les montagnes rouges, bien rouges ! Il faudra toute l’eau du ciel, toute l’eau du ciel, pour les laver. »

— Est-ce une improvisation ou une vieille chanson du pays ? demanda Consuelo à sa compagne.

— Qui peut le savoir ? répondit Amélie : Zdenko est un improvisateur inépuisable ou un rapsode bien savant. Nos paysans aiment passionnément à l’écouter, et le respectent comme un saint, tenant sa folie pour un don du ciel plus que pour une disgrâce de la nature. Ils le nourrissent et le choient, et il ne tiendrait qu’à lui d’être l’homme le mieux logé et le mieux habillé du pays ; car chacun se dispute le plaisir et l’avantage de l’avoir pour hôte. Il passe pour un porte-bonheur, pour un présage de fortune. Quand le temps menace, si Zdenko vient à passer, on dit : Ce ne sera rien ; la grêle ne tombera pas ici. Si la récolte est mauvaise, on prie Zdenko de chanter ; et comme il promet toujours des années d’abondance et de fertilité, on se console du présent dans l’attente d’un meilleur avenir. Mais Zdenko ne veut demeurer nulle part, sa nature vagabonde l’emporte au fond des forêts. On ne sait point où il s’abrite la nuit, où il se réfugie contre le froid et l’orage. Jamais, depuis dix ans, on ne l’a vu entrer sous un autre toit que celui du château des Géants, parce qu’il prétend que ses aïeux sont dans toutes les maisons du pays, et qu’il lui est défendu de se présenter devant eux. Cependant il suit Albert jusque dans sa chambre, parce qu’il est aussi dévoué et aussi soumis à Albert que son chien Cynabre. Albert est le seul mortel qui enchaîne à son gré cette sauvage indépendance, et qui puisse d’un mot faire cesser son intarissable gaîté, ses éternelles chansons, et son babil infatigable. Zdenko a eu, dit-on, une fort belle voix, mais il l’a épuisée à parler, à chanter et à rire. Il n’est guère plus âgé qu’Albert, quoiqu’il ait l’apparence d’un homme de cinquante ans. Ils ont été compagnons d’enfance. Dans ce temps-là, Zdenko n’était qu’à demi fou. Descendant d’une ancienne famille (un de ses ancêtres figure avec quelque éclat dans la guerre des Hussites), il montrait assez de mémoire et d’aptitude pour que ses parents, voyant la faiblesse de son organisation physique, l’eussent destiné au cloître. On l’a vu longtemps en habit de novice d’un ordre mendiant : mais on ne put jamais l’astreindre au joug de la règle ; et quand on l’envoyait en tournée avec un des frères de son couvent, et un âne chargé des dons des fidèles, il laissait là la besace, l’âne et le frère, et s’en allait prendre de longues vacances au fond des bois. Lorsque Albert entreprit ses voyages, Zdenko tomba dans un noir chagrin, jeta le froc aux orties, et se fit tout à fait vagabond. Sa mélancolie se dissipa peu à peu ; mais l’espèce de raison qui avait toujours brillé au milieu de la bizarrerie de son caractère s’éclipsa tout à fait. Il ne dit plus que des choses incohérentes, manifesta toutes sortes de manies incompréhensibles, et devint réellement insensé. Mais comme il resta toujours sobre, chaste et inoffensif, on peut dire qu’il est idiot plus que fou. Nos paysans l’appellent l’innocent, et rien de plus.

— Tout ce que vous m’apprenez de ce pauvre homme me le rend sympathique, dit Consuelo ; je voudrais bien lui parler. Il sait un peu l’allemand ?

— Il le comprend, et il peut le parler tant bien que mal. Mais, comme tous les paysans bohèmes, il a horreur de cette langue ; et plongé d’ailleurs dans ses rêveries comme le voilà, il est fort douteux qu’il vous réponde si vous l’interrogez.

— Essayez donc de lui parler dans sa langue, et d’attirer son attention sur nous, dit Consuelo. »

Amélie appela Zdenko à plusieurs reprises, lui demandant en bohémien s’il se portait bien, et s’il désirait quelque chose ; mais elle ne put jamais lui faire relever sa tête penchée vers la terre, ni interrompre un petit jeu qu’il faisait avec trois cailloux, un blanc, un rouge, et un noir, qu’il poussait l’un contre l’autre en riant, et en se réjouissant beaucoup chaque fois qu’il les faisait tomber.

« Vous voyez que c’est inutile, dit Amélie. Quand il n’a pas faim, ou qu’il ne cherche pas Albert, il ne nous parle jamais. Dans l’un ou l’autre cas, il vient à la porte du château, et s’il n’a que faim, il reste sur la porte. On lui donne ce qu’il désire, il remercie, et s’en va. S’il veut voir Albert, il entre, et va frapper à la porte de sa chambre, qui n’est jamais fermée pour lui, et où il reste des heures entières, silencieux et tranquille comme un enfant craintif si Albert travaille, expansif et enjoué si Albert est disposé à l’écouter, jamais importun, à ce qu’il semble, à mon aimable cousin, et plus heureux en ceci qu’aucun membre de sa famille.

— Et lorsque le comte Albert devient invisible comme dans ce moment-ci, par exemple, Zdenko, qui l’aimait si ardemment, Zdenko qui perdit sa gaîté lorsque le comte entreprit ses voyages, Zdenko, son compagnon inséparable, reste donc tranquille ? il ne montre point d’inquiétude ?

— Aucune. Il dit qu’Albert est allé voir le grand Dieu et qu’il reviendra bientôt. C’est ce qu’il disait lorsque Albert parcourait l’Europe, et que Zdenzo en avait pris son parti.

— Et vous ne soupçonnez pas, chère Amélie, que Zdenko puisse être mieux fondé que vous tous à goûter cette sécurité ? Vous ne vous êtes jamais avisés de penser qu’il était dans le secret d’Albert, et qu’il veillait sur lui dans son délire ou dans sa léthargie ?

— Nous y avons bien songé, et on a observé longtemps ses démarches ; mais, comme son patron Albert, il déteste la surveillance ; et, plus fin qu’un renard dépisté par les chiens, il a trompé tous les efforts, déjoué toutes les ruses, et dérouté toutes les observations. Il semble aussi qu’il ait, comme Albert, le don de se rendre invisible quand il lui plaît. Il a quelquefois disparu instantanément aux regards fixés sur lui, comme s’il eût fendu la terre pour s’y engloutir, ou comme si un nuage l’eût enveloppé de ses voiles impénétrables. Voilà du moins ce qu’affirment nos gens et ma tante Wenceslawa elle-même, qui n’a pas, malgré toute sa piété, la tête beaucoup plus forte à l’endroit du pouvoir satanique.

— Mais vous, chère baronne, vous ne pouvez pas croire à ces absurdités ?

— Moi, je me range à l’avis de mon oncle Christian. Il pense que si Albert n’a, dans ses détresses mystérieuses, que le secours et l’appui de cet insensé, il est fort dangereux de les lui ôter, et qu’on risque, en observant et en contrariant les démarches de Zdenko, de priver Albert, durant des heures et des jours entiers, des soins et même des aliments qu’il peut recevoir de lui. Mais, de grâce, passons outre, ma chère Nina ; en voilà bien assez sur ce chapitre, et cet idiot ne me cause pas le même intérêt qu’à vous. Je suis fort rebattue de ses romans et de ses chansons, et sa voix cassée me donne mal à la gorge.

— Je suis étonnée, dit Consuelo en se laissant entraîner par sa compagne, que cette voix n’ait pas pour vos oreilles un charme extraordinaire. Tout éteinte qu’elle est, elle me fait plus d’impression que celle des plus grands chanteurs.

— C’est que vous êtes blasée sur les belles choses, et que la nouveauté vous amuse.

— Cette langue qu’il chante est d’une singulière douceur, reprit Consuelo, et la monotonie de ses mélodies n’est pas ce que vous croyez : ce sont, au contraire, des idées bien suaves et bien originales.

— Pas pour moi, qui en suis obsédée, repartit Amélie ; j’ai pris dans les commencements quelque intérêt aux paroles, pensant avec les gens du pays que c’étaient d’anciens chants nationaux fort curieux sous le rapport historique ; mais comme il ne les dit jamais deux fois de la même manière, je suis persuadée que ce sont des improvisations, et je me suis bien vite convaincue que cela ne valait pas la peine d’être écouté, bien que nos montagnards s’imaginent y trouver à leur gré un sens symbolique. »

Dès que Consuelo put se débarrasser d’Amélie, elle courut au jardin, et retrouva Zdenko à la même place, sur le revers du fossé, absorbé dans le même jeu. Certaine que ce malheureux avait des relations cachées avec Albert, elle était entrée furtivement dans l’office, et y avait dérobé un gâteau de miel et de fleur de farine, pétri avec soin des propres mains de la chanoinesse. Elle se souvenait d’avoir vu Albert, qui mangeait fort peu, montrer machinalement de la préférence pour ce mets que sa tante confectionnait toujours pour lui avec le plus grand soin. Elle l’enveloppa dans un mouchoir blanc, et, voulant le jeter à Zdenko par dessus le fossé, elle se hasarda à l’appeler. Mais comme il ne paraissait pas vouloir l’écouter, elle se souvint de la vivacité avec laquelle il lui avait dit son nom, et elle le prononça d’abord en allemand. Zdenko sembla l’entendre ; mais il était mélancolique dans ce moment-là, et, sans la regarder, il répéta en allemand, en secouant la tête et en soupirant : Consolation ! consolation ! comme s’il eût voulu dire : Je n’espère plus de consolation.

« Consuelo ! » dit alors la jeune fille pour voir si son nom espagnol réveillerait la joie qu’il avait montrée le matin en le prononçant.

Aussitôt Zdenko abandonna ses cailloux, et se mit à sauter et à gambader sur le bord du fossé, en faisant voler son bonnet par-dessus sa tête, et en étendant les bras vers elle, avec des paroles bohèmes très-animées, et un visage rayonnant de plaisir et d’affection.

« Albert ! » lui cria de nouveau Consuelo en lui jetant le gâteau.

Zdenko le ramassa en riant, et ne déploya pas le mouchoir ; mais il disait beaucoup de choses que Consuelo était désespérée de ne pas comprendre. Elle écouta particulièrement et s’attacha à retenir une phrase qu’il répéta plusieurs fois en la saluant ; son oreille musicale l’aida à en saisir la prononciation exacte ; et dès qu’elle eut perdu Zdenko de vue, qui s’enfuyait à toutes jambes, elle l’écrivit sur son carnet, en l’orthographiant à la vénitienne, et se réservant d’en demander le sens à Amélie. Mais, avant de quitter Zdenko, elle voulut lui donner encore quelque chose qui témoignât à Albert l’intérêt qu’elle lui portait, d’une manière plus délicate ; et, ayant rappelé le fou, qui revint, docile à sa voix, elle lui jeta un bouquet de fleurs qu’elle avait cueilli dans la serre une heure auparavant, et qui était encore frais et parfumé à sa ceinture. Zdenko le ramassa, répéta son salut, renouvela ses exclamations et ses gambades, et, s’enfonçant dans des buissons épais où un lièvre eût seul semblé pouvoir se frayer un passage, il y disparut tout entier. Consuelo suivit des yeux sa course rapide pendant quelques instants, en voyant le haut des branches s’agiter dans la direction du sud-est. Mais un léger vent qui s’éleva rendit cette observation inutile, en agitant toutes les branches du taillis ; et Consuelo rentra, plus que jamais attachée à la poursuite de son dessein.