Contes chinois, précédés d’une Esquisse pittoresque de la Chine/Le Génie du Travail

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PAGODE (Le Génie du Travail)

Le
Génie du Travail



On trouve dans chaque province de la Chine des pagodes ou temples, consacrés aux différents cultes. Ceux dans lesquels on célèbre la religion de Fo ou de Boudha sont remarquables par leurs vastes constructions et leur disposition originale.
À chacune de ces pagodes sont attachés un certain nombre de prêtres nommés bonzes, qui, malgré une apparence austère, ne sont, en général, que des misérables sans conviction et sans talents. Mais au moment de l’introduction de cette religion en Chine, au premier siècle de notre ère, il se trouvait quelques bonzes dont les vertus et le savoir étaient parmi le peuple en grande vénération. Leur chef était un vieil Indien, qu’on surnommait le saint homme de l’Occident.

La pagode à laquelle il appartenait était située dans une position pittoresque, au milieu d’une belle forêt, coupée par de vastes sources d’eau limpide, et attirait chaque jour de nombreux visiteurs. Les enfants du voisinage n’étaient pas les moins empressés à parcourir les délicieux environs du temple, dénichant des oiseaux, cueillant des li-tchi et des tse-tse, espèces de dattes et de figues, ou coupant des cannes de bambou. Lorsque le temps était beau, lorsque les premiers rayons d’un soleil brûlant annonçaient le retour de l’été, les bois étaient envahis par des bandes de garnements qui oubliaient le chemin de l’instituteur : en Chine, comme en Europe, l’école buissonnière a toujours été de la part des enfants l’objet d’une prédilection particulière.

C’était par une belle matinée du mois de juillet que deux jeunes enfants de huit à dix ans, Fou-Yue et Pi-Kan, couraient auprès de la pagode, bien décidés à ne pas se rendre à l’école. Le premier venait de s’emparer d’un de ces superbes papillons qu’on ne trouve qu’en Chine. Fatigué d’une longue course, il alla se reposer auprès de son camarade, qui s’amusait gravement à prendre des sauterelles, qu’il mettait dans une boîte de carton.

— N’est-ce pas ? dit Fou-Yue ; il est bien plus amusant de courir après des papillons que d’écouter la leçon du maître.

— Oui, répondit l’autre vaurien ; mais j’ai peur que ma mère ne s’en aperçoive. Il y a huit jours, j’ai déjà fait une absence, et le maître m’a menacé d’en parler à la maison.

— Bah ! nous dirons que nous avons été malades. En attendant, amusons-nous. Qu’allons-nous faire ?

— Si nous cueillions des fleurs ? Il y en a de si jolies au bord du lac.

— Mais comment rapporter les bouquets ? Ta mère verrait bien que nous ne venons pas de l’école.

— Eh bien ! allons à la pêche.

— Nous n’avons pas de ligne, et puis cela m’ennuie. Les poissons se moquent de moi ; jamais ils ne se laissent prendre.

— Alors, à quoi veux-tu t’amuser ? dit Pi-Kan en baillant de toute sa force. Maintenant je suis fâché de n’avoir pas été à l’école… Raconte-moi donc quelque histoire.

— Eh ! je n’en sais pas, reprit Fou-Yue. Bon ! voilà mon papillon qui s’envole.

Et les deux écoliers, gardant le silence, réfléchissaient avec dépit à quoi ils passeraient le temps, lorsqu’une voix grave se fit entendre derrière eux. Ils se retournèrent, et virent le vieux bonze, qui, caché derrière un gros arbre, avait entendu leur conversation :

— Enfants, leur dit-il, vous avez manqué à votre devoir en n’allant pas à l’école ; le châtiment ne s’est pas fait attendre. Vous mourez d’ennui ; et, sans oser l’avouer, vous aimeriez mieux être auprès du maître qu’ainsi livrés à vous-mêmes. Allons, rassurez-vous, continua-t-il en les voyant tout interdits, je ne viens pas vous faire de reproches ; je vais, au contraire, essayer de mettre un terme à votre ennui en racontant une légende de mon pays.

Fou-Yue et Pi-Kan s’inclinèrent devant le vieillard, et croisèrent les bras sur leur poitrine en signe de respect ; puis ils s’assirent à ses côtés, et écoutèrent avec attention :


Les aventures du prince Della.


« Il y avait, une fois un prince indien, nommé Della, futur héritier d’un grand royaume que son père gouvernait depuis longtemps avec autant de sagesse que d’habileté. Jeune, beau, spirituel, Della menait une vie pleine de plaisirs et de séductions sans songer aux importantes fonctions qu’il devait remplir un jour. En vain son père lui faisait-il de tendres reproches sur sa paresse et sa dissipation, le jeune homme montrait la plus grande aversion pour le travail, et ne comptait que sur les heureuses dispositions dont l’avait doué la nature : « À quoi bon, se disait-il, passer mes belles années dans l’étude ? Lorsque je serai monté sur le trône, alors j’apprendrai ce qu’un prince doit savoir. Mais aujourd’hui que je suis libre, ne vaut-il pas mieux jouir de la vie ? » C’est ce que lui répétaient ses compagnons, toujours empressés à flatter ses caprices, à satisfaire ses passions : aussi tous les conseils du père et de quelques hommes sages étaient-ils inutiles. Malheur, mes enfants, à celui qui repousse les avis des vieillards !

« Della était à la chasse lorsqu’on vint lui apprendre la mort de son père. Après avoir pleuré longtemps cette perte irréparable, car il était doué d’excellents sentiments, et on ne pouvait lui reprocher que sa paresse et son amour pour le plaisir, il monta sur le trône. Alors toutes ses illusions disparurent, et il ne tarda pas à se repentir de n’avoir pas suivi les conseils de son père. Pour gouverner un peuple, il ne suffit pas de bonnes intentions ; il faut de l’activité, du courage et des connaissances qu’on n’acquiert pas en quelques mois. Perdu au milieu des détails d’une vaste administration, ignorant les ressources de son royaume, le système du gouvernement, ne connaissant pas même les hommes de mérite qu’il devait appeler au pouvoir, le nouveau prince commit des fautes graves ; puis, entraîné par son indolence naturelle, il négligea les affaires publiques, et s’abandonna tout entier aux plaisirs. Les courtisans, qui se modèlent sur le souverain, suivirent son exemple, et se livrèrent à tous les excès. Jamais l’Empire n’avait été aussi mal gouverné. Le peuple, accablé d’impôts, traité sans pitié par les fonctionnaires grands et petits, adressa ses plaintes au prince lui-même ; mais les courtisans avaient intérêt à conserver les abus : donc le peuple eut tort, et le désordre alla à son comble. Della déplorait souvent la misère de ses sujets ; mais ces bons sentiments passaient comme un éclair, il se sentait incapable d’arrêter le mal. La patience du peuple a un terme. Il n’y avait pas un an que Della était sur le trône, qu’une violente sédition éclata. Abandonné de ses serviteurs et poursuivi par une multitude furieuse, il n’eut que le temps de s’enfuir hors de son royaume sous les vêtements d’un pauvre paysan.

« Il apprit en passant la frontière que la révolution était consommée ; un de ses cousins s’était emparé du trône, et toute résistance était désormais inutile. Qu’allait-il faire, cependant, sans ressources, sans talents, sans énergie ? Le pauvre prince, assis sur le bord d’une grande route, était plongé dans les plus tristes réflexions, lors qu’il entendit le son d’une cloche ; il se trouvait à côté d’un temple. Aussitôt il alla se jeter aux pieds de la statue de Fo, et il fit l’aveu de ses fautes, se reprochant surtout sa paresse et sa négligence. Il supplia Boudha de lui pardonner et de lui venir en aide dans les rudes épreuves qu’il allait supporter. Plus fort après cette prière, il continua sa route, bien disposé à recommencer une nouvelle vie et à chercher dans le travail une garantie contre la misère.

« À peine avait-il fait quelques pas qu’il rencontra un bûcheron se rendant à sa besogne journalière. Il lui demanda s’il avait besoin d’un compagnon et s’offrit pour partager ses travaux. Le bûcheron lui fit un tableau effrayant des fatigues qu’il aurait à supporter, de la position précaire dans laquelle il allait se trouver ; il ne put dissuader Della de son projet.

— Je ne sais rien, dit humblement le prince fugitif, je n’ai jamais rien fait ; mais je suis robuste de corps et mes bras sont assez vigoureux pour travailler avec vous.

« Le bûcheron lui donna une lourde hache, et tous deux entrèrent dans une forêt. Vous pensez bien, mes enfants, que le pauvre Della, malgré toute sa bonne volonté, commit plus d’une maladresse. Tantôt, il abîmait les outils, tantôt il coupait mal le bois, et alors le bûcheron, homme brutal et grossier, l’accablait d’injures ; vingt fois il faillit se blesser, vingt fois il fut sur le point de quitter sa besogne ; l’amour-propre et surtout la nécessité de gagner sa vie à la sueur de son front lui donnaient de nouvelles forces. Le soir venu, il mangea avec son maître quelques poignées de fèves cuites à l’eau, et il coucha dans une mauvaise baraque dont les planches mal jointes ne garantissaient pas du vent et de la pluie. Le lendemain et les jours suivants, mêmes travaux, mêmes privations : Della montrait une énergie et une résignation exemplaires. Quelques mois se passèrent ainsi, au bout desquels le bûcheron le remercia de ses services, mais en lui indiquant un de ses parents, constructeur de bateaux, qui pourrait peut-être remployer.

« Le prince partit pour la ville désignée et se fit admettre parmi les ouvriers. Le travail était moins rude ; que chez le bûcheron, il demandait plus d’intelligence, et exigeait certaines connaissances que Della acquit à force d’étude, en prenant sur les heures consacrées au repos. Un jour qu’il lisait avec attention, un bonze vint à passer et l’interrogea sur ses études. Charmé de son zèle et de son application, il lui offrit de le faire entrer chez un riche marchand de ses amis où il aurait une position plus convenable à ses goûts et à son caractère. Della accepta avec joie : dans sa nouvelle profession, il montra une capacité et une activité si grandes qu’au bout de quelques années le marchand lui donna sa fille en mariage et le mit à la tête de sa maison. Le prince, qui cachait à tout le monde son illustre origine, était plus heureux que lorsqu’il gouvernait si mal un grand empire. Cependant une légitime ambition se réveillait chez lui ; travaillant sans relâche, augmentant chaque jour l’étendue de ses connaissances, il se disait qu’il n’était pas trop indigne de remonter sur le trône de ses ancêtres. Ses richesses et son noble caractère l’avaient fait nommer gouverneur de la ville où il était arrivé comme simple ouvrier ; il employait ses journées à rendre la justice, à protéger les intérêts de ses nouveaux concitoyens ; les nuits étaient consacrées en partie à une étude assidue.

« Le peuple de son royaume n’avait pas gagné en changeant de maître. Le cousin de Della qui s’était emparé du trône, homme vicieux et sanguinaire, avait jeté le masque dès que son pouvoir avait été bien établi ; il opprimait ses sujets avec tant de dureté et d’insolence que les pauvres gens regrettaient leur ancien prince. « Il était jeune, disaient-ils, peut-être aurait-il pu se corriger ; il avait un bon cœur, et il était entraîné par les misérables qui aujourd’hui sont les serviteurs de notre odieux tyran. » Della fut prévenu secrètement des dispositions de ses anciens sujets. Il pria le grand Fo de lui permettre de remonter sur le trône, ne fût-ce que pour deux ou trois ans, afin de tâcher de réparer le mal qu’il avait causé. La colère céleste l’avait bien sévèrement puni, mais il avait surmonté avec courage toutes les épreuves, et il pouvait rentrer avec orgueil dans le royaume de ses pères.

« Le prince hésitait, cependant. Où étaient ses partisans ? qui l’assurait du succès ? Exposerait-il son royaume à toutes les horreurs d’une guerre civile ? Il se décida à attendre les événements. Ses anciens sujets, irrités de l’insolent arbitraire de son successeur, prirent un beau jour les armes et se soulevèrent de toutes parts. Un pauvre paysan se mit à leur tête et les engagea avec tant de persistance à rappeler Della, dont il vantait les vertus et les talents, qu’ils envoyèrent aussitôt une députation au prince exilé. Le tyran ne céda pas ; il avait réuni autour de lui une foule de brigands, gens de courage et de résolution, auxquels il avait promis le pillage en récompense de la victoire. La lutte devait être terrible.

« Della, reçu avec acclamations dans ce même royaume qu’il avait quitté en fugitif, s’acquit l’affection générale par quelques actes de bonne politique. Le nombre de ses partisans s’augmentait chaque jour, et dès qu’il se crut assez fort il marcha contre le tyran. La bataille fut disputée ; on se battit des deux côtés avec toute l’énergie de la haine et du désespoir. Della, toujours en tête de ses troupes, fit des prodiges de valeur ; mais la victoire semblait l’abandonner, lorsqu’un heureux événement vint changer la face du combat. L’un des partisans les plus dévoués du prince, le paysan qui avait engagé ses concitoyens à le rappeler, s’avança au milieu de la mêlée, et se prenant corps à corps avec le tyran, l’étendit mort à ses pieds. En se voyant privés de leur chef, les brigands lâchèrent pied et Della resta maître du champ de bataille. La nouvelle de cette victoire acheva la conquête du royaume. Della fut replacé en grande pompe sur le trône de ses pères, et ses premiers actes montrèrent qu’il était aussi digne de l’affection de ses sujets qu’il avait justement mérité leur haine et leur mépris quelques années auparavant. L’ordre, le calme, la prospérité régnèrent dans le royaume ; le prince déployait toutes les ressources d’un talent et d’une activité qu’on n’aurait pu soupçonner en lui. C’était le fruit des travaux de son exil.

« Della avait plus d’une fois songé au pauvre paysan dont le courage et le dévouement lui avaient rendu le trône. Mais il avait disparu, et on présumait qu’il était resté parmi les morts. D’ailleurs personne ne le connaissait. Après bien des recherches inutiles, le prince assembla ses principaux partisans et les combla d’honneurs.

— C’est à vous, dit-il, que je dois la victoire et le rétablissement de ma dynastie.

— Non, c’est à vous seul, répondit une voix forte qui sortit d’un groupe de courtisans. Et aussitôt parut le paysan dont la disparition avait causé tant de regrets.

— Prince, dit-il, si les événements vous ont favorisé, vous n’en devez pas moins à vous seul l’heureuse et inattendue fortune qui termine votre exil. C’est par votre travail, votre résignation, votre énergie, que vous vous êtes rendu digne de remonter sur le trône. Le dieu Fo a récompensé vos efforts. Et qui personne mieux que moi pourrait vous rendre justice ? Partout je vous ai suivi, et pas une de vos pensées les plus secrètes ne m’a échappé. Prince, me reconnaissez-vous ?

« Aussitôt à la place du paysan parurent successivement le bûcheron qui avait recueilli le premier le prince fugitif ; puis le charpentier, le bonze, le marchand. Enfin comme dernière métamorphose, le paysan se changea en un génie ailé, dont la figure bienveillante et majestueuse inspirait tout à la fois l’affection et le respect.

— Je suis, dit-il, le Génie du Travail. Della, ta paresse et ton goût exagéré pour les plaisirs t’avaient fait perdre la couronne paternelle. Tu ne t’es pas abandonné à un stérile désespoir, et c’est par un travail assidu que tu t’es rendu digne de recouvrer le pouvoir. L’homme négligent et dissipé, qui se repose avant d’avoir terminé sa lâche, est méprisé de ses compagnons, et le dieu Fo ne le regarde pas d’un œil favorable ; car c’est une loi éternelle de ce monde qu’on ne puisse acquérir le bien-être qu’au prix d’une activité incessante. On se repent souvent pendant trois ans d’un jour perdu mal à propos. Le paresseux est donc malheureux, et il ne peut accuser que lui-même de sa mauvaise fortune ; tout, réussit, au contraire, à l’homme d’énergie qui ne se laisse pas abattre par les revers, et qui se crée de nouvelles ressources par de nouveaux efforts. Adieu, n’oublie jamais les dures leçons de l’exil, et tu pourras compter sur la protection du Génie du Travail.

« Il dit et disparut. »


— Mes enfants, ajouta le bonze en se retirant, voici le conte que je vous avais promis. Qu’il ne sorte pas de votre mémoire, et lorsque la paresse viendra s’emparer de vous, rappelez-vous les aventures du prince Della.

Les deux enfants baissèrent la tête et gardèrent le silence. Ils avaient compris la leçon du vieillard.

Cependant une fausse honte les retenait ; aucun d’eux ne voulait avouer qu’il avait eu tort, et proposer à l’autre de retourner au travail. Ils restaient pensifs, songeant à la légende du bonze, se rappelant les sages conseils adressés au prince indien par le bon génie. Fou-Yue se décida enfin. Il ramassa ses livres, et tendant la main à son petit camarade :

— Pi-Kan, dit-il, veux-tu venir à l’école ? Il n’est pas encore tard.

— À l’instant même, et nous demanderons pardon au maître de notre négligence.