Contes d’Italie/La Mère du traître

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Traduction par Serge Persky.
Contes d’ItalieLibrairie Payot et Cie (p. 89-103).


LA MÈRE DU TRAITRE


Depuis plusieurs semaines déjà, la ville était entourée d’un réseau compact d’ennemis bardés de fer. La nuit, ils allumaient des feux, et dans les ténèbres épaisses les flammes regardaient les murs de la ville avec une multitude d’yeux rouges et malveillants. Et ces clartés épiantes suscitaient dans l’esprit des assiégés de sombres pensées.

Du haut des murs, on pouvait voir la chaîne des ennemis se resserrer chaque jour davantage et leurs ombres démesurées s’agiter autour des feux. On entendait le hennissement des chevaux repus, mêlé au cliquetis des armes, aux rires sonores et aux chants d’allégresse des soldats, et rien ne semblait plus atroce que la gaîté de cette armée, sûre de la victoire.

Toutes les sources qui alimentaient la ville avaient été comblées de cadavres par les ennemis. Ils avaient incendié les vignes, foulé aux pieds les champs, saccagé les jardins. La cité était ouverte de toutes parts, et il ne se passait pas de jour que les canons et les mousquets des assiégeants n’y envoyassent du fer et du plomb.

Dans les rues étroites, défilaient d’un air morne des détachements de soldats harassés et à demi morts de faim. Par les fenêtres des maisons s’échappaient les gémissements des blessés, les cris de délire, les prières des femmes et les sanglots des enfants. On ne parlait qu’à mi-voix, d’un ton accablé ; on se coupait brusquement la parole l’un à l’autre ; on écoutait avec attention si l’ennemi ne montait pas à l’assaut.

C’était surtout le soir que la vie devenait insupportable. Alors, dans le silence, les lamentations devenaient plus distinctes et plus nombreuses ; des ombres d’un bleu noir, dérobant aux regards le camp ennemi, rampaient hors des crevasses des montagnes lointaines pour se diriger vers les murailles à demi détruites, et la lune se levait au-dessus des dentelures sombres des sommets, pareille à un bouclier égaré, bosselé par les coups de pesantes épées.

N’espérant plus aucun secours, épuisés par la fatigue et par la faim, les assiégés regardaient avec effroi les dents aiguës des cimes, les gueules noires des gorges et le camp bruyant de l’ennemi. Tout leur parlait de la mort, et nulle étoile consolante ne brillait pour eux.

Dans les maisons, on craignait d’allumer des lumières ; des ténèbres épaisses inondaient les rues, et parmi ces ténèbres, une femme enveloppée de la tête aux pieds dans un manteau noir, se glissait sans bruit, comme un poisson au fond de la rivière.

En la voyant, les gens s’interrogeaient :

— Est-ce elle ?

— C’est elle !

Et ils se cachaient dans des encoignures, ou bien, baissant la tête, ils passaient vite et sans mot dire. Les chefs des patrouilles l’admonestaient d’une voix sévère :

— Vous voilà de nouveau dans la rue, Monna Marianna ? Prenez garde, vous pouvez être tuée, et personne ne recherchera le coupable…

Elle, toute droite, attendait, mais la patrouille s’éloignait, soit qu’elle n’osât pas porter la main sur elle, soit qu’elle dédaignât de le faire. Solitaire, Monna Marianna reprenait alors sa route vers on ne sait où, traversant rue après rue, muette et noire, pareille à l’incarnation des malheurs de la ville ; autour d’elle, des sons lugubres rampaient plaintivement et la poursuivaient : gémissements, pleurs, prières, bruit de voix mornes des soldats qui avaient perdu l’espoir de vaincre.

Citoyenne et mère, elle pensait à son fils et à la patrie. À la tête de ceux qui anéantissaient la ville se trouvait son propre fils, un beau garçon impitoyable et joyeux ; naguère encore, elle le regardait avec fierté, comme un cadeau précieux fait par elle à la patrie, comme une force bienfaisante, engendrée par elle pour secourir les habitants de la cité, du nid où elle était née elle-même, où elle l’avait mis au monde et nourri. D’innombrables liens indestructibles unissaient son cœur aux pierres antiques, dont ses ancêtres avaient bâti les maisons et édifié les murs de la ville, à la terre où reposaient les os des membres de sa famille, aux légendes, aux chansons et aux espoirs des siens. Ce cœur saignait d’avoir perdu l’être qui lui était le plus proche ; cependant Marianna n’aurait su dire lequel l’emportait en elle, de l’amour maternel ou de l’amour de la patrie.

C’est ainsi que Monna Marianna se promenait nuitamment dans les rues ; bien des gens s’effrayaient, qui prenaient sa noire silhouette pour la personnification de la mort, proche pour tous ; quand ils la reconnaissaient, ils s’écartaient, sans parler, de la mère du traître.

Or, une nuit, dans un coin solitaire, près du mur de la ville, elle aperçut une femme ; agenouillée à côté d’un cadavre, immobile, tel un bloc de terre, la femme priait, levant vers les étoiles son visage douloureux ; sur le mur, au-dessus de sa tête, des sentinelles s’entretenaient à voix basse ; les armes cliquetaient en se heurtant aux pierres des créneaux.

La mère du traître demanda :

— Est-ce ton mari ?

— Non.

— Ton frère ?

— Mon fils. Mon mari a été tué il y a treize jours, et celui-ci aujourd’hui.

Et se levant, la mère du mort ajouta d’un ton résigné :

— La Madone voit tout, connaît tout ; grâces lui soient rendues !

— Pourquoi ? demanda la première.

L’autre lui répondit :

— À présent qu’il est mort loyalement, en combattant pour sa patrie, je puis dire qu’il faisait naître en mon cœur une certaine appréhension : il était léger, il aimait trop la vie joyeuse, en sorte que je craignais qu’il ne fût entraîné à trahir la cité, comme l’a fait le fils de Marianna, l’ennemi de Dieu et des hommes, le chef de nos adversaires. Ah ! celui-là, qu’il soit maudit ! Que le sein qui l’a conçu soit maudit !

Se cachant le visage, Marianna s’en fut ; le lendemain matin, elle se rendit chez les défenseurs de la ville et leur dit :

— Tuez-moi, puisque mon fils est devenu votre ennemi, ou laissez-moi quitter la ville pour que je me réfugie auprès de lui…

— Tu es une créature humaine, et ta patrie doit t’être chère : ton fils est un ennemi pour toi comme il l’est devenu pour chacun de nous…

— Je suis sa mère, je l’aime et je me considère comme coupable de sa trahison.

Alors, ils tinrent conseil pour savoir ce qu’ils feraient d’elle, et voici ce qu’ils décidèrent :

— Femme ! l’honneur nous défend de te mettre à mort. Nous savons que tu n’as pu suggérer à ton fils le crime odieux qu’il a commis, et nous devinons combien tu dois en souffrir. Mais tu es inutile à la ville, même comme otage ; ton fils ne se soucie pas de toi. Nous pensons qu’il t’a oubliée, et ce sera là ton châtiment, si tu trouves que tu en mérites un ! Il nous semble pire que la mort !

— Oui, dit-elle, il est pire que la mort !

On ouvrit la porte devant elle, et elle sortit de la ville ; longtemps, du haut des murs, ses concitoyens la regardèrent marcher sur la terre natale tout imbibée du sang répandu par son fils. Elle allait lentement, détachant à grand’peine les pieds de ce sol ; elle saluait les cadavres des défenseurs de la ville, repoussait dédaigneusement du pied les armes brisées. Les mères haïssent les armes offensives, elles n’admettent que celles qui servent à défendre la vie humaine.

Elle semblait porter sous son manteau une coupe pleine d’un liquide qu’elle craignait de répandre ; en s’éloignant, elle devenait toujours plus petite ; et ceux qui la regardaient du haut des murs avaient l’impression de voir partir avec elle le désespoir et l’anxiété.

À mi-chemin, elle s’arrêta, rejeta en arrière le capuchon qui lui couvrait la tête, et contempla longuement la ville. Du camp ennemi, on aperçut cette femme seule au milieu des champs, et des silhouettes sombres s’approchèrent d’elle avec une lenteur prudente.

On lui demanda qui elle était et où elle allait.

— Votre chef est mon fils, déclara-t-elle, et aucun des soldats ne douta de sa parole. Ils se groupèrent autour d’elle et marchèrent à ses côtés en louant la vaillance et le génie de leur général. Elle les écouta en relevant la tête avec fierté, mais elle ne parut pas étonnée : c’est ainsi que devait être son fils.

Et la voilà devant celui qu’elle n’avait jamais senti hors de son cœur. Il était vêtu de soie et de velours, et ses armes étaient serties de pierres précieuses. Tel il lui apparut, tel elle l’avait vu maintes fois en rêve.

— Mère ! s’écria-t-il, en lui baisant les mains. Tu es venue à moi ; tu m’as compris ; je prendrai cette ville maudite demain !

— Cette ville où tu es né ! lui rappela-t-elle.

Enivré par ses exploits, ambitieux d’une gloire plus grande, il parla avec l’ardeur insolente de la jeunesse :

— Je suis né dans le monde et pour le monde, afin de le frapper d’étonnement ! Si j’ai fait grâce à cette ville, c’est à cause de toi ; elle m’empêche de voler à la gloire aussi vite que je le voudrais. Mais puisque tu l’as quittée, je détruirai dès demain ce repaire de rebelles !…

—…Où chaque caillou te connaît depuis ta plus tendre enfance, soupira-t-elle.

— Les pierres sont muettes, si l’homme ne les oblige pas à parler. Que les montagnes se mettent à parler de moi, tel est mon désir !

— Mais — les hommes ! demanda-t-elle.

— Mère, je ne les oublie pas. J’ai besoin d’eux aussi, car c’est seulement dans la mémoire des hommes que les héros sont immortels.

Elle dit :

— Le héros, c’est celui qui crée de la vie en dépit de la mort, c’est celui qui vainc la mort.

— Non ! répliqua-t-il. Celui qui anéantit une ville est aussi glorieux que celui qui l’a bâtie. Nous ignorons si c’est Enée ou Romulus qui a fondé Rome, mais nous savons avec certitude que c’est Alaric et ses soldats qui l’ont détruite.

Ils s’entretinrent ainsi jusqu’au coucher du soleil. Marianna interrompait avec une brusquerie toujours croissante les discours insensés de son fils et sa tête hautaine s’inclinait toujours davantage.

La mère crée, puis protège ; parler devant elle de destruction, c’est parler contre son œuvre. Le fils l’ignorait.

La mère est toujours l’adversaire de la mort, et la main qui tue dans la demeure des hommes est haïe de toutes les mères. Le fils ne le voyait pas, car il était aveuglé par le froid éclat de la gloire qui corrompt les cœurs.

Et il ne savait pas que la mère est un fauve rusé et impitoyable autant qu’intrépide, quand il s’agit de la Vie qu’elle a la mission sur terre de perpétuer et de secourir.

Marianna était assise, le dos voûté ; par la portière relevée de la somptueuse tente, elle pouvait voir la ville où elle avait éprouvé pour la première fois le doux émoi de la conception et les douloureuses convulsions de l’enfantement de celui qui voulait maintenant faire œuvre néfaste.

Les rayons écarlates du soleil inondaient de sang les murailles et les tours de la cité. Les vitres des fenêtres étincelaient d’un reflet menaçant. La ville tout entière semblait blessée, et la sève pourpre de la vie s’écoulait par mille plaies ; le temps passa ; la cité devint noire comme un cadavre ; pareilles à des cierges funéraires, les étoiles s’allumèrent au-dessus d’elle.

La mère voyait là-bas les maisons obscures où l’on craignait de faire de la lumière, pour ne pas attirer l’attention des ennemis ; elle voyait les rues ténébreuses qu’emplissaient l’odeur des cadavres et le chuchotement étouffé des gens qui attendaient la mort. Elle voyait chaque chose et tout le monde ; ce décor familier et cher était là, tout près d’elle, dans l’attente silencieuse de la décision qu’elle prendrait. Elle se sentait la mère de tous les habitants de la cité.

Du haut des noirs sommets de la montagne, les nuages descendaient dans la plaine, pareils à des chevaux ailés se ruant sur la ville vouée à la mort.

— Peut-être l’attaquerons-nous déjà cette nuit, s’il fait suffisamment sombre ! dit le fils. Il est incommode de massacrer quand le soleil éblouit et que les reflets des armes vous aveuglent. On porte souvent des coups à faux.

La mère demanda :

— Viens, pose ta tête sur mon sein, repose-toi, rappelle-toi comme tu étais bon et joyeux quand tu étais enfant ; alors tout le monde t’aimait.

Il obéit, se coucha sur les genoux de sa mère et ferma les yeux en disant :

— Je n’aime que la gloire et toi, parce que tu m’as fait ce que je suis…

— Et les femmes ? demandait-elle, en se penchant vers lui.

— J’en ai beaucoup ; elles lassent vite, comme tout ce qui est trop doux.

Elle le questionna une dernière fois.

— Et tu ne désires pas avoir d’enfants ?

— Pourquoi ? Pour qu’on les tue ? J’en souffrirais, et je serais sans doute déjà trop vieux et trop faible pour les venger.

— Tu es beau, mais stérile comme l’éclair, soupira-t-elle douloureusement.

Il répliqua en souriant :

— Oui, comme l’éclair…

Et il se mit à sommeiller sur le sein de sa mère, comme un enfant.

Alors, elle le couvrit de son manteau noir et lui plongea un poignard dans le cœur. Il tressaillit et mourut aussitôt ; le coup était allé droit à son but, car une mère sait toujours où bat le cœur de son enfant. Repoussant le cadavre qui gisait sur ses genoux jusqu’aux pieds des gardes consternés, elle s’écria, en regardant la ville :

— Comme citoyenne, j’ai fait pour la patrie tout ce que j’ai pu. Comme mère, j’accompagne mon fils ! Il est trop tard pour que j’en enfante un autre, ma vie n’est utile à personne !

Et ce même poignard, encore tiède du sang de son fils, — de son sang à elle, — elle le planta d’une main ferme dans son cœur. Quand le cœur souffre, il est facile de l’atteindre sans se tromper.