Contes du jongleur/Le Testament de l’Âne

La bibliothèque libre.
Édition d'Art H. Piazza (p. 21-29).


Le
Testament
de l’Âne


UN prêtre, curé d’une bonne paroisse, mettait tout son talent, tout son zèle, à en tirer le plus de revenu possible. Personne ne savait comme lui vendre au plus haut ses récoltes, acheter au plus bas pièces de terre et bon bétail. Aussi avait-il des greniers pleins de blé, des coffres pleins d’argent, et des robes, surplis, joyaux de toutes les façons. Assez serré du reste, et ne donnant jamais sans y être forcé.

Il avait un âne, le plus résistant et le plus docile des serviteurs. Vingt ans entiers cet âne marcha, trotta, tira, porta, peina, faisant presque à lui seul la fortune de son maître. Et le curé aimait tant cette bête qu’une fois morte, il ne put se résoudre à la laisser à l’équarisseur : il l’enterra en plein cimetière, disant qu’après tout il n’avait jamais eu de meilleur paroissien.

L’évêque du diocèse était d’un tout autre caractère que son curé : hospitalier, fastueux, magnifique et, partant, toujours gêné d’argent ; car, comme dit l’autre, « les fêtes font les dettes ».

Un jour qu’il y avait nombreuse compagnie à l’évêché, on parla de ces riches clercs, de ces prêtres avides et avares, qui, des trésors qu’ils amassent, ne donnent jamais rien à leur évêque. Notre curé fut mis sur la sellette ; il en avait du comptant, celui-là ! Toute sa vie fut racontée, glosée, comme si elle eût été sous leurs yeux, écrite en un livre. Rien n’échappa ; on lui en préta même, selon l’usage, trois fois plus qu’il n’en avait. « Mais, dit quelqu’un, il a sur la conscience certaine chose qui pourrait lui coûter cher, si on voulait : il ne s’en tirerait pas sans une belle amende.

— Qu’est-ce donc ? demande l’évêque vivement.

— Monseigneur, c’est pis que ne ferait un Sarrasin : il a enterré son âne en terre bénite.

— Oh ! qu’il soit honni, si c’est vrai, lui et tout son avoir ! Messire Gautier, faites-le semondre à comparoir pour répondre de cette accusation. S’il est coupable, nous le frapperons — hélas ! bien malgré nous — d’une amende qui sera versée à l’évêché ! »

Le curé, cité, comparait.

« Mauvais prêtre, ennemi de Dieu, qu’avez-vous fait de votre âne ? Selon le rapport que nous avons oui, vous avez commis un grand péché envers notre sainte mère l’Église. Enterrer un âne en cimetière de chrétiens, par sainte Marie l’Égyptienne, c’est le crime le plus abominable que nous sachions : s’il est prouvé, vous pourrirez en prison.

— Beau très doux Sire, répond humblement le prêtre, toute parole se laisse dire et n’est pas pour cela vérité. Je demande un jour franc de délai : c’est mon droit de prendre conseil avant d’être jugé, s’il vous plaît.

— Je l’octroie, mais ne vous croyez pas quitte.

— Monseigneur, je n’ai garde. »

La nuit passe ; les fous dorment et le sage veille à ses affaires. Le prêtre retourne au tribunal de l’évêque ; sous son manteau, dans une bourse de cuir, il a vingt livres de bel argent.

« Prêtre, or çà, êtes-vous bien conseillé ?

— Oui, Monseigneur, en toute humilité. Je vous prie et requiers d’entendre d’abord ma confession, car je veux décharger ma conscience ; après vous m’imposerez pénitence, si je l’ai méritée. »

Pour la confession l’évêque s’approche, sa tête tout contre celle du curé. À voix basse, et tenant la bourse sous sa cape afin que l’assistance, écartée de quelques pas, ne voie ni n’entende, le vieux curé dit :

« Monseigneur, les discours ici sont inutiles, n’est-ce pas ? En peu de mots, voici l’affaire. Mon âne, dont on me fait grief, était le modèle des ânes. Chaque année, sur ma foi, il gagnait bien ses vingt sols. Il a travaillé vingt ans entiers : c’est donc vingt livres qu’il avait amassées. Par son testament il vous les lègue, Monseigneur, pour le repos de son âme humble et patiente. »

D’une main l’évêque prend discrètement la bourse offerte ; de l’autre il fait le geste qui bénit et absout.

« Que Dieu lui pardonne ses offenses comme nous les lui pardonnons ; qu’il lui remette ses péchés et l’accueille en sa divine miséricorde ! Amen. »

Quiconque a de l’argent en suffisance n’a rien a craindre dans ce monde, et peut faire d’un âne un chrétien. Ainsi nous l’enseigne par ce conte RUTEBEUF, le bon poète qui onques n’eut ni sou ni maille.