Contes du lit-clos/Fils de veuve

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Contes du lit-clos
Contes du Lit-ClosGeorges Ondet, Éditeur (p. 41-42).
HISTOIRE D’UN MOUSSE




I


FILS DE VEUVE




Au bout de la falaise morne
Où croasse le goéland,
Face à l’immensité que borne
L’horizon, d’un long trait sanglant,

La veuve habite une chaumière
D’où, l’œil taciturne et très las,
Elle observe la Meurtrière
Qui lui prit son homme et ses gâs.

Auprès d’elle, dans la masure,
Dort sur un monceau de varec
Son Tanguy dont la chevelure
A la couleur du chanvre sec.

Celui qui dort un si bon somme
Est le dernier de ses enfants :
Il est fort comme un petit homme,
Bien qu’il n’ait pas encor dix ans ;

Et c’est pour mettre en sa jeune âme
Le durable effroi de la mer,

Que, depuis son deuil, cette femme
Habite au bord d’un gouffre amer.


Quand le flot hurle par les grèves,
Battant le rocher qui frémit,
Sans pitié pour ses jeunes rêves
Elle réveille l’endormi :

« Viens, dit-elle dans la tempête,
« Viens écouter, mon séraphin,
« La sauvage et cruelle Bête
« Qui gémit parce qu’elle a faim…

« Cet Océan, lâche et perfide,
« De ton père est le grand tombeau !…
— Et l’enfant, d’une voix timide,
Dit en soupirant : « Que c’est beau !


Puis, lorsque l’orage s’apaise,
Si la mère voit l’innocent,
A plat ventre sur la falaise,
Rire au flot qui va le berçant :

« Ne l’écoute pas, l’Enjôleuse ! »
Lui dit-elle aussitôt tout bas,
« C’est une sinistre voleuse
« Que celle que l’on n’entend pas !

« C’est avec cet air de mensonge
« Qu’elle a pris tes frères… tous deux !
— Et le fils de la veuve songe :
« Bientôt, je m’en irai comme eux ! »