Contes du soleil et de la pluie/33

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CONTE DE NOËL

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Ma nuit fut atroce. Dès le matin j’ouvris d’une main tremblante le journal que mon domestique venait de m’apporter, et tout de suite, je cherchai à la troisième page la colonne des faits divers. Un cri m’échappa. J’avais aperçu ce titre d’entrefilet : « Enfant écrasé par une automobile. »

Je fus sur le point de froisser la feuille et de la jeter. De la sorte, ignorant les détails qui précisaient l’heure et le lieu de l’accident, je ne saurais jamais si l’enfant que j’avais renversé la veille, boulevard des Batignolles, était mort des suites de sa chute, mais je dominai mon instinct. Reprenant le journal, je le dépliai de nouveau et je lus :

« Hier à quatre heures du soir, boulevard des Batignolles, une automobile marchant à grande allure a renversé un enfant de cinq ans et a continué sa route sans qu’on ait pu prendre note de son numéro.

« L’enfant a été transporté au domicile de sa mère, Mme veuve Maréchal, 54, rue des Dames, où il est mort quelques heures après. »

Donc j’avais tué.

Un long moment, je restai comme accablé. Depuis la veille, je luttai contre la certitude, contre l’affreuse vérité que je redoutais de connaître, je luttais, mais au prix de quels efforts ! Oh ! cette soirée maudite, ce réveillon abominable où j’avais essayé de m’étourdir, et cette nuit de cauchemar et d’agonie ! Combien de fois j’avais été prêt de courir au lieu de l’accident et de me renseigner. J’aurais su enfin ! Et sachant, j’aurais pu réparer ma faute jusqu’à un certain point. Pourtant, je m’étais abstenu. Nous sommes si lâches devant la souffrance !

Maintenant, je savais. Qu’attendais-je pour agir ?

Agir, c’était aller là-bas, sonner à cette porte, me dénoncer, assister au désespoir de la mère, être l’objet de sa haine. C’était attirer sur moi tous les ennemis et tous les tracas. C’était aussi m’exposer aux revendications inévitables et légitimes, c’était payer, quoi ! disons le mot crûment, puisqu’après tout, hélas ! notre misérable nature se laisse guider, dans les circonstances les plus tragiques par le plus malpropre des intérêts.

Agir, c’était tout cela. En aurais-je le courage ?

D’un coup violent, je sonnai mon domestique.

— Faites ma malle, je pars pour le Midi.

J’étais résolu. Nul ne soupçonnait mon secret, j’étais seul en face de lui comme en face d’un ennemi. Avec un peu d’habileté, quelques distractions, le jeu par exemple dont j’avais la passion, ne me serait-il pas facile d’anéantir cet ennemi jusqu’à n’en plus garder le moindre souvenir au fond de moi ? Songeant à Monte-Carlo, je pris une grosse somme dans mon secrétaire.

Puis je sortis pour faire quelques adieux avant mon départ. Il était dix heures. Par cette froide et claire matinée de Noël, les rues étaient pleines de monde et semblaient en fête, les cloches semaient à toute volée autour des églises des idées de joie et de triomphe, des visions de petit enfant qui naît…

Des enfants ! Je ne voyais qu’eux dans la foule, comme s’ils eussent été à eux seuls la foule entière, et je pensais à l’autre, au petit de la veille. Comment était-il ? Blond ? brun ? joli ? gracieux ?…

Je m’arrêtai subitement : à mon insu, j’avais traversé le parc Monceau et suivi le boulevard de Courcelles. Maintenant j’étais non loin de l’endroit.

Je voulus revenir sur mes pas. Ce fut en vain. Il me fallut marcher, marcher encore. Puis je tournai. Quelques minutes après, tout frissonnant de fièvre, posté sur le trottoir opposé, je contemplais le numéro 54 de la rue des Dames, étroite maison, d’aspect pauvre et triste dont le couloir d’entrée longeait une boutique de fruitière.

Il me sembla constater que des gens entraient et sortaient en nombre anormal, des amis, des parents sans doute. Ma gorge se serra. Une immense pitié m’envahit, et je fis un pas en avant.

Mais non, c’était absurde. À quoi bon, puisque personne ne savait, puisque moi-même j’oublierais… ?

Une voiture passait. Je sautai dedans en donnant mon adresse.

Et voici qu’au détour de la rue je criai au cocher d’arrêter. Je descendis de fiacre et, sans plus d’hésitation, dompté par une idée de devoir plus forte que tout, plus forte que mes instincts, que ma peur, que ma lâcheté d’homme, je retournai vers la maison, m’enquis auprès de la concierge, montai les cinq étages, et sonnai.

— Madame Maréchal ? demandai-je à la vieille femme qui m’ouvrit.

Elle me fit entrer dans une pièce froide et mal meublée et me dit :

— Je vais prévenir ma fille, elle est auprès de notre pauvre enfant.

Au bout d’un instant Mme Maréchal sortit de la chambre voisine. C’était une femme encore jeune, au visage doux et mélancolique. Elle avait dû pleurer beaucoup, Car ses yeux étaient encore rouges et ses joues comme luisantes de larmes.

Elle murmura :

— Vous désirez me parler, Monsieur ?

Je la regardai encore quelques secondes, le cœur étreint d’angoisse. Ainsi c’était là le pauvre être douloureux dont j’avais brisé la vie ! Une fois encore, quelque chose me conseilla le silence. Faiblesse suprême… Mme Maréchal répéta la question et je répondis :

— C’est vrai, Madame, c’est moi… qui l’ai écrasé… hier… c’est vrai…

Elle eut un gémissement.

— Ah ! c’est vous, Monsieur…

Aucune colère, aucun geste de révolte, mais une résignation qui me navra. J’aurais préféré sa haine.

Je repris :

— Écoutez, Madame, je ne peux pas faire que ce qui est ne soit pas… et ce que je viens vous proposer ne diminuera en rien votre douleur de mère… Une mère, n’est-ce pas, ne vit que pour son enfant, et lorsque son enfant n’existe plus, rien ne la console. Cependant, je voudrais vous dire… que je prends à ma charge tous les frais… la cérémonie… la petite tombe… l’entretien.

Il me parut qu’elle me regardait avec étonnement, comme si elle ne comprenait pas. Je balbutiai :

— Bien entendu, ce n’est pas tout… Vous fixerez vous-même le… dédommagement… la somme annuelle… mon notaire…

En vérité, l’expression de ses yeux me déconcerta. Je me tus. Nous avions l’air de deux personnes parlant un langage différent.

Enfin, elle saisit mon bras et m’entraîna. Nous passâmes dans la pièce voisine. Sa mère était penchée sur le petit lit. Elle l’écarta, et comme je n’osais tourner les yeux vers ma victime, elle me fit signe d’approcher.

Et je vis, ô ? l’adorable spectacle, je vis parmi des jouets épars sur le lit, un enfant qui souriait, un joli enfant blond, un peu trop pâle peut-être, mais bien vivant, oui, bien vivant.

— J’ai lu sur les journaux… murmurais-je.

— Qu’il était mort, n’est-ce pas ? On s’est trompé. Certes, nous avons eu bien peur, mais il n’a eu que des contusions… Le médecin sort d’ici et nous a tout à fait rassurées.

Il me sembla que j’échappais aux griffes de quelque monstre, à la méchanceté d’un rêve abominable. Je respirai longuement. Tout s’ouvrait devant moi, tout s’éclairait. J’aurais voulu crier mon allégresse, et remercier, et chanter des actions de grâces.

Et je songeais que si j’avais résisté à cette voix intérieure qui m’ordonnait de revendiquer loyalement la responsabilité de mon acte, je n’aurais jamais su la bienfaisante vérité et aurais eu le remords d’avoir tué et le remords d’avoir été lâche.

Cela réussit donc quelquefois d’accomplir son devoir ?

Je dis à l’enfant :

— Les beaux joujoux ! qui te les a apportés ?

Il répondit :

— Le Petit Noël… il est venu par le toit…

J’allai vers la cheminée, je me baissai, et sortant mon portefeuille de ma poche, je feignis de le trouver derrière les chenêts.

— Et celui-là que tu n’as pas vu ? un beau joujou ! tiens… c’est pour toi, prends…

Maurice LEBLANC.