Contes du soleil et de la pluie/41

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

LES DEMI-DIEUX

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Ce jour-là mon mécanicien fut si impertinent, si grossier, qu’arrivé au Havre je le congédiai. Mon parti d’ailleurs était pris depuis longtemps : à quoi bon un mécanicien ? Pourquoi s’embarrasser d’un de ces personnages toujours grognons, indélicats et encombrants ? Certes je suis de la plus parfaite ignorance en matière de mécanique, et le mystère de la Sainte-Trinité me semble un jeu d’enfant quand je le compare au mystère insondable du carburateur. Mais est-il vraiment besoin de savoir, quand on à la chance de posséder une quatorze-chevaux irréprochable, de caractère excellent, tout à fait bonne fille, enfin une de ces voitures X. Y. Z. (Automobiles Xaintrailles, Yost, Zadig et Cie), qui ne passent pas leur temps à vous faire d’absurdes niches ?

Bref, le lendemain matin, je parlais du Havre pour aller déjeuner à Dieppe. Voyage exquis ! Personne à mes côtés. Enfin seul ! J’étais mon maître.

Harfleur, Montivilliers, Goderville, Fécamp, villes et bourgades, tout cela fut semé derrière moi, comme du lest que l’on jette du ballon pour en alléger encore le vol éperdu. J’en étais à me demander si la présence de cet homme, son poids, le maléfice de sa méchante humeur n’avaient point jusqu’ici entravé l’élan naturel de mon X. Y. Z. ! La façon dont nous montâmes, elle et moi, la longue côte de Fécamp, m’extasia.

— Nous ne la montâmes point, m’écriai-je sur le plateau, dans un accès de lyrisme qui se traduisit de la façon la plus. pittoresque et la plus spirituelle, nous ne la montâmes point ; nous l’escamontâmes.

Ah ! la bonne bêle, courageuse, ardente, insatiable ! Il lui en fallait encore, et toujours. Plutôt que d’huile ou d’essence, on eût dit qu’elle se nourrissait d’espace. Encore et toujours ! Nous étions fous tous deux, ivres de vitesse, déchaînés comme des éléments. Encore et toujours !

Cependant, au croisement de la route qui conduit à Veulette, nous ralentîmes. Le phénomène s’accentua. Il était clair que nous n’allions plus que par suite de notre élan. Et, de fait, quelques secondes après, nous expirions, elle et moi, au bord de la route nationale no 25.

Je n’eus pas la moindre bouffée d’amertume. Les chauffeurs les plus habiles subissent l’épreuve de la panne. Par conséquent…

Quant à chercher la cause de celle dont j’étais victime, je n’en eus même point l’idée. La prétention eût été par trop outrecuidante. C’est là une de ces besognes formidables où seuls peuvent s’y reconnaître certains élus de la Providence. Ils sont marqués du signe merveilleux de ceux qui voient dans les ténèbres du moteur, créatures privilégiées, sortes de demi-dieux pour qui le mélange des gaz, le différentiel, le trembleur ne sont pas des énigmes insolubles, des expressions vides de sens. Et puis…

Et puis, n’en doutez pas, il y a des mots à prononcer, des formules magiques, des gestes d’incantation ; Sans quoi on ne ne fera jamais croire qu’une voiture en panne puisse se remettre en marche comme si de rien n’était. Je n’admets le miracle nulle part, mais ici le miracle est certain.

Je me couchai donc bien tranquillement sur l’herbe et j’attendis. Quoi ? Je me sais pas trop. Au fond, ce qui eût été le plus simple, c’est que ma fidèle X. Y. Z., prise de remords, s’avisât de repartir d’elle-même, comme cela, tout naturellement. Et, ma foi, je n’en eusse pas été très étonné. Une si bonne machine ! si intelligente !

Sur la route personne, évidemment. Pas une carriole pour me remorquer jusqu’à la petite ville de Saint-Jore, distante de trois kilomètres, où j’aurais pu trouver quelque demi-dieu, détenteur du grand secret, initié aux signes cabalistiques qui chassent les mauvais génies de la panne. Tout au plus une silhouette de femme qui sortait d’une ferme située non loin de là. Silhouette gracieuse, mais la démarche, même inélégante, d’un ouvrier mécanicien m’eût réjoui bien davantage.

Du moins cette personne serait-elle à même de me dire s’il y avait à Saint-Jore un endroit où se réunissent les demi-dieux. Je me résolus à le lui demander, quand elle eut débouché sur la route et qu’elle passa devant moi. Elle me répondit :

— Un garage, non, mais un excellent mécanicien. Je puis même, pour peu que cela vous soit agréable, vous l’envoyer.

Sa proposition m’enchanta. D’ailleurs elle était charmante, toute jeune, fraîche, robuste, habillée plus que simplement, mais avec goût. Je la remerciai chaleureusement, et elle s’éloigna.

Elle n’avait pas fait dix pas qu’elle revint.

— Il serait préférable, monsieur, que je puisse dire au mécanicien la cause de votre panne, Son apprenti suffirait peut-être, au cas où lui-même…

— En vérité, madame…

— Mademoiselle, rectifia-t-elle.

— En vérité, mademoiselle, je serais bien embarrassé de vous répondre. Ce sont là des choses tout à fait en dehors à ma compétence.

Elle parut étonnée, sourit non sans quelque ironie, puis s’écria :

— Oh ! mais alors, si vous m’y autorisez, j’essaierai moi-même. J’ai un peu d’expérience, et peut-être n’est-ce pas bien grave.

Déjà elle déposait son ombrelle et enlevait ses gants. Je lui dis :

— Mon Dieu, mademoiselle, si cela vous amuse…

Moi, cela m’amusait, et beaucoup. Bien entendu, je ne doutais pas du résultat. Que peut une humble femme contre l’invisible ennemi ? J’en riais d’avance.

Pourtant elle l’attaqua bravement, ouvrant la gueule du monstre en petite personne qui n’a pas peur. El bravement elle se mit à l’ouvrage avec une assurance tranquille. Oui, elle eut l’audace de toucher à des rouages, à des pistons, à un tas de machines compliquées, de dévisser, de desserrer, de palper, d’entrer son bras très loin dans des vides, de se coucher sur le sol, enfin de faire tous les gestes fatidiques qui conjurent le mauvais sort.

Évidemment c’était une initiée. Elle connaissait à fond le sanctuaire. Pas une fois elle n’hésita dans l’accomplissement des rites sacrés. Mais voilà, pouvait-on la mettre au rang des initiés qui savent tout, des demi-dieux ?

Je ne tardai pas à l’apprendre. À la première tentative qu’elle fit, le vacarme d’une mise en marche soudaine retentit joyeusement.

Avec la plus grande simplicité elle se tourna vers moi et me dit :

— Vous pouvez partir, monsieur, ce n’était rien : une bougie encrassée…

— Fichtre, m’écriai-je, une bougie encrassée, vous appelez cela rien. Il fallait encore s’en aviser.

J’étais, avouons-le, considérablement surpris, Mais sans que mon amour-propre de chauffeur en souffrît le moins du monde. C’est un sentiment que j’ignore, et pour cause.

Et puis la jeune fille avait tant de bonne grâce ! Elle me montra ses mains en riant, ses jolies mains toutes noircies. Sa bouche, un peu grande, s’entr’ouvrait sur d’admirables dents blanches. Elle avait un teint chaud, comme frotté de soleil, des épaules larges, une attitude de force et de belle santé.

Je lui offris de la conduire jusqu’à Saint-Jore.

— Eh ! mon Dieu, s’écria-t-elle, que dirait-on si l’on me voyait revenir ainsi ?

Je n’osai insister. Quelques minutes après, n’ayant point de prétexte pour m’attarder davantage, je dus partir.

Mais à Saint-Jore je n’eus d’autre idée que d’en apprendre davantage sur mon inconnue. Tout de suite la patronne de l’hôtel me renseigna :

— Une jeune fille en robe rose avec une ombrelle blanche, et qui à réparé votre automobile ? Eh ! parbleu, c’est mademoiselle Géreuse, la sœur du mécanicien.

— Impossible !

— Oh ! M. Géreuse est un jeune homme très bien. Il est venu de Paris, il y a deux mois, et il a monté ce magasin pour l’été seulement. L’endroit est bon, très passager. Ses affaires vont bien.

Ma curiosité n’était point satisfaite. J’imaginais tout un roman, le frère et la sœur riches, menant grand train, ayant chevaux et automobiles, puis, après des revers de fortune, obligés de vendre et de travailler.

La vérité n’était point si romanesque. André Géreuse travaillait parce qu’il avait toujours eu besoin de gagner sa vie, n’ayant jamais été riche. Et c’est auprès de lui, par goût, un peu par nécessité, sa sœur Lucienne avait appris le métier.

Pour savoir cela, bien entendu, il me fallut plus d’une heure. Je dus faire connaissance avec André Géreuse et me lier avec lui, sans toutefois porter ombrage à mademoiselle Lucienne. Mais Veulette est à deux lieues de Saint-Jore, Veulette est au bord de la mer, et un séjour au bord de la mer n’est-il pas indispensable en été ?

Il l’est moins en automne, et je confesse que le mois de décembre y manque de charme. On y grelotte, et le chalet que j’y habite en ce moment me déplaît fort. Mais j’ai tout lieu de croire que mon séjour touche à sa fin. Aujourd’hui encore je compulsais des cartes et des itinéraires en vue d’un long voyage sur la côte d’Azur.

Par prudence j’emmènerai un mécanicien. L’engagement qui nous lie sera signé dans huit jours devant M. le maire de Saint-Jore. Que pourront alors les mauvais génies ? Près de moi sera l’initiée, maître des grands secrets, le demi-dieu, quoi !… Ne devrais-je pas dire plutôt la déesse ?

Maurice LEBLANC.