Contes et légendes annamites/Légendes/109 Le mort reconnaissant

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CIX

LE MORT RECONNAISSANT À CELUI
QUI A GARDÉ SON TOMBEAU.



Dans la province de Bâc ninh vivait un pauvre ouvrier. On le réquisitionna pour aller exercer son métier à Huê[1]. Arrivé dans le Nghê an, après avoir passé le bac de la rivière Lâch, il fut subitement pris de maladie, se coucha au pied de la montagne de Kè giàng et mourut. Les termites recouvrirent son corps d’un tertre. Ses enfants ne surent ce qu’était devenu leur père. Il se passa ainsi plus de quinze ans ; les fils devinrent riches et puissants, mais il ne connaissaient pas le jour de la mort de leur père, aussi ne pouvaient-ils lui offrir le sacrifice anniversaire, ce qui les chagrinait extrêmement.

Revenons au tombeau du mort. Dans le village de Kè giàng il y avait un individu nommé Khâ, qui laboura la terre où se trouvait ce tombeau ; voyant que personne ne l’entretenait, il fut touché de pitié et chaque année il le réparait et l’exhaussait. L’âme de l’ouvrier reposait en paix et avait beaucoup de reconnaissance pour Khâ.

Un jour que dans la province de Bâc ninh sa famille lui offrait un sacrifice et que Khâ labourait son champ, cette âme prit la forme humaine et apparut au devant de l’attelage. « Vous labourez bien matin », dit-elle à Khâ. Celui-ci répondit : « Je laboure de bonne heure pour faire des planches et planter des patates. » — « Il est encore de bonne heure, répondit l’autre. Chez moi l’on sacrifie aux anciens ; laissez là votre charrue et vos bœufs, et venez boire avec moi une tasse de vin ». Khâ lui répondit : « Excusez-moi, j’ai peur si je laisse mes bœufs ici qu’ils ne fassent des dégâts. » Le fantôme insista : « Je vous demande, dit-il, de venir seulement pour quelques instants, après vous vous en retournerez. Vous me ferez grand plaisir, » Khâ voyant qu’il insistait ainsi ne put refuser davantage. Il dit : « Vous êtes un brave homme ! mais je suis en habits courts, je ne puis aller chez vous convenablement, vous avez des hôtes que cela scandaliserait. Le fantôme dit : « Voici un habit et un pantalon, mettez-les à la place des vôtres et venez avec moi, ne nous faisons pas attendre. » Khâ revêtit les vêtements et le suivit. Après un bout de chemin ils franchirent un fossé, un peu plus loin ils sautèrent par dessus un rocher et, à peu près dans le temps qu’il faut pour chiquer une chique de bétel[2] ils arrivèrent à leur destination. Là, Khâ vit nombre de gens bien vêtus avec de longs habits de cérémonie, de larges pantalons ; ils étaient assis sur deux rangs, il avait beau les regarder il n’en connaissait pas un. Leur accent était rude et différent du sien. Il fut saisi de frayeur, mais étant là il n’eut qu’à se mettre à manger. Le repas était bon, Khâ but beaucoup et s’enivra.

Après le repas, celui qui l’avait invité vint lui dire : « Partons, il se fait tard. » Khâ répondit : « Nous sommes tout près de chez nous, je sais le chemin, passez devant et tout à l’heure je vous suivrai. » L’autre lui dit : « Si vous restez, rendez-moi l’habit que je vous ai prêté pour que je l’emporte. » Khâ ôta l’habit et s’endormit.

Les gens de la maison virent cet individu qui dormait sur le lit et qu’aucun d’eux ne connaissait. Ils le réveillèrent et lui demandèrent qui l’avait invité. Khâ qui avait cuvé son vin se réveilla. À la vue de ces inconnus parlant avec un accent étranger il fut saisi de frayeur, se rappelant que pendant la nuit il avait été invité à venir à un festin et ne sachant comment il se trouvait couché là. Il demanda où il était et on lui répondit qu’il était dans un village du huyên de Dông ngàn, dans la province de Bâc ninh. « Mais vous, lui dit-on, où demeurez-vous et qui vous a invité à venir ici ? » À cette demande, Khâ fut troublé et déclara la vérité. « Je suis, dit-il, du village de Kè giàng dans le Nghé an. Au point du jour je labourais au pied de la montagne de Giàng, quand un inconnu parut à la tête de mes bœufs et m’invita à venir à une fête chez lui. Je lui dis que je labourais de bonne heure afin de planter des patates et que je n’avais pas d’habit sous la main, mais il me prêta des habits et insista tellement que je le suivis pour lui être agréable. En chemin, il me dit : « Il y a quelques années j’étais pauvre et je suis venu ici pour gagner ma vie ; je demeure dans cet endroit où vous labourez, mais mes enfants habitent encore là-bas. » Ces paroles m’avaient bien fait réfléchir, mais je n’avais su que faire ; je ne pouvais pas penser qu’il me menât ainsi à cinq ou six jours de marche. »

À ces paroles les gens de la famille furent remplis de joie. « C’est évidemment, dirent-ils, notre père qui est parti pour aller à Huè il y a quelques années et avait disparu. Nous ne savions où étaient ses restes et si on les avait enterrés. Maintenant nous savons où est son tombeau, grâce à cet homme à qui nous sommes grandement redevables. » Ils le comblèrent de présents et le renvoyèrent à six jours de marche, dans sa maison où sa femme et ses enfants le croyaient mort.



  1. Les gens de métier peuvent être levés ainsi pour le service de la cour ou même de hauts fonctionnaires.
  2. Chùng tàn miêng trâu, ou chung giâp bâ trâu. C’est une manière d’évaluer les distances par le temps que l’on met à les parcourir. Le fossé et les rochers représentent les fleuves et les montagnes.