Contes et légendes annamites/Légendes/111 Innocence calomniée

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Contes et légendes annamitesImprimerie coloniale (p. 272-275).


CXI

INNOCENCE CALOMNIÉE.



Deux époux avaient donné le jour à une fille nommée Mâu, qui avait tous les talents et toutes les vertus. Elle fut mariée à un lettré du même village. Ils s’aimaient tendrement, mais la belle-mère de Mâu la haïssait et la maltraitait de toutes façons ; Mâu cependant ne se départait pas de ses devoirs de piété filiale et n’osait se plaindre à son mari.

Un jour que la belle-mère était sortie, le mari pria sa femme de lui chercher ses poux. Pendant qu’elle se livrait à cette opération, elle vit dans la barbe de son mari quelques poils qui poussaient à rebrousse-poil. Son mari s’était endormi, elle se leva pour aller chercher un couteau à pince pour arracher ces poils.

Pendant ce temps la belle-mère était rentrée et quand sa bru voulut se servir du couteau pour arracher les poils de barbe de son mari, elle crut qu’elle voulait lui couper le cou, et se précipita sur elle pour reprendre le couteau. Le couteau toucha le cou du mari et fit une blessure. La mère appela au secours et quand les autorités du village arrivèrent, elle leur dit : « Ma bru voulait tuer son mari ; à cette vue je me suis emportée et j’ai appelé au secours. »

Le mari eut beau défendre sa femme et dire qu’elle voulait seulement l’épiler, la mère se refusa à le croire, et le village arrêta Mâu et la remit au juge. Celui-ci l’interrogea et ayant pitié d’elle la garda en prison. Au bout de deux ans il y eut une amnistie, Mâu fut relâchée et revint dans sa famille. Plusieurs personnes la demandèrent en mariage, mais elle refusa absolument et demanda à ses parents la permission d’entrer en religion et de quitter toute pensée du monde.

Dans la pagode où elle se retira il y avait une foule de jeunes novices qui, la voyant jolie, ne faisaient que la pourchasser. Mâu pensa qu’avec tous ces diables de pagode[1] elle aurait la plus grande peine à mener la vie pénitente, elle alla donc demander au supérieur la permission d’aller dans un autre monastère, mais comme elle y aurait été exposée aux mêmes inconvénients, elle prit des vêtements d’homme, et se rendit à la pagode de Tây son où elle se livra à la pénitence.

À la vue de ce joli petit bonze les filles de l’endroit en devinrent amoureuses, et l’une d’entre elles, au moment d’une fête nocturne, pénétra dans la pagode pendant la nuit. Elle alla à la cellule de Mâu qui ne s’y trouvait pas, mais un autre novice y était couché. Celui-ci profita de l’obscurité, et quelque temps après on découvrit que la jeune fille était enceinte.

Le village l’interrogea et la jeune fille confessa qu’elle avait eu des relations avec le petit bonze. Mâu interrogée à son tour niait qu’elle fût coupable, mais elle n’osait se justifier en faisant connaître son sexe. Aussi l’enfant lui fut-il attribué et le supérieur irrité la relégua près de la grande porte avec mission de balayer les feuilles sèches tombées du figuier sacré[2]. Mâu subit son sort sans oser se plaindre. Lorsque l’enfant, qui fut un garçon, fut né, on le remit à Mâu qui l’éleva. Chaque jour elle faisait son ouvrage, après quoi elle mâchait du riz pour l’enfant, et la nuit le faisait dormir dans ses bras.

Une nuit elle se lamentait en secret : « Ciel ! Bouddha ! disait-elle, voyez mon misérable sort ; femme et innocente j’ai été condamnée pour avoir essayé de tuer mon mari. Entrée dans le monastère j’ai été poursuivie par les novices ; il m’a fallu changer de vêtements et venir dans cette pagode, et maintenant je suis encore calomniée ! Boddhisativa Quan âm[3], je vous prie de manifester mon innocence, je suis frappée injustement comme vous l’avez été. »

Or, le supérieur faisait une ronde dans la pagode au milieu de la nuit et l’entendit dire qu’elle s’était travestie. Revenu dans sa cellule il réfléchit qu’elle était délicate et réservée dans toutes ses allures ; elle avait donc dit la vérité, mais il ne savait comment faire pour la faire reconnaître et il avait peur que lorsque l’on aurait découvert que c’était une femme on ne se moquât de la pagode. Aussi n’osa-t-il rien dire et se contenta-t-il de la fournir d’argent et de riz pour élever l’enfant.

Quand cet enfant eut six ans, le supérieur le reprit dans la pagode, et Mâu resta seule près de la grande porte. Elle mourut sans que personne le sût de trois jours ; ce fut l’enfant qui, sortant pour aller la voir, la trouva froide, mais sans aucune marque de corruption. Il se mit à pleurer et les gens de la pagode allèrent avertir le supérieur. Celui-ci dit alors qu’il avait été instruit par Hô phâp[4] que c’était une femme déguisée, innocente des faits qu’on lui avait reprochés, et que maintenant elle était entrée dans le paradis occidental laissant son exemple à imiter.




  1. Qui chùa. Les pagodes passent pour être hantées par des démons très malins. Ici les élèves des bonzes leur sont comparés.
  2. C’est l’occupation des élèves de bonzes : « Con vua thi lai làm cua, con thây chùa thi quét là da, les fils de roi sont rois, les fils de bonze balaient les feuilles de da », dicton du pays qui a pour but de prouver que chacun suit la condition de ses parents.
  3. La déesse Quan in, identifiée à Avalôkitêsvara. D’après la tradition chinoise, c’était la fille d’un empereur de la dynastie Chàn qui vivait en 696 avant notre ère. Ayant refusé de se marier, elle fut d’abord reléguée et ensuite étranglée par ordre de son père, le glaive n’ayant pu réussir à mettre fin à ses jours. Elle descendit aux enfers, mais ceux-ci furent, par sa présence, changés en un paradis. Le roi des enfers la rendit alors à la vie et elle fut transportée sur une fleur de lotus dans l’île de P’oo t’oo où elle a encore aujourd’hui un sanctuaire célèbre. (Eitel, Handbook, p. 20.)
  4. Personnage bouddhique qui gouverne les esprits, Dharma pàla ( ?) (Voir Eitel, Handbook, p. 32.)