Contes et légendes annamites/Légendes/113 Femme habile et sot mari

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Contes et légendes annamitesImprimerie coloniale (p. 278-280).


CXIII

FEMME HABILE ET SOT MARI.



Une femme intelligente avait épousé un mari imbécile. Un jour elle lui dit : « J’ai tissé du coton, prends-le et va le vendre quatre ligatures la pièce ; l’en offrit-on trois ligatures neuf lien cinquante-neuf sapèques[1], tu ne le donneras pas. » Le mari prit donc le coton et alla le crier partout, mais il ne trouvait preneur nulle part.

Enfin il rencontra un maître d’école qui lui en acheta deux pièces, mais comme il n’avait pas d’argent sur lui, il lui dit : « Venez demain chez moi prendre votre argent. Je demeure dans le marché où l’on ne vend pas, au lieu où soufflent les longues flûtes, où se trouvent des bambous à un seul nœud[2]. Venez là et je vous paierai aussitôt. » Le lendemain le niais passa toute sa journée à chercher le marché fréquenté où l’on ne vendait pas et ne le trouva pas. Il alla donc raconter sa déconvenue à sa femme, qui devina l’énigme contenue dans les paroles de l’acheteur, et lui expliqua que le marché fréquenté où l’on ne vendait pas est une école, que les longues flûtes sont des roseaux agités par le vent, les bambous à un seul nœud les oignons et que, par conséquent, il devait chercher une école près d’un carré de roseaux et ayant des oignons devant la porte[3].

Muni de ces renseignements, le mari retrouva son acheteur qui lui demanda qui lui avait indiqué sa demeure. L’autre lui répondit que c’était sa temme, et le maître d’école dut reconnaître le génie perspicace de cette femme. Ce jour-là il faisait un sacrifice aux ancêtres. Il invita le niais à boire et à manger. Il lui donna ensuite des gâteaux pour les porter à sa femme, et aussi une branche de jasmin qu’il ficha dans un morceau de bouse de buffle.

La femme comprit à ce message que le maître d’école la raillait d’avoir, malgré son intelligence, épousé un homme stupide. Il est dit en effet :

 
Tiëc con gai khôn lay thàng chông dai.
Tiéc bây hoa lài can bât cut trâu.

Je plains la femme sage épouse d’un sot mari.
Je plains la fleur de jasmin plantée dans la bouse de buffle.

Cette femme se mit à songer à son malheureux sort ; elle devint toute triste et résolut de se jeter à l’eau. Elle alla donc sur le bord du fleuve et s’assit sur la berge, en appelant la mort.

Le maître d’école cependant avait réfléchi aux conséquences de son message et il voulut les prévenir. Il prit une nasse percée[4] et alla pêcher. Arrivé au lieu où la femme se tenait il lui cria : « Allez-vous-en que je prenne du poisson. » La femme voyant un vieillard tout blanc[5] qui venait pêcher avec une nasse percée réfléchit qu’après tout son mari n’était pas plus sot que les autres. Son chagrin s’apaisa et elle s’en retourna chez elle, sauvée de la mort par la finesse du vieillard.



  1. C’est-à-dire une sapèque de moins.
  2. Toi ô chô cho dông khong ai bàn, chô kèn thôi so le, chô cây tre môt mât.
  3. Ce dernier trait ne constitue pas, à vrai dire, une indication bien précise, car l’on peut voir devant un grand nombre de maisons annamites de petits jardins suspendus qui consistent le plus souvent en oignons plantés dans des caisses supportées sur des pieux.
  4. Do bôi, panier ouvert aux deux bouts qui ne peut servir de nasse.
  5. Dâu bac hai thu tôc.