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Contes et nouvelles (Ista)/Tome 1/3

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Imprimerie Bénard (1p. 20-25).

La Sainte-Touche


Ça marchait mal, très mal… Dans le wagon de troisième classe où les artistes de la tournée s’étaient entassés pour avoir moins froid, il n’y avait que le silence morne de ceux qui dormaient, avachis dans les coins, de ceux qui réfléchissaient, les mains dans les poches, le menton sur la poitrine. Derrière les vitres criblées de gouttes de pluie tremblantes et soudain dégoulinant en ruisseaux, on ne voyait qu’un vaste ciel triste et sale, hachuré par l’averse, de grands labours mornes et nus où la pluie stagnait en flaques de boue jaunâtre… Ça marchait mal, très mal… La veille, on avait joué devant des banquettes aux trois quarts vides, dans un théâtre qui avait été une église, puis une poudrière, et qui ressemblait à une prison, un théâtre sinistre, mal éclairé, pas chauffé, sentant la moisissure et le salpêtre, et où les grosses plaisanteries d’un médiocre vaudeville sonnaient faux, retombaient à plat dans une atmosphère lourde de malaise et d’angoisse… Ça marchait mal, très mal… Depuis deux mois que la tournée était en route, on n’avait payé tout juste que les défraiements, laissant les arriérés grossir à chaque dizaine. Et ç’avait été, peu à peu, la débâcle des minces économies, la gêne, la disette, la mouise, la crève. Car le défraiement tout juste ne suffisait à défrayer personne. Aussi, de plus en plus fréquemment, chacun trouvait des prétextes pour ne pas manger au restaurant avec les autres. Et des quignons de pain, des paquets enveloppés de papier gras, se cachaient dans les poches des pardessus fripés, dans les manchons miteux, pour les mornes repas que l’on prend seul, dans l’écœurante banalité des chambres d’hôtel, assis devant la glace de la toilette, où l’on voit un visage si triste, si triste, mordre péniblement le gros pain de province, ou porter à ses lèvres le broc plein d’une eau terne et douteuse.

Ça marchait mal, très mal… On avait de mauvaises nouvelles de la grande tournée, celle qui promenait la même pièce dans les villes importantes, sous la conduite du patron et d’une ex-vedette parisienne, si oubliée que son nom ne produisait même plus sur les provinces l’effet espéré… Ça marchait mal, très mal… L’administrateur, un ancien adjudant, resté esclave de la consigne en ce milieu plein d’effarants imprévus, avait pris le parti de voyager seul, moins par morgue que par crainte des réclamations, des querelles, des mises en demeure contraires à la discipline. Car le patron, déjà chargé de vieilles dettes, exigeait l’envoi immédiat de tous les fonds disponibles, chaque fois qu’on avait dépassé les frais… Ça marchait mal, très mal… On parlait tous les jours de se mettre en grève, mais il y en avait toujours un qui flanchait au dernier moment

On était las de discuter, d’espérer, de désespérer, et l’on allait quand même, comme des automates, comme des brutes, sans savoir le nom de la ville où l’on se trouvait, sans savoir si l’on était dimanche ou mercredi, jouant devant des salles vides, s’entassant, par les aubes livides et grelottantes, dans les wagons pleins d’épluchures et d’odeurs suries, sans demander où on allait, s’arrêtant sur un signe, repartant sur un geste, mangeant ce qu’on avait, dormant quand on pouvait, n’espérant même plus rien du prochain règlement de la dizaine, de la Sainte-Touche maigre et problématique.

Ça marchait mal, très mal… Et l’on allait toujours, avec la seule appréhension du jour où ça ne marcherait plus du tout

— Où s’arrête-t-on ? demanda quelqu’un.

— À Machin-sur-Chose, répondit un autre.

C’était une très vieille blague qui ne faisait plus rire depuis longtemps, mais qui suffisait à satisfaire les rares accès de curiosité. Et le silence retomba, morne et lugubre. Le train s’arrêtait à toutes les petites gares mouillées et transies, laissait descendre et monter des paysans aux grandes blouses luisantes, chargés de paniers et de sacs. Puis on repartait, dans un lourd crachement de fumée, vers l’avenir lugubre et incertain, vers n’importe où, vers n’importe quoi. Dans une gare de petite ville, l’administrateur vint frapper à la vitre, avec un geste d’appel. En un tour de main, ils eurent rajusté leurs toilettes, assemblé les colis, et descendirent, mornes, indifférents.

— C’est ici qu’on joue ? Fini de rouler pour aujourd’hui ?

— Mais non ! Changement de train ! Deux heures et demie à attendre. On va déjeuner au buffet.

— Fameux ! Petit repas à trente sous : veau, haricots blancs et gruyère… Ça fera la sixième fois en huit jours.

Le buffet de cette gare ne servait même pas les repas à trente sous. Ils entrèrent dans l’hôtel d’en face, un petit hôtel isolé sur une placette morne, plantée de grands arbres. Dans la salle maussade et déserte, les hommes tâtaient du doigt, au fond du gousset, leurs dernières pièces de monnaie, tiraillés entre l’impérieuse habitude de l’apéritif et la crainte de la faim prochaine. Les femmes, devant les glaces, tapotaient leurs cheveux humides, se repoudraient le visage, par un dernier reste de coquetterie pas encore éteint dans cette atmosphère de veulerie et de laisser-aller.

L’administrateur, soudain dressé, lança de sa voix forte et brève, comme un « Demi-tour à droite » : Mesdames, Messieurs…

Tous les gestes se figèrent, tous les visages se tournèrent vers lui, vieillis soudain par l’angoisse. Quelle tuile allait-il encore leur asséner sur le crâne, cet adjupète de malheur ?

— Mesdames, Messieurs, j’ai le plaisir de vous annoncer que le patron, sur mes instances, m’a envoyé les fonds nécessaires pour vous payer, pleine et entière, sans retenue d’aucune sorte, la dizaine échue aujourd’hui, plus vingt francs sur les arriérés.

Un silence dura. Ils continuaient à le regarder, bouche bée, sans comprendre. Puis soudain, ce fut une folie, un croisement de cris stupéfaits et joyeux : — Non ! — C’est pas vrai ! — Y’a donc un bon dieu ! — J’y crois pas tant qu’j’ai pas l’argent ! — Vive la République ! — Maman ! — Garçon, une absinthe !

L’administrateur ouvrit sa sacoche et appela :

— Monsieur Horlebourg !

Le grand premier rôle s’avança, vérifia la somme reçue, puis tendit vers les autres, en un large geste, sa main où sonnaient des louis.

— Y’a pas d’erreur, dit-il avec une grimace joyeuse, le compte y est.

Mais sa voix et sa main tremblaient un peu.

Une fanfare tonitrua. Le petit Ficelle avait glissé deux sous dans la fente de l’orchestrion électrique. Et Horlebourg, si grave d’ordinaire, en son attitude soignée de génie incompris, empoigna Mme Lemorioux, l’énorme duègne, qu’il entraîna en une effarante valse chaloupée. Le vacarme devint cacophonie : Ficelle avait découvert un piano, non moins électrique que l’orchestrion, et faisait fonctionner les deux à la fois. D’importantes commandes d’apéritifs et de cigarettes se croisaient vers le garçon affolé, perdant la tête. On s’arrachait la carte, pour s’envoyer des suppléments, des hors-d’œuvre, du dessert, des négresses de choix. Ficelle, entre le piano et l’orchestrion, braillait la Marseillaise, pour augmenter le vacarme. Et des couples giroyants se heurtaient aux angles des tables, parmi les cris joyeux et les grands rires fous. Le garçon n’avait pas encore apporté leurs verres, qu’ils étaient déjà ivres, tous, ivres de bonheur et de stupéfaction.

Jamais banquet de noce villageoise n’atteignit à la gaîté folle de leur déjeuner. Ficelle prononça un discours dès les hors-d’œuvre, et Horlebourg brandit son potage pour porter un toast à l’administrateur. Ils chantèrent, eux qui ne chantent jamais entre gens du métier, parce que le gagne-pain ne peut être le plaisir. Ils chantèrent en chœur, la bouche pleine, tous les refrains qui leur passaient par la tête. Et ils mangèrent, et ils burent, à se faire claquer, sans regarder à la dépense, sans songer à l’avenir incertain, parce qu’ils étaient tristes et inquiets depuis trop longtemps, parce qu’ils avaient faim et soif d’insouciance et d’oubli, plus encore que de bonnes choses et de gaîté.

L’annonce de cette fête insolite avait parcouru la petite ville. Des têtes d’enfants s’échafaudaient derrière les vitres de l’hôtel. Des hommes en casquette et en veste de chasse entraient dans la salle, s’accoudaient au comptoir, et faisaient mine de causer entre eux, en ouvrant de grands yeux et de grandes oreilles. Des jeunes gens s’assirent dans un coin, avec des poses, des mines affectées, dans l’intention évidente de séduire les actrices. Et des gens passaient et repassaient sur la petite place, devenue grouillante comme par un jour de foire.

Les acteurs chantaient encore en prenant le café. Ils chantaient toujours sur le quai de la gare, puis dans les wagons où ils s’entassèrent. Et le train, en démarrant, interrompit un grand discours de Ficelle, soudain jailli à mi-corps par la portière :

— Habitants de Machin-sur-Chose, c’est au nom de l’art dramatique tout entier…

Dans la petite ville, on vient de fonder une société dramatique, et l’on devra y jouer des pièces à grand spectacle, afin de pouvoir donner des rôles à tous les amateurs qui se font inscrire. Des jeunes filles apprennent des tirades, en cachette, dans de vieux volumes de Racine ou de Dumas fils, retrouvés sous la poussière des greniers. Et il y a de grandes discussions, le soir, sous la lampe familiale, entre des pères qui font l’apologie du commerce des denrées coloniales, et des fils qui veulent aller à Paris, pour entrer au Conservatoire.

Ils ont vu, de leurs yeux vu, que le métier d’acteur est le plus agréable qu’il y ait au monde. Ils n’en veulent plus choisir un autre.