Contes indiens (Feer)/Récit/13

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(p. 97-106).


DISCOURS DE LA 13e FIGURE




Un autre jour encore, le roi Bhoja s’approcha du trône pour se faire sacrer. Dans cette circonstance, la treizième figure lui dit en riant : « Hé ! roi Bhoja, celui-là seul est digne de s’asseoir sur le trône, dont la grandeur est comparable à celle de Vikramâditya. » À l’ouïe de ces paroles, le roi Bhoja dit : « Ô figure, en quoi consiste la grandeur de Vikramâditya ? » La figure lui répondit : « Ô roi, écoute avec attention la munificence de Vikramâditya :

« Un jour, le roi, poussé par la curiosité, s’éleva à l’aide de ses chaussures magiques, et, après avoir parcouru plusieurs pays, arriva dans une forêt près d’une ville. Dans un temple situé au milieu de cette forêt résidait un Siddha[1]. En voyant ce Siddha, le roi Vikramâditya lui fit la révérence avec foi. Le Siddha lui dit : Roi Vikramâditya, pourquoi es-tu venu ? — Le roi répondit : Eh ! Yogî,je suis bien Vikramâditya lui-même ; comment le sais-tu ? — Je t’ai vu auparavant dans la ville d’Avantî sur le trône royal, reprit le Siddha ; tu as quitté ton royaume pour courir les pays étrangers ; cela n’est pas bien. Quand un roi reste dans son pays, toujours occupé des soins de la royauté, la fortune lui demeure fidèle. Aussi ne convient-il pas au roi de se promener dans les contrées étrangères ; car, s’il est hors de ses États, les armées ennemies s’efforceront de prendre le pays pour en jouir. — Le roi Vikramâditya répondit à ce discours : Ce qui doit nécessairement arriver est sans remède. S’il y avait un remède, le roi Nala et bien d’autres n’auraient pas tant souffert. Ainsi, tout est soumis à la fatalité. De quoi donc ai-je à me préoccuper ? Aussi je veux te raconter une ancienne histoire :

« Il y avait une ville appelée Padmanêshat, dont le roi avait nom Jayaçekhara. Au bout d’un certain temps, les confidents, les conseillers, les parents et alliés de ce roi s’étant conjurés se débarrassèrent de lui et l’expulsèrent du pays avec sa reine. Après avoir traversé à pied plusieurs contrées, les exilés couchèrent de nuit dans une ville au pied d’un arbre. Sur cet arbre étaient cinq Yaxas[2] qui faisaient entre eux la conversation. Un des Yaxas dit : Demain, le roi de cette ville rendra l’âme dès le matin ; il n’a pas de fils : qui sera le roi de cette ville ? — Un autre Yaxa répondit : Celui qui a fait son lit au pied de l’arbre, c’est celui-là qui sera roi. — Le roi, qui se tenait au pied de l’arbre, entendit toute cette conversation. Au matin, il prit sa femme avec lui, s’installa au milieu de la ville et resta là. Ce jour même, le roi de la ville expira : pour assurer au royaume un protecteur, les conseillers prirent l’éléphant principal et se mirent en quête d’un homme digne d’être roi. Sur ces entrefaites, l’éléphant principal fit monter sur son dos le roi Jayaçekhara et le conduisit jusqu’au trône ; ensuite de quoi les conseillers le sacrèrent. Le roi Jayaçekhara, sacré avec sa femme, exerça la royauté sans entraves.

« Quelques jours après, les rois voisins, s’étant tous réunis, bloquèrent la ville du roi Jayaçekhara ; pendant ce temps-là, le roi jouait aux dés avec la reine et ne s’occupait pas (des affaires) de son royaume. Sur ces entrefaites, la reine dit : Eh ! grand roi, je pense à une chose ; enserré comme tu l’es par le cercle des rois ennemis, ce pays ne sera bientôt plus à toi. Aussi, cherchant ton bien, je te rappelle que si un roi s’abandonne au vice, sa royauté a beau être soutenue par la richesse, l’intelligence, la capacité, elle est destinée à périr. Ce vice peut être de dix-huit espèces différentes, dont dix se rattachent à l’amour, et huit à la colère ; tel est l’ensemble des dix-huit espèces de vices. Aussi, un roi doit-il toujours se garder de l’amour et de la colère.

« Voici l’énumération des dix vices nés de l’amour : la passion de la chasse est le premier ; l’attachement au jeu de dés, le deuxième ; le sommeil de jour, le troisième ; l’esprit de dénigrement, le quatrième ; la passion des femmes, le cinquième ; l’égoïsme, le sixième ; la passion de voir les danses, le septième ; celle d’entendre les chants, le huitième ; celle d’entendre les instruments de musique, le neuvième ; la promenade au hasard et sans but, le dixième : le roi qui s’adonne habituellement à ces dix espèces de vices nés de l’amour perd tous les biens extérieurs et tous les biens moraux. — Voici maintenant l’énumération des huit vices nés de la colère : La malignité est le premier ; un esprit d’hostilité non motivée envers les gens de bien, le deuxième ; le désir de tuer les gens inoffensifs, le troisième ; l’impatience de l’éloge d’autrui, le quatrième ; l’art de découvrir ce qu’il y a de défectueux dans les qualités des gens supérieurs, le cinquième ; l’action de prendre frauduleusement les richesses d’autrui et de refuser les choses qu’il est indispensable de donner, le sixième ; celle de blâmer autrui, le septième ; celle de donner des coups ou de maltraiter autrement les gens le huitième. Le roi qui est attaché à ces huit espèces de vices nés de la colère se perd lui-même, il perd son royaume et (est infidèle au) devoir. Toi-même, grand roi, toi qui es né d’une grande famille, tu t’es livré au jeu de dés avec ta femme d’une manière excessive, tu as renoncé à t’occuper des affaires de la royauté. Aussi je pense que, avec une extrême rapidité, nous allons être enveloppés ensemble dans le malheur.

« En donnant au roi cet avertissement, la reine était profondément affligée. Incontinent, le roi lui répondit : Eh ! ma chère, bannis toute crainte. Quand nous eûmes perdu la royauté, ce grand arbre sous lequel j’ai fait mon lit, ce grand arbre s’est bien trouvé là ; de même ces cinq individus Yaxas qui étaient sur ce grand arbre et par la faveur desquels j’ai obtenu cette royauté-ci, ces cinq individus Yaxas se sont bien trouvés là. Ainsi, ma chère, songe que tout ce qui doit arriver, arrivera infailliblement : viens donc et jouons aux dés. — Et le roi, après avoir parlé, recommença de plus belle à jouer avec la reine.

« Cependant les cinq individus Yaxas, ayant su que le malheur du roi était imminent, se mirent à délibérer entre eux : Nous avons donné un royaume à ce roi (dirent-ils) : mais ce roi est un homme excessivement méprisable ; il ne fait preuve d’aucune capacité, et va tomber entre les mains de ses ennemis ; si, dans ces circonstances, nous ne lui donnons aucune aide, il périra, et ce sera pour nous une grande honte. Notre grandeur doit se développer dans le monde et ne souffrir aucune diminution : c’est à nous d’y veiller. Faisons-nous donc combattants pour détruire les ennemis du roi. — Cette décision prise, les cinq Yaxas firent la guerre et détruisirent les adversaires du roi.

Aussitôt la reine, en voyant cette multitude d’ennemis anéantie, comprit qu’il y avait là quelque chose de tout à fait merveilleux, et dit au roi : Eh ! grand roi, que cela est merveilleux ! Comment cette troupe puissante d’ennemis a-t-elle été si facilement anéantie ? — Ces paroles arrivèrent aux oreilles des cinq Yaxas qui interpellèrent la reine en lui disant : Eh ! vertueuse, apprends par quelle cause la multitude des ennemis de ton roi a été ainsi détruite : Nous fûmes jadis cinq poissons ; l’étang dans lequel nous faisions notre demeure fut malheureusement, par suite de chaleurs brûlantes d’une certaine année, entièrement desséché et privé d’eau. Ce roi, de son côté, fut, dans ce temps passé, un potier qui venait à l’étang pour en extraire de l’argile. Nous voyant excessivement troublés, il fit dans cet étang un trou qu’il remplit d’eau et où il nous garda : ce procédé nous sauva la vie. Quelque temps après, nous, les cinq poissons, nous devînmes cinq Yaxas et le potier devint le roi Jayaçekhara. Comme il nous avait rendu service dans une existence précédente, nous lui avons témoigné notre reconnaissance pour ses bons offices en le faisant roi de ce pays. Qu’il jouisse avec toi de la royauté sans épines. — Après avoir prononcé ces paroles, les cinq Yaxas retournèrent dans leur demeure. »

« Le roi Vikramâditya ajouta : Eh ! yogî, ce qui doit arriver nécessairement ne sera changé en aucune manière ; que peuvent les efforts de l’homme ? — Le yogî répondit : Eh ! grand roi, ce que tu as dit est contraire au Nîti-Çâstra. D’après le Nîti-Çâstra, l’homme qui fait des efforts incessants est le meilleur. Dire : ce qui doit arriver arrivera, ce qui ne doit pas arriver n’arrivera pas, quelques efforts que l’on fasse, c’est parler en homme vil ; car aucun acte n’est en dehors du but que l’homme peut atteindre, et celui qui se vante d’être inactif est méprisable. Il faut donc déployer constamment son activité. Malgré tout, j’estime que tu es un grand sage ; aussi, content de toi comme je le suis, je te donne ce joyau incomparable, le cintamani.

« Le roi reçut le cintamani, fut très satisfait, adressa des éloges, fit des génuflexions au Siddha, puis reprit le chemin de sa ville. Un pauvre homme qui se rencontra sur la route lui demanda de l’argent. Le roi donna à ce pauvre homme le joyau cintamani, puis, s’élevant sur ses chaussures magiques, rentra chez lui.

La figure ajouta : « Eh ! roi Bhoja, telle était la grandeur, de Vikramâditya ; s’il y a en toi une telle grandeur, alors assieds-toi sur ce trône, et fais-toi sacrer. » — En entendant ces paroles, le roi Bhoja se retira encore ce jour-là.




  1. Siddha (« qui a réussi »), homme arrivé à la perfection. Ce terme est synonyme de Yogî.
  2. Dieux ou génies qui forment le cortège de Kuvera et gardent ses trésors ; représentés d’ordinaire comme dangereux et nuisibles, quelquefois comme inoffensifs et même bienfaisants. Dans ce récit, ils sont bienfaisants pour les uns, nuisibles pour les autres.