Contes indiens (Feer)/Récit/8

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(p. 73-78).

RÉCIT DE LA 8e FIGURE



Après cela, l’auguste roi Bhoja, prenant encore une fois tout son attirail de sacre, s’approcha du trône. Là-dessus, la huitième figure dit : « Hé ! roi Bhoja, celui qui remplit les désirs des autres comme le faisait l’auguste roi Vikramâditya, celui-là seul est digne de s’asseoir sur ce trône. » À ces mots, le roi dit : « Et comment le roi remplissait-il les désirs des autres ? » La figure reprit : « Écoute, roi :

« Dans la ville d’Avantî, le roi Vikramâditya exerçait la royauté complète. Dans cette ville demeurait le purohita[1] du roi nommé Tripurâkâr, dont le fils appelé Kamâlakar était sot à l’excès. Voyant combien son fils était sot, il était sans cesse plongé dans ses réflexions. Un jour, il fit asseoir son fils près de lui et se mit à lui faire des admonitions : — Hé ! mon fils, écoute ! lui disait-il. Dans le Samsâra[2], les êtres vivants n’arrivent à une naissance humaine qu’en récompense de beaucoup de mérites.

« L’être vivant qui a obtenu un corps d’homme, s’il amasse de la science, est encore propre à une naissance humaine ; autrement cet être à forme humaine qui a raisonné en bête, au point que, dans son esprit, dans sa manière de penser, dans toutes ses occupations comme celles de se coucher, de s’asseoir, de manger, etc., on ne distingue pas l’homme de la bête, cet homme se rapproche insensiblement de la bête. La science de la bête n’est pas la science de l’homme ; par conséquent, celui qui n’a pas la science de l’homme, comment ne serait-il pas une bête ? Vois combien l’instruction est préférable à la royauté : un roi n’est considéré que dans son propre pays ; l’homme instruit jouit d’une égale considération dans son pays et dans les autres contrées. Vois encore combien la richesse de la science est plus précieuse que toutes les richesses du Samsâra ; ces richesses ont à redouter les voleurs, le feu, le roi, etc. ; la richesse de la science n’a aucune de ces frayeurs. Et encore : si on dépense toutes les richesses que l’on possède, elles sont perdues ; on a beau dépenser toutes les richesses de la science, l’intelligence demeure. Semblablement, on ne trouve pas toujours d’autres richesses (pour remplacer les anciennes) ; mais la richesse de la science se retrouve toujours. Songe encore que la science est un ornement supérieur à toutes les parures, car les autres ornements brillent bien sur les enfants et les jeunes gens, mais ne brillent pas sur les vieillards ; la science a son éclat dans tous les âges. Hélas ! mon fils, tu n’as pas acquis la science ; aussi ta vie est-elle semblable à la mort. En pesant les résultats, je me dis que, entre ces trois choses : ou n’avoir pas de fils, ou en avoir un et le perdre, ou en avoir un qui échappe à la mort et vive, mais soit insensé, mieux vaut n’en avoir pas, ou, si l’on en a un, le perdre. Ce n’est jamais une bonne chose qu’un (fils) insensé reste en vie. Aussi, quand un fils qui n’a pas médité sur sa destinée future est retiré de ce monde et meurt, le chagrin qu’on éprouve dure au plus un mois ou deux. Un fils insensé est pour son père et sa mère une cause perpétuelle de chagrins. C’est pour cela que je dis : la mort d’un fils insensé est un bien.

« Kamalâkar, ayant entendu toutes ces paroles de son père, partit pour les pays étrangers, afin d’amasser de la science. Il se trouva un jour dans le pays de Kâçmîr. Dans ce pays était un brahmane versé dans tous les Çâstras ; il s’appelait Candramaulî. Kamalâkar s’attacha à ce brahmane pour obtenir la science. Candramaulî le brahmane, très satisfait de la docilité de Kamalâkar, lui donna le Siddhimantra[3] de Sarasvatî[4]. Par la puissance du Siddhimantra, Kamalâkar devint habile dans les dix-huit sciences[5].

« Après cela, Kamalâkar se rendit dans la ville de Kâncî. Il y trouva une jeune fille nommée Naramohinî[6] qui se tenait dans une maison où nulle autre personne n’habitait. La porte en était toujours ouverte. L’architecte de cette maison était un Râxasa nommé Durjaya ; il y venait (chaque jour) à la tombée de la nuit. Si quelque étranger entrait dans cette maison et s’y arrêtait troublé par la vue de la jeune fille, le Râxasa, arrivant à la tombée de la nuit, le dévorait. Plusieurs passants moururent de cette manière.

« Kamalâkar avait entendu raconter toute cette histoire. De retour dans son pays, il la rapporta un jour au roi et ajouta : Ô grand roi, donne-moi cette femme si belle. — Le roi y consentit ; il prit Kamalâkar avec lui et se rendit à Kâncîpurî près de la jeune fille Naramohinî. À la vue de cette jeune fille, le roi n’éprouva pas le moindre trouble ; il était, au plus haut degré, ferme et maître de ses sens. Ensuite, à la nuit, le Râxasa tenta de manger le roi. Au premier cri, le roi porta la main à la garde de son épée et se mit en devoir de combattre ; il engagea aussitôt avec le Râxasa un combat varié et parvint à le tuer.

La jeune fille Naramohinî fut bien contente du meurtre du Râxasa ; elle adressa beaucoup d’éloges au roi et lui dit : Ô roi, tu m’as délivrée du Râxasa, tu m’as donné la vie ; aussi je me réfugie en toi. — Le roi, entendant ces paroles de la jeune fille, répondit : Ô jeune fille, si vraiment tu te réfugies en moi, prodigue tes tendresses à celui que je vais te désigner : Kamalâkar que voici est très savant, et il m’est excessivement cher ; prends-le pour époux et honore-le (comme tel). — La jeune fille accepta la proposition du roi.

« Après avoir donné de cette manière la belle jeune fille à Kalamâkar, l’auguste Vikramâditya rentra dans sa capitale ; Kamalâkar prit la belle jeune fille et retourna chez lui. »

La huitième figure ajouta : Ô roi Bhoja, tu as entendu comment le roi Vikramâditya remplissait les désirs des autres. S’il y a en toi une telle aptitude à remplir les désirs des autres, alors tu es digne de t’asseoir sur ce trône. » Après avoir entendu ces paroles, le roi Bhoja s’en alla, ce jour-là encore, la tête basse.


  1. Le prêtre domestique ; le terme sanskrit purohita correspond à peu près (mutatis mutandis) à « chapelain ».
  2. Samsâra, « le monde de la transmigration ». On ne peut pas traduire simplement par « le monde », terme qui ne réveille pas pour nous la même idée que Samsâra pour les Hindous.
  3. Talisman ou plutôt formule magique.
  4. Voir le récit premier (page 37, note 3).
  5. Voir le quatrième récit (pages 49-50).
  6. « Celle qui trouble les hommes ».