Contre Verrès (Rozoir)/Seconde Action — Cinquième Discours

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Contre Verrès/Seconde Action (traduction Rozoir)
Traduction par Charles du Rozoir.
Texte établi par Panckoucke, Panckoucke (9p. --230).



SECONDE ACTION
CONTRE VERRÈS.

CINQUIÈME DISCOURS
DES SUPPLICES
TRADUIT PAR M. GUEROULT
REVU, COMPLÉTÉ ET ANNOTÉ
PAR M. CH. DU ROZOIR.
SOMMAIRE.

Si Verrès s’était contenté de voler, dit un critique que nous avons cité plus d’une fois[1], il est probable que l’éloquence de Cicéron n’aurait pas transmis son nom à la postérité ; mais, convaincu qu’il n’y a que les morts qui ne disent rien, il employait le plus sur moyen de réduire au silence ceux qui pouvaient devenir ses accusateurs, et c’est de là que la dernière et la plus belle des Verrines emprunte son titre De suppliciis. »

Ce discours est le dernier de ce procès mémorable. « C’est là surtout qu’on peut admirer le mouvement, la chaleur, la rapidité, l’énergie et l’expression de

 « …… Ces haines vigoureuses
« Que doit donner le vice aux âmes généreuses[2]. »

Dans cette partie de l’accusation, Cicéron s’attache à considérer le préteur de Sicile comme ayant eu la direction de la force publique, l’autorité militaire, et il examine l’usage qu’il en a fait.

Hortensius, défenseur de l’accusé, se préparait à répondre que Verrès était un excellent général, un nouveau Man. Aquillius, le vainqueur des esclaves de la Sicile, et qu’il fallait absoudre son client en faveur de ses services militaires. Dans son début, qui n’est qu’une ironie prolongée, Cicéron détruit, pour ainsi dire, en se jouant, ce plan de défense si ridicule et si peu vraisemblable, qu’on pourrait peut-être supposer que c’était de sa part une pure supposition pour faire rire aux dépens de ses adversaires. Quoi qu’il en soit, Cicéron prouve que Verrès n’a montré ni courage, ni talent, ni loyauté, ni prévoyance dans sa conduite militaire en Sicile, et qu’il a compromis la sûreté intérieure et extérieure de cette province. Son infâme avarice a fait triompher les pirates ; et, pour donner le change à l’opinion, il a jugé, condamné, mis à mort tous les capitaines de la flotte ; il a pareillement exercé des cruautés sans nombre, même envers des citoyens romains.

Cette harangue comprend donc quatre chefs : 1° ce que Verrès a fait pour assurer la tranquillité de la Sicile pendant la guerre de Spartacus ; 2° les mesures qu’il a prises contre les incursions des pirates ; 3° le procès révoltant, la condamnation à mort et l’exécution des capitaines de la flotte ; 4° ses cruautés envers les citoyens romains, d’où résultera contre lui l’accusation de lèse-majesté.

Citons ici quelques réflexions pleines de justesse présentées par Truffer sur le plan général des Verrines. « Il est à remarquer, dit-il, que Cicéron, dans la marche de cette longue plaidoirie, suit une sorte de gradation que semble indiquer la nature des choses. C’est un crime de ne pas rendre la justice : de là deux premiers discours sur les malversations de Verrès en ce genre, tant à Rome que dans la province. C’est un plus grand crime d’imposer des taxes arbitraires et de provoquer la disette : troisième discours sur la levée des décimes et les impositions de grains. C’en est un plus grand encore de piller les temples et d’enlever les objets du culte public : quatrième discours, intitulé Des statues ; et c’est celui qui précède. Enfin le comble de la scélératesse est de massacrer les hommes, de les mettre en croix, surtout quand on traite ainsi les enfans même de la patrie, dont tout magistrat est : tenu de défendre les privilèges. Quel champ pour l’éloquence ! Il faut se souvenir, au surplus, que c’est un Romain qui parle. Quoique tous tes hommes, soient égaux par eux-mêmes, ils ne l’étaient pas aux yeux du peuple-roi, qui dédaignait toutes les nations : or, ici, nous devons adopter ses préjugés, si nous voulons ne rien perdre des mouvemens rapides et des argumens de l’orateur. »

En effet, comme l’observe un autre critique : « Si l’orateur débite des maximes d’une politique sévère et terrible ; s’il parle sans pitié du supplice qu’on doit aux ennemis vaincus ; s’il recommande d’être sanguinaire envers eux, et avec autant de chaleur qu’on recommande aujourd’hui l’humanité, il se conforme aux principes de l’administration de Rome ; et, si la philosophie a droit de se plaindre, le patriotisme lui doit des éloges. »

C’est surtout au supplice de Gavius, que, dans cette partie, s’attache l’orateur, dont le style présente toute la force et l’abandon d’une âme passionnée ; et ici il se montre aussi adroit que pathétique. Car (et nous laissons encore parler un autre traducteur de Cicéron[3]), « S’il est possible que les autres crimes du préteur trouvent grâce devant un tribunal corrompu, du moins cet exécrable attentat ne restera pas impuni. Cicéron déclare que l’accusé, que les juges et ceux qui les auront corrompus, seront traduits par lui au tribunal du peuple romain. Son édilité va commencer ; et, dès qu’il entrera en fonctions, il usera du droit que lui donne sa nouvelle magistrature. Il convoquera l’assemblée ; et du haut de la tribune il accusera Verrès et ses complices, et il appellera sur eux la vengeance de la nation entière, intéressée à les punir. S’il n’a pas manqué d’ardeur, de fermeté, de persévérance contre Verrès, dont il n’est l’ennemi que parce que Verrès est l’ennemi des Siciliens, qu’on s’attende à trouver en lui plus de chaleur encore et plus d’énergie contre des hommes dont il aura bravé la haine pour l’intérêt du peuple romain. Il tâchera de mériter de plus en plus la confiance et les suffrages de ses concitoyens, par la fermeté qu’il oppose à l’orgueil et aux mépris des nobles, par le courage avec lequel il déclare une guerre éternelle aux méchans, par son respect pour les lois, et son dévouement pour les intérêts et la gloire du peuple. »

Il termine, cette harangue par une invocation aux différentes divinités dont Verrès avait profané, dépouillé les temples, ou enlevé les statues. Quelle idée plus neuve et plus ingénieuse pour une péroraison dont le style est d’ailleurs si plein d’éclat et d’entraînement ? « Cette dernière partie tout entière, dit M. Gueroult jeune dans la leçon déjà citée, excite encore tellement l’horreur et la pitié, que tous les rhéteurs et tous les hommes de goût l’ont regardée généralement comme le chef-d’œuvre de l’éloquence latine[4]. »

Cependant, il faut en convenir, quelques beautés que présente ce plaidoyer, il n’a pas été à l’abri de la critique. Le plan n’est pas aussi net, aussi bien suivi que dans les autres Verrines. « Il semble, dit le traducteur Clément[5], que, sur le point de finir, Cicéron ramasse toutes les preuves qui lui étaient échappées. Il a déjà beaucoup parlé des faveurs injustes accordées par Verrès aux Mamertins, de ce navire de charge dont ils firent présent à l’accusé ; l’orateur y revient encore. Peut-être le morceau où il peint la manière dont lui-même s’est conduit dans sa questure, est-il sinon déplacé, du moins un peu long. L’orateur doit toujours être court quand il parle de lui. Cependant, en cet endroit, on peut croire que Cicéron parlait moins par vanité que par l’ambition d’obtenir de nouveaux honneurs, en montrant combien dans la possession des premiers il avait justifié la confiance du peuple romain. »

On peut le dire, une telle déclaration de principes de la part de l’orateur n’avait rien d’oiseux ni de forcé : ce n’était pas un lieu commun. La situation relative de Cicéron et de Verrès, l’état de corruption de la république, la rendaient nécessaire. « Ce scélérat de Verrès, dit encore Dussault, avait un parti très-considérable dans Rome ; il était défendu par le fameux Hortensius ; il pouvait faire de très-jolis cadeaux ; et l’influence des présens n’agissait pas avec moins d’empire sur la rhétorique des orateurs anciens, que sur celle de nos orateurs et de nos écrivains. Ce qu’il y a d’assez plaisant, c’est que Verrès disait publiquement dans Rome, et avec une pleine assurance, qu’il avait fait trois parts des trois années de son gouvernement : une pour lui, la seconde pour ses avocats, et la troisième pour ses juges. Il donnait de grands dîners pendant l’instruction de son procès, et les plus illustres personnages de Rome s’y rendaient très-volontiers : on le louait sur l’excellente chère qu’il faisait à ses hôtes, sur la délicatesse de son goût, et particulièrement sur la magnificence de sa vaisselle. Presque tous ceux qui avaient eu des gouvernemens faisaient cause commune avec lui : la bonne compagnie s’épuisait en sarcasmes contre Cicéron, contre cet homme nouveau qui s’avisait d’écouter les plaintes de la populace sicilienne, et de tracasser un homme comme il faut, dont la maison était ornée des statues les plus délicieuses, et à qui l’on ne pouvait reprocher qu’un goût trop vif pour les arts et pour les antiques. Rome était alors remplie de voleurs publics qui avaient pillé les provinces comme Verrès, et seulement avec un peu moins de scandale. Cicéron met dans tout son jour cet horrible brigandage. Il oppose les droits incontestables de la victoire à ce pillage exercé par des particuliers ; il fait sentir que les ornemens publics de la ville sont des trophées consacrés par les lois de la guerre, et des dépouilles enlevées à des ennemis, tandis que les monumens qui décorent les maisons de tant de particuliers ont été ravis à des alliés par des magistrats infidèles : In urbe nostra pulcherrima atque ornatissima quod signum, quae tabula picta est, quæ non ab hostibus victis capta, atque apportata sit ?  » Revenons aux critiques dont cette harangue a été l’objet.

On ne doit pas blâmer comme des redites les passages énergiques dans lesquels Cicéron revient sur les affreuses débauches de Verrès. L’excès du libertinage s’est toujours allié avec la soif du sang ; et en ce genre Verrès n’a fait que donner l’exemple aux plus odieux tyrans du monde romain.

Il est dans ce discours des faits qui ne sont pas assez clairement expliqués. On ne voit pas bien si Verrès garda chez lui ce chef de pirates qu’il ne fit pas mourir ; on ne comprend pas parfaitement les supercheries qu’il employa pour faire croire que ce corsaire était mort dans les supplices. Enfin on voudrait voir disparaître de cette harangue quelques détails trop peu importans par eux-mêmes pour occuper les esprits, déjà fatigués par une si longue plaidoirie. Il ne faut pas chercher à justifier Cicéron du défaut qui souvent est pour nous une source de si belles digressions ; son abondance, qui fut toujours au dessus de la fécondité même des sujets les plus abondans[6]. Déjà, au temps de Tacite et de Quintilien on trouvait bien des longueurs dans les Verrines, si l’on en juge par ces mots du dialogue sur la corruption de l’éloquence, attribué, tour à tour à l’un ou à l’autre de ces écrivains : Quis quinque in Verrem libros exspectaverit ?

Nous avons déjà dit que Verrès s’était exilé pour prévenir sa condamnation. Il est utile d’ajouter que ce fut à Rome qu’il périt. Après la mort de César, il y était rentré à la faveur d’une loi qui rappelait les bannis, et fut tué par les satellites de Marc-Antoine » lorsqu’il s’y attendait le moins : « Heureux, dit Lactance, de ce « qu’avant son trépas les dieux du paganisme lui eussent accordé « la consolation de voir la fin déplorable de Cicéron, son ancien « ennemi et son accusateur. » (De Origine erroris, lib. II.)

C. D.
SECONDE ACTION
CONTRE VERRÈS.

LIVRE CINQUIÈME.
DES SUPPLICES.
DIXIÈME DISCOURS.


I. Personne, je le vois, juges, personne ne doute que C. Verrès n’ait dépouillé très-ouvertement dans la Sicile tous les lieux sacrés et profanes, tous les édifices publics et particuliers, et que, sans scrupule comme sans nul déguisement, il ne se soit livré à tous les genres de larcins et de brigandages. Cependant on m’annonce un moyen de défense imposant, glorieux, et que je ne pourrai combattre, juges, avant d’y avoir long-temps réfléchi. On établit comme point fondamental que, grâce à la valeur et à la vigilance extraordinaire de son préteur, notre province de Sicile a, dans les conjonctures les plus difficiles et les plus effrayantes, été mise à l’abri des entreprises des esclaves fugitifs et des périls de la guerre.

Que faire, juges ? que va devenir mon plan d’accusation, et de quel côté diriger mes attaques ? Partout on m’opposera, comme un rempart inexpugnable, le titre de grand général. Je connais ce lieu commun ; je sais sur quel point Hortensius va déployer ton t e son éloquence. Les dangers de la guerre, les malheurs de la république, la disette de généraux, voilà ce qu’il va faire valoir. Ensuite il vous conjurera, que dis-je ? fier de ce moyen (1), il vous commandera de ne pas souffrir que, sur la déposition des Siciliens, un si grand capitaine soit enlevé au peuple romain ; il vous défendra de laisser flétrir par des imputations d’avarice la gloire acquise par les armes.

Je ne puis le dissimuler, juges ; je crains que Verrès, à la faveur de ses rares talens militaires, n’obtienne l’impunité de tous ses méfaits ; car je me rappelle combien, dans la cause de Man. Aquillius, fut puissante et victorieuse l’éloquence de Marc-Antoine (2). Cet orateur, aussi adroit que pathétique, arrivé à la fin de son plaidoyer, saisit Aquillius, et, le plaçant sous les yeux de l’assemblée, déchira la tunique dont sa poitrine était couverte, pour que le peuple romain et les juges contemplassent ses nobles cicatrices ; mais ce fut surtout en montrant une blessure que ce guerrier avait reçue à la tête, du chef même des rebelles, qu’il déploya toute son éloquence. Enfin il sut émouvoir les juges au point de leur faire craindre qu’un homme que la fortune avait arraché tant de fois au glaive des ennemis, bien qu’il fût si prodigue de sa vie, ne parût avoir échappé à tant de dangers que pour servir de victime à la cruauté des tribunaux, et non pour la gloire du peuple romain. C’est le même plan, le même moyen de défense qu’on prépare aujourd’hui ; c’est au même succès que l’on prétend. Que Verrès soit un voleur, un sacrilège ; qu’il soit le plus infâme, le plus scélérat des hommes ; on vous l’accorde : mais c’est un général habile, heureux ; et l’on doit, à ce titre, le conserver pour les dangers de la république.

II. Je ne veux point, Verrès, en agir avec vous à la rigueur ; je ne dirai pas, et je devrais peut-être m’en tenir à ce seul point, que l’objet de la cause étant déterminé par la loi, il faut que vous nous appreniez, non pas vos exploits militaires, mais si vos mains ont respecté l’argent qui ne vous appartenait pas. Non, je le répète, ce n’est pas ainsi que je procéderai. Seulement je vous demanderai, comme vous me paraissez le désirer, de quel genre sont vos exploits guerriers, et quelle en est l’importance ?

Direz-vous que la Sicile a été délivrée par votre courage de la guerre des fugitifs (3) ? Voilà sans doute un magnifique éloge, un beau titre de gloire. Toutefois de quelle guerre parlez-vous ? car depuis celle qui fut terminée par Man. Aquillius, nous savons qu’il n’y a eu en Sicile aucune guerre des esclaves. Mais il y en avait une en Italie. Je l’avoue, et même elle a été vive et sanglante. Est-ce de cette guerre que vous prétendez vous faire un titre de gloire ? Vous voulez donc partager l’honneur de la victoire avec M. Crassus et Cn. Pompée (4) ? Je vous crois bien assez d’impudence pour oser le prétendre. Apparemment vous avez empêché les fugitifs de passer d’Italie en Sicile ? Où ? quand ? de quel côté ? Fut-ce lorsqu’ils voulurent traverser le détroit ? Était-ce avec une flotte ou sur des vaisseaux qu’ils voulurent tenter le passage ? Pour nous, jamais nous n’en avons entendu parler. Tout ce que nous savons, c’est que le courage et la prudence de Crassus ne permirent pas aux fugitifs de rassembler des radeaux pour traverser le détroit de Messine. Aurait-il fallu prendre tant de peine pour déjouer cette tentative, si l’on avait cru la Sicile en état de les repousser ?

III. Mais la guerre était en Italie, presqu’aux portes de la Sicile, et la Sicile en a été préservée. Qu’y trouvez-vous de surprenant ? Lorsqu’elle se faisait en Sicile, et c’est bien la même distance, l’Italie ne s’en est nullement ressentie. Pourquoi nous alléguer la proximité des lieux ? Veut-on dire que le passage était facile à l’ennemi, ou que la contagion de l’exemple pouvait gagner les esprits ? Un trajet par mer est-il donc praticable sans vaisseaux ? Ces ennemis dont vous dites que la Sicile était si proche, il leur aurait été plus facile de gagner par terre l’Océan que d’aborder au cap Pélore (5).

Quant à la contagion de la guerre servile, pourquoi vous vantez-vous à cet égard plus que les gouverneurs des autres provinces ? Est-ce parce qu’il y avait déjà eu en Sicile des révoltes d’esclaves ? Mais, par cette raison même, votre province était plus en sûreté ; car depuis le départ de Man. Aquillius, tous les préteurs avaient expressément défendu aux esclaves, quels qu’ils fussent, de porter aucune arme offensive. Voici un fait qui n’est pas nouveau, et que peut-être aucun de vous n’ignore, juges, parce qu’il offre un exemple remarquable de sévérité. Lorsque L. Domitius était préteur en Sicile (6), on lui apporta un sanglier d’une grosseur monstrueuse. Il voulut savoir qui l’avait tué. Ayant appris que c’était un berger, il le fit venir. Cet homme s’empressa d’accourir ; il s’attendait à des éloges et à une récompense. Domitius lui demanda comment il avait terrassé une si énorme bête. L’esclave répondit que c’était avec un épieu. À l’instant il fut mis en croix. Ce jugement paraîtra sans doute cruel : je ne prétends ni le blâmer ni le justifier ; j’observerai seulement que Domitius aima mieux être taxé de cruauté pour avoir puni, que de faiblesse pour n’avoir pas exécuté la loi (7).

xx IV. C’est grâce à ces règlemens établis pour la Sicile, que, dans un temps où la guerre des fugitifs embrasait toute l’Italie, C. Norbanus (8), qui n’était ni très-actif ni très-ferme, put maintenir dans cette province la plus parfaite tranquillité. Rien d’ailleurs de plus aisé pour la Sicile que de se garantir elle-même d’une guerre intestine. En effet, comme nos commerçans et les Siciliens vivent dans une parfaite union, fondée sur des relations habituelles d’affaires et d’amitié ; qu’ainsi la situation particulière de ceux-ci doit leur faire trouver d’immenses avantages dans la paix ; que d’ailleurs ils chérissent la domination romaine au point qu’ils ne voudraient nullement y porter atteinte, encore moins passer sous d’autres lois ; enfin, que les ordonnances des préteurs et la police des maîtres sont d’accord pour empêcher toute insurrection de la part des esclaves, nous n’avons lieu de redouter qu’aucun trouble domestique naisse dans le sein de cette province.

Quoi donc ! les esclaves n’ont-ils, pendant la préture de Verrès, fait aucun mouvement en Sicile ? N’a-t-on pas quelque complot à leur imputer ? Aucun du moins qui soit parvenu à la connaissance du sénat et du peuple romain, et au sujet duquel Verrès ait officiellement écrit à Rome. Cependant il se peut que, dans quelques bagnes d’esclaves, il y ait eu un commencement d’insurrection. Oui, j’en ai l’idée ; et ce soupçon est fondé moins sur quelque évènement connu que sur les actes et les décrets de l’accusé. Voyez combien je suis loin d’apporter dans cette cause les dispositions d’un ennemi. Il est un fait dont Verrès a désiré que vous fussiez instruits, et dont vous n’avez jamais entendu parler ; c’est moi qui vais vous l’apprendre et vous le révéler. Dans le canton de Triocale (9), qui fut autrefois au pouvoir des fugitifs, les esclaves d’un Sicilien nommé Léonidas furent soupçonnés de conspiration. Le préteur en fut averti. Aussitôt, comme il le devait, il fait arrêter et conduire à Lilybée ceux qu’on lui avait dénoncés. Leur maître fut assigné, le procès s’instruisit ; ils furent condamnés.

V. Qu’arriva-t-il ensuite ? Devinez. Vous vous attendez peut-être à quelque escroquerie (10), à quelque vol à force ouverte. Ne croyez pas qu’on ait toujours les mêmes faits à produire. Dans les alarmes d’une guerre imminente, peut-on songer à voler ? Je ne sais si, dans cette circonstance, il en a trouvé l’occasion ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il l’a négligée. Cependant il pouvait tirer quelques écus de Léonidas quand il le somma de comparaître. Il y avait aussi, pour que la cause fût remise, quelque marché à faire, et ce n’aurait pas été le premier. C’était encore une bonne aubaine que d’absoudre les accusés. J’en conviens ; mais ces malheureux une fois condamnés, il n’y avait plus moyen de rien extorquer. Il faut absolument qu’on les mène à la mort, car Verrès a pour témoins et les membres du tribunal, et les pièces du procès, et Lilybée, et tant d’honorables citoyens romains domiciliés dans cette ville opulente. Non, il n’y a pas moyen d’éluder ; l’exécution est indispensable. Les voilà donc conduits sur la place, les voilà attachés au poteau.

Il me paraît, juges, que vous êtes impatiens d’apprendre le dénouement de cette scène ; car cet homme n’a jamais rien fait sans quelque vue d’intérêt et de rapine Ici la chose est-elle possible ? Quelque moyen s’offre-t-il à sa cupidité ? Eh bien ! attendez-vous à l’action la plus révoltante que vous pourrez imaginer, et ce que je vais vous dire surpassera votre attente. Ces esclaves convaincus, condamnés pour fait de conspiration, livrés à l’exécuteur, liés au poteau fatal, sont tout à coup, en présence de plusieurs milliers de spectateurs, détachés et remis à Léonidas, leur maître. Insensé ! que pouvez-vous dire, si ce n’est ce dont je ne veux pas m’enquérir, bien que, dans un attentat de cette nature, je devrais vous le demander, quoique la chose ne soit pas douteuse ; et même, si l’on pouvait en douter, direz-vous ce que vous avez reçu, combien et de quelle manière ? Je vous fais grâce de toutes ces questions ; je vous épargne la peine de me répondre. Je ne crains point qu’on persuade jamais à personne qu’un attentat dont nul autre que vous n’aurait pu se rendre coupable à quelque prix que ce fût, vous, Verrès, vous soyez décidé à le commettre gratuitement. Mais je ne parle point ici de vos talens pour le vol et le brigandage ; c’est votre mérite militaire que je vais examiner.

xx VI Que dites-vous, gardien vigilant, valeureux défenseur de la Sicile ? Des esclaves ont voulu prendre les armes et allumer la guerre dans votre province : vous en avez eu la preuve ; vous les avez condamnés, de l’avis de votre conseil : déjà, voués au supplice institué par nos ancêtres, ils étaient attachés au poteau ; et vous avez osé les soustraire au coup fatal, et les mettre en liberté ! Sans doute cette croix que vous aviez fait dresser pour des esclaves condamnés, vous la réserviez pour des citoyens romains qui n’avaient pas été jugés. On voit des états, penchant vers leur ruine, recourir, quand ils ont perdu toute ressource et toute espérance, à des moyens extrêmes, et qui ne font qu’accélérer leur perte. Alors les condamnés sont réhabilités (11), les détenus remis en liberté, les bannis rappelés, et les jugemens annulés. A de tels symptômes, qui ne reconnaît que la chute d’un gouvernement est inévitable, et qu’il ne lui reste plus aucun espoir de salut ?

Cependant, si quelquefois on a pris ces mesures extrêmes, elles n’avaient d’autre but que d’affranchir du supplice ou de l’exil des citoyens illustres ou populaires. Ce n’était point au reste par leurs juges eux-mêmes qu’ils étaient délivrés ; ce n’était pas non plus immédiatement après la sentence ; enfin ils n’avaient point été condamnés pour des crimes qui missent en danger la fortune et la vie de tous les citoyens. Mais ici nous voyons un attentat jusqu’alors inouï, un attentat si extraordinaire, que son auteur, plus que le fait lui-même, le rend croyable. Ce sont des esclaves que celui-même qui les a jugés, a soustraits tout à coup au glaive de la loi ; et ces esclaves avaient été condamnés pour un crime que tous les hommes libres devraient payer de leur tête et de leur sang.

Ô l’admirable général ! Non, ce n’est plus au brave Man. Aquillius, c’est aux Paul-Emile, aux Scipions, aux Marius qu’il faut le comparer. Quelle prévoyance au milieu des alarmes et des dangers de sa province ! À peine s’est-il aperçu qu’en Sicile les esclaves sentaient leurs esprits s’échauffer au bruit de la guerre allumée par les esclaves en Italie, comme il sait contenir leur audace par la terreur ! Il ordonne d’arrêter les séditieux : qui ne tremblerait pas ? Il cite les maîtres devant son tribunal : quoi de plus effrayant pour des esclaves ? Il prononce la culpabilité des prévenus (12) ; il paraît vouloir, avec le sang et les tortures d’un petit nombre d’individus, éteindre l’incendie qui menace. Déjà sont préparés les fouets, les feux, tous les instrumens de mort destinés à punir les condamnés et à intimider les autres, puis enfin la torture et la croix. Eh bien ! tous ces supplices ? Ils en furent délivrés ! Qui doute que les esclaves n’aient été glacés d’épouvante quand ils ont vu que le préteur pouvait se montrer assez accommodant pour que des brigands, convaincus par lui-même de conspiration, rachetassent de lui leur vie, et cela par l’entremise du bourreau ? Eh quoi ! n’est-ce pas ainsi que vous en avez agi envers Aristodame d’Apollonie et Léonte de Mégare (12*)  ?

VII. Que dis-je ? ce mouvement des esclaves, ces soupçons de guerre si soudainement conçus, ont-ils redoublé votre vigilance et vos soins pour la sûreté de votre province ; ou plutôt ne vous ont-ils pas fourni un nouveau prétexte de gains et de rapines ? Eumenidas d’Halicye, homme honorable et distingué par sa naissance, a pour régir ses domaines un fermier qui, à votre instigation, s’est vu menacé d’une accusation. Son maître ne l’a tiré d’affaire qu’en vous donnant soixante mille sesterces ; et lui-même naguère a déclaré, sur la foi du serment, comment la chose s’était passée. Vous avez pareillement extorqué cent mille sesterces à C. Matrinius, chevalier romain, tout absent qu’il était ; car il se trouvait alors à Rome. Et pourquoi ? Vous avez dit que ses pâtres et ses fermiers vous étaient devenus suspects. Le fait a été certifié par L. Flavius, qui vous a compté la somme comme intendant de C. Matrinius ; il l’a été par Matrinius lui-même ; il le sera par un témoin de la plus haute distinction, le censeur Cn. Lentulus, qui, plein d’estime pour Matrinius, vous a écrit et fait écrire en sa faveur dès le commencement de l’affaire.

Votre conduite envers un citoyen de Panorme, Apollonius (13), fils de Dioclès, et surnommé Geminus, peut-elle être passée sous silence ? Quoi de plus connu dans toute la Sicile ? quoi de plus révoltant, de plus avéré ? À peine Verrès était-il entré dans Panorme, que, montant sur son tribunal, il lance un mandat contre Apollonius, et ordonne qu’il soit amené à la vue de la foule immense qui courait la place. Cet ordre excite un murmure confus : on s’étonnait qu’Apollonius, avec tout son argent, eût échappé si long-temps à l’avidité du préteur. Il faut, disait-on, que Verrès ait réfléchi, qu’il ait imaginé quelque nouveau prétexte ; car ce n’est assurément pas sans dessein qu’un riche propriétaire se voit cité si brusquement. On attendait le dénouement avec impatience, lorsque soudain Apollonius, hors d’haleine, accourt avec son fils adolescent ; car son père, accablé de vieillesse, était retenu au lit depuis long-temps. Le préteur lui nomme un esclave qu’il prétend être l’inspecteur de ses troupeaux. C’est, dit-il, un conspirateur ; il a soulevé plusieurs bagnes d’esclaves. Or l’esclave en question n’existait point dans l’habitation. N’importe ; il faut le livrer sur-le-champ. Apollonius proteste qu’il n’a chez lui aucun esclave de ce nom. — Qu’on arrache cet homme du tribunal, qu’on le jette dans un cachot. On entraîne le malheureux : lui de crier qu’il n’a rien fait, qu’il est innocent, qu’il n’a que des billets à sa disposition, que, pour le moment, il n’a point d’argent comptant. Comme il parlait ainsi au milieu d’une foule innombrable, de manière à faire comprendre à tous que c’était pour n’avoir pas donné d’argent qu’on le traitait avec tant d’indignité ; oui, je le répète, comme il criait de toutes ses forces qu’il n’avait pas d’argent, ce fut alors qu’on le chargea de fers.

VIII. Remarquez combien est conséquente (14) la conduite du préteur, de ce préteur qu’on ne se borne pas à défendre comme un magistrat ordinaire, mais qu’on vante comme un général accompli. Dans un temps où l’on craignait une insurrection de la part des esclaves, il sévissait contre les maîtres sans les avoir jugés, et faisait grâce aux esclaves qu’il avait condamnés. Un riche propriétaire qui aurait perdu sa fortune si les fugitifs avaient allumé la guerre en Sicile, Apollonius, sous prétexte d’une guerre préparée par les fugitifs, s’est vu mettre aux fers, sans avoir pu rien dire pour sa défense ; et des esclaves que lui-même, d’accord avec son conseil, avait déclarés coupables de s’être concertés pour faire la guerre, Verrès, sans reprendre les avis de son conseil, de son propre mouvement, les a tous acquittés.

Mais si Apollonius avait commis quelque faute qui en effet méritât d’être punie, ferais-je un crime au préteur de l’avoir jugé trop sévèrement ? Non ; je ne serai pas si rigoureux ; non, je n’irai point, ainsi que les accusateurs le font d’ordinaire, calomnier la clémence et la taxer de faiblesse ; je ne chercherai point, Verrès, à vous rendre odieux, en présentant un acte de sévérité comme un trait de barbarie. Non, je respecterai vos arrêts, je maintiendrai votre autorité autant que vous le voudrez. Mais, lorsqu’il vous plaira d’annuler vos propres actes, ne trouvez point mauvais que je n’en tienne aucun compte ; car alors j’aurai le droit de prétendre que celui qui a prononcé lui-même sa condamnation, doit être, à plus forte raison, condamné par les juges que leur serment oblige à ne consulter que l’équité dans leurs sentences.

Je ne défendrai point la cause d’Apollonius, quoiqu’il soit mon hôte et mon ami, de peur d’être accusé de m’élever contre vos décisions ; je ne dirai rien de sa frugalité, de sa probité, de son activité ; je n’insisterai pas sur une observation que j’ai déjà faite ; c’est que sa fortune consistant en esclaves, en troupeaux, en métairies, en obligations, personne n’était plus intéressé que lui à ce qu’il n’y eût en Sicile aucune insurrection, aucune espèce de guerre ; je ne dirai pas qu’Apollonius, eût-il été coupable, un homme si considéré dans une ville qui jouit elle-même d’une si haute considération, ne devait pas être puni avec tant de rigueur, sans avoir été entendu. Je ne chercherai pas à exciter contre vous l’indignation publique, en rappelant que, lorsqu’un citoyen de ce caractère était plongé dans un cachot, dans les ténèbres, dans la fange, dans les immondices, vos ordres tyranniques ne permirent ni à son père déjà courbé sous le poids des ans, ni à son fils encore dans la fleur de l’âge, d’aller le consoler du moins par leur présence ; je ne dirai pas même que toutes les fois que vous êtes venu à Panorme dans le cours de cette année, et pendant les six premiers mois de l’année suivante, car la captivité d’Apollonius n’a pas duré moins long-temps, le sénat de Panorme s’est présenté devant vous en habits de deuil, avec les magistrats et les ministres de la religion ’5, pour vous prier, vous conjurer de mettre enfin un terme aux souffrances de leur concitoyen malheureux et innocent. Je n’entrerai point dans tous ces détails, qui, si je voulais les retracer, ne permettraient à personne de douter, Verrès, que, par votre cruauté envers les autres, vous vous êtes fermé dès long-temps tout accès à la commisération des juges.

IX. Oui, je vous fais grâce de tous ces détails : aussi bien je prévois ce que m’opposera Hortensius. Il avouera que ni la vieillesse du père, ni l’âge tendre du fils, ni les larmes de l’un et de l’autre, n’ont prévalu dans l’esprit de Verrès sur l’intérêt et le salut de sa province. Il dira que, sans la terreur et la sévérité, il est impossible de gouverner ; il demandera pourquoi les faisceaux sont portés devant les préteurs, pourquoi on leur a donné des haches, pourquoi l’on a bâti des prisons, pourquoi nos ancêtres ont décerné tant de supplices contre les coupables ? Lorsqu’il aura fait toutes ces questions d’une voix imposante et sévère, moi aussi je lui demanderai pourquoi ce même Apollonius a vu tout à coup, grâce au même Verrès, sans aucun nouvel incident, sans aucune justification, sans aucune procédure, arriver le moment de son élargissement ? xx Une telle conduite, je ne crains pas de l’affirmer, fait naître de si graves soupçons, que, renonçant à toute argumentation, je m’en rapporte à la sagacité des juges, pour qu’ils décident eux-mêmes combien ce nouveau genre de brigandage est criminel, infâme et révoltant, et quel champ vaste, quelle carrière immense il ouvre à la rapacité.

En effet, que de vexations n’a-t-il pas fait subir à Apollonius ? Quelques mots suffiront, juges, pour vous en donner une idée ; ensuite vous évaluerez ce qu’a dû produire à Verrès cet infâme trafic. Vous trouverez que tant d’iniquités n’ont été réunies contre un homme aussi riche que pour faire craindre à tous les autres le même traitement, et pour leur mettre sous les yeux les dangers qui les menacent. D’abord nous avons une accusation soudaine, capitale, et de nature à soulever les haines. Établissez, si vous pouvez, à quel prix on a pu s’en racheter, et combien de gens ont payé pour n’en être pas atteints. Viennent ensuite un procès criminel sans accusateurs, une sentence rendue sans assesseurs, une condamnation sans défense. Mettez un prix à chacune de ces vexations, et songez que si Apollonius en a été la victime, d’autres, et certes le nombre en est grand, n’ont pu s’en préserver qu’à force d’argent. Représentez-vous enfin les ténèbres, les chaînes, là prison, le secret, le supplice de ne voir ni les auteurs de ses jours ni ses enfans, de ne plus respirer un air libre, et d’être privé de la lumière commune à tous les hommes. Tous ces maux, qu’on rachèterait au prix de sa vie, je ne saurais les évaluer en argent. Toutes ces atrocités, Apollonius s’en est racheté, bien tard il est vrai, lorsque le chagrin et les souffrances l’avaient déjà presque anéanti ; mais du moins il a appris à ses concitoyens à se mettre d’avance en garde contre la cupidité et la scélératesse du préteur : car vous ne croyez pas, sans doute, qu’un homme très-opulent ait été choisi sans aucun motif d’intérêt pour devenir l’objet d’une accusation si peu vraisemblable ; que, sans un pareil motif, il ait tout à coup été mis hors de prison ; ou qu’enfin Verrès ait voulu seulement essayer sur Apollonius un nouveau genre de brigandage, et non effrayer par son exemple tous les riches habitans de la Sicile.

X. Je désire bien, juges, que Verrès vienne au secours de ma mémoire, si, dans le tableau de sa gloire militaire, quelque trait a pu m’échapper. Il me semble que j’ai rappelé tous ses exploits dans la guerre dont les esclaves furent soupçonnés d’avoir eu l’idée ; du moins je n’ai rien omis volontairement. Maintenant que sa prévoyance, son activité, sa vigilance, son zèle pour la sûreté et la défense de sa province vous sont bien connus, il est essentiel, puisqu’on distingue plusieurs classes de généraux, que vous sachiez à laquelle appartient celui dont nous parlons. Oui, dans un siècle où nous avons si peu de grands capitaines, il est important que le mérite d’un capitaine de ce mérite ne reste pas plus long-temps ignoré. Ce n’est, juges, ni la prudence de Q. Maximus, ni l’activité du premier Africain, ni l’admirable sagesse du second, ni la tactique et la discipline sévère de Paul-Emile, ni l’impétuosité et la bravoure de Marius : le mérite de notre général est d’un autre genre ; et vous allez juger s’il n’est pas bien important de le conserver à la république.

La fatigue des marches est peut-être ce qu’il y a de plus pénible dans la guerre ; elle est inévitable surtout en Sicile. Apprenez, juges, combien il a su se les rendre faciles, et même agréables, par sa prévoyance et ses profondes combinaisons. D’abord il s’était occupé de l’hiver. Pour s’assurer un abri contre la rigueur du froid, la violence des tempêtes et le débordement des rivières, voilà l’expédient qu’il a imaginé. Il avait établi sa résidence à Syracuse, et vous savez que cette ville est située dans un si heureux climat, sous un ciel si pur et si serein, que l’on ne cite pas un seul jour, sans même excepter les jours d’orage, où le soleil ne se montre (16) , au moins pour quelques momens. C’était là que notre grand général vivait pendant les mois d’hiver, mais de telle façon qu’il n’était pas facile de le voir, je ne dis pas seulement hors de son palais, mais hors de son lit. Les courtes journées de cette saison se consumaient en festins, et ses longues nuits en débauches de toute espèce. Quand le printemps commençait, et pour lui cette saison ne s’annonçait point par le retour du zéphyr ou par le lever de quelque signe céleste ; ce n’était que lorsqu’il avait vu les roses s’épanouir que le printemps lui semblait commencer : alors il s’exposait à la fatigue, et dans ses marches il se montrait tellement actif, infatigable, que personne ne le rencontra jamais à cheval.

XI. À l’exemple des rois de Bithynie, mollement étendu dans une litière (17) à huit porteurs, il reposait sur des coussins d’étoffe transparente et remplis de roses de Malte. Une guirlande lui ceignait la tête, une autre se repliait autour de son cou. Un sachet à la main, il savourait le parfum des roses, qui s’exhalait à travers les mailles de ce léger tissu. Parvenu au terme de sa marche, lorsqu’il était arrivé dans une ville, cette même litière le déposait jusque dans sa chambre à coucher. Là se rendaient les magistrats de la province et les chevaliers romains, ainsi que beaucoup de témoins vous l’ont déclaré sur la foi du serment. On venait lui rapporter à huis clos les affaires en litige, et un instant après la sentence était rendue publique. Quand il avait passé quelques momens, non pas à rendre, mais à vendre la justice, il croyait que le reste du jour appartenait de droit à Vénus et à Bacchus.

Je ne dois pas, je pense, oublier une précaution singulièrement ingénieuse de ce grand capitaine. Sachez donc qu’il n’y avait en Sicile aucune des villes de guerre où les préteurs sont dans l’usage de séjourner et de tenir leurs assises, aucune absolument, dans laquelle quelque femme de bonne maison ne fût mise en réserve pour servir à ses plaisirs. Ce n’est pas qu’il n’en vînt plusieurs prendre part publiquement à ses orgies ; mais celles qui conservaient encore quelque pudeur ne se rendaient chez lui qu’à certaines heures, pour éviter les regards et la foule. Ces repas ne se faisaient remarquer ni par ce silence qui annonce la présence de nos préteurs et de nos généraux, ni par ce ton de décence qu’on voit régner d’ordinaire à la table de nos magistrats ; c’étaient des vociférations, c’était un conflit de bruyans quolibets : quelquefois même des paroles on en venait aux coups, et l’on voyait un véritable combat. Car ce préteur exact et scrupuleux, qui n’avait jamais obéi aux lois du peuple romain, se montrait rigide observateur des lois établies, la coupe à la main, (18). Aussi arrivait-il souvent à la fin du repas que plusieurs convives étaient emportés de la salle couverts de blessures, d’autres laissés pour morts, la plupart étendus sans connaissance, et presque sans vie. À ce spectacle, on aurait cru voir, non la table du préteur, mais une autre plaine de Cannes que la débauche aurait jonchée de morts.

XII. Vers la fin de l’été, saison que les préteurs de la Sicile sont dans l’usage de consacrer à leurs tournées, parce qu’ils croient devoir choisir, pour visiter la province, le moment où les blés sont dans les aires, parce qu’alors les esclaves sont rassemblés, que l’on peut s’assurer de leur nombre, juger de leurs travaux d’après la récolte, et que d’ailleurs la saison est favorable ; dans ce temps, je le répète, où tous les autres préteurs parcourent les pays, ce général, d’une espèce toute nouvelle, allait se cantonner dans un poste qui est le plus bel endroit de Syracuse, vers la pointe de l’île, près de l’entrée du port, à l’endroit même où les flots de la haute mer commencent à se replier vers le rivage pour former le golfe ; il faisait dresser des tentes formées du tissu le plus fin. C’était là que du palais prétorial, ancienne résidence du roi Hiéron, il se dérobait à tous les regards. Nul ne pouvait pénétrer dans cette retraite, à moins d’être le compagnon ou le ministre de ses débauches. Là se rassemblaient toutes les femmes avec lesquelles il entretenait un commerce habituel, et le nombre en était incroyable à Syracuse ; là se rendaient aussi tous les hommes qu’il jugeait dignes de son amitié, dignes de partager sa table et ses plaisirs. C’est au milieu d’une telle société que vivait son fils, déjà dans l’âge des passions, sans doute afin que, si la nature l’avait formé sur un autre modèle que son père, l’habitude et l’éducation le forçassent à lui ressembler. Là aussi fut introduite la courtisane Tertia, que Verrès avait enlevée adroitement à un musicien de Rhodes. Il paraît qu’elle causa dans le camp les plus grands troubles. C’était pour l’épouse du Syracusain Cléomène et pour celle d’Eschrion (19), toutes deux nobles et de bonne maison, un cruel sujet de dépit de voir la fille du mime Isidore admise dans leur société. Mais notre moderne Annibal (20), qui n’admettait dans son camp que la supériorité du mérite, et non celle de la naissance, a pris cette Tertia en si grande affection, qu’il l’emmena avec lui quand il quitta la province.

XIII. C’est ainsi que Verrès passait toute la saison, en manteau de pourpre, en tunique flottante, à table, au milieu de ses femmes ; et le public était loin de se plaindre. On souffrait sans peine que le préteur ne parût point dans le forum ; qu’il n’y eût ni audiences, ni jugemens rendus ; que tout le rivage retentît du chant de ses maîtresses et du son des instrumens, tandis qu’un profond silence régnait dans les tribunaux. Oui, juges, on était loin de s’en plaindre ; car ce n’étaient ni les lois, ni la justice, qu’on voyait absentes du forum (21), mais la violence, la cruauté et les déprédations.

Voilà donc, Hortensius, celui que vous défendez comme un grand général, celui dont vous vous efforcez de couvrir les larcins, les rapines, la cupidité, la cruauté, l’insolence despotique, la scélératesse, l’audace, par l’éclat des exploits et le titre pompeux de grand capitaine ! Sans doute je dois craindre ici que vous ne terminiez votre défense en renouvelant la scène pathétique d’Antoine ; que vous n’alliez produire Verrès devant l’assemblée, lui découvrir la poitrine, étaler sous les yeux du peuple romain les blessures que lui ont imprimées les morsures passionnées de ses maîtresses et les traces honteuses de ses débauches.

Fassent les dieux que vous osiez parler de ses services, de ses exploits guerriers ! On connaîtra toutes les peccadilles de ses anciennes campagnes (22) ; on verra ce qu’il a fait, non-seulement lorsqu’il commandait en chef, mais lorsqu’il n’était que simple soldat ; on se rappellera ses premières armes, ce temps où il s’esquivait du forum, non pas, comme il s’en vante, pour aller livrer des assauts, mais pour en soutenira (23) ; on n’oubliera pas le camp du joueur de Plaisance où, malgré son assiduité, il se vit privé de sa paie (24) ; on saura tout ce que lui ont coûté ses premiers débuts dans le service, et comment il est venu à bout de réparer tant de pertes par le trafic qu’il faisait de sa jeunesse. Plus tard, lorsqu’il se fut endurci à force de souffrir l’infamie, et de satisfaire non point ses passions, mais celles des autres, dieux ! quel homme il devint ! que de places, que de barrières élevées par la pudeur tombèrent devant sa vigueur et son audace ! Mais qu’ai-je besoin de publier ces turpitudes ? Dois-je, pour révéler sa honte, flétrir ceux qui l’ont partagée ? Loin de moi cet affligeant tableau ! Non, juges, je ne vous décrirai point ses anciennes prouesses. Seulement, parmi les faits récens, j’en choisirai deux, qui, sans compromettre aucune famille, suffiront pour vous donner une idée de tous les autres. Le premier est si notoire, si public, que, de tous les habitans de nos villes municipales qui vinrent pour quelque procès à Rome sous le consulat de L. Lucullus et de M. Cotta, aucun, quelque peu clairvoyant qu’il fût, n’a été sans savoir que le préteur de Rome ne prononçait point d’arrêt sans avoir reçu l’assentiment et pris l’ordre de la courtisane Chélidon. Le second fait, c’est qu’après être sorti de nos murs en costume de général, après avoir prononcé les vœux solennels pour le succès de son administration et pour la prospérité de la république, Verrès, au mépris des lois, au mépris des auspices (25), au mépris de tout ce que le ciel et la terre ont de plus sacré, rentrait chaque nuit en litière dans Rome, rappelé par sa passion adultère auprès d’un femme qui, l’épouse d’un seul, se donnait à tout le monde.

XIV. Dieux immortels ! combien les hommes diffèrent entre eux de principes et d’intentions ! Puissent les sentimens qui m’animent, puissent mes espérances obtenir votre approbation, juges, et celle de tous mes concitoyens, s’il est vrai que le peuple romain ne m’a confié encore aucune magistrature que je n’aie pris en l’acceptant l’engagement sacré d’en remplir les devoirs. Quand je fus nommé questeur, je vis dans cette dignité, non un bienfait, mais un dépôt dont il me fallait rendre compte. Tant qu’a duré mon administration en Sicile, je me suis persuadé que tout le monde avait les yeux fixés sur moi (26) ; toujours j’ai pensé que ma personne et ma questure étaient en spectacle à l’univers ; et, dans cette conviction, je me suis refusé non-seulement tout ce qui peut flatter les passions désordonnées, mais jusqu’aux douceurs dont la nature semble faire un besoin.

Aujourd’hui que je suis édile désigné, j’envisage toute l’étendue des devoirs que m’a imposés le peuple romain ; je vois qu’il me faut célébrer avec la plus grande pompe des jeux solennels en l’honneur de Cérès (27), de Bacchus et de Proserpine (28) ; rendre par une fête auguste la déesse Flore (29) propice au peuple romain, et surtout à l’ordre des plébéiens ; faire représenter avec l’appareil le plus imposant et le plus religieux, au nom de Jupiter, de Junon et de Minerve, nos jeux les plus antiques, et qui les premiers ont été appelés Romains (30) ; veiller à l’entretien des temples ; étendre mes soins sur toute la police de Rome. Je sais que, pour récompense de ces importantes et pénibles fonctions, on m’accorde le droit d’opiner un des premiers dans le sénat (31), de porter la robe prétexte, de m’asseoir sur une chaise curule (32), et de transmettre avec mes images un nom illustre (33) à la postérité. Telles sont, juges, les prérogatives que je dois mériter. Veuillent les dieux m’être favorables, comme il est vrai que, quelque doux qu’il soit pour moi de m’en voir honoré par le peuple romain, elles ne me causent pas moins de plaisir que d’inquiétude, et me font redoubler d’efforts pour que l'édilité paraisse ne pas m’avoir été donnée au hasard, et bien parce qu’il fallait qu’elle tombât sur quelqu’un, mais déférée avec la sagacité convenable, par l’estime motivée du peuple romain, à celui qui en était vraiment digne.

XV. Verrès, vous avez été proclamé préteur, n’importe par quel moyen. Je veux bien passer sous silence certaines circonstances de votre élection : mais enfin vous avez été proclamé préteur ; et la voix du crieur public, qui tant de fois prononça que les centuries des vieillards et des jeunes gens (34) vous déféraient cet honneur, n’a pu réveiller votre inertie, ni vous faire comprendre qu’une partie de la république était déposée entre vos mains, et que cette année-là, du moins, vous deviez vous abstenir de paraître dans la maison d’une prostituée. Le sort vous ayant assigné le département de la justice, vous n’avez jamais réfléchi à l’importance du ministère, à la grandeur du fardeau qui vous étaient imposés ; quand même vous auriez pu sortir de votre léthargie, vous n’avez pas pensé qu’un emploi difficile à gérer, même pour le plus sage et le plus intègre des hommes, se trouvait, en votre personne, dévolu à l’être le plus pervers et le plus inepte. Aussi, pendant votre préture, non-seulement vous n’avez pas voulu que la Chélidon fût expulsée de votre maison, mais vous avez transporté votre préture dans le domicile même de cette courtisane.

Vous fûtes ensuite envoyé en Sicile. Là il ne vous est jamais entré dans l’esprit que les faisceaux, les haches, le pouvoir militaire, tout l’appareil enfin du pouvoir, ne vous avaient pas été donnés pour employer l’autorité publique à la ruine de la justice, des mœurs et de l’honneur, pour faire votre proie de toutes les propriétés privées, pour qu’il n’y eût personne dont la fortune fût assurée, personne dont la maison fût fermée, personne dont la vie fût préservée, personne dont la chasteté fût respectée, toutes les fois que vos passions fougueuses et votre audace voudraient y porter atteinte. Telle a été votre conduite, que, poursuivi de toutes parts, il ne vous reste plus d’autre refuge que la guerre des esclaves ; mais déjà vous reconnaissez que cette guerre, bien loin d’être pour vous un moyen de défense, prête de plus fortes armes à votre accusateur ; à moins peut-être que vous ne citiez ces fugitifs qui furent les derniers restes de la guerre italique, et l’échauffourée de Temsa (35). La fortune, il est vrai, en les amenant près de cette ville, vous avait fourni une belle occasion d’étouffer le mal dans sa naissance, si vous aviez eu quelque courage et quelque activité ; mais tel on vous a toujours vu, tel vous fûtes encore dans cette circonstance.

XVI. Les députés de Valence (36) s’étant rendus auprès de vous, M. Marius, homme éloquent et d’une naissance distinguée, vous pria, au nom de ses concitoyens, de vous mettre à leur tête, en votre qualité de préteur et de général, pour exterminer cette poignée d’ennemis. Non-seulement vous n’eûtes aucun égard à. ses instances, mais vous restâtes sur le rivage, à la vue de tout le monde, avec cette Tertia que vous traîniez à votre suite. Quant aux députés de Valence, ce municipe illustre et respectable, qui venaient vous entretenir d’un objet si important, ils ne reçurent de vous aucune réponse ; vous n’avez pas même quitté, pour les recevoir, votre manteau ni votre tunique brune. Or, quelle idée, juges, pouvez-vous vous former de ce qu’il a pu faire et lors de son départ pour sa province, et pendant le séjour qu’il y a fait, quand vous le voyez, au moment de rentrer dans Rome, non point en triomphateur, mais en accusé, ne pas même éviter un scandale qui ne lui procurait aucun plaisir ?

Oh ! qu’ils furent bien inspirés par les dieux ces murmures du sénat assemblé dans le temple de Bellone (37) ?  ! Vous vous en souvenez, juges. La nuit approchait, et l’on venait d’apprendre la malheureuse affaire de Temsa. Comme il ne se trouvait à Rome aucun général qu’on pût y envoyer, un des membres représenta que Verrès n’était pas loin de cette place. Quelle huée universelle ! avec quelle indignation s’exprimèrent les chefs du sénat ! Vous ne l’avez pas oublié, juges ; et cet homme, convaincu de tant de crimes par un si grand nombre de témoignages, ose compter sur les suffrages de ceux qui, même avant l’instruction du procès, l’ont condamné publiquement d’une voix unanime !

XVII. Eh bien ! soit, me dira-t-on, la guerre des esclaves, ou, si vous le voulez, la crainte qu’on pouvait en avoir, n’a point été pour Verrès un titre de gloire. Il n’y a point eu de guerre de cette espèce en Sicile ; la province n’en a pas été même menacée ; il n’a été pris aucune mesure pour la prévenir. Mais la guerre des pirates ! C’est là qu’il a su tenir en mer une flotte parfaitement équipée, et signaler une activité toute particulière : aussi l’on peut dire que, sous sa préture, la province a été admirablement défendue. Parlons donc de la guerre des pirates (38) et de la flotte sicilienne. Je puis, juges, assurer d’avance que, dans cette seule partie de son administration, vous le trouverez coupable des crimes les plus révoltans, avarice, lèse-majesté, fureur, débauche, cruauté. Je vais faire passer rapidement tous ses attentats sous vos yeux. Continuez-moi, je vous prie, votre attention.

Et d’abord, dans l’administration de la marine, il s’est proposé moins la défense de la province que d’amasser de l’argent, sous prétexte d’équiper une flotte. Tous vos prédécesseurs n’avaient jamais manqué d’exiger des villes de la Sicile un vaisseau de guerre et un certain nombre de matelots et de soldats ; et vous n’avez rien exigé de la grande et opulente Messine. Combien les Mamertins vous ont-ils donné secrètement pour cette faveur ? On le verra dans la suite ; nous consulterons leurs registres et la déposition de leurs témoins. Mais le Cybée, ce beau, ce riche vaisseau, aussi grand qu’une trirème, construit publiquement aux frais de cette cité, à la vue de toute la Sicile, le magistrat et le sénat de Messine vous l’ont, je le soutiens, donné et livré en toute propriété. Ce navire, chargé des dépouilles de la Sicile, dont lui-même faisait partie, quitta la province en même temps que Verrès, et prit terre à Vélie (39). Il portait un grand nombre d’objets que le préteur n’avait pas voulu envoyer d’avance à Rome avec ses autres vols, parce que c’était ce qu’il avait de plus cher et de plus précieux. J’ai vu, il n’y a pas long-temps, ce navire dans le port de Vélie ; mille autres l’ont vu comme moi ; il est de la plus grande beauté et parfaitement équipé. Il semblait à tous ceux qui le regardaient, que, pour appareiller vers la terre d’exil, il n’attendait que le moment de la fuite de son maître.

XVIII. À cela quelle réponse allez-vous me faire, à moins de dire une chose que vous ne pourrez prouver, mais qu’il faut bien que vous alléguiez dans un procès de concussion : Que ce vaisseau a été construit à vos dépens ? Osez du moins le soutenir, puisque vous ne pouvez vous en dispenser. Et vous, Hortensius, n’appréhendez pas que je demande de quel droit un sénateur s’est permis de faire construire un vaisseau (40). Elles sont bien vieilles, et, pour me servir de votre expression, elles sont mortes les lois qui le défendent. Elle n’est plus notre république telle qu’elle était jadis. Ils ne sont plus ces tribunaux sévères où l’accusateur se croyait bien terrible quand il disait : « Quel besoin aviez-vous d’un vaisseau, puisque, si les affaires publiques vous obligeaient de vous déplacer, le gouvernement vous fournissait une escadre pour votre sûreté, et que vous ne pouviez vous éloigner de votre province pour des intérêts particuliers, ni rien faire transporter d’un pays où tout achat d’immeubles, toute espèce de trafic vous étaient interdits ? »

Et d’ailleurs de quel droit avez-vous acquis, lorsque la loi vous le défendait ? Un tel grief aurait pu avoir quelque importance dans un temps où notre république conservait ses vertus et sa sévérité antiques. Aujourd’hui, non seulement je ne me prévaudrai pas de ce délit, je ne vous en ferai pas même un reproche. Mais enfin avez-vous pu espérer que, sans encourir l’infamie, la vindicte des lois et l’indignation publique, vous pourriez vous faire construire un vaisseau de charge à la vue de tous, dans l’endroit le plus fréquenté de la province soumise à votre pouvoir ? Qu’ont pu dire et penser ceux qui en ont été témoins, ou qui l’ont appris par le bruit public : Que vous ramèneriez ce navire en Italie sans chargement, qu’il vous servirait, quand vous seriez de retour, à faire le commerce maritime ? Personne ne pouvait non plus supposer qu’ayant des terres sur nos côtes, vous destinassiez ce bâtiment à transporter vos récoltes. Vous avez donc voulu que, dans tous les entretiens, on dît hautement que vous faisiez construire un vaisseau pour emporter avec vous une riche partie des dépouilles de la Sicile, et pour revenir ensuite y charger en plusieurs voyages le butin que vous aviez laissé. Eh bien ! si vous prouvez que c’est de votre argent que ce vaisseau a été construit, je vous fais grâce de toutes mes réflexions. Mais, ô le plus insensé des hommes ! ne comprenez-vous pas que, dans la première action, les Mamertins, vos panégyristes, vous ont enlevé cette ressource ? Car cet Heius, le premier citoyen de leur ville, le chef de la députation envoyée ici pour faire votre éloge, Heius n’a-t-il pas déclaré que le vaisseau a été construit pour vous aux dépens de la ville, et sous la direction d’un sénateur chargé par elle de surveiller les ouvriers ? Mais il fallait des matériaux ; les habitans de Rhegium l’ont dit, et vous ne pouvez le nier. Comme Messine n’en a pas, ce fut Rhegium qui les fournit, d’après votre ordre.

XIX. Si les matériaux et la main d’œuvre ne vous ont coûté qu’un ordre, de grâce indiquez-nous donc l’objet de la dépense que vous prétendez avoir faite. Mais les registres des Mamertins ne portent rien à cet égard. D’abord je crois qu’il est très-possible qu’ils n’aient rien tiré du trésor ; leur gouvernement a pu, comme le firent nos ancêtres pour la construction du Capitole, mettre en réquisition les charpentiers et les manœuvres, et les faire travailler sans aucun salaire (41); ensuite je conjecture, d’après leurs livres de comptes (et c’est une chose que je rendrai évidente à l’audition des témoins), que des sommes considérables ont été délivrées à Verrès pour des entreprises supposées, et qui n’ont jamais été exécutées. D’ailleurs il n’est pas étonnant que les Mamertins, ayant trouvé en lui un bienfaiteur si généreux (40) et un ami plus zélé pour leurs intérêts que pour ceux du peuple romain, ils n’aient point voulu le compromettre par leurs registres. Enfin, si du silence de leurs registres on doit conclure que les Mamertins ne vous ont point donné d’argent, pourquoi n’en conclurait-on point aussi que le vaisseau ne vous a rien coûté, parce que vous ne pouvez produire aucun écrit qui constate de votre part aucun achat de matériaux, aucun marché de construction ?

Mais si vous n’avez point exigé de vaisseau des Mamertins, c’est qu’ils sont nos confédérés. Puissent les dieux vous entendre ! Nous avons donc enfin un digne élève des Féciaux (43), un modèle de religion, un scrupuleux observateur de la foi des traités ! Oui, que tous les préteurs qui vous ont précédé soient livrés aux Mamertins ; il le faut, puisqu’ils ont exigé d’eux un vaisseau, sans respect contre la teneur des traités. Homme saint et religieux ! pourquoi en avez-vous exigé un des Taurominiens, qui sont aussi nos confédérés ? Comment nous ferez-vous croire, le droit des deux peuples étant le même, que l’argent ne soit pour rien dans la différence que vous avez mise dans le traitement de l’un et de l’autre ? Et si je démontre que tels sont nos traités avec ces deux peuples, qu’une clause expresse dispense les Taurominiens de fournir un vaisseau, qu’il est spécifié formellement, dans ces mêmes conventions, que les Mamertins y sont obligés ; et que cependant Verrès, au mépris de ces traités, a imposé aux Taurominiens cette contribution, dont il a déchargé les Mamertins, qui pourra douter que le Cybée n’ait été pour ceux-ci un titre plus puissant que le traité d’alliance en faveur des Taurominiens ? Traité D’alliance Des Mamertins Et Des Taurominiens Avec Le Peuple Romain.

XX. Par cette exemption, qu’il vous plaît d’appeler un bienfait, et qui n’est évidemment que le résultat d’un trafic odieux, vous avez porté atteinte à la majesté de la république, sacrifié des subsides dus au peuple romain, diminué des ressources que la valeur et la sagesse de nos ancêtres lui avaient ménagées ; vous avez attenté à la souveraineté, aux prérogatives des alliés, à la sainteté des traités. Ceux qui, d’après une convention expresse, auraient dû, si nous l’avions exigé, envoyer, à leurs frais et risques, un vaisseau tout armé, tout équipé, jusqu’aux extrémités de l’Océan, ont acheté de vous, au mépris de ces traités et de notre souveraineté, la dispense de naviguer dans le détroit, devant leurs foyers et leurs maisons, et de défendre leur port et leurs propres murailles.

À quels travaux, à quelles corvées, à quelle taxe pensez-vous, juges, que les Mamertins ne se fussent point soumis, quand ils traitèrent avec nous, pour qu’on ne stipulât pas qu’ils nous fourniraient une trirème, s’ils avaient eu quelque moyen d’y faire consentir nos ancêtres ? Car l’obligation n’était pas seulement onéreuse pour eux, elle entachait leur traité d’alliance avec nous d’un caractère de servitude. Et cette dispense, qu’ils ne purent obtenir de nos ancêtres, par leur traité d’alliance, lorsque leurs services étaient encore récens, qu’aucun article n’avait encore été réglé, et que le peuple romain n’éprouvait aucun besoin pressant, aujourd’hui ces mêmes Mamertins, sans avoir rendu aucun nouveau service, après un si long temps, quand chaque année notre droit de souveraineté a été consacré par l’exécution de cette clause, et que nous nous montrons si jaloux de la maintenir, enfin dans des conjonctures où nous avons un extrême besoin de vaisseaux, cette dispense, dis-je, ils l’ont obtenue de Verrès pour une somme d’argent ! Mais ce n’est pas la seule exemption dont ils jouissent ; car quels matelots, quels soldats, pendant les trois années de votre préture, ont-ils fournis pour le service de la flotte et des garnisons ?

XXI. Enfin, lorsqu’un sénatus-consulte et la loi Terentia-Cassia (44) vous ordonnaient de faire proportionnellement des achats de blé dans toutes les villes de la Sicile, n’avez-vous pas encore exempté les Mamertins de cette contribution générale et légère ? Vous prétendrez qu’ils ne doivent pas de blé. Qu’entendez-vous par là ? Est-ce à dire qu’ils soient dispensés de nous en vendre : car il ne s’agit pas ici du blé exigé à titre d’impôt, mais bien à titre d’achat ? Ainsi, grâce à vos règlemens et à votre interprétation de la loi, les Mamertins n’étaient pas même tenus d’ouvrir leurs marchés au peuple romain, pour lui fournir des vivres.

Mais, selon vous, quelle ville y était donc obligée ? Le bail des censeurs (45) a déterminé la redevance de ceux qui font valoir les terres domaniales (46). Pourquoi avoir exigé d’eux des redevances d’un autre genre ? Les laboureurs, assujétis à la dîme par la loi d’Hiéron, doivent-ils autre chose que la dîme ? Pourquoi les avoir taxés pour la part du blé qu’ils sont tenus de nous vendre ? Les villes franches (47) ne doivent rien assurément, et cependant vous ne vous êtes pas contenté de les imposer, vous leur avez demandé plus qu’elles ne pouvaient donner, en les surchargeant des soixante mille boisseaux dont vous avez exempté les Mamertins. Je ne dis pas que vous ayez eu tort d’exiger des autres villes leur redevance ; mais les Mamertins, dont les obligations étaient les mêmes, et que tous vos prédécesseurs avaient forcés de les remplir comme les autres, en leur payant néanmoins leur fourniture argent comptant, conformément à la loi et au sénatus-consulte, les Mamertins, dis-je, ont été dispensés par vous de leur contribution ; et c’est là ce que je vous reproche. Ce n’est pas tout : pour rendre cette faveur à jamais durable (48), Verrès délibéra dans son conseil sur les droits des Mamertins, et, après avoir recueilli les opinions, il prononça que leur ville ne fournirait pas de blé.

Écoutez le décret de ce préteur mercenaire, tel qu’il est porté sur ses registres, et admirez-en la dignité dans la forme, et l’équité pour le fond. Greffier, lisez le journal de Verrès. Extrait Du Journal. « C’est volontiers, dit-il, que je fais cette remise ; » et il consigne ce mot. En effet, si vous n’aviez pas ajouté ce volontiers, nous aurions pu nous imaginer que c’était malgré vous que vous gagniez de l’argent. De l’avis de notre conseil. Vous avez entendu, juges, la liste des membres de ce conseil respectable. À mesure qu’on vous les nommait, n’avez-vous pas cru qu’il était question, non du conseil d’un préteur, mais des complices, mais de la bande du plus exécrable brigand ?

Voilà donc les interprètes des traités, les médiateurs des alliances, les garans de la sainteté des sermens ! Jamais il ne s’était fait aucun achat de blé en Sicile que les Mamertins n’y fussent compris pour leur contingent avant que Verrès ne se fût donné ce rare, ce merveilleux conseil, pour se faire autoriser à recevoir l’argent de cette ville, et à ne point démentir son caractère. Aussi son décret a-t-il eu toute la force et toute l’autorité que méritait la décision d’un homme qui avait vendu cette exemption à ceux dont il aurait dû acheter le blé. L. Metellus ne lui a pas plus tôt succédé, que, faisant revivre les édits de Sacerdos et de Peducéus, il a taxé les Mamertins conformément aux règlemens et aux registres de ces deux magistrats. Ils comprirent alors qu’ils ne pouvaient conserver plus long-temps un privilège qu’ils avaient acheté d’un mauvais garant.

XXII. Dites-nous donc, vous qui voulez vous faire passer pour le plus religieux observateur des traités, dites-nous pourquoi vous avez exigé une contribution de blé des ïaurominiens et des Nétiniens, qui sont aussi nos confédérés ? Les Nétiniens ne s’étaient cependant pas oubliés : dès que vous eûtes prononcé que vous faisiez volontiers la remise aux Mamertins, ils vinrent vous trouver, et vous représentèrent que les conditions de leur traité leur donnaient les mêmes droits. La cause étant la même, votre décision ne pouvait être différente. Aussi prononçâtes-vous que les Nétiniens ne devaient pas fournir de blé, et cependant vous les y avez obligés. Lisez les registres du préteur, et particulièrement les articles de ses ordonnances concernant le blé exigé et le froment acheté. Ordonnance de Verrès concernant le blé exigé et le blé acheté. Que pouvons-nous penser d’une contradiction si manifeste et si honteuse ? Ne sommes-nous pas forcés d’en conclure ou que les Nétiniens ne lui ont pas délivré la somme qu’il leur avait demandée, ou qu’il a voulu que les Mamertins sentissent combien ils étaient heureux d’avoir si bien placé leur argent et leurs présens, puisque d’autres, avec les mêmes droits, n’avaient pas obtenu la même faveur ?

Et il osera encore se prévaloir de l’éloge des Mamertins ! Qui de vous, juges, ne voit quelles armes terribles cet éloge même fournit contre lui ? D’abord, lorsqu’un accusé ne peut produire devant les tribunaux le témoignage favorable des villes, il est plus honorable pour lui de n’en présenter aucun que de ne pas compléter le nombre prescrit par l’usage (49). Or, de tant de villes dans la Sicile où vous avez commandé pendant trois ans, la plupart vous accusent ; quelques unes, et ce sont les moins considérables, se taisent, retenues par la crainte ; une seule vous loue : que faut-il en conclure ? Que vous sentez combien des louanges méritées vous seraient avantageuses, mais que vous avez gouverné votre province de manière à renoncer nécessairement à cette ressource.

Ensuite, et je l’ai déjà dit, que penser de l’éloge d’une députation dont les chefs ont déclaré que leur ville vous a fait à ses frais construire un vaisseau, et qu’eux-mêmes se sont vus individuellement dépouillés (50) de tout ce qui leur appartenait ? Enfin, lorsque, seuls de tous les Siciliens, les Mamertins se montrent vos apologistes, que font-ils autre chose que rendre témoignage de toutes les faveurs que vous leur avez prodiguées aux dépens de la république ? Est-il en Italie une colonie, quelque privilégiée qu’elle soit ; est-il un seul municipe (51), de quelques exemptions qu’il jouisse, qui, de nos jours, ait été aussi généralement affranchi de toute redevance que la ville de Messine pendant les trois années de votre préture ? Seuls, tant qu’il a été préteur, les Mamertins n’ont point rempli les conditions de leur traité ; seuls ils n’ont payé aucun impôt, seuls ils ont eu le privilège de ne rien donner au peuple romain : aussi n’ont-ils rien refusé à Verrès.

XXIII. Mais, pour en revenir à la flotte, dont nous nous sommes éloignés trop long-temps, vous avez reçu des Mamertins un vaisseau, au mépris des lois. Au mépris des traités, vous les avez dispensés de fournir celui qu’ils devaient. Ainsi, vous vous êtes rendu doublement prévaricateur à l’égard d’une seule ville ; d’abord en lui faisant une remise illégale, puis en acceptant un présent illicite. Vous deviez exiger d’elle un vaisseau pour faire la guerre aux pirates, et non pas pour le charger du fruit de vos pirateries ; pour empêcher la province d’être dépouillée, et non pour enlever les dépouilles de la province. Non-seulement les Mamertins vous ont ouvert leur ville afin que de toutes parts vous y transportassiez vos rapines, ils vous ont encore donné un vaisseau pour les emporter. Oui, c’est dans leur ville que vous avez déposé votre proie ; ce sont eux qui ont vu et gardé vos larcins, eux qui les ont recelés, eux qui vous en ont facilité le transport. Aussi, lorsque vous eûtes perdu notre flotte par votre avarice et par votre lâcheté, n’osâtes-vous exiger des Mamertins leurs contributions, quoique la province se trouvât presque sans marine, et qu’elle fût réduite à une telle détresse, que, si vous l’aviez demandée, vous l’auriez sans doute obtenue. Mais vous n’aviez plus le droit d’ordonner, ni la ressource de prier, depuis qu’au lieu de s’acquitter envers le peuple romain en lui fournissant une trirème, ils avaient fait présent du Cybée au préteur. Tel fut le prix de la souveraineté du peuple romain, de nos subsides, de nos droits, consacrés par l’usage et par les traités ! Vous savez, juges, comment les importans subsides d’une grande cité ont été perdus pour l’état, et vendus au profit de Verrès. Apprenez maintenant un nouveau genre de brigandage, dont l’invention lui appartient.

XXIV. Il était d’usage que les fonds nécessaires pour les vivres, la paie des soldats, et pour d’autres dépenses de cette nature, fussent remis par chaque ville au capitaine de son vaisseau. Ce commandant se gardait bien d’en rien distraire, de peur de s’exposer aux plaintes de l’équipage ; il était d’ailleurs tenu de rendre compte à ses concitoyens ; et dans toute cette affaire il n’en était que pour sa peine et pour sa responsabilité. Cet usage, je l’ai dit, s’était toujours observé non-seulement en Sicile, mais dans toutes nos autres provinces. Il en était de même pour la solde et l’entretien des alliés et des Latins, quand nous les employions comme auxiliaires (52). Verrès est le premier, depuis la fondation de l’empire, qui ait voulu que cet argent lui fût remis par les villes, et qui se soit permis d’en donner la disposition à qui bon lui semblait. On voit clairement pourquoi vous avez changé, le premier, une coutume aussi ancienne que générale ; pourquoi vous avez renoncé à l’avantage si précieux de n’encourir aucune responsabilité de deniers publics ; pourquoi vous vous êtes chargé d’une administration embarrassante et pénible, et qui ne peut exposer qu’à des reproches et à des soupçons. Et calculez, juges, combien d’autres profits il a dû tirer de cette seule branche d’administration maritime ! Recevoir de l’argent des villes pour les dispenser de fournir des matelots, vendre des congés à prix fixe aux matelots enrôlés, s’approprier leur solde après leur licenciement, enfin ne point payer celle qui était due aux autres. Ces faits, vous allez en trouver la preuve dans les dépositions des villes. Greffier, lisez. Dépositions des villes.

XXV. Quel homme, grands dieux ! quelle impudence ! quelle audace ! Non-seulement taxer les villes en raison du nombre de soldats, mais exiger, comme un prix fixe, six cents sesterces (53) pour le congé de chaque matelot ! Tous ceux qui les avaient payés étaient quittes de tout service pendant la campagne, et ce que le préteur avait reçu pour subvenir à leur solde et à leur nourriture tournait à son profit : d’où il suit qu’il faisait un double gain sur chaque matelot licencié. Il faut ajouter que c’était pendant les incursions des pirates, au milieu des alarmes de sa province, que cet homme extravagant commettait si ouvertement ces infamies à la vue de toute la province et à la connaissance des pirates eux-mêmes. Ainsi, grâce à son insatiable avarice, ce qu’on appelait la flotte sicilienne n’était réellement qu’un ramas de navires sans équipage, instrument de piraterie pour le préteur, et non de crainte pour les pirates. Cependant P. Césetius et P. Tadius (54), qui tenaient la mer avec dix bâtimens ainsi mal équipés, amenèrent, plutôt qu’ils ne prirent, un corsaire tellement chargé de butin, que, s’ils ne s’en étaient pas emparés, il aurait coulé à fond. Ils y trouvèrent des jeunes gens de la plus belle figure, de l’argenterie, du numéraire, des étoffes précieuses. Ce fut, je le répète, non pas la seule prise, mais la seule rencontre que fit notre flotte dans les eaux de Mégaris, non loin de Syracuse. Dès que la nouvelle en fut portée à Verrès, quoiqu’il reposât sur le rivage, plongé dans l’ivresse et entouré de ses femmes, il se leva tout aussitôt, et, sans perdre de temps, il dépêcha plusieurs de ses gardes à son questeur et à son lieutenant, avec ordre de lui représenter tout le butin bien entier et sans rien détourner.

Le navire entre dans le port de Syracuse. Tout le monde est dans l’attente : on croit que les prisonniers vont être exécutés. Lui qui dans cette affaire voyait, non pas une capture de brigands, mais une proie bonne à garder, ne déclare ennemis que les vieillards et les gens, difformes. Quant à ceux qui avaient de la figure, de la jeunesse et des talens, il les met tous de côté. Il en donne quelques-uns à ses secrétaires, à son fils et à ceux de sa suite, et envoie les musiciens à Rome, pour en gratifier un de ses amis. Toute la nuit se passe à décharger le bâtiment. Quant au capitaine des pirates, personne ne l’a vu ; et pourtant il importaitvd’en faire un exemple. Aujourd’hui encore tout le monde est persuadé, et vous devez vousmêmes le conjecturer, juges, que le préteur avait secrètement reçu des pirates une somme pour sauver leur capitaine.

XXVI. Cette conjecture n’est point hasardée, et ne peut être bon juge celui sur qui de telles probabilités ne font aucune impression. Le personnage vous est connu, et vous savez ce qui s’est toujours pratiqué en pareille occasion. Avec quel empressement, lorsqu’on a pris un chef de brigands ou d’ennemis, ne l’expose-t-on pas aux regards de la multitude ! Dans une ville aussi peuplée que Syracuse, je n’ai trouvé personne qui m’ait dit avoir vu ce capitaine de corsaires, quoique, suivant l’usage, il n’y ait eu personne qui ne soit accouru, qui n’ait cherché des yeux ce prisonnier, personne qui ne fût impatient de le voir. Par quelle étrange fatalité cet homme a-t-il pu rester si bien caché, qu’il n’a été possible à qui que ce soit de l’entrevoir seulement, même par hasard ? Il y avait à Syracuse une foule de marins qui cent fois avaient entendu nommer ce forban. La crainte qu’il leur avait inspirée, et la haine qu’ils lui portaient, les rendaient impatiens de repaître leurs yeux, de réjouir leur cœur du spectacle de ses tortures et de sa mort. Eh bien ! aucun d’eux n’est parvenu à le voir.

P. Servilius (55) a pris lui seul plus de chefs de pirates que tous les généraux qui l’avaient précédé. À qui jamais refusa-t-il le plaisir de voir ses prisonniers ? Au contraire, partout où il passait, il offrait aux avides regards de la multitude le spectacle agréable de ces captifs enchaînés. Aussi l’on accourait en foule, je ne dis pas seulement des places fortes qui se trouvaient sur son passage, mais de tous les pays circonvoisins. D’où vient que ce triomphe a été pour le peuple romain le plus flatteur et le plus intéressant de tous ? C’est qu’il n’y a rien de plus doux que la victoire, et qu’il n’est pas de gage de victoire plus certain que de voir enfin chargés de chaînes et conduits au supplice (56) des ennemis qui souvent ont causé nos alarmes.

Pourquoi n’avez-vous pas suivi cet exemple ? Pourquoi ce pirate a-t-il été dérobé à tous les yeux, comme si l’on n’avait pu le regarder sans crime ? Pourquoi ne l’avez-vous pas fait exécuter ? Dans quel dessein l’avez-vous soustrait au supplice ? Avez-vous jamais entendu parler en Sicile d’un capitaine de pirates qu’on ait fait prisonnier, sans que sa tête soit tombée sous la hache ? Appuyez-vous d’une seule autorité ; citez un seul exemple. Sans doute vous le conserviez vivant pour en orner votre triomphe, pour qu’il précédât votre char ! En effet, après que vous aviez fait perdre au peuple romain une de ses plus belles flottes, après la désolation de votre province, il ne restait plus qu’à vous décerner le triomphe naval.

XXVII. Mais, je le veux, vous avez mieux aimé, par un usage tout nouveau, tenir dans les fers un chef de pirates, que de le livrer au supplice, à l’exemple de tous vos prédécesseurs. Mais dans quelle prison ? entre les mains de qui ? et de quelle manière a-t-il été gardé ? Vous avez tous entendu parler, juges, des Carrières de Syracuse (57) ; la plupart de vous les ont vues. C’est un vaste et magnifique ouvrage des rois et des tyrans. Elles ont été tout entières creusées dans le roc, à force de bras ; la profondeur en est vraiment prodigieuse. On ne peut, en fait de prison, rien construire, rien imaginer qui soit aussi exactement fermé, rien dont la garde soit si forte et si sûre. C’est dans ces Carrières que l’on amène, même des autres villes de la Sicile, les prisonniers d’état dont on veut s’assurer. Comme Verrès y avait jeté un grand nombre de citoyens romains, et que d’ailleurs il y avait fait jeter les autres pirates, il sentit que, s’il mettait avec eux l’individu qu’il voulait faire passer pour leur capitaine, il se trouverait dans les Carrières un grand nombre de détenus qui ne manqueraient pas de demander leur véritable chef. Aussi, quelque forte, quelque sûre que fût cette prison, il n’osa pas l’y renfermer. Syracuse même lui devint suspecte tout entière. Il prit le parti d’éloigner l’homme. Où l’envoya-t-il ? À Lilybée peut-être. Il n’avait donc pas une si grande peur des gens de mer. Point du tout, juges. À Panorme donc ? Passe encore, bien qu’il eût mieux valu choisir Syracuse pour le lieu de son supplice ou du moins de sa prison, puisque ce brigand avait été pris dans les eaux de cette ville. Mais non, ce n’est point encore à Panorme. Où donc ? Où ? Devinez. Chez le peuple le moins exposé aux incursions des pirates, le moins à portée de les connaître, le plus étranger aux intérêts maritimes et à la navigation, chez les habitans de Centorbe, qui, placés au milieu des terres et uniquement occupés d’agriculture, n’avaient jamais eu à craindre les pirates, mais qui, pendant votre administration, Verrès, avaient tremblé mille fois au nom d’Apronius, ce chef de vos écumeurs de terre. Comme si le préteur eût voulu que personne n’ignorât qu’il avait pris toutes ses mesures afin que son faux corsaire se prêtât volontiers à se donner pour ce qu’il n’était pas, il enjoignit aux habitans de Centorbe de le bien nourrir, et de lui procurer libéralement toutes les douceurs et toutes les commodités qu’il pouvait désirer.

XXVIII. Cependant les Syracusains, gens d’esprit et de bon sens, capables d’apprécier non-seulement ce qui était sous leurs yeux, mais de deviner ce qu’on leur cachait, tenaient journellement compte des pirates dont la hache faisait tomber la tête, et jugeaient de la quantité qu’il devait y en avoir par la grandeur du bâtiment et le nombre de ses rames. D’un autre côté, Verrès avait mis à part ceux qui avaient des talens et de la figure. Il prévit que si, conformément à l’usage, il faisait exécuter les autres tous ensemble, un cri général s’élèverait quand le peuple reconnaîtrait que plus de la moitié avaient été soustraits à la vindicte publique : il prit donc le parti de les envoyer à la mort les uns après les autres. Malgré ces précautions, il n’y eut, parmi les nombreux habitans de Syracuse, personne qui ne connût assez exactement le nombre des pirates, pour ne pas s’apercevoir qu’il en manquait beaucoup ; et chacun demanda, exigea hautement leur supplice. Que fit cet homme abominable ? À la place des pirates qu’il s’était réservés, et c’était le plus grand nombre, il substitua les citoyens romains dont il avait auparavant rempli la prison. À l’entendre, c’étaient ou des soldats de Sertorius qui, fuyant de l’Espagne, étaient venus descendre en Sicile, ou d’autres individus qui, naviguant pour le commerce ou pour tout autre motif, étaient tombés au pouvoir des pirates, et s’étaient associés volontairement à ces brigands : il prétendait en avoir la preuve. Des citoyens romains furent donc conduits au fatal poteau : les uns la tête voilée, pour qu’on ne les reconnût pas ; les autres, quoiqu’ils fussent en effet reconnus par une infinité de citoyens romains, qui prirent leur défense, n’en furent pas moins exécutés. Toutefois je parlerai de leur mort cruelle, de leurs horribles souffrances, lorsque je traiterai cet odieux sujet ; et si, au milieu des plaintes que je ferai retentir contre la barbarie de Verrès et contre le meurtre exécrable de tant de citoyens romains, mes forces et même ma vie venaient à m’abandonner, je serais heureux et fier d’une telle destinée. Voilà donc cette belle expédition, cette éclatante victoire ! Un brigantin capturé sur les pirates, leur chef mis en liberté ; des musiciens envoyés à Rome ; plusieurs jeunes hommes doués d’une belle figure et de quelque talent, conduits dans la maison du préteur ; puis, à leur place et en nombre pareil, des citoyens romains torturés, suppliciés comme des ennemis ; enfin toutes les étoffes, tout l’or, tout l’argent provenant de cette prise, saisis et détournés à son profit.

XXIX. Voyez comme il s’est enlacé lui-même dans la première action ! Après un silence de dix jours, il s’éleva tout à coup contre le témoignage de M. Annius, personnage fort distingué, qui avait déclaré qu’un citoyen romain avait péri sous la hache, et non point le chef des pirates. Ce fut sans doute le sentiment du remords et la noire fureur où le plongeait le souvenir de tant d’actes tyranniques, qui firent sortir Verrès de son apathie. Il dit que, se doutant bien qu’on l’accuserait d’avoir reçu de l’argent pour ne point envoyer au supplice le véritable chef de pirates, il ne lui avait pas fait trancher la tête ; il ajouta qu’il avait deux chefs de corsaires dans sa maison.

Ô clémence ! ou plutôt ô patience incroyable du peuple romain ! un citoyen romain a péri sous la hache ; c’est un chevalier romain, c’est Annius qui l’atteste, et vous gardez le silence ! Il atteste que ce n’est pas le chef des pirates, vous en convenez ! Des cris de deuil et d’indignation éclatent contre vous. Cependant le peuple romain s’abstient de vous punir sur l’heure, il modère ses premiers transports, et remet le soin de sa vengeance à la sévérité des juges. Comment saviez-vous qu’on vous accuserait ? pourquoi le saviez-vous ? pourquoi en aviez-vous le soupçon ? Vous n’aviez point d’ennemis, et quand même vous en auriez eu, certes vous vous étiez comporté de manière à redouter peu les rigueurs de la justice. Est-ce qu’en effet, comme il est ordinaire aux coupables, le témoignage de votre conscience vous rendait soupçonneux et timide ? Quoi donc ! l’appareil de la puissance ne vous empêchait pas d’envisager avec effroi la perspective d’une accusation et d’un jugement ! Maintenant que vous n’êtes qu’un accusé convaincu par tant de témoins, vous osez douter de votre condamnation ! Vous appréhendiez, dites-vous, d’être accusé d’avoir livré au supplice un innocent à la place du chef des pirates. Eh bien ! pensiez-vous qu’il fût bien utile à votre justification d’attendre que vous fussiez traduit en justice et forcé par mes instances réitérées, pour représenter après un si long temps votre prétendu pirate devant des gens qui ne l’ont jamais connu ? Ne valait-il pas mieux le faire décapiter au moment de son arrestation, à Syracuse, sous les yeux de ceux dont il était connu, en présence de toute la Sicile ? Voyez quelle différence entre les deux partis à prendre : alors vous n’aviez nul reproche à craindre ; aujourd’hui vous n’avez point d’excuse. Aussi tous les généraux ont-ils pris le premier parti : nul autre avant vous, nul autre, excepté vous, n’a donné l’exemple du contraire. Vous avez garde chez vous un pirate vivant : combien de temps ? Tant qu’a duré votre préture. Dans quel dessein ? par quel motif ? d’après quel exemple ? pourquoi si long-temps ? Pourquoi, je le répète, des citoyens romains, prisonniers des pirates, ont-ils eu sur-le-champ la tête tranchée, tandis que vous avez laissé si long-temps des pirates jouir de l’existence ?

Mais, je le veux, vous fûtes libre d’agir ainsi tant qu’a duré votre préture ; mais aujourd’hui, rentré dans la vie privée, accusé et presque condamné, avez-vous encore le droit de retenir chez vous, dans une maison particulière, ces chefs de pirates ? Ce n’est ni un mois, ni deux mois, mais une année ou peu s’en faut, que, depuis le moment de leur capture, ils ont habité votre maison. Ils y seraient encore sans moi, je veux dire sans Man. Acilius Glabrion (58), qui, sur ma requête, a ordonné qu’ils fussent représentés et déposés dans la prison publique.

xx XXX. Quelle loi, quel usage, quel exemple, autorisaient votre conduite ? Un simple particulier, le premier venu, aura donc le privilège de receler dans sa maison l’ennemi le plus acharné du peuple romain, ou plutôt l’ennemi commun de tous les pays, de toutes les nations ?

Eh quoi ! si la veille du jour où je vous forçai d’avouer qu’après avoir fait exécuter des citoyens romains, vous laissiez vivre un chef de pirates, et qu’il habitait votre demeure ; si, dis-je, la veille de ce jour cet homme s’était évadé, et qu’il eût pu ramasser contre le peuple romain une troupe de brigands, qu’auriez-vous à nous dire ? — Il demeurait chez moi, je mettais tous mes soins à le conserver sain et sauf pour le moment de mon procès, afin que sa présence me servît a confondre plus sûrement mes accusateurs. — Ainsi donc, répondrais-je, c’est aux dépens de la sûreté publique que vous assurez votre sûreté personnelle. Pour livrer au bourreau nos ennemis vaincus, c’est votre intérêt privé, et non celui du peuple romain, que vous consultez. Ainsi l’ennemi du peuple romain demeurera à la discrétion d’un particulier. Les triomphateurs laissent vivre quelque temps les chefs ennemis, pour les enchaîner à leur char, et pour offrir au peuple romain le spectacle le plus agréable et le plus beau fruit de leur victoire ; mais au moment où le char se détourne du forum pour monter vers le Capitole, ils les font conduire dans la prison, et le même jour voit finir l’autorité des vainqueurs et la vie des vaincus.

Qui pourrait, d’après cela, révoquer en doute que, vous attendant, comme vous-même l’avez dit, à subir une accusation, vous n’auriez eu garde de ne point faire exécuter ce corsaire, au lieu de le laisser vivre, au risque évident de vous perdre ? Car enfin s’il était mort, à qui, je vous demande, l’auriez-vous persuadé, vous, qui dites avoir craint ce jugement ? Un fait constant, c’est qu’à Syracuse personne n’a pu voir ce pirate, quoique tout le monde l’eût cherché. Personne ne doutait que vous ne l’eussiez relâché, après en avoir été bien payé ; l’on disait publiquement que vous lui aviez substitué un individu, afin de le produire à sa place. Vous êtes même convenu que vous appréhendiez depuis long-temps cette accusation. Si donc vous veniez nous dire : il est mort, qui voudrait vous en croire ? Aujourd’hui que vous produisez un individu que personne ne connaît, prétendez-vous qu’on vous en croie davantage ?

Et s’il s’était enfui, s’il avait brisé ses fers, comme Nicon, ce fameux pirate (59), que P. Servilius prit une seconde fois avec autant de bonheur que la première ? Mais voici le fait : si le véritable chef de pirates avait eu une bonne fois la tête tranchée, vous n’auriez point touché le prix de sa rançon : si l’individu que vous avez mis à sa place était mort ou avait pris la fuite, il ne vous aurait pas été difficile de lui en substituer un autre.

Je me suis plus étendu que je ne voulais sur ce capitaine de pirates, et cependant je n’ai pas encore fait valoir mes plus puissans moyens. Je n’ai pas voulu anticiper sur ce qui me reste à faire à cet égard ; ce n’est pas ici le lieu : il est un autre tribunal (60), une autre loi, que je me propose d’invoquer.

xx XXXI. Riche d’une si belle capture, de tant d’esclaves, d’argenterie, d’étoffes, notre homme ne se montra pas plus diligent à équiper la flotte, à rassembler les soldats, à pourvoir à leur entretien, quoique de pareils soins, en assurant la tranquillité de la province, eussent pu lui procurer à lui-même un nouveau butin. On touchait à la fin de l’été, saison durant laquelle les autres préteurs ne manquaient jamais de parcourir la Sicile, de se montrer en tous lieux, et même de se mettre en mer pour donner la chasse aux pirates, qui inspiraient alors tant de craintes. Mais Verrès, uniquement occupé de ses aises et de ses plaisirs, ne se trouva pas assez bien dans l’ancien palais d’Hiéron, devenu la résidence des préteurs. Ainsi que je l’ai dit, suivant son usage durant les chaleurs, il fit dresser des tentes du tissu le plus fin sur cette partie du rivage qui est dans l’île de Syracuse, derrière la fontaine d’Aréthuse, à l’entrée du port, dans un lieu délicieux et tout-à-fait à l’abri des regards indiscrets. C’est là que, durant soixante jours d’été, on a vu le préteur du peuple romain, le gardien, le défenseur d’une importante province, passer sa vie dans des festins, avec des femmes dissolues, sans autres hommes que lui et son fils encore adolescent : pourquoi n’ai-je pas dit sans hommes ? car cette exception leur fait trop d’honneur. Seulement l’affranchi Timarchide était parfois admis. Ces femmes étaient mariées et de nobles familles, excepté une fille du comédien Isidore, que Verrès, épris d’amour pour elle, avait enlevée à un joueur de flûte rhodien. Quant aux autres, c’était une Pippa, épouse du Syracusain Eschrion, fameuse dans toute la Sicile par une infinité de chansons sur son intrigue galante avec le préteur ; c’était une Nicé, dont on vante la beauté, et qui est la femme du Syracusain Cléomène. Son mari l’aimait éperdument ; mais il n’avait ni le pouvoir ni le courage de traverser les amours de celui qui l’avait enchaîné par tant de libéralités et de faveurs. Toutefois Verrès, malgré l’impudence que vous lui connaissez, sentait bien que, sans une sorte de scrupule et de contrainte, le mari étant à Syracuse, il ne pouvait garder la femme auprès de lui durant tant de jours dans sa volupteuse retraite. Il imagina donc un expédient singulier. Il dépouilla son lieutenant du commandement de la flotte, pour le donner à Cléomène ; oui, juges, la flotte du peuple romain, c’est Cléomène, un Syracusain, qui va la commander ; ainsi le veut, ainsi l’ordonne Verrès. Son but était non-seulement d’éloigner un mari en l’envoyant sur mer, mais de lui rendre son éloignement agréable, en lui donnant une mission honorable et lucrative. Pour sa part, le préteur se ménageait la facilité de vivre avec la femme, non pas plus librement qu’auparavant (car ses passions ont-elles jamais connu la contrainte ? ), mais sans aucune apparence de gêne, en écartant Cleomène, moins comme mari que comme rival. Le vaisseau amiral de nos amis et de nos alliés est donc placé sous les ordres du Syracusain Cléomène.

XXXII. Est-ce la voix d’un accusateur ou l’accent de la plainte qui doit ici d’abord se faire entendre (61) ? Le pouvoir d’un lieutenant, les attributions d’un questeur, l’autorité du préteur, confiés aux mains d’un Sicilien ! Si la table et les femmes occupaient tous vos momens, Verrès, où étaient vos lieutenans, où étaient vos questeurs ? Pourquoi receviez-vous ce blé estimé par vous à un si haut prix ? Que faisiez-vous et de ces mulets, et de ces tentes, et de tant et de si brillans avantages accordés aux magistrats et à leurs lieutenans par le sénat et le peuple romains ? Qu’étaient devenus vos préfets et vos tribuns ? S’il ne se trouvait en Sicile aucun citoyen romain digne de cet emploi, ne trouviez-vous personne en état de le remplir dans des cités qui toujours s’étaient montrées les amies fidèles du peuple romain ? N’aviez-vous pas et Ségeste et Centorbe, que leurs services, leur loyauté, leur ancienneté, et leur affinité même avec nous (61*) rendent si dignes d’être comptées parmi les villes romaines ? Et ces deux cités, grands dieux ! ont vu leurs soldats, leurs vaisseaux, leurs capitaines, subordonnés par Verrès aux ordres d’un Syracusain ! N’est-ce pas à la fois méconnaître les droits d’une glorieuse hiérarchie et ceux de la justice ! Quelle guerre avons-nous faite en Sicile où nous n’ayons eu Centorbe pour alliée, et Syracuse pour ennemie ? Ici mon dessein n’est pas d’humilier cette ville, je ne veux que rappeler la mémoire de faits anciens. Mais enfin, quand un de nos plus illustres et de nos plus grands généraux, M. Marcellus, soumit par sa valeur Syracuse, que conserva sa clémence, il défendit à tout Syracusain d’habiter la partie de cette cité qu’on appelle l’île. Aujourd’hui encore nul Syracusain ne peut habiter ce quartier. Comme c’est un poste où une poignée de soldats pourrait se maintenir, le vainqueur ne voulut point y laisser des hommes dont la fidélité ne fût pas à toute épreuve. D’ailleurs, c’est de ce côté qu’abordent les vaisseaux ; et il ne crut pas devoir confier cette barrière importante à ceux qui si long-temps l’avaient tenue fermée à nos légions.

Voyez, Verrès, quelle différence entre vos caprices et la prudence de nos ancêtres, entre votre extravagance, votre emportement et les précautions de leur sagesse : ils interdirent aux Syracusains l’accès même du rivage ; vous leur avez livré l’empire de la mer : ils ne voulurent point qu’aucun Syracusain habitât un lieu où des vaisseaux pouvaient aborder ; vous avez voulu que nos vaisseaux, que dis-je ? notre flotte fût sous les ordres d’un Syracusain. Ceux que nos pères avaient exclus d’une partie de leur ville, ont reçu de vous une partie de notre empire ; et les alliés qui s’étaient réunis avec nous pour ranger les Syracusains sous nos lois, ont été forcés par vous de se ranger sous les lois des Syracusains.

xx XXXIII. Déjà Cléomène a quitté le port, monté sur la galère de Centorbe, à quatre rangs de rames. À sa suite venaient le vaisseau de Ségeste, puis celui deTyhdaris, d’Herbite, d’Héraclée, d’Apollonie, d’Haluntium : flotte magnifique en apparence, mais faible en réalité ; les congés, comme nous l’avons dit, l’avaient dégarnie de combattans et de rameurs. L’infatigable préteur eut le plaisir de la voir voguer sous ses yeux et sous ses ordres aussi long-temps qu’elle en mit à côtoyer le théâtre infâme de ses orgies. Invisible depuis plusieurs jours, il apparut quelques instans aux yeux des matelots. C’est en manteau de pourpre, en tunique flottante, en sandales, qu’appuyé nonchalamment sur une de ses maîtresses (62), un préteur du peuple romain se montra sur le rivage. Déjà plus d’une fois une foule de Siciliens et de citoyens romains l’avaient vu dans cet accoutrement.

Quand la flotte eut un peu gagné la haute mer, elle vint, le cinquième jour, relâcher à Pachynum (63). Les matelots mouraient de faim : des palmiers sauvages croissent en abondance en cet endroit, comme dans presque toute la Sicile : ces malheureux en arrachèrent les racines pour soutenir leur existence. Cléomène, qui croyait devoir représenter Verrès par son luxe et par son immoralité, aussi bien que par l’autorité dont il était revêtu, fit comme lui dresser une tente sur le rivage ; et comme lui il passait toutes ses journées à boire à longs traits.

XXXIV. Tout à coup, Cléomène étant ivre et tous les autres mourant de faim, on annonce que des corsaires sont au port d’Odyssée ; c’est le nom de ce lieu. Notre flotte était à Pachynum. Comme il y avait des troupes dans le fort, ou que du moins il devait y en avoir, Cléomène se flatta qu’avec les soldats qu’il en pourrait tirer, il compléterait le nombre de ses matelots et de ses rameurs ; mais l’avarice de Verrès n’avait pas moins dégarni les forts que les flottes. On ne trouva dans la place que très-peu d’hommes : presque tous avaient obtenu leur congé. Cléomène, en brave amiral, fait appareiller le vaisseau de Centorbe, redresser les mâts, déployer les voiles, couper les câbles ; et, dans le même temps, il donne aux autres vaisseaux le signal et l’exemple de la fuite. Le navire marchait avec une vitesse incroyable, grâce à son excellente voilure ; car, pendant la préture de Verrès, il n’a pas été possible de savoir le chemin que pouvait faire un vaisseau à l’aide de rames. Cependant le vaisseau de Centorbe, par considération pour Cléomène, n’avait pas été entièrement dégarni de rameurs et de soldats. Il était déjà bien loin et hors de vue, que les autres travaillaient encore à se mettre en mouvement.

Le courage ne manquait pas au reste de la flotte. Malgré leur petit nombre, tous ceux qui la montaient voulaient combattre, quoi qu’il pût arriver ; tous le demandaient à grands cris ; et, puisque la faim leur avait laissé quelque reste de force et de vie, c’était du moins sous le fer ennemi qu’ils voulaient le perdre. Si Cléomène ne s’était pas enfui avec tant de précipitation, la résistance n’aurait pas été impossible. Son vaisseau, le seul qui fût ponté, était d’assez haut bord pour servir de rempart à toute l’escadre ; dans un combat contre des corsaires, il aurait paru comme une citadelle au milieu de leurs chétifs brigantins (63*). Mais, dénués de tout, abandonnés par leur chef, les Siciliens cédèrent à la nécessité, et le suivirent.

Tous voguaient donc vers Élore (64), ainsi que Cléomène, moins pour éviter le choc de l’ennemi que pour suivre leur amiral. Celui qui restait le plus en arrière se trouva le plus en danger ; aussi le dernier navire fut-il le premier que les pirates attaquèrent. Le vaisseau d’Haluntium tomba d’abord en leur pouvoir. Il était commandé par Philarque, citoyen très-considéré dans leur ville, et que, depuis, les Locriens (65) ont racheté aux dépens de leur trésor. C’est lui qui, dans la première action, vous a développé tous les détails de cette affaire. Le vaisseau d’Apollonie fut pris le second ; son capitaine, nommé Anthropinus, perdit la vie. xx XXXV. Cependant Cléomène avait atteint le rivage d’Elore ; déjà de son vaisseau il s’était élancé à terre, laissant cet immense navire flotter à la merci des vague ?. Les autres capitaines, voyant l’amiral à terre, et ne pouvant d’ailleurs ni se défendre ni gagner le large, poussent leur vaisseau vers la côte, et rejoignent Cléomène. Héracléon, le chef des pirates, a, contre son attente, remporté une victoire due, non pas à son courage, mais à l’avarice et à la lâcheté de Verres. Maître ainsi d’une des plus belles flottes du peuple romain, poussée et jetée sur le rivage, il fit, à l’entrée de la nuit, mettre le feu à tous les bâtimens, qui furent réduits en cendres.

Ô moment désastreux, horrible pour la Sicile ! ô malheur déplorable et funeste à tant de têtes innocentes ! ô scélératesse profonde ! ô infamie sans exemple ! Dans la même nuit, au même instant, un préteur brûlait des feux les plus impurs, et les flammes allumées par les pirates dévoraient (66) une flotte du peuple romain ! La fatale nouvelle arrive tout à coup dans Syracuse, au milieu de la nuit. On court au palais du préteur, où des femmes venaient de le ramener d’un splendide festin, au bruit harmonieux des voix et des instrumens. Cléomène, malgré les ténèbres, n’ose se montrer en public ; il s’enferme dans sa maison, mais sans y trouver sa femme, qui du moins aurait pu lui offrir quelque consolation dans sa digrâce. Notre admirable général avait établi dans son palais une discipline tellement sévère, que, dans une circonstance si grave, dans une crise si terrible, personne n’avait la permission de pénétrer jusqu’à lui, personne n’osait ni troubler son sommeil ni le déranger s’il veillait encore. Cependant l’alarme est répandue partout, toute la ville est sur pied. Ce n’étaient point ici des feux allumés au haut d’une tour, qui, selon la coutume, annonçaient l’arrivée des corsaires, c’était la flamme même de nos vaisseaux incendiés qui publiait et la perte qu’on venait de faire et le péril qui menaçait encore.

XXXVI. On cherche le préteur ; et, lorsqu’on apprend qu’il n’est informé de rien, on se précipite avec impétuosité vers son palais ; on s’y attroupe en poussant de grands cris. Il se réveille enfin, se fait raconter par Timarchide tout ce qui s’est passé, et endosse l’habit de guerre. Le jour commençait à paraître. Il s’avance au milieu de la foule, encore appesanti par le vin, le sommeil et la débauche. Il est partout accueilli par des clameurs furieuses ; et l’image du péril qu’il avait couru à Lampsaque (67) se retrace devant ses yeux. Le danger présent lui paraissait encore plus grand, parce que la haine était aussi vive et l’attroupement beaucoup plus nombreux. On lui rappelle ses débauches sur le bord de la mer (68) ; on cite par leurs noms ses maîtresses ; on lui demande à lui-même ce qu’il est devenu, ce qu’il a fait depuis tant de jours qu’il s’est rendu invisible. On voulait qu’il livrât ce Cléomène, dont il avait fait un amiral. Peu s’en fallut que la vengeance exercée à Utique contre Hadrianus (69) ne se renouvelât à Syracuse, et que deux préteurs corrompus ne trouvassent leur tombeau dans deux provinces différentes. Mais les circonstances et l’approche des pirates continrent la multitude ; et le peuple n’oublia pas ce qu’il se devait à lui-même et à la réputation d’une cité où résident tant de citoyens romains dont s’honorent et la province et la république.

Les Syracusains s’animent à leur propre défense ; le préteur, immobile, est à peine éveillé. Ils prennent les armes, et remplissent le forum, ainsi que l’île, qui forme un des principaux quartiers de la ville. Les pirates, qui ne passèrent que cette nuit au promontoire d’Élore, laissent les débris de notre flotte encore fumans sur la côte, et s’approchent de Syracuse. Sans doute ils avaient entendu dire qu’il n’y avait rien de plus beau que les remparts et le port de cette ville, et ils étaient persuadés que, s’ils ne les voyaient pas pendant la préture de Verrès, jamais il ne leur serait possible de les voir.

XXXVII. Ils se présentent d’abord devant la partie du rivage où Verrès avait fait dresser des tentes pour y établir durant l’été son camp de plaisance ; ils le trouvent évacué. Ne doutant pas que le préteur ne se fût retiré avec armes et bagages, ils entrent hardiment dans le port. Quand je dis le port, je dois m’expliquer plus clairement pour ceux qui ne connaissent pas les lieux ; je veux dire qu’ils entrent dans la ville, et jusque dans le cœur de la ville ; car à Syracuse ce n’est point le port qui couvre la place, mais la place qui ferme le port, en sorte que la mer, au lieu de baigner le dehors et l’extrémité des murs, pénètre bien avant dans l’intérieur de la cité.

C’est là que, vous étant préteur, le chef de pirates Héracléon, avec quatre misérables brigantins, a vogué impunément au gré de ses désirs. Dieux immortels ! l’autorité, les faisceaux, la souveraineté du peuple romain, étaient dans Syracuse, et un corsaire s’est avancé jusqu’au forum, il a côtoyé tous les quais d’une ville dont les flottes redoutables des Carthaginois, alors maîtres de la mer, ne purent jamais approcher, en dépit de tous leurs efforts dans maintes expéditions ! Que dis-je ? nos forces navales, invincibles jusqu’à votre préture, Verrès, n’ont pas moins vainement tenté de franchir cette barrière, au milieu de tant de guerres puniques et siciliennes. Telle est en effet la nature du lieu, qu’avant de voir un vaisseau ennemi dans leur port, les Syracusains verraient plus tôt une armée victorieuse dans leurs remparts, dans leur cité, dans leur forum. Vous étiez préteur, et des barques de pirates ont vogué librement dans une enceinte dont, de mémoire d’homme, la seule flotte athénienne, composée de trois cents voiles et d’innombrables équipages, avait forcé l’entrée ; encore trouva-t-elle sa défaite dans ce port même ! Oui, c’est là que cette ville célèbre vit pour la première fois sa puissance vaincue, affaiblie, humiliée ; c’est dans ce port que sa renommée, sa prépondérance, sa gloire, firent un commun naufrage (70).

XXXVIII. Un pirate aura pénétré là où il ne pouvait arriver sans laisser, non-seulement à côté de lui, mais derrière lui, une grande partie de la ville ! Il aura fait le tour de l’île dans toute son étendue ; de cette île qui, séparée du reste de la ville par la mer et par ses murailles, forme pour ainsi dire une autre cité dans Syracuse ; de cette île où nos ancêtres ont, comme je l’ai dit, défendu qu’aucun Syracusain établît sa demeure (71), parce qu’ils étaient persuadés que ceux qui occuperaient cette partie de la ville seraient aussi les maîtres du port. Mais quelle était la contenance des pirates pendant cette promenade ? Les racines de palmiers sauvages, qu’ils avaient trouvées dans nos vaisseaux, ils les jetaient sur le rivage, afin que tout le monde connût et la criminelle avarice du préteur et la détresse de la Sicile. Des soldats siciliens, des fils de laboureurs, de jeunes hommes dont les pères, à force de travaux, recueillaient assez de grains pour en fournir, non-seulement au peuple romain, mais à l’Italie entière ; des hommes nés dans cette île de Cérès, qui vit, dit-on, mûrir les premières moissons, avaient été trouvés réduits à ces alimens dont leurs ancêtres, par l’invention de l’agriculture, ont appris aux autres peuples à ne plus faire usage ! Vous étiez préteur, et des soldats siciliens avaient pour toute nourriture des racines de palmier, alors que des brigands se nourrissaient du froment de la Sicile ! Ô spectacle douloureux, à jamais déplorable ! la gloire de Rome et le nom du peuple romain ont, sous les yeux d’une multitude immense, été en butte à la risée des plus vils ennemis ! Un pirate, sur un misérable esquif, dans le port de Syracuse, s’est promené en triomphateur d’une flotte romaine, tandis que ses rameurs faisaient jaillir l’onde écumante jusque dans les yeux du plus inepte et du plus lâche des préteurs !

Après que les pirates furent sortis du port, non qu’ils éprouvassent la moindre crainte , mais parce que leur curiosité se trouvait satisfaite, on se mit à raisonner sur la cause d’un si grand désastre. Chacun disait, répétait hautement que, puisqu’on avait licencié une partie des soldats et des matelots, puisqu’on avait laissé ceux qui restaient périr de faim et de misère, tandis que le préteur passait les jours entiers à s’enivrer avec des courtisanes, on devait peu s’étonner d’un affront aussi sanglant, aussi désastreux. Ces reproches, ces imputations injurieuses pour Verrès, étaient confirmés dans les sociétés par les capitaines qui s’étaient retirés à Syracuse depuis la destruction de la flotte. Chacun d’eux nommait les hommes, de son bord qui avaient eu des congés. La chose était évidente ; il ne s’agissait point ici de simples inductions : la cupidité de Verrès était prouvée par des témoins irrécusables.

XXXIX. Notre homme est averti que, dans le forum et dans toutes les réunions, on passe la journée entière à questionner les capitaines sur la manière dont la flotte a été perdue ; que ceux-ci répondent et démontrent à qui veut les entendre que c’est aux congés des rameurs, au manque de vivres, à la lâcheté de Cléomène et à sa fuite, que ce malheur doit être attribué. Sachant qu’on tenait ces propos, voici l’expédient qu’il imagina : il avait prévu long-temps à l’avance qu’il serait traduit devant les tribunaux ; lui-même vous l’a dit, juges, dans la première action ; vous l’avez entendu. Il sentit qu’avec des témoins comme ces capitaines, il lui serait impossible de. ne point succomber. Il prit donc un parti absurde à la vérité, mais qui du moins ne blessait point l’humanité.

Cléomène et les capitaines reçoivent l’ordre de passer chez lui. Ils s’y rendent. Le préteur se plaint des propos qu’ils ont tenus sur son compte ; il les prie de s’en abstenir désormais, et de vouloir bien dire qu’ils avaient eu chacun sur leur bord autant de matelots qu’il en fallait, et qu’il n’y avait point eu de congés délivrés. Tous se montrent disposés à faire ce qu’il désire. Sans perdre un moment, il fait entrer ses amis, et demande devant eux à chaque capitaine combien il avait de matelots. Ceux-ci répondent conformément à la recommandation qui venait de leur être faite. Il dresse acte de leur déclaration, et, en homme prévoyant, le fait sceller du cachet de ses amis, comptant que, dans le cas d’une accusation, il pourrait, au besoin, user de cette pièce justificative. Il est à croire que ses conseillers lui firent sentir le ridicule de cette démarche, et l’avertirent qu’elle ne lui serait d’aucune utilité ; que même cet excès de précaution de la part d’un préteur ne pouvait qu’aggraver les soupçons. Déjà il avait employé plusieurs fois ce misérable expédient, et même il lui arrivait souvent de faire inscrire ou biffer officiellement ce qu’il voulait sur les registres publics ; mais il reconnaît enfin que de pareilles pièces ne peuvent lui servir, aujourd’hui que des actes, des témoins, des autorités irrécusables mettent ses crimes en évidence.

XL. Quand il vit que son procès-verbal ne lui serait d’aucun secours, il prit son parti, je ne dis pas en magistrat inique, ce qui serait du moins supportable, mais en tyran atroce et forcené. Il se persuada que, pour atténuer une inculpation dont il pensait bien qu’il ne pourrait entièrement se justifier, il fallait faire mourir tous les capitaines témoins de son crime. Mais une réflexion l’arrêtait : que faire de Cléomène ? comment punir ceux à qui j’ai ordonné d’obéir, et absoudre celui que j’ai chargé de commander ? comment envoyer au supplice des hommes qui ont suivi Cléomène, et faire grâce à Cléomène qui leur a enjoint de le suivre dans sa fuite ? comment user de rigueur envers des officiers qui n’avaient que des vaisseaux dégarnis, sans défense, et traiter avec indulgence celui dont la galère, à peu près suffisamment garnie, paraît avoir été la seule qui fût capable de résistance ? Que Cléomène périsse avec les autres. Mais la foi jurée ! et nos sermens mutuels ! et nos mains si tendrement unies ! et nos embrassemens (72) ! et cette tente sous laquelle nous avons fait ensemble le service de Vénus sur ce rivage consacré à nos plaisirs ! Il jugea donc impossible de ne pas sauver Cléomène. Il fait appeler Cléomène, lui dit qu’il a résolu de sévir contre tous les capitaines ; que, dans la situation périlleuse où il se trouve, son intérêt le veut, l’exige. Vous seul serez épargné, et, dût-on m’accuser d’inconséquence, je prendrai sur moi toute la faute, plutôt que d’être cruel à votre égard, ou de laisser vivre tant de témoins qui me perdraient. Cléomène lui rend grâces ; il approuve fort sa résolution, assure qu’il n’y a pas d’autre parti à prendre. Cependant il lui soumet une réflexion qui lui avait échappé ; c’est que Phalargue de Centorbe ne pouvait être envoyé comme les autres au supplice, attendu que ce capitaine était avec lui sur la galère de cette ville. Quoi donc ! s’écrie Verrès, je laisserai vivre un jeune homme d’une famille si distinguée, citoyen d’une ville si importante, pour qu’il dépose contre moi ! — Oui, pour le moment, dit Cléomène, puisqu’il le faut ; nous chercherons plus tard quelque moyen de nous en débarrasser.

XLI. Ce plan conçu et arrêté, Verrès sort brusquement du palais prétorien, ne respirant que le crime, la fureur et la cruauté. Il arrive au forum. Les capitaines sont mandés ; comme ils ne craignaient rien, ne soupçonnaient rien, tous viennent avec empressement. Ces malheureux, tout innocens qu’ils sont, se voient, d’après son ordre, chargés de fers. Ils réclament la justice du préteur (73) ; ils demandent ce qu’ils ont fait pour être ainsi traités. C’est, répond-il, pour a voir livré la flotte aux pirates. Le peuple se récrie, et s’étonne que Verrès soit assez impudent, assez audacieux, pour attribuer à autrui un désastre dont son avarice était la seule cause ; que, soupçonné lui-même d’être l’associé des brigands, il accuse les autres d’être leur complice ; enfin qu’il ne s’avise de cette accusation que quinze jours après la destruction de la flotte. Cependant tous les yeux cherchaient Cléomène, non pas que cet homme, de quelque manière qu’il se fût comporté, parût mériter qu’on le punît ; et véritablement que pouvait-il faire ? car je ne sais point accuser sans de justes raisons. Que pouvait-il faire, je le répète, avec des vaisseaux que l’avarice de Verrès avait dégarnis de leurs équipages ?. Bientôt on le voit s’asseoir à côté du préteur, et, selon son habitude, lui parler familièrement à l’oreille. Alors l’indignation devient générale, en voyant les plus honorables citoyens, investis de la confiance de leurs villes, chargés de chaînes, tandis que Cléomène, par cela même qu’il est le complice des turpitudes et des infamies du préteur, continue à vivre dans sa familiarité. Cependant on aposte, pour accuser les capitaines, Névius Turpion (74), qui, sous la préture de C. Sacerdos, avait été condamné pour ses méfaits. Ce personnage, bien digne en effet de servir l’audace de Verrès, était déjà connu comme son émissaire et son agent pour les dîmes, pour les accusations capitales, enfin pour toutes les vexations de ce genre.

XLII. On voit venir à Syracuse les pères et les proches parens de ces jeunes infortunés, à la première nouvelle du danger qui les menace. Ils voient leurs enfans courbés sous le poids des fers, et destinés à payer de leurs têtes l’avarice du préteur ; ils se présentent, ils les défendent, ils les justifient ; oui, Verrès, ils réclament, implorent votre justice, comme si vous possédiez, comme si vous aviez jamais connu cette vertu. Un père était devant vous, Dexion de Tyndaris, distingué par sa naissance, lui qui vous avait reçu dans sa maison, et que vous appeliez votre hôte. En voyant à vos pieds cet homme, que tous ces titres, que son malheur recommandaient à votre intérêt, ses larmes, sa vieillesse, le nom, les droits de l’hospitalité, ne purent donc rappeler un moment votre ame perverse à quelque sentiment d’humanité ? Mais pourquoi réclamer les droits de l’hospitalité ? ont-ils quelque pouvoir sur une bête féroce ? Quand on sait que, non content d’avoir pillé, sans y rien laisser, la maison de Sthenius de Thermes, son hôte, dans le temps même qu’il y logeait, Verrès suscita contre lui, en son absence, une accusation capitale, le condamna à mort sans avoir été entendu (75), peut-on demander qu’un pareil être connaisse les droits et les devoirs de l’hospitalité ? Est-ce d’un homme, d’un homme cruel que nous parlons ici, ou d’un monstre nourri de sang ? Les larmes d’un père qui vous implorait pour son fils innocent n’ont pu vous émouvoir ! Vous aviez laissé votre père à Rome, votre fils était auprès de vous, et la présence de ce fils n’a point réveillé dans votre cœur les douces émotions de la nature ! et l’éloignement de votre père n’a pas rendu plus touchans pour vous les accens de la tendresse paternelle !

Aristée, votre hôte, le fils de Dexion, était chargé de fers ! pourquoi ? — Il avait livré la flotte. — Comment ? — Il avait abandonné l’armée. — Mais Cléomène ? — Il s’était comporté en lâche. — Et pourtant vous aviez récompensé sa valeur d’une couronne d’or ? — Il avait licencié les matelots. — Mais vous aviez reçu l’argent de tous les congés ? Un autre père, Eubulide d’Herbite, très-distingué parmi les siens par son mérite et sa naissance, eut l’imprudence, en défendant son fils, d’inculper Cléomène : peu s’en fallut qu’on ne le dépouillât de ses vêtemens pour le battre de verges. Mais enfin que dire ? comment se justifier ? — Je ne veux point qu’on parle de Cléomène. — Ma cause m’y oblige. — Tu mourras, si tu le nommes. Or, l’on sait que Verrès n’a jamais fait de petites menaces. — Mais il n’y avait pas de rameurs. — Oh ! vous accusez le préteur ! qu’on m’abatte cette tête.— S’il n’est permis de parler ni du préteur, ni de son substitut dans une affaire qui roule tout entière sur ces deux hommes, à quoi donc faut-il s’attendre ?

XLIII. Heraclius de Ségeste fut également mis en cause. Sa famille était la plus illustre de cette ville. Daignez m’écouter, juges, avec la sensibilité qui vous caractérise ; ce seul trait vous fera connaître à quelles injustices, à quelles persécutions furent exposés nos alliés. Apprenez donc qu’Heraclius fut impliqué dans le procès, quoiqu’une ophthalmie très-grave l’eût empêché de s’embarquer, quoiqu’il fût resté à Syracuse avec l’autorisation de son commandant et par congé. Celui-là, bien certainement, ne livra pas la flotte ; il n’a pas fui lâchement, il n’a pas abandonné l’armée. S’il en eût été autrement, on aurait noté son absence coupable au moment où la flotte partit de Syracuse. Il fut cependant mis en cause comme un coupable pris en flagrant délit, bien que la calomnie ne pût même inventer contre lui un prétexte d’accusation.

Parmi ces capitaines, se trouvait un citoyen d’Héraclée, nommé Furius (car nombre de Siciliens portent des noms latins). Cet officier était connu seulement de ses concitoyens pendant sa vie ; sa mort l’a rendu célèbre par toute la Sicile. Animé d’un courage indomptable, non-seulement il brava le préteur (sûr de mourir, qu’avait-il à ménager ? ), mais en présence de la mort, sous les yeux de sa tendre mère, qui, baignée de larmes, passait les jours et les nuits dans son cachot, il écrivit son apologie. Dans toute la Sicile, il n’est pas un seul homme qui n’en ait une copie, pas un seul qui ne l’ait lue, pas un seul qui n’y trouve la preuve de votre scélératesse et de votre barbarie. On y voit le nombre des matelots que sa ville avait fournis, le nombre et le prix des congés qui ont été délivrés, le nombre des marins qui étaient restés sur son bord. Ces détails, Furius les donne également pour tous les autres vaisseaux ; et, lorsqu’il osa les dénoncer devant votre tribunal, on lui frappa les yeux à coups de verges. Mais, si près de la mort, cet homme courageux pouvait braver la douleur : d’une voix forte il répétait ces mots qui sont écrits dans son Mémoire : « C’est le comble de l’indignité que les caresses d’une femme impudique aient eu plus de pouvoir sur vous pour sauver Cléomène, que les larmes d’une mère pour obtenir la vie de son fils. » Je vois encore dans cette apologie une prédiction qui vous regarde, juges ; et si le peuple romain vous a bien connus, juges, ce n’est pas en vain qu’il l’aura faite en mourant : « Verrès, disait-il, peut faire mourir les témoins ; mais leur sang n’effacera point ses crimes. Du fond des enfers, ma voix se fera entendre avec plus de force à des juges intègres, que si je paraissais vivant à leur tribunal. Vivant, je ne pourrais prouver que ton avarice ; mais la mort cruelle que tu vas me faire subir déposera de ta scélératesse, de ton audace, de ta cruauté. » Furius ajoutait ces admirables paroles : « Quand le jour de la justice arrivera pour toi, Verrès, tu ne verras pas seulement une foule de témoins déposer contre toi, mais, envoyées par les dieux Mânes, les Euménides vengeresses de l’innocence (76), les Furies qui poursuivent le crime, présideront à ta condamnation. Quant à moi, je vois sans effroi le coup fatal ; j’ai déjà vu le tranchant de tes haches, le visage et le bras de Sestius, ton bourreau, lorsqu’en présence de tant de Romains il faisait, par ton ordre, tomber les têtes de tes concitoyens. » Que vous dirai-je enfin, juges ? cette liberté que vous aviez donnée à vos alliés, Furius en usa dans toute sa plénitude, au milieu des tourmens d’un supplice réservé aux esclaves.

XLIV. Verrès les condamne tous, de l’avis de son conseil ; mais, dans une cause de cette importance, qui intéressait tant d’hommes et de citoyens, il n’avait appelé auprès de lui ni son préteur P. Vettius, ni P. Cervius, son lieutenant, homme du plus grand mérite, et que, depuis, il a le premier récusé pour juge dans le procès qui nous occupe, par la raison même que, pendant sa préture, il avait été revêtu de la lieutenance en Sicile. Il les condamna donc tous, après avoir pris l’avis de tous les brigands qui composaient sa suite. Représentez-vous la consternation des Siciliens, de ces alliés si anciens et si fidèles, que nos ancêtres ont comblés de tant de bienfaits : il n’y en avait pas un seul qui ne tremblât pour sa fortune et pour sa vie. Comment la clémence du peuple romain, la douceur de son gouvernement, s’étaient-elles changées en un excès de cruauté et de barbarie ? Quoi ! tant de malheureux condamnés tous en masse, et sans être convaincus d’aucun délit ! un magistrat prévaricateur qui cherche ainsi la justification de ses vols dans la mort si peu méritée de tant d’innocens ! Il semble impossible, juges, de rien ajouter à tant de scélératesse, de démence, de cruauté, et l’on a raison de le croire ; car, si l’on veut comparer Verrès à tous les autres scélérats, combien il les a tous laissés loin derrière lui !

Mais c’est avec lui-même qu’il dispute de crimes : toujours il s’étudie à surpasser son dernier forfait par un nouvel attentat. Je vous ai dit que Cléomène avait fait excepter de la condamnation Phalargue de Centorbe, parce qu’il montait avec lui le vaisseau amiral. Cependant, comme ce jeune homme avait montré quelque crainte en voyant que sa cause était la même que celle de tant d’innocentes victimes, Timarchide alla le trouver ; il lui dit qu’il n’avait rien à craindre de la hache, mais que les verges pourraient l’atteindre, qu’il y prît garde. Qu’arriva-t-il ? Ce jeune homme vous a déclaré, et vous l’avez entendu, qu’il eut si peur des verges, qu’il compta une somme d’argent à Timarchide.

Mais ce sont là des bagatelles, quand il s’agit d’un pareil accusé. Le capitaine d’une ville célèbre s’est racheté du fouet à prix d’argent ; rien n’est plus naturel : un autre a payé pour n’être point condamné ; c’est ce qui se voit tous les jours (77). Non, le peuple romain ne veut pas voir intenter à Verres des accusations rebattues (78) ; ce sont des horreurs nouvelles, des attentats inouïs qu’il attend de lui ; car il pense que ce n’est pas sur un préteur de la Sicile que vous allez aujourd’hui prononcer, mais sur le plus abominable des tyrans.

XLV. Les condamnés sont enfermés dans la prison. Le jour de leur supplice est fixé : on le commence dans la personne de leurs parens, déjà si malheureux. On les empêche d’arriver jusqu’à leurs fils ; on les empêche de leur porter de la nourriture et des vêtemens. Ces malheureux pères que vous voyez devant vous, juges, restaient étendus sur le seuil de la prison. Les mères éplorées passaient les nuits auprès du guichet fatal qui les privait des derniers embrassemens de leurs fils ; elles demandaient pour toute faveur qu’il leur fût permis de recueillir le dernier soupir de ces chers enfans. À la porte veillait l’inexorable geolier, le bourreau du préteur, la mort et la terreur des alliéset des citoyens, le licteur Sestius (79), qui levait une taxe sur chaque gémissement, sur chaque douleur. — Pour entrer, disait-il, vous me donnerez tant (80), tant pour introduire ici des alimens. Personne ne s’y refusait. — Et vous, combien me donnerez-vous pour que je fasse mourir votre fils d’un seul coup ? combien pour qu’il ne souffre pas long-temps ? combien pour qu’il ne soit pas frappé plusieurs fois ? combien pour que je l’expédie sans qu’il le sente, sans qu’il s’en aperçoive ? Et ces affreux services, il fallait encore les payer au licteur !

Ô douleur amère, intolérable ! affreuse, étrange destinée ! Des pères, des mères, obligés d’acheter, non pas la vie de leurs enfans, mais pour eux une mort plus prompte. Que dis-je ? ces jeunes condamnés transigeaient eux-mêmes avec Sestius pour qu’il leur tranchât la vie d’un seul coup ! Des fils demandaient à leurs pères, comme un dernier bienfait, qu’ils donnassent de l’argent au licteur, pour qu’il abrégeât leur supplice ! Que d’horribles tourmens imaginés contre les pères et contre les familles ! qu’ils sont multipliés ! Mais si du moins la mort en était le terme ! Il n’en sera pas ainsi. La cruauté peut-elle donc aller encore au delà ? Elle en trouvera le moyen. Lorsque leurs fils seront tombés sous la hache, lorsqu’ils auront perdu la vie, leurs cadavres seront jetés aux bêtes féroces. Si cette idée révolte le cœur d’un père, qu’il achète avec de l’or le droit d’ensevelir son fils.

Un Ségestain distingué par sa naissance, Onasus, vous a déclaré qu’il avait compté une somme considérable à Timarchide pour la sépulture d’Heraclius, capitaine de navire. Ici vous ne pouvez dire, Verrès : Mais ces gens-là sont des pères irrités d’avoir perdu leurs fils. — C’est un homme du premier rang, un homme très-considéré qui parle, et ce n’est point de son fils qu’il parle. Est-il d’ailleurs un Syracusain qui, à cette époque, n’ait entendu raconter, qui n’ait su que ces marchés pour la sépulture se traitaient entre Timarchide et les condamnés encore vivans ? Ne conversaient-ils pas publiquement avec Timarchide ; et les parens de tous n’étaient-ils pas présens à ces conventions ? Ne faisait-on pas prix pour les funérailles d’hommes encore pleins de vie ? Les préliminaires ainsi réglés, et toutes difficultés levées, les victimes sont conduites sur la place, on les attache au poteau.

XLVI. Quel autre que vous eut alors le cœur assez dur, assez impitoyable, assez farouche, pour n’être pas touché de leur jeunesse, de leur naissance, de leur affreuse destinée ? Y eut-il un seul homme qui ne fondît en larmes, un seul qui ne vît dans leur calamité, non pas une infortune qui leur fût personnelle, mais la destruction, mais le glaive de la mort suspendu sur toutes les têtes ? La hache frappe ; tous gémissent, et votre joie éclate; vous triomphez, vous vous applaudissez d’avoir anéanti les témoins de votre avarice. Vous vous trompiez, Verrès ; oui, vous vous trompiez cruellement, en croyant effacer dans le sang de l’innocence la trace de vos brigandages et de vos infamies. Aveuglé par la folie, vous couriez à votre perte, lorsque vous pensiez que votre cruauté ferait disparaître les plaies faites par votre avarice. Les témoins de vos crimes ne sont plus, mais leurs parens vivent ; ils vivent, pour vous punir et pour les venger. Que dis-je ? plusieurs de ces capitaines respirent encore ; les voilà, ils sont devant vous. La fortune n’a soustrait tant d’innocens au supplice, que pour qu’ils assistassent à votre condamnation.

Voyez Philargue d’Halunce, qui, pour n’avoir pas fui avec Cléomène, fut accablé par les pirates, et devint leur prisonnier : du moins son malheur le sauva. Si les corsaires ne l’eussent pris, il serait tombé au pouvoir du bourreau de nos alliés. Il dépose des congés vendus aux matelots, de la disette de vivres, de la fuite de Cléomène. Voici également Phalargue de Centorbe, né au premier rang dans une des premières villes de la Sicile. Sa déposition est la même ; elle ne diffère dans aucune circonstance.

Au nom des dieux immortels, juges ! qui vous retient encore sur vos sièges ? quels peuvent être vos sentimens en écoutant ces horreurs ? Ma raison s’est-elle égarée ? suis-je trop sensible à cette grande calamité, trop indigné du désastre de nos alliés ? Est-ce que les tourmens affreux, est-ce que le désespoir de tant d’innocens ne vous pénètrent pas d’une douleur aussi profonde ? Pour moi, lorsque je dis que le capitaine d’Herbite, que celui d’Héraclée, ont été frappés de la hache, je crois avoir encore présent à mes yeux leur épouvantable supplice.

XLVII. Ainsi les habitans de ces cantons, les laboureurs de ces champs qui, fécondés par leurs sueurs et par leurs travaux, fournissent tous les ans au peuple romain de si abondantes moissons ; des hommes élevés et nourris par leurs pères dans l’espoir de vivre sous l’abri protecteur de notre puissance et de notre justice, étaient donc réservés à l’atroce tyrannie de ce monstre, à sa hache homicide ! Quand je songe au sort du capitaine de Tyndaris et de celui de Ségeste, les privilèges et les services de leurs villes se retracent à ma pensée. Ces villes, que Scipion l’Africain avait cru devoir orner des plus riches dépouilles de nos ennemis, ont donc vu l’exécrable Verrès leur enlever, non-seulement ces honorables décorations, mais leurs plus nobles citoyens ! Que les Tyndaritains se fassent maintenant gloire de répéter : « Nous n’étions pas des dix-sept peuples de la Sicile (81). Dans toutes les guerres puniques et siciliennes, nous nous sommes montrés constamment fidèles et dévoués au peuple romain. Toujours le peuple romain a trouvé chez nous les subsides de la guerre et les heureux fruits de la paix. » Il faut en convenir, ces titres les ont merveilleusement servis sous l’administration de ce tyran !

« Scipion, leur répondrait Verrès, Scipion conduisit vos marins contre Carthage ; aujourd’hui Cléomène conduit contre les pirates vos marins presque sans équipages. Scipion l’Africain partageait avec vous les dépouilles des ennemis et les trophées de sa gloire ; moi je vous dépouillerai, et quand j’aurai fait de votre vaisseau la proie des corsaires, vous serez traités en ennemis. » Et cette affinité qui nous unit aux Ségestains, cette affinité non-seulement fondée sur des monumens et consacrée par la tradition, mais resserrée et fortifiée par tant de services, quel avantage en ont-ils recueilli sous sa préture ? Hélas ! un jeune homme de la plus haute naissance, un fils irréprochable, s’est vu enlevé à son père, arraché des bras d’une mère éplorée, pour être livré aux mains du bourreau Sestius. Cette ville, à qui nos ancêtres accordèrent un territoire si étendu et si fertile ; cette ville, qu’ils ont affranchie de toute contribution, malgré les droits que lui donnaient auprès de vous les titres sacrés de l’affinité, de la fidélité, de l’alliance la plus antique, n’a pas même eu le crédit d’obtenir la vie d’un de ses citoyens les plus honorables et les plus vertueux.

XLVIII. Quel sera désormais le sort de nos alliés (82) ! De qui imploreront-ils le secours ? Quelle espérance enfin pourra les attacher à la vie, si vous les abandonnez ? Viendront-ils au sénat demander le châtiment de Verrès ? ni l’usage ni les attributions du sénat ne le permettent. Auront-ils recours au peuple romain ? le peuple s’excusera facilement ; il dira qu’il existe une loi protectrice des alliés ; que c’est vous, juges, qu’il a chargés de la faire exécuter et d’en poursuivre les infracteurs. Ce tribunal est donc leur seul asile ; c’est leur port, leur forteresse ; c’est l’autel qu’ils doivent embrasser. Ils ne s’y présentent pas, comme ils l’ont fait tant de fois, pour redemander leurs propriétés ; non, ils ne réclament point aujourd’hui l’argent, l’or, les étoffes, les esclaves, ni les décorations de leurs villes et de leurs temples. Ils craignent, dans leur simplicité, que ces rapines ne soient tolérées, peut-être même autorisées par le peuple romain. Depuis bien des années, en effet, nous souffrons, et nous voyons en silence quelques individus absorber l’or de toutes les nations ; et nous paraissons d’autant mieux y consentir et le permettre, qu’aucun de ces déprédateurs ne se cache, aucun ne se met en peine de voiler du moins sa cupidité. Rome, si magnifique et si richement décorée, n’offre pas une statue, pas un tableau qui ne soit le fruit de ses victoires ; mais les maisons de plaisance de ces déprédateurs sont ornées et remplies des dépouilles les plus précieuses de nos plus fidèles alliés. Où pensez-vous que soient les trésors de tant de nations aujourd’hui réduites à l’indigence ? Athènes, Pergame, Cyzique, Milet, Chios, Samos, et l’Asie, et l’Achaïe, et la Grèce, et la Sicile, ne sont-elles pas comme englouties dans un petit nombre de maisons de plaisance ? Mais ces richesses, je le répète, vos alliés y renoncent, et s’abstiennent de les réclamer : c’est assez pour eux d’avoir mérité, par leurs services et leur fidélité, d’être à l’abri de toute spoliation autorisée par le peuple romain. Du reste, si jadis il leur était difficile de se défendre contre la cupidité de quelques scélérats, du moins ils pouvaient en quelque sorte y suffire : aujourd’hui il ne leur reste ni le moyen d’y résister ni celui de la satisfaire. Aussi ne s’inquiètent-ils nullement de leurs intérêts pécuniaires ; ils ne sollicitent du tribunal aucune restitution ; ils abandonnent l’objet de la cause ; ils en font un entier sacrifice. C’est dans cet état de dénuement qu’ils se présentent à vous. Voyez, voyez, juges, ces lambeaux souillés de fange qui couvrent nos alliés !

XLIX. Sthenius de Thermes, que voici présent, les cheveux épars et en vêtemens de deuil, a vu sa maison entièrement spoliée ; et cependant, Verrès, il ne parle point de vos brigandages : la seule chose qu’il redemande, c’est lui-même, c’est sa propre conservation : car votre scélératesse et vos fureurs l’ont tout-à-fait banni d’une patrie où ses vertus et ses services l’avaient placé au premier rang. Et Dexion, il ne vient pas non plus réclamer ce que vous avez pris soit à la ville de Tyndaris, soit à lui-même ; mais son fils, unique gage de sa tendresse ; son fils innocent et vertueux, voilà ce qu’il réclame. Ce ne sont point les restitutions et dommages qui vous seront imposés qu’il veut emporter avec lui, mais bien votre condamnation capitale, comme une consolation pour les mânes de son fils (83). Enfin Eubulide, que vous voyez courbé sous le poids des années, n’a pas entrepris, au terme de sa vie, un si long et si pénible voyage pour recueillir quelques débris de sa fortune, mais pour que ses yeux, qui ont vu la tête sanglante de son fils, deviennent enfin témoins de votre supplice.

Si L. Metellus l’eût permis, juges, et les mères, et les femmes, et les sœurs de ces déplorables victimes seraient ici présentes. L’une d’elles, lorsque j’arrivai de nuit à Héraclée, l’une d’elles vint au devant de moi, à la lueur d’un grand nombre de flambeaux, accompagnée de toutes les respectables matrones de cette ville. Je l’ai vue prosternée à mes pieds ; elle m’appelait son sauveur, et vous, Verrès, son bourreau. Mon fils ! mon fils ! s’écriait elle, comme si j’avais pu lui rendre son fils, et le rappeler des enfers. Partout les vieillards et les enfans sollicitaient le secours de mon zèle, tous imploraient et votre justice et votre humanité.

Voilà, juges, voilà les plaintes que la Sicile m’a recommandé surtout de vous faire entendre. Ce sont les larmes de cette province, et non un vain désir de gloire, qui m’ont conduit devant vous. J’ai voulu qu’une injuste condamnation, la prison, les chaînes, les verges, les haches, les tortures de nos alliés, le sang de l’innocence, la sépulture des morts, la douleur des pères et le deuil des familles, ne pussent être désormais pour nos magistrats l’objet d’un exécrable trafic. Si les Siciliens sont délivrés de cette crainte par la condamnation du coupable, si j’obtiens de vous un jugement sévère qui dissipe leurs alarmes, j’aurai satisfait à mon devoir, et rempli le vœu de ceux qui m’ont confié ce grand intérêt.

L. Ainsi, Verrès, s’il se trouve un orateur qui entreprenne de justifier votre expédition navale, que, dans son plaidoyer, il abandonne les lieux communs étrangers à la cause ; qu’il ne dise pas que je vous impute les torts de la fortune, que je vous fais un crime d’avoir été malheureux, que je vous reproche la perte d’une flotte, lorsque tant de braves généraux ont été trahis sur l’un et l’autre élémens par les hasards de la guerre. Non, je ne vous rends point responsable des torts de la fortune. Il est inutile que vous retraciez les désastres des autres généraux, il est inutile que vous rassembliez les débris de leurs naufrages. Je dis que les vaisseaux étaient sans équipage ; que la plupart des rameurs et des matelots avaient eu leur congé ; que tous ceux qui restaient ont été réduits à se nourrir de racines de palmier ; qu’un Sicilien a commandé une flotte du peuple romain ; que nos plus fidèles alliés, nos amis les plus constans, ont été soumis aux ordres d’un Syracusain ; que, pendant toute cette expédition, et plusieurs jours auparavant, vous êtes resté sur le rivage avec d’infâmes courtisanes, plongées comme vous dans l’ivresse. Voilà ce que je dis, et sur tous ces faits je produis des preuves et des témoins.

Est-ce là insulter à votre malheur ? est-ce là vous ôter la ressource d’accuser la fortune ? est-ce là vous attribuer, vous reprocher les hasards de la guerre ? Après tout, pour ne point s’entendre imputer les coups de la fortune, il faut du moins avoir bravé son inconstance, il faut s’être exposé à ses caprices. Mais la fortune n’a point eu de part à votre désastre. C’est sur le champ de bataille, et non pas à table, que l’on tente le sort des armes, que l’on en court les dangers. Ici nous pouvons dire que c’est de Vénus et non point de Mars que vous avez éprouvé les caprices. Si l’on ne doit pas vous imputer les torts de la fortune, pourquoi n’a-t-elle pas été à vos jeux un titre à l’indulgence lorsque vous avez jugé des hommes innocens ?

Dispensez-vous aussi de répondre que, pour vous accuser et pour vous rendre odieux, je me prévaux d’une peine établie par nos ancêtres, et que vous avez appliquée en faisant décapiter des coupables. Ce n’est point sur le genre du supplice que porte mon accusation ; je ne prétends pas qu’il ne faille jamais se servir de la hache ; je ne dis pas qu’on doive ôter à la discipline militaire le frein de la terreur, au commandement la sévérité, à la lâcheté l’opprobre du châtiment. J’avoue que très-souvent nos alliés, très-souvent même nos concitoyens et nos soldats, ont subi les châtimens les plus rigoureux. Ainsi vous pouvez encore vous épargner l’emploi de ce moyen.

LI. Oui, la faute n’en est point aux capitaines, mais à vous seul, Verrès ; je le démontre. Oui, vous avez vendu des congés aux soldats et aux rameurs ; ce fait, tous les capitaines qui ont échappé à vos fureurs l’attestent ; ce fait, la commune de Netum, notre alliée, l’atteste ; ce fait, Herbite, Amestra, Enna, Agyrone, Tyndaris, l’attestent ; ce fait, votre témoin, votre général, votre hôte, Cléomène enfin, l’atteste. Il déclare avoir pris terre à Pachynum, pour tirer des soldats de la garnison, afin de les distribuer sur ses vaisseaux, ce qu’il n’aurait pas fait sans doute si les équipages avaient été au complet ; car, lorsqu’un vaisseau est monté comme il doit l’être de rameurs et de soldats, il est impossible d’y admettre, non pas quelques hommes, mais un seul homme de plus. Je dis en outre que les marins qui restaient à bord ont manqué de tout, et que peu s’en est fallu qu’ils ne soient morts de misère et de faim. Je dis que tous les capitaines étaient innocens, ou que si quelqu’un devait être inculpé, ce devait être celui qui avait le meilleur vaisseau, le plus de matelots et le commandement en chef ; ou enfin, que si tous ont manqué à leur devoir, Cléomène n’a pas dû assister comme spectateur à la mort et aux tortures de ses complices. Je dis enfin que leur supplice, eût-il été juste, on ne pouvait sans crime lever une taxe sur les larmes, sur la douleur, sur le coup de la mort, sur les funérailles et la sépulture.

Si donc vous voulez me répondre, dites que la flotte était bien équipée et bien armée, qu’il n’y manquait pas un soldat, qu’aucun banc n’était dégarni, que les rameurs avaient des vivres en abondance, que les capitaines ont menti, que tant de communes respectables ont menti, que la Sicile entière a menti ; que Cléomène est un fourbe d’avoir déclaré être descendu au fort de Pachynum pour y prendre des troupes ; que ce n’est pas de troupes, mais de courage que les capitaines ont manqué ; qu’ils ont abandonné Cléomène au moment où ce général combattait vaillamment, et que personne n’a reçu d’argent pour la sépulture. Si c’est là ce que vous dites, je vous confondrai ; si vous dites autre chose, vous ne m’aurez pas répondu.

LII. Oserez-vous dire encore : « Ce juge est mon ami intime, cet autre est l’ami de mon père ? » Non, Verrès, plus on a de rapport avec vous, plus on doit rougir des accusations qui pèsent sur vous. L’ami de votre père ! Ah ! si votre père lui-même était votre juge (84), au nom des dieux, que pourrait-il faire, lorsqu’il vous dirait : « Tu étais préteur dans une province du peuple romain, et, lorsque tu avais à soutenir une guerre maritime, tu as, durant trois années de suite, dispensé les Mamertins de fournir le vaisseau qu’en vertu de leur traité ils devaient à la république ; et ces mêmes Mamertins t’ont donné un très grand navire de charge, construit aux frais de leur ville, pour ton usage particulier. Tu as mis les villes à contribution, sous prétexte d’équiper une flotte ; tu as licencié les matelots pour de l’argent ; ton questeur et ton lieutenant avaient pris un vaisseau sur les pirates, tu as soustrait leur capitaine à tous les regards, tu as fait périr sous la hache des hommes qu’on disait citoyens romains, et que beaucoup de personnes ont reconnus pour tels ; tu as osé receler des pirates dans ta maison ; c’est de ta maison que tu as fait sortir aujourd’hui leur chef pour comparaître devant les juges. Dans une province si belle, au milieu de nos plus fidèles alliés, sous les yeux des plus honorables citoyens romains, tandis que tout le monde était en crainte et la Sicile en péril, tu as passé plusieurs jours de suite mollement couché sur le rivage, et entièrement livré aux plaisirs de la table. Pendant ces longues orgies, nul n’a pu t’aborder dans ton palais, ni te voir au forum. C’était à ces festins qu’on voyait s’asseoir à tes côtés les épouses de nos alliés et de nos amis ; et parmi ces femmes dissolues tu plaçais ton fils, mon petit-fils, à peine sorti de l’enfance, afin que, dans un âge si faible, si facile à corrompre, il eût devant les yeux l’exemple des déréglemens de son père. Tu étais préteur, et tu marchais au milieu de la province en tunique et en manteau de pourpre ! Pour faciliter tes impudiques amours, tu as ôté le commandement de la flotte au lieutenant du peuple romain, pour en revêtir un Syracusain ; tes soldats ont manqué de vivres, ils ont manqué de blé au sein de la Sicile ! Grâce à ton incontinence, à ton avarice, des brigands ont pris, ont incendié une flotte du peuple romain. Un port où, depuis la fondation de Syracuse, nul ennemi n’avait pu pénétrer, a vu pour la première fois des pirates voguer librement dans ses eaux ; et tu étais préteur ! Loin de dissimuler ces affronts, de les ensevelir dans le silence, de les effacer, s’il était possible, de la mémoire des hommes, tu as, sans aucune forme juridique, arraché de braves capitaines des bras de leurs pères, qui étaient tes hôtes, pour les traîner à la mort et les livrer aux tortures. En vain, dans leur désespoir, ces malheureux parens, tout en larmes, te suppliaient au nom de ton père ; ton cœur ne s’est point ému ; tu t’es baigné avec délices dans le sang de l’innocence. Que dis-je ? le sang a été pour toi une source de lucre ! » Si votre père, Verres, vous parlait ainsi, pourriez-vous lui demander grâce ? pourriez-vous espérer son pardon ?

LIII. J’en ai fait assez pour les Siciliens (85), assez pour mon devoir, assez pour mes obligations, pour le ministère confié à mes soins, et accepté par mon zèle. Il me reste à plaider une autre cause, que je ne me suis pas engagé à défendre, mais que j’entreprends par une conviction intime. On n’est pas venu me la confier ; un sentiment naturel, et qui soulève toutes les puissances de mon âme, me porte à m’en charger ; car elle a pour objet, non le salut des alliés, mais celui des citoyens romains, c’est-à-dire la vie, le sang de tous tant que nous sommes. Ici, n’attendez pas que je multiplie les preuves, comme si les faits pouvaient être douteux. Ce que je dirai du supplice de nos concitoyens sera si évident, si notoire, que je pourrais appeler en témoignage la Sicile entière ; car cette frénésie, qui est la compagne inséparable de la scélératesse et de l’audace, avait tellement bouleversé l’âme forcenée de ce monstre, l’avait frappé d’une démence si complète, que les châtimens réservés à des esclaves convaincus de crimes, jamais il n’hésitait à les infliger à des citoyens romains, en pleine assemblée, sous les yeux de tout un peuple. Qu’est-il besoin de faire l’énumération de tous ceux qui ont été battus de verges pendant sa préture ? nul n’en fut exempt ; aussi le bras du licteur se portait sur eux de lui-même, comme par habitude, et sans attendre que Verrès en eût donné le signal.

LIV. Pouvez-vous nier que, dans le forum de Lilybée, en présence d’une très-nombreuse assemblée, C. Servilius, citoyen romain, ancien négociant de Panorme, fut, devant votre tribunal, si cruellement frappé de verges et de fouets, qu’il tomba mourant à vos pieds ? Niez, Verrès, ce premier fait, si vous l’osez : il n’y a personne à Lilybée qui ne l’ait vu, personne dans toute la Sicile qui ne l’ait su. Oui, je le répète, un citoyen romain est tombé à vos pieds sous les coups de vos licteurs. Et pour quelle raison, dieux immortels ! Mais je fais injure à la cause commune, aux droits de cité, en demandant pour quel motif Servilius a éprouvé un traitement si barbare, comme si quelque motif pouvait justifier un tel attentat contre un citoyen romain ! Pardonnez-le-moi, juges ; ce sera le seul attentat de cette espèce dont je rechercherai le motif. Qu’avait donc fait Servilius ? Il s’était expliqué un peu librement sur la perversité de Verres et sur sa vie infâme. Aussitôt Verrès le fait citer par un esclave de Vénus à comparaître à Lilybée. Servilius obéit. Quoiqu’il n’existât contre lui ni action ni demande, le préteur veut qu’il consigne deux mille sesterces (86), qui resteront au profit du premier licteur, s’il ne se disculpe point d’avoir dit que Verres s’était enrichi de rapines. En même temps il déclare que l’affaire sera jugée par des commissaires tirés de sa suite. Servilius les récuse ; et, puisque personne ne l’accuse, il supplie le préteur de ne point le livrer à des juges qui ne pourraient être sans partialité. Comme il insistait avec beaucoup de chaleur, les six licteurs (87) l’entourent, hommes très-robustes et très-exercés à battre les gens. Ils le frappent à coups redoublés. Ce n’est pas assez. Le premier licteur, Sestius, dont j’ai parlé souvent, retourne son faisceau, et lui en assène avec force des coups sur le visage. Le malheureux avait la bouche et les yeux pleins de sang ; il tombe ; les bourreaux le voient étendu sur la terre, et ils ne continuent pas moins de lui meurtrir les flancs, afin de lui arracher la promesse de consigner. Dans cet état horrible, on l’emporte comme mort ; bientôt après il n’était plus. Cependant notre pieux adorateur de Vénus, l’aimable et galant Verrès, fit prendre sur les biens de Servilius de quoi faire un Cupidon d’argent massif, qu’il plaça dans le temple de la déesse ; car c’était toujours aux dépens des honnêtes gens qu’il acquittait les vœux de ses orgies nocturnes.

LV. Mais à quoi bon rappeler en détail les supplices d’autres citoyens romains, plutôt que de vous les présenter en masse dans un même tableau ? pourquoi ne pas dire : Cette prison, que le plus cruel des tyrans, que l’impitoyable Denys avait fait construire à Syracuse, et qu’on nomme les Carrières, fut, pendant la préture de Verrès, le domicile des citoyens romains. Malheur à qui lui déplaisait, à qui lui avait blessé la vue ! il était à l’instant jeté dans les Carrières. Juges, votre indignation éclate, et déjà vous l’avez signalée lorsque, dans les premiers débats, vous entendîtes, sur ces faits, la déposition des témoins. Vous pensez que les droits de la liberté doivent être sacrés, non pas seulement à Rome, dans ces murs où résident les tribuns du peuple et tous les autres magistrats ; où nous voyons ce forum entouré de tribunaux ; où l’autorité du sénat et la majesté du peuple romain commandent le respect ; mais en quelque contrée de la terre, chez quelque peuple que les droits d’un Romain soient violés, vous regardez cette offense comme un attentat à la liberté, à l’honneur, à la souveraineté de la république.

C’est dans une prison destinée aux étrangers, aux malfaiteurs, aux criminels, dans la prison des pirates et des ennemis de la patrie, que vous avez osé, Verrès, enfermer un si grand nombre de citoyens romains ! Quoi ! n’avez-vous jamais songé aux tribunaux, aux comices, à cette foule immense, qui dans ce moment jette sur vous des regards courroucés, menaçans ; à la majesté du peuple romain, que vous outragiez en son absence ? Le spectacle imposant de cette foule qui vous environne aujourd’hui n’a donc jamais arrêté vos yeux ni votre pensée ? vous comptiez donc ne plus jamais reparaître devant vos concitoyens, ne jamais vous montrer dans le forum, où se rassemble le peuple romain, ne retomber jamais ici sous le pouvoir des lois et des tribunaux ?

LVI. Mais pourquoi cette fureur de répandre le sang ? quel motif l’excitait à tant de crimes ? Aucun autre, juges, que de mettre en pratique un système de brigandage extraordinaire et nouveau. Les poètes nous représentent des brigands postés à l’entrée des golfes (88), sur des promontoires ou sur des roches escarpées, afin de massacrer les navigateurs jetés sur leurs côtes. Ainsi Verrès, de toutes les parties de la Sicile, promenait au loin sur la mer ses avides regards. Dès qu’un vaisseau arrivait de l’Asie, de la Syrie, de Tyr, d’Alexandrie, ou de quelque autre lieu, ses agens s’en emparaient ; à l’instant tout l’équipage était jeté pêle-mêle dans les carrières.— Et la cargaison, les marchandises ? — On les portait au palais du préteur. Ainsi, après tant de siècles (89), la Sicile se retrouvait en proie à la rage, non pas d’un autre Denys, d’un second Phalaris, car cette île fut long-temps féconde en tyrans féroces ; mais d’un monstre de la nature de ceux qui, dans les siècles antiques, avaient ravagé cette malheureuse contrée. Non, je ne crois point que Charybde et Scylla aient été dans leur détroit plus terribles aux nautonniers. Verrès se faisait d’autant plus redouter, qu’il avait autour de sa personne des chiens (90) beaucoup plus nombreux et bien autrement robustes. Nouveau Cyclope, mais cent fois plus malfaisant que le premier, il occupait l’île entière. L’autre, du moins, n’occupait que l’Etna et la partie de la Sicile qui environne cette montagne.

De quel prétexte enfin colorait-il son affreuse cruauté ? Du même que son défenseur ne manquera pas d’alléguer. Tous ceux qui abordaient en Sicile avec quelques richesses, étaient, à l’entendre, des soldats de Sertorius échappés de Dianium (91). En vain, pour se mettre à l’abri du péril, ils présentaient, ceux-ci de la pourpre de Tyr, ceux-là de l’encens, des essences, des étoffes de fin ; plusieurs des pierreries et des perles ; quelques-uns des vins grecs ou des esclaves achetés en Asie, afin que, par les objets de leur commerce, on pût juger des lieux d’où ils venaient. Ils n’avaient pas prévu que les preuves mêmes qu’ils donnaient de leur innocence seraient la cause de leur danger ; car Verrès prétendait que ces marchandises provenaient de leur association avec les pirates. En conséquence, il les envoyait aux carrières. Quant aux vaisseaux et à la cargaison, il avait bien soin de les mettre en réserve.

LVII. D’après ce monstrueux système, lorsque la prison se trouvait encombrée de commerçans, il employait le moyen que vous a signalé L. Suetius, chevalier romain des plus distingués, et tous les témoins vous l’attesteront également : il faisait décapiter ces citoyens romains dans la prison, au mépris de toutes les lois. Ils avaient beau crier : Je suis citoyen romain (92) ce cri puissant, qui pour tant d’autres fut souvent un titre d’assistance et de salut aux extrémités de la terre et parmi les nations les plus barbares, ne servait qu’à accélérer leur supplice, et à rendre leur mort plus affreuse. Ici, Verrès, que prétendez-vous me répondre ? Que j’en impose, que j’invente, que j’exagère ? Oserez-vous le dire, même par l’organe de vos défenseurs ? Greffier, lisez ce registre des Syracusains, qu’il garde si précieusement, comme une pièce rédigée au gré de ses désirs. Qu’on lise le journal de la prison, où sont consignés avec exactitude et le jour de l’entrée de chaque détenu, et celui de sa mort ou de son exécution. Registre des Syracusains.

Juges, vous voyez des Romains jetés pêle-mêle dans les carrières ; vous voyez vos concitoyens entassés en foule dans le plus horrible gouffre. Cherchez maintenant les traces de leur sortie ; il n’en existe aucune. Tous sont-ils morts naturellement ? Quand Verrès pourrait le dire, on ne le croirait pas ; et une telle réponse ne le justifierait nullement. Mais on lit dans ces registres une expression que cet homme, aussi peu capable d’attention qu’il est ignorant, n’a pu ni remarquer ni comprendre : έδιϰώθησαν, dit-il ; et ce mot, dans la langue des Siciliens, signifie qu’ils ont été exécutés à mort (93).

LVIII. Si quelque roi, quelque république ou quelque nation étrangère, s’était permis un pareil attentat envers un citoyen romain, la république n’en tirerait-elle pas vengeance ? n’en demanderait-elle pas raison les armes à la main ? enfin pourrions-nous souffrir qu’un si grand outrage fait au nom romain demeurât impuni ? Que de guerres sanglantes n’ont pas entreprises nos ancêtres, parce qu’ils avaient appris que des citoyens romains avaient été insultés, des navigateurs emprisonnés, des négocians dépouillés ? Je ne me plains point ici de la détention de ceux dont je parle ; leur spoliation même, je la tolère : mais qu’après s’être vu enlever leurs vaisseaux, leurs esclaves, leurs marchandises, des négocians aient été mis dans les fers, des citoyens romains aient été assassinés dans un cachot, voilà le crime que je dénonce.

Si je parlais devant des Scythes, et non pas ici, en présence de tant de citoyens romains, devant l’élite des sénateurs, dans le forum du peuple romain, je pourrais me flatter d’attendrir l’âme de ces barbares au simple récit de tant de cruautés inouïes exercées sur des citoyens romains : car telle est la majesté de cet empire, tel est le profond respect des autres nations pour le nom romain, qu’on ne peut concevoir qu’il existe un mortel assez audacieux pour exercer la prérogative d’une semblable cruauté envers nos concitoyens. Puis-je donc me persuader, Verrès, qu’il soit pour vous aucun espoir de salut, qu’il vous reste aucun refuge, quand je vous vois dans l’impossibilité d’échapper à la sévérité de vos juges, quand je vous vois en butte à la haine publique ? Si, ce que je crois impossible, vous parvenez à vous dégager des filets qui vous enlacent, si vous pouvez vous échapper par quelque moyen que je ne puis prévoir, ce ne sera que pour retomber dans un précipice bien autrement dangereux ; et là, pour vous frapper, pour vous accabler, j’aurai l’avantage du lieu (94). Oui, juges, quand j’admettrais en faveur de l’accusé les prétextes qu’il allègue pour sa défense, ils ne lui seraient pas moins funestes que l’accusation fondée que je lui intente. Car enfin que dit-il ? Que ce sont des déserteurs venant d’Espagne, qu’il a fait arrêter et livrer au supplice. Mais qui vous l’a permis ? de quel droit l’avez-vous fait ? quel autre en a fait autant ? et de qui en avez-vous reçu le pouvoir ? Notre forum et nos basiliques sont remplis de ces déserteurs ; nous les y voyons, et nous n’en sommes point blessés. Quelque idée qu’on se forme des dissensions civiles, qu’on les regarde comme un effet de la folie humaine ou comme un arrêt du destin, comme une punition des dieux, ce n’est pas du moins en sortir trop malheureusement que de pouvoir conserver la vie aux citoyens que les armes ont épargnés (95). Mais Verrès, traître à son consul, questeur transfuge (96), voleur des deniers publics, s’est arrogé dans la république un pouvoir si absolu, que des hommes à qui le sénat, à qui le peuple romain, à qui tous les magistrats avaient permis de se montrer librement dans le forum, dans les comices, dans Rome, enfin dans toute l’étendue de l’empire, ont trouvé devant lui la mort, une mort cruelle, affreuse, en quelque lieu de la Sicile que le hasard les fît aborder. Cn. Pompée, le plus illustre, le plus vaillant de nos généraux, vit, après la mort de Perpenna (97), plusieurs soldats de Sertorius se réfugier sous ses étendards : quel empressement n’a-t-il pas mis à ce que tous fussent épargnés, accueillis ? à quel citoyen suppliant sa main victorieuse n’offrit-elle pas le gage et l’assurance de son salut ? Eh bien ! celui auprès duquel ils trouvaient ainsi un refuge assuré, était celui même contre lequel ils avaient porté les armes. Auprès de vous, Verrès, dont aucun monument n’atteste les services, ils n’ont trouvé que la mort et des tortures. Voyez combien vous est avantageux le plan de défense que vous avez imaginé !

LIX. J’aime mieux, oui certes j’aime mieux que le tribunal, que le peuple romain, en croient votre apologie que mon accusation ; j’aime mieux, je le répète, que l’on voie en vous le persécuteur et l’ennemi de ces hommes amnistiés, que celui des négocians et des navigateurs ; car mon accusation ne suppose de votre part que l’excès d’une monstrueuse avarice, au lieu que votre apologie décèle une espèce de rage, une frénésie atroce, une cruauté sans exemple, je dirais presque une proscription nouvelle.

Mais je ne puis profiter d’un si grand avantage ; non, juges, je ne puis en profiter. Vous voyez ici tous les habitans de Pouzzoles (98). Une foule de négocians, riches et honorables, sont accourus pour entendre votre arrêt. Ils déposent, les uns que leurs associés, les autres que leurs affranchis, ont été, par ses ordres, spoliés, chargés de fers, égorgés dans la prison, ou frappés de la hache du bourreau. Ici remarquez, Verrès, combien je vous traite favorablement. Lorsque je produirai P. Granius, qui déclarera que ses affranchis ont eu par votre ordre la tête tranchée, qui vous redemandera son vaisseau et ses marchandises, réfutez-le, si vous le pouvez ; j’abandonnerai ce témoin, je vous appuierai même ; je vous seconderai de mon mieux. Démontrez-nous que ces condamnés avaient servi dans l’armée de Sertorius, qu’ils fuyaient de Dianium lorsqu’ils furent jetés sur les côtes de la Sicile : non, rien ne me ferait plus de plaisir que de vous voir en donner la preuve ; car il n’y a point de forfait qui soit digne d’un plus grand supplice. Je ferai comparaître une seconde fois L. Flavius, chevalier romain, si vous le voulez ; et, puisque dans les premiers débats, votre insigne prudence, ainsi que le répètent vos défenseurs, mais bien plutôt la voix de votre conscience, comme tout le monde en est persuadé, et la force de mes preuves, vous ont empêché d’interroger aucun de nos témoins (99), on demandera, si vous le voulez, à Lucius Flavius quel était ce L. Herennius qu’il dit avoir tenu une maison de banque à Leptis, et que plus de cent citoyens romains de notre compagnie de Syracuse, non-seulement disaient reconnaître, mais qu’ils réclamaient avec larmes, et d’une voix suppliante, et qui n’en a pas moins eu, par votre ordre, la tête tranchée en présence de tous les Syracusains. Réfutez un tel témoignage ; démontrez, prouvez, je vous prie, que cet Herennius était un soldat de Sertorius.

LX. Que dirons-nous de cette foule de malheureux qui, la tête voilée (100), furent conduits au fatal poteau, sous le nom de pirates et de captifs ? Quelle était cette précaution nouvelle ? qui vous l’a fait imaginer ? Les Cris d’indignation jetés par L. Flavius et par tant d’autres romains, au sujet de L. Herennius, vous avaient-ils effrayé ? La haute considération du vertueux M. Annius vous rendait-elle plus réservé et plus timide ? Nous l’avons en effet entendu déposer naguère que ce n’était point un aventurier, que ce n’était point un étranger, mais bien certainement un citoyen romain, un citoyen connu de tous les Romains établis à Syracuse, un citoyen né dans cette ville, qui, par votre ordre, avait eu la tête tranchée.

Ces bruyantes réclamations de ces différens témoins, ces cris d’indignation, ces plaintes qui s’élevaient de toutes parts, rendirent Verrès non pas moins cruel, seulement il devint plus circonspect. Dès ce moment, ce fut la tête voilée que les citoyens romains furent conduits au supplice ; mais il n’en continua pas moins à les faire exécuter publiquement, parce qu’il y avait, comme je l’ai dit, beaucoup de personnes dans la ville qui tenaient un compte très-exact des pirates suppliciés. Voilà donc le sort qui, sous votre préture, attendait le peuple romain ! voilà donc la perspective assurée à nos négocians : les tourmens et la mort ! Les négocians n’ont-ils pas assez à redouter les coups de la fortune, sans que nos magistrats, dans nos provinces, fassent peser la terreur sur leurs têtes ? Était-ce donc là le sort que méritait la Sicile, cette province si voisine de Rome, et si fidèle, peuplée de nos alliés les plus utiles, de nos citoyens les plus honorables, et qui toujours nous accueillit avec tant d’affection ? Fallait-il que des négocians qui revenaient des extrémités de la Syrie et de l’Égypte, des hommes à qui la toge romaine avait concilié le respect même des nations barbares ; des hommes qui avaient échappé aux embûches des pirates, à la fureur des tempêtes, n’arrivassent en Sicile que pour tomber sous la hache, alors qu’ils pouvaient se croire comme déjà rentrés dans leurs foyers ?

LXI. Que dirai-je de P. Gavius, du municipe de Cosa ? Ma voix sera-t-elle assez forte, mes expressions assez énergiques, mon indignation assez profonde ? Ah ! du moins cette indignation ne s’est pas refroidie ; mais quels efforts n’ai-je pas à faire pour trouver des paroles qui expriment dignement l’atrocité de cette action et toute l’horreur qu’elle m’inspire ? Ce crime est tel, que la première fois qu’il me fut dénoncé, je ne crus pas pouvoir en faire usage dans cette accusation : quoique bien convaincu qu’il n’était que trop vrai, je sentais qu’il ne paraîtrait pas vraisemblable. Mais enfin, cédant aux larmes de tous les négocians romains établis en Sicile, entraîné par les dépositions des estimables Valentiens, de tous les habitans de Rhegium, et de plusieurs chevaliers qui se trouvaient alors à Messine, j’ai produit, dans la première action, un si grand nombre de témoins, qu’il n’est personne pour qui le fait soit demeuré douteux. Que ferai-je aujourd’hui, après que je vous ai occupés si long-temps de l’horrible cruauté de Verrès, après que j’ai épuisé pour ses autres crimes toutes les expressions qui pouvaient peindre sa scélératesse, sans penser à soutenir votre attention par la variété de mes tableaux ; comment vous parler de ce grand attentat ? Je ne vois qu’un seul moyen, c’est de vous exposer simplement la chose ; elle est si révoltante, qu’il n’est besoin ni de ma faible éloquence ni de celle de tout autre orateur, pour allumer dans vos cœurs une juste indignation.

Ce Gavius de Cosa dont je parle avait été, comme tant d’autres, jeté dans les carrières. Il s’en échappa, je ne sais comment, et vint à Messine ; déjà il apercevait l’Italie et les remparts de Rhegium. À cet aspect, il crut sortir des gouffres de la mort. Ranimé par l’air pur de la liberté et par la douce influence des lois, il se sentait renaître. Mais il était à Messine ; il parla, se plaignit d’avoir été incarcéré, quoique citoyen romain ; déclara qu’il allait droit à Rome, et que Verrès, à son retour, aurait de ses nouvelles.

LXII. L’infortuné ne se doutait pas que parler ainsi dans Messine ou dans le palais du préteur, c’était la même chose ; car, comme je vous l’ai dit, juges, Verrès avait fait des Mamertins les auxiliaires de ses attentats, les receleurs de ses rapines, les associés de toutes ses infamies. Aussi Gavius fut-il à l’instant conduit devant le magistrat de Messine, où le hasard voulut que Verrès arrivât le jour même. On l’instruisit de l’affaire ; on lui dit qu’un citoyen romain s’était plaint d’avoir été enfermé dans les prisons de Syracuse ; mais qu’au moment où il s’embarquait, en proférant d’horribles menaces contre le préteur, on l’avait arrêté et mis sous bonne garde, pour être statué par Verrès ce qu’il jugerait convenable.

Verrès les remercie, et donne des éloges à leur zèle, à leur bienveillance ; puis, ne respirant que le crime et la fureur, il se rend au forum. Ses yeux étincelaient, et tout son visage exprimait la cruauté (101). Chacun attendait avec anxiété à quel excès il allait se porter. Il ordonne qu’on amène le prisonnier, qu’on le dépouille, qu’on l’attache au poteau, et qu’on apprête les verges. L’infortuné s’écrie qu’il est citoyen romain, du municipe de Cosa ; qu’il a servi avec L. Pretius, chevalier romain de la première distinction, qui faisait le négoce à Palerme, et que par lui Verrès peut aisément savoir la vérité. Le préteur prononce qu’il est instruit que les chefs des esclaves fugitifs l’ont envoyé comme espion en Sicile ; imputation qui n’était appuyée d’aucun indice, d’aucune preuve, et que même aucun soupçon n’autorisait. Ensuite il commande à ses licteurs de tomber tous ensemble sur Gavius, et de le fouetter vigoureusement.

Ainsi, juges, un citoyen romain était battu de verges dans la place publique de Messine ! et, au milieu de tant de souffrances, au milieu du retentissement des coups, nul gémissement, nulle plainte ne sortait de sa bouche ; il disait seulement : Je suis citoyen romain (102). Il s’imaginait qu’à ce nom les fouets allaient s’éloigner de lui, que le bras des bourreaux resterait suspendu. Non-seulement il ne put obtenir que leurs verges le frappassent avec moins de violence, mais, alors même qu’il ne cessait d’invoquer ce titre saint et auguste, une croix, oui, Romains, une croix était préparée pour cet infortuné, qui n’avait jamais vu l’exemple d’un pareil abus de pouvoir.

LXIII. Ô doux nom de liberté ! droits sacrés du citoyen ! loi Porcia ! lois Semproniennes (103) ! puissance du tribunat, si amèrement regrettée, et qui viens enfin d’être rendue à l’ordre plébéien (104) avez-vous donc été instituées pour qu’une province romaine, pour qu’une ville alliée, vît un citoyen romain attaché publiquement au poteau, publiquement battu de verges, au gré du magistrat à qui la faveur du peuple romain avait confié les haches et les faisceaux ! Ah ! lorsqu’on lui appliquait les feux, les fers brûlans, toutes les borreurs de la torlure, si la douloureuse réclamation de cet infortuné, si sa voix lamentable n’arrêtait point votre furie, du moins les pleurs, les sanglots redoublés des Romains présens à cet affreux spectacle, ne pouvaient-ils vous émouvoir ? Oser mettre en croix un homme qui se disait citoyen romain ! Je n’ai point voulu, dans la première action, me livrer à toute mon indignation ; je ne l’ai point voulu, juges. En effet vous avez vu à quel point et la douleur, et la haine, et la crainte des mêmes horreurs, avaient soulevé toute l’assemblée. Je sus donc modérer la véhémence de mes discours ; je sus calmer également C. Numitorius, chevalier romain du premier mérite, et l’un de mes témoins ; je sus même beaucoup de gré à Glabrion d’avoir eu la sagesse de le faire promptement retirer sans l’entendre. Il appréhendait sans doute que le peuple romain ne fit lui-même justice du coupable, dans la crainte que l’intrigue ne le dérobât à la vengeance des lois et à la sévérité de votre tribunal.

Aujourd’hui, Verrès, que tout le monde sait quelle sera l’issue de la cause et quel sort vous attend, voici comment je veux procéder avec vous. Je ferai voir que ce Gavius, que vous avez transformé en espion, a été, par votre ordre, jeté dans les carrières de Syracuse. Ce ne sera pas d’abord par les registres des Syracusains que je le prouverai ; mais, pour que vous ne puissiez pas dire qu’ayant trouvé un Gavius sur ces registres, je me suis emparé de ce nom pour l’appliquer à l’individu dont je vous reproche la mort, je produirai des témoins à votre choix, et ces témoins certifieront que c’est bien le même que vous avez fait jeter dans les carrières de Syracuse. Je produirai aussi les habitans de Cosa, ses compatriotes et ses amis, qui diront, trop tard pour vous, mais assez tôt pour les juges, que ce Gavius, mis en croix par vous, était un citoyen romain, un habitant de Cosa, et non point un espion des esclaves révoltés.

LXIV. Lorsque j’aurai prouvé tout ce que j’avance de manière à convaincre les amis qui sont assis près de vous, je me contenterai de votre propre aveu ; oui, votre aveu me suffira. Dernièrement, en effet, lorsque, effrayé des cris et du mouvement tumultueux de l’assemblée, vous vous élançâtes de votre siège, qu’avez-vous dit ? Que cet homme, pour retarder son supplice, avait crié plusieurs fois qu’il était citoyen romain ; mais que c’était un espion. Mes témoins sont donc véridiques ? N’est-ce pas là en effet ce que dit C. Numitorius ? n’est-ce pas là ce que disent les deux frères Marcus et Publius Cottius, citoyens distingués de Taurominium ? n’est-ce pas là ce que dit Q. Lucceius, l’un des plus riches banquiers de Rhegium ? n’est-ce pas là ce que disent tous ceux qui ont déposé ? Car les témoins que j’ai produits jusqu’ici se sont présentés pour attester, non pas qu’ils connaissaient personnellement Gavius, mais qu’ils ont vu mettre en croix un individu qui criait : Je suis citoyen romain ! Vous aussi, Verrès, vous dites la même chose ; vous avouez que cet homme cria plusieurs fois qu’il était citoyen romain, et que ce t’tre sacré qu’il invoquait, ne vous a pas paru assez important pour vous faire hésiter, pour vous faire différer d’un seul moment un si affreux, un si cruel supplice.

Juges, je me contente de cet aveu, il me suffit ; non, je n’en veux pas davantage : je laisse, j’abandonne tout le reste. Le voilà pris dans ses propres filets, il y périra. Vous ignoriez, dites-vous, qui était ce Gavius ; vous le soupçonniez d’être un espion. Je ne demande pas sur quoi ce soupçon était fondé ; c’est d’après vos paroles que je vous accuse. Il se disait citoyen romain : vous-même, si vous étiez arrêté chez les Perses, ou bien aux extrémités de l’Inde, et qu’on vous conduisît au supplice, que diriez-vous : Je suis citoyen romain ? Eh bien ! s’il est vrai que, sans être connu de ces peuples, sans les connaître vous-même, tout barbares, tout relégués qu’ils sont aux bornes du monde, le nom de Rome, ce nom auguste et révéré chez toutes les nations, eût été pour vous une sauve-garde, comment cet homme que vous faisiez attacher à une croix, cet homme, quel qu’il fût, quelque inconnu qu’il pût être à vous, lorsqu’il se disait citoyen romain, n’a-t-il pu, en réclamant ce titre sacré, obtenir de vous, obtenir d’un préteur, sinon la vie, du moins un sursis à son exécution ?

LXV. Des hommes sans fortune et sans nom traversent les mers, et arrivent dans des pays qu’ils n’ont jamais vus, où ils ne connaissent personne, où personne ne les connaît. Cependant, pleins de confiance dans le titre de citoyens romains, ils se croient en sûreté, non-seulement auprès de nos magistrats, que contient la crainte des lois et de l’opinion publique, non-seulement auprès des citoyens romains, unis avec eux par le même langage, par les mêmes droits et par tant d’autres liens ; mais ils ont l’espoir que, dans quelque contrée qu’ils abordent, ce titre sera pour eux un gage d’inviolabilité (105). Ôtez-la cette espérance, ôtez-le cet appui aux citoyens romains, établissez que ces mots : je suis citoyen romain, seront désormais impuissans ; établissez qu’un préteur ou tout autre magistrat pourra envoyer impunément au supplice celui qui se dira citoyen romain, sous prétexte qu’il ne le connaît pas : dès-lors toutes les provinces, dès-lors tous les royaumes, dès-lors toutes les républiques, dès-lors le monde entier, que nos concitoyens ont trouvé dans tous les temps ouvert devant eux, sera fermé pour jamais aux citoyens romains. Mais d’ailleurs, puisque Gavius se réclamait de L. Pretius, chevalier, qui, à cette époque, tenait en Sicile une maison de commerce, était-il si malaisé d’écrire à Panorme, de retenir cet homme, de le faire garder dans la prison de vos chers Mamerlins jusqu’à l’arrivée de Pretius ? Reconnu par lui, vous l’auriez traité avec moins de rigueur ; autrement, vous auriez pu, si la fantaisie vous en eût pris, établir cette nouvelle jurisprudence, que désormais tout homme que vous ne connaîtriez pas, et qui n’aurait point de répondant assez riche, fût-il citoyen romain, expirerait sur une croix.

LXVI. Mais pourquoi m’occuper plus long-temps de Gavius, comme si Gavius seul avait été l’objet de votre haine ; comme si ce n’était pas au nom romain, au corps entier des citoyens, à nos droits, que vous eussiez fait la guerre ? Non, je le répète, ce n’était pas un individu, c’était la cause commune de la liberté dont vous fûtes le persécuteur. Car enfin pour quelle raison, lorsque les Mamertins, conformément à leur usage et à leurs institutions, avaient dressé la croix derrière la ville, sur la voie Pompeia, avez-vous ordonné qu’elle fût transportée en face du détroit ? pourquoi avez-vous ajouté (et vous ne pouvez le nier aujourd’hui, puisque vous l’avez dit hautement devant tout un peuple) que vous choisissiez à dessein cette place, pour que cet homme qui se disait citoyen romain, pût, du haut de sa croix, apercevoir l’Italie, et reconnaître sa maison ? Aussi, juges, depuis la fondation de Messine, cette croix est la seule qu’on ait plantée en cet endroit. Il voulut, dis-je, qu’elle fût en perspective de l’Italie, pour que le malheureux, expirant dans les plus cruels tourmens, mesurât des yeux l’espace étroit qui séparait la liberté de la servitude, et que l’Italie vît un de ses enfans subir l’épouvantable supplice réservé aux esclaves.

Enchaîner un citoyen romain est un crime ; le battre de verges, un forfait ; lui donner la mort est presque un parricide : mais l’attacher à une croix (106) ! Il n’existe point d’expression assez forte pour caractériser un fait aussi exécrable ; et cependant toutes ces horreurs ne suffisent pas à Verrès. — Qu’il contemple sa patrie, dit-il ; qu’il meure à la vue des lois et de la liberté ! Non, ce n’est point Gavius, non, ce n’est point un seul homme, non, ce n’est point un individu quelconque qu’il attachait à cette horrible croix, mais la liberté, mais la république entière. Juges, concevez-vous toute l’audace du scélérat ? Son seul regret, ne le voyez-vous pas ? a été de ne pouvoir dresser cette croix pour tous les citoyens romains, dans le forum, au milieu des comices, sur la tribune. Il a choisi du moins dans sa province la place qui ressemble le plus au lieu le plus fréquenté de Rome par l’affluence du peuple, et qui en est la plus voisine par sa position. Il a voulu que ce monument de sa scélératesse et de son audace fût érigé sous les yeux de l’Italie, à l’entrée de la Sicile, sur le passage de tous ceux qui de l’un à l’autre bord navigueraient dans ces parages.

LXVII. Si je parlais, non pas à des citoyens romains, à des amis de notre république, à des peuples pour qui le nom romain ne fût pas inconnu, non pas même à des hommes, mais à des brutes ; je vais plus loin : si, au fond du désert le plus sauvage, j’adressais aux pierres, aux roches, les accens de ma douleur, vous verriez la nature muette et inanimée s’émouvoir au récit de tant d’atrocités. Mais, parlant à des sénateurs du peuple romain, aux conservateurs des lois, aux organes de la justice, aux défenseurs de nos droits, je ne puis douter que, seul parmi les citoyens romains, Verrès ne paraisse digne de cette croix, sur laquelle on verrait avec horreur tout autre que lui. Tout à l’heure, juges, nous ne pouvions retenir nos larmes en parlant de ces capitaines frappés d’une mort injuste et cruelle ; notre douleur payait un tribut bien légitime au déplorable sort de nos vertueux alliés : que devons-nous donc faire lorsque nous voyons couler notre sang ? car ce sang est le nôtre ; l’intérêt commun et la raison nous font un devoir de le penser. Aujourd’hui tous les citoyens romains, tous, je le répète, présens, absens, en quelque lieu de la terre qu’ils se trouvent, réclament votre équité, implorent voire justice, sollicitent voire protection ; ils sont persuadés que leurs droits, leur fortune, leur conservation, et même toute leur liberté, dépendent de l’arrêt que vous allez prononcer.

Quant à moi, j’en ai fait assez pour leur cause ; cependant, si l’évènement ne répond pas à mon espérance, je ferai peut-être pour eux plus qu’ils ne demandent. Oui, si quelque main puissante arrache le coupable à votre justice (ce que je ne crains pas, juges, ce qui me paraît impossible) ; mais enfin, si mon attente est trompée, les Siciliens ne manqueront pas de se plaindre et de s’indigner avec moi d’avoir perdu leur cause. Et, puisque le peuple romain m’a donné le pouvoir de monter à la tribune, il m’y verra paraître avant les calendes de février. Là, je parlerai pour le mettre à même de revendiquer lui-même ses droits, et je ne consulterai que ma gloire et mon ambition personnelle. Peut-être n’est-il pas indifférent à mes intérêts que Verrès échappe à votre tribunal, et soit réservé pour le tribunal suprême du peuple romain. La cause est brillante, facile à défendre, honorable pour moi ; elle est de nature à flatter le peuple et à mériter sa reconnaissance. Enfin, si l’on me prête une intention qui n’est jamais entrée dans mon cœur, si l’on croit que j’ai voulu m’élever par la ruine d’un accusé, cet accusé ne pouvant être absous sans qu’il y ait beaucoup de coupables, alors il me sera permis de m’élever sur la ruine de bien d’autres.

LXVIII. Mais, je le jure, vos intérêts, juges, et ceux de la république me sont trop chers pour que je désire qu’un tribunal si respectable soit jamais souillé d’une pareille forfaiture ; non, je ne désire point que des juges approuvés et choisis par moi se déshonorent en acquittant un si grand coupable, et semblent avoir tracé leur arrêt, non sur la cire, mais sur la fange (107). C’est pourquoi, Hortensius, s’il m’est permis de vous donner un conseil, je vous en avertis, prenez-y garde, considérez bien ce que vous faites, dans quel pas vous vous engagez, de quel homme vous prenez la défense, par quels moyens vous le.défendrez. Je ne prétends point mettre des entraves à votre talent, je n’empêche pas que vous ne m’opposiez toutes les ressources de votre éloquence ; mais si vous comptez faire jouer dans l’ombre des ressorts étrangers à la cause ; si c’est l’adresse, l’intrigue, la puissance, le crédit, l’or de l’accusé, que vous vous proposez de mettre en œuvre, je vous conseille sérieusement d’y renoncer. Quant aux menées que votre client a déjà essayées, elles n’ont point échappé à ma vigilance ; je les connais. Ainsi, je vous en préviens, arrêtez-le, et ne souffrez pas qu’il aille plus avant. Toute prévarication commise dans cette affaire aurait des suites funestes pour vous, oui, plus funestes que vous ne pensez.

Si vous vous imaginez être indépendant de l’opinion publique, parce que vous avez parcouru la carrière des honneurs, et que vous êtes consul désigné, croyez-moi, ces distinctions brillantes, ces bienfaits du peuple romain, ne se conservent pas moins difficilement qu’on les obtient (108). La république, tant qu’elle l’a pu, tant qu’elle y a été contrainte, vous a laissé dominer comme autant de rois dans les tribunaux (109), ainsi que dans toutes les autres parties de l’administration ; mais le jour où le peuple a recouvré ses tribuns, votre règne a fini, vous ne devez pas l’ignorer. En ce moment tous les yeux sont ouverts sur chacun de nous, pour connaître à la fois et la loyauté de l’accusé, et l’équité des juges, et l’esprit de votre défense.

Pour peu que l’un de nous s’écarte de son devoir, ce ne sera pas cette voix secrète de l’opinion, que ceux de votre ordre se faisaient auparavant un jeu de mépriser, qui le condamnera, mais le jugement sévère et libre du peuple romain. Je vous le dis, Hortensius (110), vous ne tenez à Verrès ni par les liens du sang ni par ceux de l’amitié ; ces considérations dont vous cherchiez il y a peu de temps à couvrir l’excès de votre zèle à l’occasion de certain procès, vous ne pouvez les alléguer en faveur de l’accusé. Plus d’une fois on l’a entendu répéter publiquement dans sa province que ce qu’il faisait, il ne se le permettait que parce qu’il comptait sur vous. Disait-il la vérité ? C’est à vous de prendre toutes vos mesures pour qu’on ne le croie pas.

LXIX. Quant à moi, je me flatte d’avoir, au jugement même de mes opiniâtres détracteurs, rempli mon devoir dans toute son étendue. Dans la première action, quelques heures m’ont suffi pour opérer la condamnation unanime de Verrès dans toutes les consciences. Il reste à prononcer, non pas sur ma loyauté, dont personne ne doute, ni sur l’existence de l’accusé, qui est proscrite, mais sur les juges, et, je dois le dire, sur vous, Hortensius ; et dans quelles circonstances (car en toutes choses, et particulièrement dans les affaires publiques, il faut toujours faire la part des circonstances) ? Dans un moment où le peuple romain demande des hommes d’une autre classe, un autre ordre de citoyens pour exercer le pouvoir judiciaire ; dans le moment où l’on vient de promulguer une loi (111) qui constitue de nouveaux tribunaux, loi qu’il faut attribuer, non pas à celui dont elle porte le nom, mais à l’accusé que vous voyez ici ; oui, je le répète, c’est lui qui, par son assurance et par l’opinion qu’il a conçue de vous, juges, est le véritable auteur de cette loi.

En effet, quand nous avons commencé l’instruction du procès, cette loi n’avait pas encore été proposée ; il n’en a pas été question tant que Verrès a paru craindre votre sévérité, et qu’on a pu croire qu’il ne répondrait pas : on l’a proposée aussitôt qu’on a vu renaître sa confiance (112) et son audace. Quoique l’estime dont vous jouissez doive la faire rejeter, la confiance de l’accusé, toute mal fondée qu’elle est, et son insigne effronterie, semblent la rendre nécessaire. Si donc il se commet ici quelque prévarication, la cause de Verrès sera portée ou devant le peuple romain, qui déjà l’a trouvé indigne d’être jugé dans les formes ordinaires (113), ou devant des juges qui, en vertu de la nouvelle loi, seront chargés de prononcer sur les prévarications de leurs prédécesseurs.

LXX. Est-il besoin de le dire ? qui ne sent pas jusqu’où je serai forcé d’approfondir cette affaire ? Me sera-t-il permis de me taire, Hortensius ? pourrai-je dissimuler la plaie qu’un tel jugement aura faite à la république, lorsque je verrai que, malgré mes poursuites, un brigand aura impunément pille les provinces, opprimé les alliés, spolié les dieux immortels, torturé, assassine les citoyens romains ? Pourrai-je déposer, après un pareil jugement, l’honorable tache qui m’a été confiée, ou en demeurer chargé plus long-temps sans élever la voix ? Comment ne pas demander raison de cette iniquité ? ne serait-ce pas mon devoir de la mettre en évidence, de réclamer la justice du peuple romain, d’appeler, de traduire devant son tribunal tous ceux qui auront eu l’indignité de se laisser corrompre ou de corrompre eux-mêmes les juges ?

On me dira peut-être : Songez à combien de travaux, à combien de haines vous allez vous exposer. Il n’est assurément ni dans mon goût, ni dans mon intention de les provoquer ; mais je n’ai point les privilèges de ces nobles que tous les bienfaits du peuple romain viennent chercher au milieu de leur sommeil (114) : simple citoyen, il me faut, dans ce rang modeste, suivre des principes bien différens. L’exemple de M. Caton, ce sage par excellence, est sans cesse présent à ma pensée. Persuadé que la vertu, au défaut de la naissance, devait le recommander au peuple romain, jaloux de fonder sa race et de transmettre son nom à la postérité, il brava les inimitiés des hommes les plus puissans, et parvint glorieusement, au milieu des contradictions, à la plus extrême vieillesse.

Après lui, Q. Pompeius, malgré la bassesse et l’obscurité de sa naissance, n’a-t-il pas dû à sa force pour braver les inimitiés, pour affronter les luttes et les périls, l’avantage de parvenir aux plus hautes magistratures ? et, presque de nos jours, n’avons-nous pas vu un C. Fimbria, un C. Marius, un C. Célius (115), lutter contre des haines et des résistances qui n’étaient assurément pas médiocres, pour s’élever à ces mêmes honneurs auxquels, vous autres nobles, vous êtes arrivés en vous jouant et sans y penser. Voilà, Romains, la route qu’il nous convient de suivre ; voilà les modèles auxquels nous devons nous attacher.

LXXI. Nous voyons jusqu’où va la jalousie, l’animosité qu’allument dans le cœur de certains nobles la vertu et l’activité des hommes nouveaux. Pour peu que nous détournions les yeux, que de pièges ils nous tendent ! pour peu que nous donnions prise au soupçon et au blâme, nous ne pouvons échapper à leurs coups : il nous faut toujours veiller, toujours agir. Eh bien ! ces haines, nous les braverons ; ces travaux, nous les entreprendrons, persuadés que les inimitiés sourdes et cachées sont plus à craindre que les haines franches et ouvertes. À peine est-il un seul noble qui soit favorable à nos efforts ; il n’est point de bon office qui puisse nous concilier leur bienveillance. On dirait qu’ils sont d’une autre nature, d’une autre espèce, tant leurs sentimens et leurs volontés sont en opposition avec les nôtres ! Que nous importe donc leur inimitié, puisque nous trouvons en eux des ennemis et des jaloux avant que nous leur ayons donné aucun sujet de nous haïr ?

Juges, mon plus vif désir est de renoncer pour jamais aux fonctions d’accusateur (116) aussitôt que j’aurai satisfait à l’attente du peuple romain et rempli mes engagemens envers les Siciliens ; mais si l’évènement trompe l’opinion que j’ai conçue de vous, je poursuivrai non-seulement les juges (117) qui se seront laissé corrompre, mais tous ceux qui auront pris part à la corruption. Si donc il se trouve des hommes qui, par leur puissance, leur audace, ou par leurs intrigues, veulent circonvenir les juges, et les corrompre en faveur de l’accusé, qu’ils se préparent à me voir les attaquer de front devant le peuple romain. Oui, si je leur ai paru montrer assez d’énergie, assez d’activité contre un accusé dont je ne suis devenu l’ennemi que parce qu’il était celui des Siciliens, qu’ils se persuadent que des hommes dont j’aurai bravé la haine pour l’intérêt du peuple romain, trouveront en moi un adversaire encore plus ardent et plus énergique.

LXXII. C’est vous maintenant que j’invoque, très-bon, très-grand Jupiter (118), que Verrès a frustré d’un présent vraiment royal, digne de figurer dans le plus beau de vos temples, digne du Capitole, cette citadelle inexpugnable de toutes les nations ; digne de la munificence des deux princes qui vous le destinaient, qui vous l’avaient solennellement promis et consacré, mais que, par un attentat sacrilège, il n’a pas craint d’arracher tout à coup de leurs royales mains ; vous enfin dont il a enlevé de Syracuse la statue la plus belle et la plus sainte. Je vous invoque aussi, Junon (119), reine des dieux, de qui les deux sanctuaires les plus antiques et les plus vénérables, érigés dans deux villes alliées, à Malte et à Syracuse, ont été dépouillés de leurs offrandes et de tous leurs ornemens. Et vous, Minerve (120), qu’il a également outragée par la spoliation de deux de vos temples les plus célèbres et les plus respectés, en ravissant, dans celui d’Athènes, une immense quantité d’or, et ne laissant, dans celui de Syracuse, que le toit et les murailles :

Latone, Apollon et Diane (121), dont ce brigand a, pendant la nuit, saccagé à Délos, non pas le sanctuaire, mais l’ancienne demeure, suivant la pieuse tradition des peuples, et le siège même de votre divinité : vous, encore une fois, Apollon, qu’il a enlevé aux habitans de Chios ; et vous, Diane, qu’il a dépouillée à Perga, dont il a emporté le simulacre vénéré, à vous deux fois dédié dans Ségeste, d’abord par la piété des Ségestains, ensuite par la victoire de Scipion l’Africain (122) et vous, Mercure (123), que ce héros avait placé dans le gymnase des Tyndaritains, nos alliés, pour veiller et présider aux exercices de leur jeunesse, mais que Verrès a relégué dans une de ses maisons de campagne, pour être témoin de luttes bien différentes :

Vous, Hercule (124), que ce sacrilège s’est efforcé, à la faveur de la nuit et par les mains d’une troupe d’esclaves armés, d’arracher de votre sanctuaire : vous, respectable mère des dieux (125), souveraine du mont Ida, dont il a tellement dépouillé le temple auguste d’Enguinum, qu’il n’y reste plus que les traces de sa profanation et le nom de l’Africain, et qu’on y cherche en vain les monumens de la victoire et les ornemens d’une demeure sacrée : et vous, arbitres et témoins de nos plus importantes délibérations, de nos lois, de nos jugemens ; vous, que l’on voit placés dans le lieu le plus fréquenté du prétoire, Castor et Pollux (126), dont le sanctuaire a été pour lui l’objet du plus affreux brigandage : vous, divinités qui venez sur des chars magnifiques ouvrir nos jeux solennels, et dont il a fait servir les processions à satisfaire son avarice, et non point à rehausser la pompe de vos fêtes religieuses (127) ;

Vous, Cérès et Proserpine, dont les mystères, s’il faut en croire l’opinion et le respect des mortels, sont célébrés avec les cérémonies les plus imposantes et les plus secrètes ; vous à qui les peuples doivent les douceurs de la vie, un aliment salutaire, les lois, les mœurs, la civilisation et les nobles affections de l’humanité ; vous, dont le culte, apporté de la Grèce dans nos murs, est observé par le peuple romain et par les citoyens avec une piété si profonde, qu’il paraît avoir été, non pas communiqué à notre nation par un peuple étranger, mais transmis par nous à toutes les autres nations ; vous que le seul Verrès a profané avec tant d’audace, qu’après avoir fait emporter du temple de Catane une image de Cérès que nul homme ne pouvait, non-seulement toucher, mais regarder sans crime, il a enlevé dans Enna une autre statue de cette déesse si parfaite, qu’à son aspect les mortels croyaient voir Cérès elle-même, ou du moins son effigie, non pas faite de la main des hommes (128), mais envoyée du ciel pour recevoir les hommages de la terre.

Je vous implore aussi, divinités vénérables qui habitez les fontaines et les bosquets d’Enna, vous qui protégez la Sicile, et dont la défense m’a été confiée ; vous à qui tous les humains, instruits par vos leçons dans l’art de féconder les champs, offrent les pieux tributs de leur reconnaissance : vous tous enfin, dieux et déesses (129), dont les autels et le culte ont eu dans Verrès un ennemi forcené, toujours prêt à leur faire une guerre impie, je vous en conjure, entendez ma voix ; s’il est vrai que, dans cette accusation, je n’ai considéré que le salut des alliés, l’honneur de la république et mon devoir ; si la justice et la vérité seules ont été l’objet de tous mes soins, de toutes mes veilles, de toutes mes pensées, faites que les sentimens qui m’ont porté à entreprendre cette cause, et à la poursuivre, animent également tous nos juges.

Et vous, juges, si la scélératesse, la perfidie, la débauche, l’avarice, la cruauté de Verrès sont monstrueuses et sans exemple, puisse-t-il enfin, grâce à vous, recevoir le juste châtiment que méritent tant de forfaits ! Puisse cette accusation satisfaire la république et suffire à ma conscience ! Puisse-t-il m’être permis de me consacrer désormais à la défense des bons citoyens, plutôt que de me voir réduit à la nécessité de poursuivre les méchans !
NOTES
DU LIVRE V DE LA SECONDE ACTION CONTRE VERRES.

I. (1). Fier de ce moyen. M. Gueroult a donné cette nouvelle interprétation à ces mots pro suo jure, qui sont diversement entendus par les interprètes. Selon quelques-uns, Cicéron fait ici allusion à l’espèce de souveraineté qu’Horensius exerçait sur les tribunaux ; mais Truffer, d’après Hottomanus, croit qu’il s’agit ici de cet intérêt qu’un Romain, un magistrat, un consul désigné devait prendre à la conservation d’un citoyen. Ainsi pro suo jure veut dire pro jure civis, et Truffer a traduit par ces mots, au nom de la patrie. Wailly a mis pour faire valoir sa cause, ce qui se rapproche du sens qu’a préféré notre traducteur. Quant à M. Gueroult l’ainé, il a mis réclamait votre justice.

(2). Dans la cause de Man. Àquillius. Ce général, aussi cupide que vaillant, termina la seconde guerre des esclaves de Sicile l’an de Rome 653. (Voyez les notes 61 et 96 du second discours sur la loi Agraire, t. X de Cicéron.) — L’éloquence de Marc-Antoine. (Voyez, sur ce grand orateur, la note 30, ch. VIII, du discours contre Cécilius, t. VI.)

II. (3). De la guerre des fugitifs, Pour entendre toutes ces allusions, il faut se rappeler qu’à cette époque l’Italie était en proie à la révolte des gladiateurs, ayant pour chef Spartacus (l’an 680) ; que la seconde guerre des esclaves de Sicile avait précédé de vingt-sept ans ce nouveau soulèvement (l’an 657) ; enfin que, depuis quinze années, les pirates de l’Asie mineure ne cessaient d’infester les parages de la Grèce, de l’Italie et de la Sicile. C’était une conséquence du traité de Dardanum, par lequel Mithridate, vaincu par Sylla, avait licencié toute sa marine (l’an 670).

(4). Avec M. Crassus et Cn. Pompée. Crassus eut seul l’honneur d’avoir délivré la république de la guerre des esclaves. Il les vainquit à la journée du Silarus, où Spartacus périt avec quarante mille des siens. Cinq mille se retirèrent dans la Lucanie, où Pompée, qui arrivait d’Espagne, les tailla en pièces. Tout fier de ce facile avantage, il prétendit s’approprier la gloire qui revenait à Crassus. Cicéron, qui dans toutes occasions se montre le flatteur de Pompée, semble ici appuyer cette orgueilleuse prétention ; mais la postérité, plus juste, a fait à Crassus la part de gloire qui lui revenait.

III. (5). Au cap Pelore, l’un des trois principaux promontoires de la Sicile : était, dans le détroit de Messine, le point le plus rapproché de l’Italie.

(6). L. Domitius était préteur en Sicile l’an 656. Il fut consul l’an 660 avec C. Célius Caldus, dont il sera parlé ci-après, ch. LXX et note 115.

(7). Pour n’avoir pas exécuté la loi. Quintilien (liv. IV, ch. 2, De la narration) cite cet exemple avec éloge. « Ce sont aussi, dit-il, des narrations qui ne sont pas aussi essentielles à la cause, mais qui ne laissent pas d’y entrer, que celles dont on se sert pour citer un exemple aux juges, comme, dans l’oraison contre Verrès, la narration touchant L. Domitius, qui fit attacher à une croix un berger qui avait tué un sanglier dont on avait fait présent à Domitius, parce que ce berger convenait qu’il l’avait tué avec un épieu. »

IV. (8). C. Norbanus. [Voyez la troisième Verrine, seconde Action, ch. XLIX et note 43.)

(9). Triocale. Ville qui, dans la première révolte des esclaves, dut son agrandissement à Salvius, leur chef.

V. (10). À quelque escroquerie. Quintilien relève encore le mérite de ce passage. « Quelquefois, dit-il (liv. IX, ch, 2, Des figures de sens), on emploie la dubitation, de telle sorte qu’après avoir tenu quelque temps l’esprit de l’auditeur en suspens, nous le surprenons tout à coup par quelque chose qu’il n’attendait pas ; et cela même est une figure. Par exemple, Cicéron, plaidant contre Verrès, dit, après une longue énumération de ses injustices : « Que pensez-vous, après cela, messieurs, qu’ait fait cet honnête homme ? Encore, messieurs, qu’attendez-vous ? Peut-être quelque larcin, quelque rapine, quelque violence ? » Il les laisse ainsi long-temps incertains ; puis il ajoute, « un crime incomparablement plus atroce. »

VI. (11). Les condamnés sont réhabilités. Cicéron exprime la même pensée dans son second discours sur la loi Agraire (ch. X) : Neque, vero, etc.

(12). La culpabilité des prévenus. — Fecisse videri pronurtiat. C’était la formule en usage. Lorsque les juges condamnaient un accusé, ils disaient : Fecisse videtur, il paraît avoir fait ce dont on l’accuse. Les Romains évitaient le ton affirmatif. « On me fait haïr les choses évidentes, quand, on me les plante comme infaillibles, a dit Montaigne. J’aime ces mots qui adoucissent la témérité de nos expressions : il me semble ; par aventure ; il pourrait être. » La formule prescrite pour les dépositions des témoins était énoncée avec la même circonspection. Ils ne disaient pas, J’ai vu, j’ai entendu ; mais, Je crois avoir vu, avoir entendu ; arbitror, je pense, etc.

(Note de Gueroult l’ainé.)

(12*). Léonte de Mégare. Ce passage varie dans les manuscrits ; ils portent ou Magarensi ou Acharensi, et le nom Leonida. Dans Priscien on lit Mackarensi. Lallemand préfère Imacharensi.

VII (13). Fils de Dioclès. Il y a dans le texte Diocli pour Dioclis, manière de parler familière aux Latins, qui se servent souvent, pour les noms grecs, des terminaisons reçues dans leur langue. C’est ainsi que, dans la précédente Verrine (chap. LV), on voit Agathocli pour Agathoclis.

VIII. (14). Combien est conséquente. Notre traducteur a entendu — le mot constantiam comme son illustre frère Gueroult l’ainé. C’est à tort que Clément, Truffer, etc., ont traduit par constance, fermeté.

(15). Les ministres de la religion. — Cum sacerdotibus publicis. Mot à mot, les prêtres publics. On appelait ainsi les prêtres qui faisaient des sacrifices pour l’état, n’importe dans quel temple ; et privati sacerdotes, ceux qui desservaient un temple particulier.

X. (16). Où le soleil ne se montre. Beaucoup d’auteurs anciens ont vanté le climat de Syracuse. Sénèque a dit : Nullum ibi diem sine interventu solis ; et Pline : Rhodi et Syracusi nunquam tantu nubila obduci, ut non aliqua hora sol cernatur.

XI. (17). Mollement étendu dans une litière. Ce tableau si expressif de la lâche indolence de Verrès rappelle quelques-uns des traits du discours de la Mollesse dans le Lutrin :

Aucun soin n’approchait de leur paisible cour ;
On reposait la nuit, on dormait tout le jour.
Seulement, an printemps, quand Flore dans les plaines
Faisait taire des vents les bruyantes haleines, etc. >

(18). Des lois établies la coupe à la main. Chez les Romains, le luxe des tables était alors excessif. On créait un roi du festin, qui prescrivait le nombre des santés que chacun était tenu de porter. Si un convive enfreignait la règle, il était puni de diverses manières, mais le plus souvent en étant forcé de boire un ou plusieurs coups de plus que les autres.

XII. (19). Et pour celle d'Eschrion. [Voyez, sur ces trois femmes, la troisième Verrine, De re frumentaria, ch. XXIV et suiv.)

(20). Notre moderne Annibal. Cicéron fait ici allusion à ces mots d’Annibal : Hostem qui feriat mihi erit Carthaginiensis quisquis erit. — Cctle allusion, que fait ici notre orateur, cadre merveilleusement avec la similitude qu’il vient d’indiquer entre le champ de bataille de Cannes et la salle à manger où sont entassés ivres morts les convives de Verrès.

XIII. (21). Qu’on voyait absentes du forum. Philoxène disait qu’il fallait respecter le sommeil d’un tyran.

(22). Toutes les peccadilles de ses anciennes campagnes. — Omnia istius æra. Æra, la paie que l’on donnait aux soldats. Ce mot est pris ici pour désigner les années militaires ; et Cicéron, par un léger détournement du sens, fait allusion aux anciens crimes de Verrès, dont il n’avait pas encore payé la peine. Æs alienum, dette.

(23). Mais pour en soutenir. Dans ce passage assez obscur, l’orateur désigne les premières infamies de Verrès. Voici l’explication que donnent les commentateurs de ces deux mots abduci et perduci : E foro quo se adolescentes, sumpta virili toga, ad audiendos oratores conferebant, abduci solebat Verres, ut libidinem obscenam pateretur, non perduci ad meretrices ut ipse prœdicabat. Selon d’autres interprètes, si abduci indique ici l’excès de l’infamie pour un jeune homme, perduci exprime une chose très-honnête : Perducebatur in forum ad oratores audiendos. C’est ainsi que l’a entendu Gueroult l’ainé, qui traduit ainsi ce passage : « Conduit au forum pour son instruction, mais emmené du forum pour des occupations bien différentes. » Truffer adopte en partie le sens que j’ai préféré : « Ces premiers temps où, quoi qu’il en dise, le lieu de ses exercices était tout autre que le barreau. »

(24). Privé de sa paie. Cicéron, dans cette suite de métaphores tirées de l’art militaire, applique à l’accusé cette expression ære dirui, qui se dit d’un soldat qui pour quelque faute se voit privé de sa paie.

(25). Au mépris des auspices. Tout préteur ou proconsul, avant de sortir de Rome, allait au Capitole prendre les auspices et revêtir l’habit de guerre. Il partait ensuite pour son département, précédé de ses licteurs, et suivi du cortège de ses parens et de ses amis. Mais il ne pouvait plus rentrer dans la ville, si ce n’est à l’expiration de son commandement : autrement il perdait le fruit des auspices, et compromettait lu sûreté de l’état.

XIV. (26). Que tout le monde avait les yeux fixés sur moi. Sans doute les sentimens qu’exprime ici l’orateur sont nobles ; mais ils sont empreints d’un caractère de vanité. Et l’on ne peut s’empêcher de se rappeler ici le mécompte qu’il éprouva, lorsqu’il revint de la Sicile tout rempli de l’idée qu’on ne parlait dans Rome et dans l’Italie que de la manière dont il s’était conduit dans sa questure à Lilybée. En arrivant à Pouzzoles, lieu de plaisance alors très-fréquenté, il ne fut pas peu mortifié de voir que personne ne savait s’il venait de Rome ou de la province, de l’Afrique ou de la Sicile, de Syracuse ou de Lilybée. Lui-même raconte le trait fort agréablement dans les Tusculanes (liv. v, ch. 3).

(27). Des jeux solennels en l’honneur de Cérès. — Ludi. Ce mot vient de Lydiens, Lydi, peuple de l’Asie Mineure de tout temps adonné aux plaisirs et inventeur d’une foule de jeux, T— Ludi Cereales, fêtes apportées de la Grèce en Italie. Elles avaient été instituées en mémoire des courses de Cérès pour chercher sa fille Proserpine, et de la joie qu’elle eut de la trouver. Des femmes de la plus haute naissance, vêtues de blanc, y remplissaient les fonctions du saint ministère. On avait soin, pour cette raison, d’en choisir qui nefussentpas en deuil. Ce fut ce qui obligea le sénat, après la bataille de Cannes, à limiter les deuils à trente jours, parce que, ne se trouvant personne qui ne le portât, la célébration de cette cérémonie était devenue impossible. Personne, ce jour-là, ne mangeait avant la nuit, parce que Cérès, disait-on, en avait usé ainsi pendant ses courses. On s’abstenait de boire du vin et de rendre le devoir conjugal. Les jeux, qui précédaient la solennité, et qui duraient huit jours, consistaient principalement en une espèce de procession, où l’on portait les statues des dieux sur des chariots couverts, tirés par des bœufs, des chevaux, ou des ânes. Une particularité remarquable, c’est qu’on y portait un œuf en grande pompe, comme représentant par sa forme la terre, que Cérès avait parcourue quand elle allait à la recherche de Proserpine : preuve certaine que la découverte de cette forme n’appartient pas aux modernes. On jetait au peuple des noix, des pois chiches, et autres choses semblables, pour l’amuser pendant la cérémonie.

(Note de M. Gueroult jeune.)

Ces fêtes de Cérès se célébraient pendant huit jours, et commençaient le 10 avril.

(28). Et de Proserpine. Dans le culte dont il s’agit ici, Proserpine et Vénus étaient la même divinité. On appelait son temple celui de Venus Libitine. Il y avait à Delphes une Venus Epitumbia, Vénus sépulcrale, qui présidait aux funérailles, durant lesquelles on évoquait les morts. Il y avait en outre Venus Lucifer, étoile du matin ou du soir.

(Note de M. Gueroult jeune.)

(29). La déesse Flore. — Flora, d’où les fêtes appelées Floralia, la troisième fête civile et vulgaire de Rome, parait avoir été un nom sacerdotal de Rome naissante. Quoi qu’il en soit, le peuple romain perdit bientôt de vue cet emblème, et ne célébra plus dans Flore que la déesse des fleurs, présidant au printemps. Les Floréales se célébraient pendant six jours, et commençaient le 28 avril. On y faisait paraître des courtisanes toutes nues.

(30). Qui les premiers ont été appelés Romains. Les jeux Romains, ou les grands jeux, se célébraient depuis le 4 jusqu’au 10 septembre, et depuis le 14 jusqu’au 18 du même mois inclusivement. Ils avaient été institués par Tarquin l’Ancien en l’honneur des grands dieux, savoir, Jupiter, Junon et Minerve, et pour le salut du peuple. (Voyez la première Action contre Verrès, chap. X, et note 66.)

(31). D’opiner un des premiers dans le sénat. On accordait quelquefois à un sénateur qui n’avait encore exercé que des dignités inférieures, le droit de donner son suffrage dans le rang consulaire. Cet honneur éta it peu prodigué, et ne s’accordait guère qu’à ceux qui, ayant accusé et fait condamner un sénateur pour quelque crime qui lui faisait perdre sa dignité sénatoriale, méritaient d’avoir la place que celui-ci avait occupée dans le sénat. Ceux qui en avaient accusé et convaincu de brigue donnaient leurs suffrages entre ceux qui avaient obtenu la préture.
(Note de M. Gueroult jeune.)

(32). Sur une chaise curule. Les sénateurs qui avaient exercé une magistrature curule avaient le droit de se faire porter au sénat dans leurs chaises curules : les autres n’y allaient qu’à pied : de là on les appelait pedarii. Ce mot ne vient-il pas aussi de ce que plusieurs magistrats qui assistaient au sénat, comme les tribuns et les édiles plébéiens, ne pouvaient opiner de vive voix, mais en se rendant auprès du sénateur dont ils adoptaient l’avis ?

(Note du même.)

(33). Avec mes images un nom illustre. (’’Voyez la note I du second discours contre la loi Agraire, t. X de notre Cicéron.)

XV. (34). Les centuries des vieillards et des jeunes gens. Chaque centurie était divisée en deux sections, l’une composée de citoyens au-dessous de quarante-six ans, l’autre de ceux qui avaient atteint ou passé cet âge.

(35). Temsa, ou Témèse, aujourd’hui Torre di Nocera, ville du Bruttium, où s’étaient réfugiés quelques restes de l’armée de Spartacus après sa défaite. Ce fut à son retour de Sicile que Verrès passa près de cette place. (Voyez la note suivante.)

XVI. (36). Les députés de Valence. Valentia, ville voisine de Témèse, s’appelait aussi Vibo— Valentia, aujourd’hui Monteleone.

(37). Le temple de Bellone (ædes Bellonæ) était hors des murs de Rome, par delà le cirque Flaminien. C’était dans ce temple que le sénat donnait audience aux ambassadeurs ennemis, et aux généraux romains qui postulaient le triomphe ; car nul homme armé ne pouvait entier dans la ville, et il fallait être en costume militaire pour triompher. À l’entrée du temple s’élevait une colonne appelée bellica, d’où le consul, quand le sénat avait résolu de faire la guerre à quelque peuple, lançait un javelot vers la région où ce peuple habitait.
(Note de M. Gueroult jeune.)
XVII. (38). La guerre des pirates. La flotte de Mithridate ayant été détruite, soit par les tempêtes, soit par Lucullus, les marins échappés à ces désastres se livrèrent à la piraterie. Toute la Méditerranée fut infestée de corsaires. Ils enlevaient tous les convois. Plus de sûreté ni pour les citoyens, ni pour les magistrats qui s’embarquaient. Les corsaires eurent l’audace de paraître à l’embouchure du Tibre. Ils pillèrent les temples et les villes maritimes d’Italie. Dispersés sur la mer, ils formaient entre eux une espèce de république, gouvernée par des chefs très-habiles dans la marine. La Cilicie était le lieu le plus ordinaire de leur retraite : là étaient leurs arsenaux et leurs magasins.
(Note du même.)

(39). A Vélie. — Helea-Velia, aujourd’hui Castel a mare delia Brucca, ville de la Lucanie, fondée par les Phocéens ; patrie de Zénon le philosophe.

XVIII. (40). De faire construire un vaisseau. {Voyez, sur la défense faite par la loi à tout sénateur d’exercer le négoce, la note 84 de la seconde Verrine, seconde Action, ch. XLIX.)

XIX. (41). Aucun salaire. Tite-Live atteste ce fait (liv. I, ch. 55).

(42). Un bienfaiteur si généreux. Non-seulement Verrès les avait dispensés de fournir un bâtiment avec son équipage, mais il leur avait remis leur prestation de soixante mille boisseaux de blé. (Le texte ici porte par erreur le chiffre 40.)

43. Un digne élève des féciaux. Tout ce morceau est une ironie soutenue contre Verrès. — Les féciaux étaient ainsi appelés du mot fari. On les nommait aussi oratores. Institués par Numa, ils étaient

au nombre de vingt. Ils étaient en quelque sorte les dépositaires de la science diplomatique chez les anciens ; ils rédigeaient les traités, et en interprétaient l’exécution ; ils étaient également chargés de prononcer les déclarations de guerre. Leur caractère était sacré. Cette institution parait avoir été empruntée aux Pélasges, qui peuplèrent dans l’origine l’Italie aussi bien que la Grèce, et dont les armées étaient toujours précédées de ces hommes sacrés qui ne portaient d’autres armes qu’un caducée orné de bandelettes.

XXI. (44). La loi Terentia Cassia, proposée l’an de Rome 681 par les consuls M. Terentius Varro Lucullus et C. Cassius Varus, trois ans avant le procès de Verrès. Elle ordonna l’achat d’une seconde dîme de blé, et fixa le prix à trois sesterces, 67 centimes et demi. (Voyez le sommaire et la note 58 de la troisième Verrine, seconde Action.)

(45). Le bail des censeurs. Cicéron, dans son traité des Lois (liv. III, ch. 3), nous fait connaître en peu de mots les attributions des censeurs : Censores urbis vias, aquas, cerarium, vectigalia tuento.

(46). Les terres domaniales. La république romaine avait trois sortes de terres domaniales : les unes, qu’on abandonnait entièrement aux colonies que le gouvernement y envoyait ; d’autres, que les censeurs donnaient à ferme pour cinq ans ; la troisième espèce se composait des terres qui, entièrement désolées par la guerre et hors d’état de rapporter de long-temps, avaient été affermées pour toujours, moyennant une certaine quantité de grains, de bétail, qu’on s’obligeait de payer quand ces terres auraient été remises en valeur. Cette redevance fut abolie en 656, par le tribun Spurius Thorius. Mais cette loi était trop contraire aux intérêts de l’état, pour qu’elle fût exécutée. Les possesseurs de ces terres, qui avaient des mesures à garder, ne se dispensèrent pas de payer. Il paraît que Terentia, femme de Cicéron, voulut jouir du bénéfice de la loi. Atticus, qui avait promis de soutenir sa demande, y renonça. (Lettr., liv. XV, 42.)

(Note de M. Gueroult jeune.)

(47). Les villes franches. Nous avons expliqué ailleurs ce qu’entendaient les Romains par cette expression civitates immunes. (Voyez le chapitre VI et la note 7 de la troisième Verrine, seconde Action.)

(48). A jamais durable. — Trabali clavo. Métaphore prise de deux poutres fortement attachées l’une à l’autre par des barres de fer.

XXII. (49). Le nombre prescrit par l’usage. Asconius nous apprend que Scaurus, défendu par Cicéron, produisit le témoignage de dix villes qui lui étaient favorables.

(50). Individuellement dépouillés. À propos de ce rôle pour ainsi dire double que les députés Mamertins jouèrent dans cette affaire, Quintilien nous apprend que chez les Grecs il y avait action contre un homme qui s’était mal acquitté de sa députation, de son ambassade ; puis il ajoute que dans ces causes on examinait, par manière de question de droit, si un député doit jamais faire autrement qu’il ne lui est ordonné, et jusqu’à quel point il est avoué de la république. Car quelquefois un envoyé dit des choses qu’il n’est point chargé de dire. Témoin celui des Mamertins, qui, après s’être acquitté de sa commission, devint le dénonciateur de Verrès. Mais en ceci la grande question est de savoir la qualité du fait, quelle sorte d’offense c’est faire à la république. (Liv. VII, ch. 4, De la qualité.)

(51). Un seul municipe. Nous avons donné ailleurs l’explication de ce mot. (Voyez la note 13 du plaidoyer pour Sextus Roscius d’Amérie, t. VI, p. 151.)

XXIV. (52). Comme auxiliaires. Depuis la guerre sociale, les Latins jouissaient du droit de cité romaine, et n’étaient plus réputés comme auxiliaires.

XXV. (53). Six cents sesterces, 122 fr. 70 c.

(54). P. Césetius, questeur de Verrès ; P. Tadius, son lieutenant.

XXVI. (55). P. Servilius, surnommé Isauricus. On a déjà parlé plusieurs fois de ce général, qui vainquit les pirates isaures et ciliciens. (Voyez entre autres le chap. X et la note 21 de la quatrième Verrine, seconde Action.)

(56). Et conduits au supplice. Rien n’est plus contraire à nos mœurs que le langage que tient l’orateur dans tout ce passage, qui nous rappelle involontairement ces vers des Plaideurs :

Dandin. N’avez-vous jamais vu donner la question ?
Isabelle. Non, et ne le verrai que je crois de ma vie.
Dandin. Venez, je vous en veux faire passer l’envie.
Isabelle. Hé, monsieur ! peut-on voir souffrir des malheureux ?
Dandin. Bon ! cela fait toujours passer une heure ou deux.

XXVII. (57). Des Carrières de Syracuse. — Lautumiæ. Ce mot vient de λᾱς, pierre, et de τέτμα, parfait moyen de τέμνω, couper. Cette prison était taillée dans le roc. (Voyez le chap. V et la note 19 de la première Verrine, seconde Action.)

XXIX. (58). Man. Acilius Glabrion, président du tribunal. (Voyez le chap. II et la note 6 de la première Action contre Verrès.)

XXX. (59). . Nicon, ce fameux pirate. Après avoir été fait prisonnier par P. Servilius Isauricus à la bataille navale de Patare, Nicon trouva moyen de s’échapper, et finit par être pris une seconde fois au siège d’Isaure. De là Servilius le conduisit à Rome, pour orner son triomphe.

(60). Il est un autre tribunal. On doit se rappeler qu’un des préteurs avait pour attribution la connaissance des crimes de lèsemajesté. Cicéron., qui est ici censé plaider devant le préteur chargé de juger les crimes de concussion, menace l’accusé de le traduire à cet autre tribunal, pour avoir usurpé les droits du peuple en retenant chez lui des commandans ennemis.

XXXII. (61). Qui doit ici d’abord se faire entendre. « Par où commencerai-je mes reproches ou mes plaintes ? » ont traduit Clément et Gueroult l’aîné.

(61*). Et leur affinité même avec nous. Énée passait pour être le fondateur de Ségeste.

XXXIII. (62). Appuyé nonchalamment sur une de ses maîtresses. Ce passage a été justement admiré par tous les critiques. « L’harmonie seule, dit Gueroult l’aîné, peint la mollesse de Verrès. » Quintilien, après avoir établi que l’art de peindre consiste à exprimer trait pour trait l’image des choses, observe que Cicéron excelle dans cette qualité comme dans presque tous les autres mérites de l’orateur ; puis, après avoir cité la phrase, il ajoute : « Y a-t-il quelqu’un qui ait l’imagination assez froide pour ne pas se représenter, je ne dis pas seulement la contenance de Verrès, et le lieu où se passe la scène, mais une partie des choses que supprime l’orateur ? Car, pour moi, je crois voir ce tête-à-tête, les yeux et les mines du lâche préteur et de sa courtisane, leurs indignes caresses, la secrète indignation, la peine et le timide embarras de ceux qui étaient présens. » (Liv. VIII, ch. 3, Des ornemens du discours.) On doit observer que c’était, de la part d’un Romain, une bassesse et un crime de s’habiller à la grecque : à plus forte raison Verrès, qui était préteur, ne le pouvait faire sans blesser la majesté de l’empire.

(63). Pachynum, aujourd’hui Passaro, ville et promontoire. Il n’y avait que deux jours de traversée de Syracuse à Pachynum, pour des vaisseaux bien équipés. Cicéron, afin d’exprimer la lenteur de la flotte de Cléomène, qui mit cinq jours à faire cette route, n’emploie guère que des spondées en cet endroit.

(63*). Au milieu de leurs chétifs brigantins. (Enéide, liv. V, v. 119.)

XXXIV. (64). Élore, aujourd’hui Mûri Ucci, non loin du fleuve Asinarus, sur les bords duquel, durant la guerre du Péloponèse, les Athéniens furent complètement défaits.

(65). Les Locriens. Ceux de Locres, ville duBruttium, dans l’Italie méridionale, fondée, après la prise de Troie, par les Locriens qui. avaient suivi Ajax, fils d’Oïlée : aujourd’hui Motta di Burzano.

XXXV. (66). Allumées par les pirates. Il est impossible de voir une plus froide antithèse.

XXXVI. (67). À Lampsaque. Ce fait se trouve exposé dans la première Verrine, seconde Action (ch. XXVI et suiv.).

(68). Sur le bord de la mer. Ici acta veut dire rivage, du mot grec ὰϰτή.

(69). Dans Utique, contre Hadrianus. (Voyez sur ce fait la première Verrine, seconde Action, ch. XXVII, et la note III.)

XXXVII. (70). Un commun naufrage. La dix-neuvième année de la guerre du Péloponèse, Nicias fut défait dans le port de Syracuse. L’armée athénienne fut taillée en pièces, et la flotte entièrement détruite. Athènes ne se releva jamais de cette chute. Lysandre s’empara de la ville, et changea la forme du gouvernement. (Voyez ci-dessus, note 64.)

XXXVIII. (71). Qu’aucun Syracusain établit sa demeure. (Voyez ci-dessus, ch. XXXII.)

XL. (72). Et nos embrassemens. Que de naturel et de vérité dans ce monologue ! Il est impossible de peindre avec plus d’énergie le combat de la scélératesse et de la raison, ou plutôt des passions différentes qui luttent dans le cœur de Verrès. Ne semble-t-il pas que Boileau ait eu en vue ces exclamations si expressives dans l’invective qu’il prête à Anne la perruquière, et qui d’ailleurs est imitée du discours de Didon à Énée ?

As-tu donc oublié tant de si douces nuits ?….
Au nom de nos baisers jadis si pleins de charmes.

Le Lutrin, chant II.

XLI. (73). La justice du préteur. Des éditions portent fidem populi romani. C’est la version adoptée par Gueroult l’aîné et M. V. Le Clerc. Je ne pense pas qu’il y eût lieu, de la part des Siciliens, à en appeler au peuple des décisions du préteur.

(74). Névius Turpion. Il est déjà parlé de ce personnage dans la seconde et dans la troisième Verrines. L’orateur a soin d’ajouter ici qu’il avait été condamné par le préteur Sacerdos, parte qu’un tel jugement emportait la tache d’infamie, et qu’un homme ainsi flétri ne pouvait plus être entendu comme témoin, ni paraître en justice, à aucun titre.

XLII. (75). Sans avoir été entendu. (Voyez, sur les faits relatifs à Sthenius, la seconde Verrine, seconde Action, ch. XXXII.)

XLIII. (76). Les Euménides, vengeresses de l’innocence. — Pœna, chez les anciens, était la mère des Furies. On n’eût pas été compris en français, si l’on eût traduit : les Peines, vengeresses de l’innocence.

XLIV.(77). C'est ce qui se voit tous les jours. Quintilien cite ce passage comme un exemple de l’amplification « qui se fait par voie d’induction, lorsque, dit-il, après avoir exposé des crimes atroces et les avoir dépeints sous les couleurs les plus noires, nous venons à les excuser, à les diminuer, dans le dessein de rendre plus odieuses les choses que nous avons à dire ensuite.... En effet, ajoute ce rhéteur après avoir cité le passage qui fait le sujet de cette note, l’orateur suppose avec raison que les juges feront ce raisonnement qu’il faut que le crime dont on va parler soit vraiment inouï, puisqu’on comparaison tous les autres sont traités de bagatelles. » (Livre VIII, ch. 4, Comment on peut amplifier.) Plus loin, Quintilien cite encore ce passage : « Le capitaine d’une ville célèbre s’est racheté du fouet, etc.», comme un exemple du trope, figure de mot qu’il nomme apophase, et qui consiste, dit-il, à faire semblant de passer quelque chose à notre adversaire, soit par indulgence, soit par un excès de confiance en la bonté de notre cause. (Ibid.) — La Harpe (Cours de Littérature, article Cicéron) et Clément (dans sa traduction) font en cet endroit un contre-sens d’autant plus grave, qu’il détruit le raisonnement. Ils rendent humanum est par cette phrase incohérente et sans rapport avec le reste : c’est dans Verrès un trait d’humanité. — Humanum est veut dire ici bien évidemment in humanitatem cadit ; comme dans cet adage : errare humanum est ; dans ce passage de Tacite : humanum est eos odisse quos læseris ; enfin, dans les Adelphes (act. III, sc. 5, v. 25) :

Persuasit nox, amor, vinum, adolescentia,
Humanum est…….

(78). Intenter à Verrès des accusations rebattues. Quintilien fait sur l’harmonie de cette phrase la réflexion suivante : « Il y a quelquefois des fins de périodes qui sont défectueuses et comme estropiées. On les soutient en passant incontinent à ce qui suit, comme si l’un et l’autre ne faisaient qu’un même sens ; et par là on corrige le défaut. Non vult populus romanus obsoletis criminibus accusari Verrem. Cette fin est dure, si l’on en demeure là ; mais continuez, encore que ce soient des sens différens : Nova postulat, nova desiderat. Alors l’oraison chemine, et il n’y a plus rien qui blesse. » (Liv. IX, ch. 3, Des figures de diction.)

XLV. (79). Sestius. « Cicéron n’a pas dédaigné de faire mention d’un Sestius, d’un geolier des prisons de Verrès, d’un des derniers satellites du préteur. Et pourquoi ? C’est qu’il savait que le caractère des commandans devient celui des subalternes, et qu’on peut juger des uns par les autres. Il y a dans l’esprit de la tyrannie une bassesse naturelle, une abjection particulière qui peut dépraver jusqu’aux bourreaux. » (la Harpe, Cours de Littérature, t. III.)

(80). Pour entrer, vous me donnerez tant. Voilà encore un passage cité par Quintilien comme exemple du dialogue appliqué à la narration. « Cicéron, dit-il, s’est servi de celle-ci dans un de ses plaidoyers contre Verrès ; car c’est aussi une exposition que cet entretien qu’il fait tenir à un officier de Verrès avec la mère d’un malheureux qui était injustement détenu en prison : « Voulez-vous avoir la liberté de voir votre fils, vous me donnerez tant, etc.... » De crainte même qu’on ne l’accuse d’en avoir usé ainsi sans beaucoup de réflexion, ce qui pourtant n’est pas croyable d’un homme comme lui, voici comme Cicéron lui-même s’explique dans ses partitions : « Que la narration, dit-il, ait de la douceur ; qu’elle cause de la surprise ; qu’elle tienne l’esprit en suspens ; qu’elle soit mêlée de dialogues et remplie de sentiment. » (quintil., Instit. Orat., liv. II, ch. 2, De la narration.)

XLVII. (81). Des dix-sept peuples de la Sicile. Ajoutez, pour compléter le sens, qui se sont montrés ennemis des Romains en secourant les Carthaginois pendant la première et la seconde guerre puniques.

XLVIII. (82). Le sort de nos alliés. C’est encore ici l’occasion de se rappeler, à propos de tout ce chapitre, le discours véhément du Paysan du Danube, que nous avons déjà cité plusieurs fois dans les notes de la troisième Verrine, seconde Action.

XLIX. (83). Une consolation pour les mânes de son fils. La morale païenne autorisait la vengeance ; elle en faisait même un devoir à l’égard des morts, qu’on croyait y être sensibles. De là cette maxime de P. Syrus : Læso doloris remedium inimici dolor.

LII. (84). Si votre père lui-même était votre juge. Ce passage est cité par Quintilien : « Dans la péroraison, dit-il, il y a une infinité de tours et de figures dont on se peut également bien servir. Cicéron nous en a donné d’excellens modèles, comme lorsque, adressant la parole à Verrès, il lui dit : « Si votre père lui-même, etc., » et qu’ensuite il reprend tous les faits dont il avait parlé ; et dans un autre endroit, lorsqu’il invoque toutes les divinités dont Verrès avait enlevé toutes les statues et profané les temples durant sa préture. » (Liv. VI, ch. I, De la conclusion.)

LIII. (85). J'en ai fait assez pour les Siciliens. Cicéron a fini de plaider la cause des Siciliens. Il va passer à la quatrième partie de ce discours, et parler des cruautés que Verrès a exercées contre les citoyens romains. «Fidèle aux règles de la progression oratoire, il réserve pour la fin de ses plaidoyers le plus grand des crimes de Verrès, celui d’avoir fait mourir ou battre de verges des citoyens romains. Il s’étend principalement sur le supplice de Gavius. On ne conçoit pas, après ce qu’on vient de lire, qu’il trouve encore des expressions nouvelles contre Verrès. Mais on peut se fier à l’inépuisable fécondité de son génie. Il semble se surpasser dans son éloquence, à mesure que Verrès se surpasse lui-même dans ses attentats. Souvenons-nous seulement, pour avoir une juste idée de l’indignation qu’il devait exciter, souvenons-nous de la vénération religieuse qu’on portait dans les provinces de l’empire, et même dans presque tout le monde connu, à ce nom de citoyen romain. C’était un titre sacré qu’aucune puissance ne pouvait se flatter de violer impunément. On avait vu plusieurs fois la république entreprendre des guerres lointaines, seulement pour venger un outrage fait à un citoyen romain ; politique sublime, qui nourrissait cet orgueil national qu’il est utile d’entretenir, et qui, de plus, imposait aux nations étrangères, et faisait respecter partout le nom romain. » (la Harpe, Cours de Littérature, t. III.)

LIV. (86). Qu’il consigne deux mille sesterces, 409 fr. (Voyez, sur les mots vadimonium et sponsio, les explications que nous avons données dans la note 13 du plaidoyer pour P. Quintius, et dans la note 7 de celui pour Q. Roscius le Comédien, t. VI de notre Cicéron.)

(87). Les six licteurs. À Rome, le préteur n’avait que deux licteurs ; mais dans les provinces il en avait six, de même que le proconsul. Ces licteurs marchaient un à un ; et leur chef, qu’on appelait proximus lictor, précédait immédiatement le magistrat.

LVI. (88). À l’entrée des golfes. Les Lestrigons. (Homère, Odyss., ch. X.)

(89). Après tant de siècles. Quintilien (liv. VIII, ch. 6, Des tropes) cite ce passage comme un exemple de l’heureux emploi des comparaisons tirées de la fable ou de l’histoire.

(90). Des chiens. Le bruit que faisaient dans la mer les écueils de Scylla et de Charybde ressemblait, selon les anciens, aux aboiemens d’une meute.

(91). Dianium (aujourd’hui Denia), ville d’Espagne qu’avait occupée Sertorius. (Voyez la note 125 de la première Verrine, seconde Action, ch. XXXIV.)

LVII. (92). Je suis citoyen romain. Un citoyen romain n’était soumis à la puissance juridique des magistrats ni pour l’application de la torture, ni pour la peine de mort. (Voyez ci-après, note 103.)

(93). Ils ont été exécutés à mort. Il paraît que les habitans de la Sicile ne parlaient pas très-purement la langue grecque, puisqu’ils disaient ιδιϰῴθησαν pour ιδιϰαιῴθησαν. Ce mot avait deux sens entièrement contraires : car il signifiait absoudre ou justifier, selon l’acception reçue communément chez les autres Grecs ; et punir, selon les Siciliens. Pris passivement dans le dernier sens, il équivaut à ce qu’on appelle en français être justicié ; terme usité parmi les gens du peuple, quand ils veulent dire qu’un homme a subi la peine infligée par la justice. Mais Verrès ne se doutait pas de cette acception ; et Cicéron, en la faisant connaître, anéantit toute la défense de l’accusé.

LVIII. (94). J’aurai l’avantage du lieu. Ici l’orateur veut parler de l’accusation de crime d’état qu’il se propose d’intenter contre Verrès, s’il obtenait l’indulgence de ses juges. Par superior locus il entend la tribune aux harangues, du haut de laquelle, étant édile désigné, Cicéron pourra, l’année suivante, porter devant le peuple cette accusation.

(95). Que les armes ont épargnés. Cette belle pensée de Cicéron rappelle ce trait admirable de Florus : Victores, quod non temete alias in civilibus bellis, pace contenti fuerunt. (Liv. III, ch. 24.)

(96). Questeur transfuge. (Voyez la première Verrine, seconde Action, ch. XXXVII.)

(97). Après la mort de Perpenna. Après la mort de Sylla, le proconsul Lepidus voulut exciter la guerre civile. Il fut vaincu, et mourut de chagrin. Perpenna, qui se trouvait en Sicile, rassembla les débris du parti vaincu, et se réfugia en Espagne, où Sertorius soutenait la guerre civile. Mais les propres soldats de Perpenna le forcèrent de se joindre à ce grand homme : c’était un affront, dont Perpenna se vengea par un lâche assassinat. Il osa ensuite prendre la place de Sertorius ; mais il perdit tout par son incapacité, fut abandonné de ses troupes, et tomba au pouvoir de Pompée, qui le fit mettre à mort. Mais là s’arrêta la vengeance du vainqueur ; et l’orateur, dans cet éloge de Pompée, ne dit rien ici qui ne soit parfaitement vrai.

LIX. (98). Pouzzoles, ville de la Campanie, non loin de Naples.

(99). D’interroger aucun de nos témoins. L’accusé avait le droit d’interroger les témoins que produisait l’accusateur.

LX. (100). La tête voilée, depuis la prison jusqu’au lieu du supplice. Précaution inusitée prise par Verrès, pour qu’on ne pût reconnaître les citoyens romains qu’il faisait exécuter.

LXII. (101). Tout son visage exprimait la cruauté. Passage cité par Quintilien : « Quant à cette figure qui peint les choses dont on parle, et qui, comme dit Cicéron, les met sous les yeux, on l’emploie lorsqu’au lieu d’indiquer simplement un fait on veut le montrer aux yeux…. Celsus appelle cette figure l’évidence ou l’illustration ; d’autres la nomment hypotypose, et la définissent une image des choses si bien représentée par la parole, que l’auditeur croit plutôt la voir que l’entendre. » (Liv. IX, ch. 2, Des figures de sens.)

(102). Je suis citoyen romain. Ce passage a été justement admiré par tous les rhéteurs. Voici en quels termes Quintilien en fait sentir les beautés : « Je ne vois pas pourquoi, en instruisant les juges, je ne songerais pas à les toucher ; ni pourquoi, si je veux emporter quelque chose à la fin du discours, je n’essaierais pas d’en venir à bout dès le commencement : vu principalement que, les juges une fois imbus de mes sentimens, je leur persuaderai plus aisément ce que je voudrai dans la preuve. Cicéron décrit le supplice d’un citoyen romain que Verrès avait eu la témérité de condamner au fouet. Sans être long, quels sentimens n’excite-t-il pas dans l’âme des juges, lorsqu’il expose, d’un côté, le genre de supplice ; de l’autre, la circonstance du lieu, la condition, le courage même du patient, qui, au milieu des coups, n’a recours ni aux prières ni aux larmes, et ne fait entendre autre chose, sinon qu’il est citoyen romain : parole qui redouble la rage de Verrès, en même temps qu’elle lui fait sentir son injustice ? » (Ibid., ch. 2 ; et encore liv. IV, ch. I, De la narration.) — Aulu-Gelle (liv. X, ch. 3 de ses Nuits attiques) se récrie sur la beauté de ce tableau : Quæ ibi tunc miseratio ? dit-il. Quæ comploratio ? Quæ totius rei sub oculos subjectio ? Quod et quale invidiæ atque acerbitatis fretum effervescit ? Il voit couler le sang, il entend le bruit des verges et les réclamations de Gavius ! Tout fait image à ses yeux, tout lui présente le plus affreux spectacle, et il finit par déclarer barbare et privé de sentiment quiconque n’en serait pas ému : Si quem lux ista, et amænitas orationis, verborumque modificatio parum delectat.

LXIII. (103). Lois Semproniennes. Encore un passage que Quintilien allègue comme exemple. « L’apostrophe, dit-il, est une figure fort vive et fort touchante, lorsque l’orateur, oubliant les juges un instant, … implore le secours des lois pour rendre encore plus odieux celui qui les a violées. » (Liv. IX, ch. a.)—. Caïus Sempronius Gracchus renouvela, l’an 632, une loi que Porcius Lecca, tribun du peuple, avait déjà fait recevoir cent cinquante ans auparavant. Cette loi défendait à tout magistrat de faire battre de verges et de condamner à mort aucun citoyen romain. La peine capitale ne pouvait être prononcée que par le peuple, dans l’assemblée des centuries ; ou par les tribunaux, en vertu d’une loi spéciale contre tel ou tel délit. Cicéron dit leges Semproniæ, parce que ce même tribun C. Gracchus fit recevoir plusieurs lois pour assurer l’état et la personne des citoyens contre le pouvoir et les entreprises des magistrats.

(104). Rendue a l’ordre plébéien. L’autorité tribunitienne, renversée par Sylla, venait d’être rétablie par Pompée.

LXV. (105). Un gage d’inviolabilité. « On reconnaît ici, dit Dussault, toute l’abondance de Cicéron, jointe à ce pathétique profond qui est un des caractères distinctifs de son génie. » (annales littéraires, t. III, p. 48.)

LXVI. (106). Mais l’attacher à une croix ! Ce passage est encore du nombre de ceux que Quintilien cite comme modèle. « La gradation, dit-il, est un moyen très-puissant, lorsque le premier objet que l’on présente à l’esprit, quoique inférieur aux autres, ne laisse pas d’être considérable. Il se fait alors une gradation qui tantôt s’élève d’un seul degré, et tantôt de plusieurs, par lesquels elle nous conduit non-seulement à ce qu’il y a de plus excessif, mais quelquefois même au delà, s’il faut ainsi dire. Je ne veux qu’un seul exemple de Cicéron pour faire entendre ma pensée : Enchaîner un citoyen romain, etc. Car, supposé que ce citoyen romain n’eût été que fouetté, Cicéron aurait toujours rendu la cruauté de Verrès plus grande d’un degré, en disant qu’une moindre punition est même expressément défendue par les lois. Et, si ce citoyen avait été simplement mis à mort, l’orateur eût augmenté de plusieurs degrés le tort de Verrès. Et, après avoir dit que de livrer un citoyen romain au supplice est une espèce de parricide, bien qu’il n’y ait rien au delà, il ne laisse pas d’ajouter : Mais l’attacher à une croix ! De la sorte ayant porté les crimes du préteur jusqu’au dernier degré, il fallait bien que les expressions lui manquassent pour aller plus loin. « (Livre VIII, ch. 4, Comment on peut amplifier.)

Ce fameux exemple de la gradation a été imité par J.-B. Rousseau dans cette épigramme :

Est-on héros pour avoir mis aux chaînes
Un peuple ou deux ? Tibère eut cet honneur, etc.

LXVIII. (107). Non sur la cire, mais sur la fange. On remettait aux juges des tablettes enduites de cire, sur lesquelles chacun d’eux inscrivait son vote. (Voyez le ch. VII de la Divinatio, et nos notes 26 et 27 sur ce passage.)

(108). Ne se conservent pas moins difficilement qu’on les obtient. Un poète a dit :

Non minor est virtus, quam quærere, parta tueri.

(109). Dominer comme autant de rois dans les tribunaux. On appelait Hortensius le roi du barreau, non pas tant à cause de son éloquence que des coalitions qu’il avait formées avec plusieurs personnages puissans de la république, pour influencer toutes les décisions judiciaires. Cicéron a déjà, dans la seconde Verrine, fait allusion à ce pouvoir exorbitant que s’était arrogé Hortensius (chap. LX et note 191.)

(110). Hortensius. Le texte porte Quintus, prénom d’Hortensius. C’était une manière affectueuse d’apostropher quelqu’un. Gaudent prænomine molles auriculæ, dit Horace.

LXIX. (111). Où l’on vient de promulguer une loi. Après l’instruction du procès de Verrès, le préteur Aurelius Cotta porta une loi qui conférait le pouvoir de juger aux chevaliers, aux tribuns du trésor, conjointement avec les sénateurs.

(112). Renaître sa confiance. Après les comices, où Metellus et Hortensius, favorables à Verrès, venaient d’être désignés consuls.

(113). D’être jugé dans les formes ordinaires. Le peuple romain, lors de la première Action, voulut se précipiter sur Verrès, et le déchirer de ses propres mains.

LXX. (114). Au milieu de leur sommeil. Dans ce chapitre et dans le suivant, Cicéron tient absolument le même langage que Salluste fait tenir à Marius, dans le discours qu’il prononça après sa promotion au consulat. (Voyez Guerre de Jugurtha, ch. LXXXV.)

(115). Un C. Fimbria, un C. Marius, un C. Célius. Ces plébéiens plus ou moins illustres s’étaient élevés, ainsi que Q. Pompeius, aux premières charges par le talent de la parole. Cicéron en parle dans son traité De claris Oratoribus. {Voyez aussi son discours De petitione consulatus.) LXXI. (116). Aux fonctions d’accusateur. Cicéron tint parole seulement après l’affaire de Mil on. Il accusa Munatius Bursa, un des plus ardens persécuteurs de ce citoyen, et le fit condamner comme complice des factieux qui, pendant les funérailles de Clodius, avaient mis le feu à la salle du sénat. (Voyez Epistol. famil., VII, 2.)

(117). Je poursuivrai non-seulement les juges. Quintilien ne cesse de recommander à l’orateur d’intimider les juges, et à ce propos il se plaît à citer Cicéron.

LXXII. (118). Très-grand Jupiter. (Voyez la quatrième Verrine, seconde Action, ch. XXVII à XXXIII, et LVII.)

(119). Junon. (Voyez la première Verrine, seconde Action, ch. XIX ; quatrième Verrine, ch. XLVI.)

(120. Minerve. (Voyez la première Verrine, seconde Action, ch. XVII ; quatrième Verrine, ch. LV.)

(121). Latone. (Voyez la première Verrine, seconde Action, ch. XVII et XVIII. — Apollon. (Ibid., ch. XIX.) — Diane. (Ibid., ch. XX ; quatrième Verrine, ch. XXXIII.)

(122). Par la victoire de Scipion l'Africain. C’est là encore un artifice oratoire dont Quintilien ne cesse de recommander l’imitation. « Il est, dit-il, une similitude qui sert de preuve, et qui consiste dans la citation d’un fait historique. Quelquefois, au lieu d’être semblable, le fait est contraire, etc. » (Liv. V, ch. 10, Des argumens.)

(123). Mercure. (Voyez la cinquième Verrine, ch. XXXIX.)

(124). Hercule. (Ibid., ch. XLIII.)

(125). Mère des dieux. (Ibid., ch. XLIV.)

(126). Castor et Pollux. (Voyez la première Verrine, première Action, ch. L et suiv.)

(127). Ces fêtes religieuses. (Ibid., ch. LIX ; troisième Verrine, ch. I.)

(128). Des hommes. (Voyez la quatrième Verrine, ch. XLV et XLIX)

(129). Vous tous enfin, dieux et déesses. Cette série d’invocations, dont la longueur choque un peu nos idées, n’avait rien chez les Romains qui donnât prise à la critique. Tout l’ensemble de ce morceau rappelle les invocations par lesquelles Virgile commence ses Géorgiques, et particulièrement ce trait :

Dique deæque omnes studium quibus arva meri.

  1. Dussault, Annales littéraires, t. III, p. 48.
  2. Cette heureuse citation de Molière est tirée d’une leçon faite sur ce discours, au collège de France, par notre traducteur (second trimestre de 1815).
  3. M. Gueroult l’ainé, Introduction de la Verrine De suppliciis.
  4. C’est à la Verrine De signis que Truffer donne la préférence. « On ne quitte point Un objet chéri, dit-il, sans être tenté de jeter les yeux en arrière pour en jouir encore un moment. Tel est l’effet que produit sur moi le discours que l’on vient de lire. Il me semble si parfait, que seul il suffirait, à mon gré, pour dévouer l’affreux préteur à l’exécration des siècles. »
  5. On sait que c’est à compter de la Verrine De suppliciis que Clément se chargea de la traduction des oraisons de Cicéron, commencée par Desmeuniers. (Voyez ma Notice sur M. Gueroult, t. VI.)
  6. Dussault i. ibidem.