Contre Verrès (Rozoir)/Seconde Action — Quatrième Discours

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Traduction par Charles du Rozoir.
Panckoucke (p. 293-499).
SOMMAIRE

Les deux harangues De signis et De suppliciis sont, de toutes les Verrines, les plus connues, et les seules que l’on explique dans les écoles. La raison de cette préférence se trouve, sinon dans la supériorité de leur mérite, du moins dans l’avantage du sujet. En effet, bien que les autres discours contre Verrès offrent à un égal degré toutes les richesses, toutes les ressources de la plus brillante faconde, il faut convenir qu’à quelques passages près, où le sujet a permis à l’orateur de se montrer éloquent, le fond de ces discours n’est pas toujours attachant par lui-même. On peut excepter cependant la première harangue de la seconde Action, celle où Cicéron suit Verrès dans sa questure, dans sa légation, dans sa préture, en un mot, dans toute sa vie politique. Là il était facile à l’orateur de se montrer avec tous ses avantages, quand, par exemple, il avait à décrire des scènes aussi touchantes que la condamnation de Philodamus et de son fils. Mais avait-il les mêmes ressources pour intéresser dans la harangue sur la préture urbaine, toute consacrée à des discussions judiciaires, et surtout dans le discours sur les subsistances, où tous les faits sont de même nature, où le seul devoir de l’accusateur consiste à bien préciser les nuances qui distinguent chaque délit, où enfin tout est hérissé de détails d’administration locale, chargé de calculs et de répétitions nécessaires à la conviction du juge même le plus attentif ? Dans les deux dernières Verrines, au contraire, tout, par le fond même du sujet, favorisait le talent de l’orateur ; et Cicéron pouvait y déployer sans peine « cette heureuse abondance que les seuls ignorans peuvent confondre avec la prolixité verbeuse qui décèle un écrivain vulgaire. C’est là surtout qu’il a répandu ses trésors avec profusion ; c’est là que, selon l’expression du législateur de notre Parnasse, il sait

Passer du grave au doux, du plaisant au sévère.

Il est tour-à-tour, et quelquefois dans le même endroit, véhément et tempéré, majestueux et rapide, simple, pathétique, enjoué, sublime. Vous croyez voir tout ce qu’il dit. Ses transitions, ses narrations, ses argumens, sont au dessus de tout éloge. Si quelque jeu de mot déplacé, si quelques longueurs, quelques répétitions inutiles, déparent un peu ce bel ouvrage, c’est que l’absolue perfection n’appartient point à l’humanité. Voyez comme il classe les crimes de l’accusé. Quel ordre au milieu du chaos ! Comme tout est à sa place, sans gêne, sans obscurité, sans confusion ! Ce qu’il ne peut raconter il le peint, et souvent d’un seul trait, etc.[1] »

Ces éloges, accordés à Cicéron par un de ceux qui ont lutté avec le plus d’avantage contre lui, ne peuvent être suspects de cette partialité si commune aux traducteurs en faveur de leur modèle. Les critiques de tous les siècles ont répété ces éloges. Quintilien, Rollin, et après eux La Harpe, citent les deux dernières Verrines de préférence à toutes les autres. Mais, pour ne parler que de celle qui doit nous occuper ici, je crois utile de reproduire les principaux traits de la belle analyse qu’en a faite un de nos contemporains, dont les compositions fugitives forment, par leur réunion, l’ouvrage de littérature le plus complet et le plus varié.

« De tous les discours de Cicéron, a dit feu Dussault[2], les harangues contre Verrès sont peut-être les plus curieux : le nom de ce préteur romain est devenu proverbe. On a de la peine à se faire une idée des ravages qu’il exerça dans la Sicile ; rien n’était à l’abri de sa rapacité. Il était, par exemple, excessivement dangereux de l’inviter à dîner ; car on ne pouvait se dispenser, en recevant chez soi le magistrat romain, d’étaler un peu son argenterie, et il en considérait chaque pièce avec la plus attentive curiosité. S’il s’en présentait une qui fût de main de maître, il la demandait tout simplement, et il fallait bien la lui donner ; mais, comme les ornemens des vaisselles se montaient et se démontaient alors à volonté, il se contentait souvent de détacher et d’emporter ces ornemens, faisant grâce du reste aux propriétaires. Pendant même qu’il était accusé à Rome par toutes les villes de la Sicile, traduit en justice par le plus redoutable orateur du temps, et au moment où l’on instruisait son procès, ayant été invité chez un de ses amis, qui possédait une argenterie magnifique, on le vit, durant tout le dîner, occupé à prendre entre ses mains, et à considérer d’un œil avide et enflammé, tantôt un vase, tantôt un autre, une aiguière, une coupe, un plat, une amphore, louant le travail, demandant le nom de l’ouvrier d’une voix altérée par le désir. Enfin cette passion furieuse pour les ouvrages de peinture, de sculpture et d’orfèvrerie, fut la cause de sa mort.

« Il eût été difficile de lui donner un département où il pût mieux qu’en Sicile développer ses connaissances et ses lumières. Cette île était très-digne d’un amateur si distingué ; elle regorgeait de chefs-d’œuvre. Les états modernes qui sont les plus riches en monumens des arts, qui possèdent les plus brillantes superfluités et ces précieuses bagatelles dont les nations civilisées s’enorgueillissent, sont bien pauvres en comparaison de l’ancienne Italie et de l’ancienne Grèce. Notre luxe moderne n’est qu’indigence et mesquinerie auprès du luxe antique ; la seule maison de Verrès renfermait plus de monumens et de chefs-d’œuvre que tous nos museum. Les Romains luttèrent quelque temps contre cette séduction des arts de la Grèce, auxquels ils furent étrangers pendant plusieurs siècles. D’abord ils les méprisèrent réellement ; ensuite ils affectèrent de les mépriser : mais il leur fallut enfin courber la tête sous le joug éclatant du luxe ; et la Grèce industrieuse, savante et polie, soumit par l’admiration ces vainqueurs ignorans, sauvages et farouches, qui l’avaient conquise par la force. Fidèle aux anciennes maximes de la république, Cicéron, dans le discours De signis, ne parle des arts et des ouvrages des artistes les plus fameux qu’avec une sorte de dédain ; il fait même quelquefois semblant de ne pas trop savoir les noms des plus célèbres statuaires, il répète souvent, et avec une espèce d’affectation, qu’il se connaît fort peu en peinture et en sculpture ; il se pare, pour ainsi dire, de cette ignorance ; il paraît regarder le goût des arts comme indigne des Romains, et les plus beaux chefs-d’œuvre comme des jouets d’enfans, bons pour amuser la légèreté et la frivolité des Grecs, dont il exprime presque toujours le nom par un diminutif, mais peu faits pour fixer l’attention, l’estime et les vœux d’une ame romaine.

« Il entrait sans doute autant d’orgueil que de politique dans ces principes sévères, que Rome étalait avec tant de fierté. Les Romains sentaient combien ils étaient inférieurs aux Grecs dans l’exercice des arts. Moins favorisés de la nature, ils désespéraient de pouvoir jamais atteindre à la gloire que la Grèce s’était acquise par les productions immortelles de tant d’heureux génies ; nés pour conquérir le monde, ils abandonnaient aux Grecs, avec une hauteur dédaigneuse, le soin de l’embellir, de le charmer et de l’éclairer ; ils prenaient pour eux la part de la domination, et semblaient vouloir laisser aux autres celle des talens de la main et de l’esprit comme une faible compensation dans ce partage des destinées. Mais ils se raidissaient en vain contre une force d’autant plus entraînante, qu’elle agit sans violence ; et Cicéron, malgré le mépris qu’il affecte pour les arts dans ses discours contre Verrès, finit par avoir de très-belles statues et de très-beaux tableaux dans les nombreuses et magnifiques maisons de campagne où il allait se délasser de ses travaux et déposer le faste de son austérité romaine.

« En général, il règne dans ses discours un ton plus propre encore à rendre Verrès ridicule qu’à faire sentir tout ce que ses attentats avaient d’odieux et d’horrible. L’orateur s’est même permis quelques plaisanteries, qu’on lui a peut-être trop reprochées. Cicéron ne haïssait pas le calembour, et il a joué beaucoup sur le nom de Verrès, qui signifie porc... Cicéron voulait avoir trop d’esprit. Il est vrai que la personne de Verrès prêtait assez au ridicule : c’était un de ces gros hommes surchargés d’embonpoint, en qui le poids du physique semble étouffer la délicatesse du sentiment moral. Comme il avait voulu enlever une énorme statue d’Hercule, que ses gens avaient à peine ébranlée sur sa base, Cicéron appelle. cela le treizième des travaux d’Hercule ; et, jouant toujours sur le nom de Verrès, il le compare au sanglier d’Érymanthe. Ailleurs il le nomme le balai de la Sicile, parce que le mot Verrès a quelque rapport avec celui de verriculum, qui signifie balai. L’orateur romain, malgré ses belles périodes, était rieur, et ne négligeait pas l’occasion de faire une pointe.

« Cette Verrine De signis n’est pas celui de ses discours qui présente le plus de difficultés à son traducteur ; elle est presque toute composée de narrations qu’on pourrait en quelque façon détacher les unes des autres, et l’on sait qu’en général il est plus aisé de saisir les tours et le style propres aux récits que d’atteindre aux grandes figures, à l’expression animée, périodique et harmonieuse des développemens oratoires. Mais elle offre aussi un écueil assez difficile à éviter. Cicéron, comme on vient de le voir, prend tous les tons dans cette harangue, et parcourt, pour ainsi dire, toute l’échelle des styles en conservant à chacun son caractère essentiel, tantôt fleuri, tantôt sublime, souvent simple, quelquefois familier. Cette familiarité peut être un piège pour un traducteur, parce que cette nuance n’en est pas facile à attraper, etc…. »

La quatrième Verrine n’a pas d’exorde. L’orateur, entrant de suite en matière, annonce son sujet par une proposition générale ; puis il retrace successivement chacun des vols dont le préteur s’est rendu coupable. « Ce discours, comme l’a dit un traducteur[3], ne contient donc qu’une suite de narrations indépendantes les unes des autres, ayant toutes leur exorde, leur confirmation et leur péroraison. » Ces narrations sont au nombre de onze : 1o Vol fait à Heius de Messine (du chap. II au chap. XII) ; 2o — à Philarque de Centorbe (XII, XIII) ; 3o vols faits à Pamphile, à Dioclès et à Diodore de Lilybée, etc. (du XIV au XXI) ; 4o vols faits à divers (XXII, XXIII) ; 5o — à Archagate d’Halonce et à quelques autres (du XXIII au XXVI) ; 6o— au roi Antiochus (du XXVII au XXXII) ; 7o vol de la Diane de Ségeste (du XXXIII au XXXIX) ; 8o vol du Mercure de Tyndare (du XXXIX au XLII) ; 9o vols nocturnes (du XLII au XLVII) ; 10° vol de la Cérès d’Enna (du XLVIII au LI) ; 11° vols dans Syracuse (du LII ad finem). « Toutes ces narrations, dit le même traducteur, « ont le degré de perfection dont elles sont susceptibles ; chacune a « son caractère propre, et le ton de couleur qui lui convient. C’est « une galerie où tout est heureusement diversifié. » Enfin, pour apprécier dignement cette Verrine et celle De suppliciis, on ne saurait mieux faire que de leur appliquer plus particulièrement ce que Cicéron lui-même (Orator, ch. XXIX) a dit de toutes les Verrines : qu’il y avait fait entrer tous les genres d’éloquence : Quod igitur in accusationis quinque libris non reperitur genus ?

Il est inutile de rappeler que ce discours n’a pas été prononcé plus que les trois précédens. — Parmi les principaux traducteurs de cette Verrine et de celle qui suit, nous citerons Clément, de Wailly, Truffer et Gueroult l’aîné.

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SECONDE ACTION
CONTRE VERRÈS
LIVRE QUATRIÈME.
DES STATUES.
NEUVIÈME DISCOURS.


xx[4] I. JE viens maintenant à ce que Verrès appelle son goût : les amis de cet homme disent sa maladie et sa fureur ; les Siciliens, son brigandage. Pour moi, je ne sais de quel terme me servir. Je vais exposer la chose : c’est à vous, juges, de l’apprécier sans vous embarrasser du mot. Commencez par en prendre une idée générale, peut-être alors ne vous sera-t-il pas difficile de trouver le mot propre.

Je nie que dans la Sicile entière, dans cette province si riche, si ancienne, où se trouvaient tant de villes, tant de maisons si opulentes, il y ait eu un seul vase d’argent, un seul vase de Corinthe ou de Délos, une seule pierre précieuse, une seule perle, un seul ouvrage en or ou en ivoire, une seule statue d’airain, de marbre ou d’ivoire ; je nie qu’il y ait eu un seul tableau, une seule tapisserie que Verrès n’ait recherché, qu’il n’ait examiné, et, quand l’objet lui a plu, qu’il n’ait enlevé. Cette proposition, juges, vous paraît forte ; mais veuillez, je vous prie, en peser tous les termes. Ce n’est point pour entasser des mots, ni pour exagérer l’accusation que j’énumère ici tant de choses à la fois. Quand je dis qu’il n’a laissé dans toute la province aucun des objets que je viens d’indiquer, sachez que je dis ce qui est en langage vulgaire(1), et non point en style d’accusateur. Je vais m’expliquer d’une manière plus positive encore. J’affirme que Verrès n’a rien laissé dans les maisons des particuliers, ni dans les villes ; rien dans les lieux publics, ni dans les temples ; rien chez les Siciliens, ni chez les citoyens romains ; en un mot, tout ce qui a pu frapper ses regards, ou exciter ses désirs, fût-ce une propriété particulière ou publique, profane ou sacrée, il n’a rien laissé dans toute la Sicile.

Par où puis-je mieux commencer que par cette ville qui fut l’unique objet de votre tendre prédilection, Verrès, et toutes vos délices ? Ne dois-je pas de préférence choisir ceux qui furent vos panégyristes ? On concevra plus aisément de quelle manière vous avez traité ceux qui vous haïssent, qui vous accusent, qui vous poursuivent, lorsqu’on verra que, chez vos chers Mamertins, vous avez commis les plus horribles brigandages.

II. C. Heius est, de tous les Mamertins, le plus riche en raretés de tout genre ; quiconque a vu Messine en conviendra avec moi. Sa maison est la première de la ville, ou du moins la plus connue. Il n’y en a point qui soit plus généreusement ouverte à nos concitoyens, ni où ils reçoivent un accueil plus hospitalier. Cette maison, avant l’arrivée de Verrès, était si bien ornée, qu’elle était devenue l’ornement de la ville ; car, si Messine est remarquable par sa situation, par ses remparts et par son port, elle est d’ailleurs absolument dépourvue des objets qui ont tant de charmes pour Verrès. Heius avait dans l’intérieur de sa maison un oratoire (2) décoré avec la magnificence convenable, antique monument que lui avaient légué ses ancêtres. On y remarquait quatre statues renommées comme autant de chefs-d’œuvre, et vraiment faites pour charmer, je ne dis pas seulement un homme d’esprit, un fin connaisseur comme Verrès, mais des hommes ignorans, grossiers comme nous ; c’est ainsi qu’il nous appelle. L’une était un Cupidon de marbre, ouvrage de Praxitèle (3) : car, en recueillant des informations sur l’accusé, j’ai appris jusqu’aux noms des artistes. C’est le même, si je ne me trompe, à qui l’on doit cet autre Cupidon qui attire tant de curieux à Thespies (4), où d’ailleurs rien n’appelle les étrangers. Aussi lorsque Mummius enleva de cette ville les Thespiades que nous voyons près du temple de la Félicité, ainsi que d’autres monumens profanes, il ne toucha point à ce Cupidon de marbre parce qu’il était consacré.

xx III. Pour revenir à l’oratoire d’Heius, il s’y trouvait donc un Cupidon en marbre. Vis-à-vis était un Hercule en bronze d’un travail admirable. On l’attribuait, je crois, à Myron ; oui, je ne me trompe pas, à Myron (5). Deux petits autels dressés devant ces divinités annonçaient assez la sainteté du lieu. On y voyait encore deux statues d’airain, de grandeur médiocre il est vrai, mais d’une beauté parfaite. Elles avaient les traits et le costume de vierges, qui, relevant leurs bras sur leurs têtes à la manière des jeunes Athéniennes, soutenaient des corbeilles sacrées. Aussi les appelait-on Canéphores (6). Mais l’artiste, quel était son nom ? Son nom ! vous m’en faites souvenir, c’était, dit-on, Polyclète (7). Dès qu’un de nos concitoyens arrivait à Messine, il s’empressait d’aller voir ces chefs-d’œuvre. L’oratoire était ouvert en tout temps aux curieux ; et la maison d’Heius ne faisait pas moins d’honneur à la ville qu’au propriétaire.

C. Claudius, dont l’édilité fut (8), comme on sait, marquée par tant de magnificence, emprunta ce Cupidon pour tout le temps que le forum resta décoré par ses soins en l’honneur des dieux immortels et du peuple romain. Hôte des Heius, patron des Mamertins, s’il les trouva disposés à lui prêter ce chef-d’œuvre, il ne se montra pas moins exact à le leur rendre. Naguère encore, juges, nous avons vu des magistrats également distingués par leur naissance, que dis-je, naguère, mais tout récemment, tout à l’heure encore nous venons de les voir décorer le forum et les basiliques (9), non pas avec les dépouilles de nos provinces et les vols des concussionnaires (10), mais avec des ornemens confiés par des amis, prêtés par des hôtes, et ces statues, ces ornemens précieux, ils les ont rendus fidèlement à leurs propriétaires. Ce n’est pas eux qui, après avoir, sous prétexte de leur édilité, enlevé ces objets aux villes alliées pour quatre jours, les ont fait transporter dans leurs palais et dans leurs maisons de campagne. Mais les statues dont j’ai parlé, Heius se les est vu toutes enlever de son oratoire par Verrès. Oui, juges, Verrès, je le répète, n’en a laissé aucune, excepté cependant une vieille figure en bois, qui représentait, je crois, la Bonne Fortune (11). Sans doute il dédaigna de l’avoir dans sa maison.

xx IV. Ô justice des dieux et des hommes ! quel attentat ! quelle cause monstrueuse ! quelle impudence ! Ces statues, avant le jour où vous osâtes les enlever, il n’est aucun de nos commandans venus à Messine qui n’ait voulu les voir ; parmi tant de préteurs, de consuls envoyés en Sicile, et pendant la paix, et pendant la guerre, tous de caractères différens, je ne parle point de ceux qui furent intègres, désintéressés, scrupuleux, mais bien des plus cupides, des plus audacieux, aucun n’a été pourtant assez hardi, aucun n’a présumé assez de sa puissance ou des privilèges de sa noblesse pour oser demander, enlever ou toucher à rien de ce que renfermait cet oratoire. Et Verrès emportera tout ce qu’il y a de beau, en quelque lieu qu’il le trouve ! Nul autre que lui n’en aura désormais la possession, et tant de maisons opulentes iront s’engloutir dans la maison de cet homme ! Ainsi tous ses prédécesseurs n’avaient épargné tant de chefs-d’œuvre que pour que Verrès vînt s’en emparer ! Ainsi C.Claudius Pulcher ne les avait rendus que pour que Verrès pût les emporter ! Mais ce Cupidon ne demandait pas l’infâme demeure d’un débauché, ni une école de prostitution : il se trouvait bien dans cet oratoire héréditaire ; il savait qu’Heius l’avait reçu de ses ancêtres parmi les objets sacrés dépendant de leur succession ; il n’était point jaloux d’appartenir à l’héritier d’une courtisane (12).

Mais pourquoi cette sortie véhémente ? D’un seul mot Verrès va me confondre. J’ai acheté, dit-il. Dieux immortels ! l’admirable moyen de défense ! un marchand avec le pouvoir militaire et les faisceaux, voilà donc ce que nous avons envoyé dans une de nos provinces, pour que, statues, tableaux, argent, or, ivoire, perles, tout fût acheté par lui, et qu’il ne laissât rien à personne ! Car, je le vois, à toutes mes attaques il va opposer ce rempart : J’ai acheté. Mais, d’abord, quand, me prêtant à vos désirs, je conviendrais avec vous que vous avez acheté, puisque, sur tout cet article, c’est la seule défense que vous prétendiez employer, je vous le demande, quelle idée vous êtes-vous formée des tribunaux de Rome, si vous avez pensé qu’on souffrirait impunément qu’un préteur, un général ait acheté tant d’objets si précieux, que dis-je, tout ce qui pouvait avoir quelque prix, dans toute l’étendue de sa province ?

V. Admirez, juges, la sollicitude de nos ancêtres qui, bien qu’ils fussent loin de soupçonner de pareils excès, prévoyaient néanmoins jusqu’aux moindres abus. Ils n’imaginaient pas qu’aucun Romain envoyé dans une province, comme préteur ou comme lieutenant, fût assez déraisonnable pour y acheter de l’argenterie, l’état en fournissait (13) ; des meubles, les lois y avaient pourvu ; mais un esclave, la chose leur parut possible : il n’y a personne qui n’en ait besoin, et l’état n’en fournit point. Ils décrétèrent donc que nul n’achèterait d’esclave qu’en remplacement d’un esclave mort (14). Mort à Rome ? point du tout, sur le lieu même ; car leur intention n’était pas qu’un préteur s’occupât de monter sa maison dans son département, mais seulement qu’il y pût réparer la perte des objets qui sont d’un usage indispensable. Et pourquoi tant de précautions pour nous empêcher de rien acheter dans nos provinces ? Juges, en voici la raison : c’est qu’ils pensaient qu’il y a extorsion, et non point achat, toutes les fois que le vendeur n’est pas libre de vendre à son gré ; ils sentaient que, si dans les provinces un homme revêtu à la fois de l’autorité militaire et civile avait la volonté et le pouvoir de tout acheter chez ses administrés, il arriverait que chaque magistrat enlèverait tout ce qui serait à sa convenance, fût-ce à vendre ou non, et cela au prix qu’il voudrait. Ou médira : Ne traitez donc pas Verrès avec cette rigueur ; ne jugez pas sa conduite d’après les principes sévères de nos aïeux ; passez-lui tous ses achats, pourvu qu’il ait acheté de bonne foi, qu’il n’y ait eu de sa part ni abus de pouvoir, ni violence, ni injustice. Eh bien ! j’y consens. Si Heius a voulu vendre quelques-unes des statues dont je parle, s’il les a vendues au prix qu’il l’estimait, je ne demande plus pourquoi vous avez acheté.

VI. Que nous faut-il faire ? est-il ici besoin d’argumenter beaucoup sur un fait de cette nature ? Le point essentiel, je crois, est d’examiner si Heius avait des dettes, s’il a fait une vente à l’enchère, et dans ce cas s’il se trouvait tellement dépourvu de numéraire, tellement à l’étroit, tellement pressé par les circonstances, qu’il fût obligé de spolier son oratoire, de vendre les dieux de ses pères. Mais je vois qu’il n’a point fait de vente à l’encan ; qu’il n’a jamais vendu que les produits de ses terres ; que non seulement il n’a point et n’a jamais eu de dettes, mais qu’il a toujours eu et qu’il a encore beaucoup d’argent comptant. Mais enfin sa situation eût-elle été tout autre, il n’aurait point vendu des monumens qui étaient depuis tant d’années dans sa maison et dans l’oratoire de ses ancêtres. Si l’on m’objecte qu’il n’a pu résister à la grandeur du prix qu’on lui a offert, il n’est point vraisemblable qu’un homme aussi riche, aussi plein d’honneur ait sacrifié sa religion, et les monumens de ses pères pour de l’argent. Fort bien ; mais quelquefois on se laisse entraîner bien loin de ses principes par l’appât d’une forte somme. Voyons donc quelle est cette somme qui a pu déterminer le désintéressé, l’opulent Heius, à oublier ce qu’il devait à son honneur, à sa famille, à sa religion. Voici, je crois, ce que par votre ordre il a porté sur son livre de compte : Toutes ces statues de Praxitèle, de Myron, de Polyclète, ont été vendues à Verrès six mille cinq cents sesterces (15). Oui, lisez les registres d’Heius. Registres d’Heius. J’aime à voir ces fameux artistes que les connaisseurs élèvent jusqu’au ciel, rabaissés à ce point par l’estimation de Verrès. Un Cupidon de Praxitèle, seize cents sesterces (16). Assurément c’est de là qu’est venu ce proverbe : J’aime mieux acheter que demander.

xx VII. On va me dire : Mais vous mettez donc un bien haut prix à toutes ces futilités ? Je ne prends ici pour base de mon estimation, ni l’idée que j’en ai, ni l’usage que j’en puis faire. Mais je crois, juges, que vous devez priser ces objets en raison de la valeur qu’y attachent ceux qui en sont curieux ; en raison de ce qu’on les paie ordinairement, de ce qu’on les paierait dans une vente publique et non forcée, enfin de ce qu’ils valent aux yeux de Verrès. Jamais assurément, s’il n’eût estimé ce Cupidon que quatre cents deniers (17), il ne se serait exposé pour une semblable bagatelle aux propos du public et à de si honteux reproches. Qui de vous ignore à quel prix montent les objets de ce genre ? N’avons-nous pas vu dans une enchère vendre une statue d’airain assez petite, cent vingt mille sesterces (18) ? Si je voulais nommer certaines personnes qui les ont payés, et ce même prix et plus cher encore, la chose me serait facile ; car ce sont des objets de fantaisie dont le prix se mesure au désir de les avoir : le prix n’a point de bornes quand la passion n’en a pas. Il est donc évident que de la part d’Heius, ni la volonté, ni l’embarras de ses affaires, ni la grandeur de la somme n’ont pu le déterminera vendre ses statues ; il est évident que, dans cet achat simulé, vous avez employé la force, les menaces, le pouvoir et les faisceaux, pour enlever, pour arracher ces monumens à un homme que le peuple romain n’avait pas seulement soumis à votre autorité, mais qu’il avait confié à votre protection, ainsi que le reste de nos alliés.

Quel avantage pour moi, juges, si vous pouviez entendre le fait que je dénonce, confirmé par Heius lui-même ! Rien sans doute ne serait plus à désirer, mais il ne faut pas demander l’impossible. Heius est de Messine. Messine, d’après une délibération publique, a seule envoyé une députation pour faire l’éloge de Verrès. Abhorré du reste des Siciliens, il n’a pour amis que les Mamertins. La députation, chargée de faire son apologie, a pour chef Heius, comme le plus considérable de sa ville, et peut-être aussi pour que tout occupé de sa mission publique, il garde le silence sur des injures qui lui sont personnelles. Toutes ces circonstances, juges, étaient pour moi connues, appréciées ; je m’en suis rapporté cependant à la bonne foi d’Heius. Je l’ai fait comparaître dans la première action, et quel risque pouvais-je courir ? qu’aurait pu répondre Heius, quand il aurait manqué de probité et démenti son caractère ? que ces statues étaient dans sa maison, et non dans celle de Verrès ? pouvait-il rien avancer de semblable ? En le supposant l’homme le plus vil, le menteur le plus impudent, tout ce qu’il aurait pu dire, c’était qu’il les avait mises en vente, et qu’il en avait retiré le prix qu’il voulait. Mais cet homme qui tient par sa naissance le premier rang parmi ses concitoyens, qui d’ailleurs est jaloux de vous donner une idée avantageuse de sa religion et de son honnêteté, a commencé par déclarer qu’il louait Verrès au nom de sa ville, parce que tel était l’objet de sa mission : puis il a ajouté que ses statues n’avaient point été à vendre, et que, s’il avait été le maître d’agir à sa volonté, nulle offre n aurait pu le déterminer à vendre des monumens que ses ancêtres lui avaient transmis et légués avec cet oratoire

VIII. Que faites-vous sur ce banc, Verrès ? quel espoir vous retient ? direz-vous encore que Centorbe, Catane, Enna, Halèse, Tyndare, Agyrone, en un mot, toutes les villes de la Sicile se sont coalisées pour vous perdre, pour vous accabler ? Voilà votre seconde patrie, car ainsi vous appelez Messine ; la voilà qui vous attaque à son tour. Oui, dis-je, votre chère Messine, la complice de vos crimes, la confidente de vos débauches, la receleuse de vos rapines et de vos larcins. Vous voyez ici le plus considéré de ses habitans, le député envoyé pour la cause qui vous occupe, le chef de ceux qui doivent faire votre apologie. Il vous loue au nom de sa ville, parce qu’il en a reçu la mission et l’ordre exprès : et cependant, lorsqu’il fut interrogé au sujet du Cybée (19), vous ne l’avez pas oublié, juges, sa réponse fut que ce navire avait été construit dans les chantiers de la ville, aux frais de la ville, sous les ordres d’un sénateur chargé par la ville d’en surveiller la construction. Aujourd’hui c’est comme particulier qu’il a recours à votre justice ; c’est pour lui-même qu’il implore la loi qui protège les propriétés publiques et particulières de nos alliés ; et quoiqu’elle ait pour objet toute espèce de restitutions, il déclare ne point réclamer l’argent qui lui a été volé ; ce n’est point cette perte qu’il regrette : les objets du culte de ses ancêtres, voilà ce qu’il revendique ; les pénates héréditaires de sa famille, voilà, Verrès, ce qu’il vous redemande. Quoi ! vous n’avez donc ni pudeur, ni religion, ni crainte des hommes ! Vous avez logé dans la maison d’Heius ; vous l’avez vu offrir presque tous les jours, dans son oratoire, de pieux hommages aux dieux de sa famille. Encore une fois, il est peu sensible à la perte de son argent ; il ne redemande point ce qui n’était que pour la décoration. Gardez les Canéphores, mais rendez-moi les images de mes dieux. Et parce qu’il a parlé, parce qu’un allié, un ami du peuple romain a profité de l’occasion pour vous faire entendre avec modération une plainte trop légitime, parce qu’il s’est montré fidèle à sa religion, et en redemandant les dieux de ses pères, et en respectant dans sa déposition la foi du serment, sachez, juges, qu’un des membres de la députation, le même qui avait été chargé par la ville de présider à la construction du vaisseau, a été renvoyé par Verrès à Messine, pour engager son sénat à flétrir Heius par un décret.

IX. Homme insensé ! que vous êtes-vous flatté d’obtenir ? Ignoriez-vous l’estime et le respect qu’avaient pour lui ses concitoyens ? Mais je suppose que l’on eût souscrit à votre demande ; je suppose que les Mamertins eussent prononcé contre Heius une peine infamante, de quel poids, dites-moi, seraient les éloges décernés par des hommes capables de punir un témoin pour avoir dit la vérité ? Et d’ailleurs que signifie une apologie, lorsqu’on ne peut interroger le panégyriste, sans qu’il devienne accusateur ? Quoi donc ! tous vos apologistes ne sont-ils pas mes témoins ? Heius en est un ; il vous a porté un coup terrible. Je ferai comparaître les autres : ils tairont volontiers sans doute tout ce qu’ils pourront ; mais ils avoueront, en dépit d’eux-mêmes, ce qu’il est impossible de dissimuler. Nieront-ils qu’un très-gros bâtiment de transport ait été construit pour Verrès à Messine ? Qu’ils le nient, s’ils l’osent ! Nieront-ils qu’un sénateur de Messine a présidé à la construction de ce vaisseau au nom de la ville ? Plût aux dieux qu’ils pussent le nier ! J’ai d’autres questions encore que je réserve pour le moment même, afin qu’ils n’aient pas le loisir de méditer et de concerter leurs dépositions parjures.

Au surplus, je consens que cet éloge vous soit compté (20). Ayez pour vous le suffrage protecteur d’une ville à qui l’honneur défendrait de venir à votre aide, si elle le pouvait, et qui ne le pourrait pas, quand même elle le voudrait ; de ces Mamertins, dont un si grand nombre ont personnellement essuyé de votre part tant d’injustices et d’outrages, qui voient dans leurs murs tant de familles à jamais déshonorées par vos débauches et par vos adultères. Vous avez, dites-vous, rendu des services à leur cité. Oui, mais au détriment de la république et du reste de la province. Les Mamertins étaient tenus de vendre au peuple romain soixante mille boisseaux de froment, et ils l’avaient toujours fait. Seul vous les avez déchargés de cette redevance. Par là, la république s’est trouvée lésée ; car c’était une atteinte portée à ses droits de souveraineté sur une ville ; par là, les Siciliens ont souffert un dommage, puisque cette fourniture de grains n’a pas été retranchée du total dont ils sont redevables, mais déversée sur deux villes franches, Halèse et Centorbe, que vous avez ainsi, Verrès, taxées l’une et l’autre au delà de leurs moyens. Vous deviez exiger des Mamertins un vaisseau, suivant leur traité fait avec nous : vous les avez exemptés de cette redevance durant les trois années de votre magistrature. Pendant tout ce temps-là, vous ne leur avez pas non plus demandé un soldat. Vous avez fait comme les pirates : ennemis communs de toutes les nations, ils ne laissent pas cependant de se choisir quelques amis qu’ils épargnent, qu’ils enrichissent même d’une partie de leur butin, donnant la préférence aux places dont la situation favorise leurs desseins, et où leurs vaisseaux sont souvent dans le cas et même dans la nécessité de relâcher.

X. Cette Phaselis, que prit Servilius (21), n’était pas, dans l’origine, un repaire de Ciliciens et de pirates : une colonie de Lyciens, peuple sorti de la Grèce, était venue s’y établir. Mais telle est sa position sur un promontoire qui s’avance dans la mer, que les corsaires de Cilicie, au sortir de leurs ports comme au retour de leurs courses, se trouvaient souvent contraints d’y aborder. En conséquence ils se l’attachèrent, d’abord par des intérêts de commerce, et bientôt par un pacte d’alliance. Messine, avant l’arrivée de Verrès, ne méritait aucun reproche ; elle était même l’ennemie des méchans. Ce fut elle qui arrêta les équipages de C.Caton (22), lequel avait été consul : il était cependant l’un de nos citoyens les plus illustres et les plus puissans. Mais son titre de consulaire n’empêcha point sa condamnation. Oui, Caïus Caton, petit-fils de deux grands hommes, de Paul-Emile et de Caton le Censeur, neveu, par sa mère, de Scipion l’Africain, fut condamné ; les tribunaux, et alors ils étaient sévères, prononcèrent contre lui une amende de dix-huit mille sesterces (23). Voilà pourtant l’homme contre lequel les Mamertins firent éclater leur colère, eux qui tant de fois ont dépensé, pour un seul repas offert à Timarchide, beaucoup plus que ne purent valoir les condamnations prononcées contre Caton !

xx Messine, pour ce détestable brigand, pour ce corsaire sicilien, est devenue une autre Phaselis : c’est là que toutes les dépouilles de la province étaient transportées et mises en dépôt chez les habitans. Tout ce qu’il avait intérêt de dérober aux recherches était par eux recelé, caché à tous les regards ; par eux il embarquait sans bruit tout ce qu’il voulait, et le faisait exporter furtivement. Enfin cet immense vaisseau, destiné à envoyer en Italie toutes ses rapines, a été construit et équipé dans leur ville. Pour tous ces bons offices, il les a tenus quittes de contributions, de corvées, de service militaire, en un mot de toute charge publique ; pendant trois ans ils ont été les seuls, je ne dis pas dans la Sicile, mais, si je ne me trompe, dans le monde entier, à cette époque, qui se soient vus dispensés, affranchis, libres de toute contribution, de toute contrainte, de toute redevance. Mais aussi c’est à Messine que furent instituées ces fameuses Verrea (24) ; c’est là aussi qu’eut lieu ce festin où Verrès se fit amener de force Sextus Cominius, où, sans pouvoir l’atteindre, il lui lança une coupe à la tête, où, serrant à la gorge, il le fit jeter hors de la salle, mettre le aux fers, et enfermer dans un noir cachot ; c’est là aussi que fut dressée cette croix où, sous les yeux étonnés de mille spectateurs, il attacha un citoyen romain ; cette croix qu’il n’eût jamais osé planter qu’au milieu d’une population associée à tous ses crimes, à tous ses brigandages.

XI. Et c’est pour parler en apologistes que vous osez vous présenter ici, Mamertins ! À quel titre ? est-ce au nom de la considération dont vous devez jouir auprès du sénat ou auprès du peuple romain ? Est-il une ville, je ne dis pas seulement dans nos provinces, mais chez les nations les plus lointaines, quelque puissante, quelque libre, ou, si vous voulez, quelque peu civilisée, quelque barbare qu’elle puisse être ; est-il un seul roi qui ne s’empresse de recevoir un sénateur du peuple romain, et de lui offrir les soins de l’hospitalité ? Cet hommage, ce n’est pas à l’individu qu’ils le rendent, mais d’abord au peuple romain, dont les bienfaits nous font parvenir à ce haut rang (25) ; puis ensuite à la dignité de l’ordre sénatorial ; car si cet illustre corps cessait d’imposer le respect à nos alliés et aux nations étrangères, que deviendraient la considération et la majesté de notre empire ? Les Mamertins ne m’ont fait à moi aucune espèce d’invitation publique : quand je dis à moi, peu importe (26) ; mais j’étais sénateur du peuple romain ; ne pas m’inviter n’était-ce pas refuser le tribut d’une déférence légitime, je ne dis pas à un individu, mais au premier ordre de l’état ? car, pour ce qui est de moi, je pouvais disposer de l’opulente et vaste maison de Cn. Pompeius Basiliscus, où, quand même vous m’auriez invité, j’aurais pris mon logement. J’avais encore la maison des Parcennius, qui portent aussi le nom de Pompée (27), maison très-honorable, où Lucius, mon frère (28), trouva des hôtes si empressés à le recevoir. Il n’a pas tenu à vous, Mamertins, qu’un sénateur du peuple romain n’ait point trouvé de logement dans vos murs, et qu’il n’ait passé la nuit au milieu de la place publique. Non, jamais, avant vous, aucune ville n’avait tenu une semblable conduite.

Mais, me dites-vous, vous vouliez traduire notre ami devant les tribunaux. Eh quoi ! ce que je puis faire comme individu vous fournira-t-il prétexte pour manquer aux égards dus à un sénateur ? Il sera temps pour nous, juges, de nous plaindre de cet affront, si jamais il est question de vous, Mamertins, dans cette assemblée auguste, qui ne s’est encore vue méprisée que par vous seuls. Mais, pour ne parler ici que du peuple romain, de quel front avez-vous osé vous présenter devant lui ? Avez-vous auparavant arraché cette croix encore dégouttante du sang d’un citoyen romain (29), cette croix plantée près de votre port, à l’entrée de votre ville ? Quoi ! vous ne l’avez point précipitée dans les abîmes de la mer ! vous n’avez point purifié cette place avant de porter vos pas dans Rome, et de paraître devant cette assemblée ! Oui, c’est à Messine, dans un pays allié de Rome, en paix avec elle, que s’est élevé ce monument de la cruauté de Verrès. Avait-il donc choisi votre ville pour que tous ceux qui arriveraient d’Italie vissent l’instrument du supplice d’un citoyen romain avant qu’un ami du peuple romain pût s’offrir à leurs regards. Cette croix, vous l’étalez aux yeux des habitans de Rhège, dont vous enviez le droit de cité qu’ils tiennent de nous ; vous la montrez aussi aux citoyens romains domiciliés dans vos remparts, afin qu’ils apprennent à n’être plus si fiers de leurs privilèges, et à vous dédaigner moins, en voyant les droits des citoyens immolés sur un infâme gibet.

XII. Je reviens aux statues que vous avez, dites-vous, achetées. Et ces tapis si connus dans toute la Sicile sous le nom d’Attaliques (30), avez-vous oublié de les acheter à ce même Heius ? Vous pouviez les acheter tout comme les statues : où donc est cet article ? Sans doute vous avez voulu épargner des écritures ? Mais non, juges, dans son imprévoyance, il ne s’est pas avisé de ce soin ; il a pensé qu’on s’apercevrait moins du vol d’un garde-meuble que de la spoliation d’un oratoire. Et comment s’y est-il pris pour enlever ces tapisseries ? Je ne puis vous donner là-dessus des renseignemens plus positifs que ceux que vous a donnés Heius lui-même. Lorsque je lui demandai si quelque autre partie de son mobilier n’était pas tombée dans les mains de Verrès, il me répondit que Verrès lui avait fait dire de lui envoyer ses tapisseries à Agrigente. Je lui demandai s’il les avait envoyées ; il répondit, comme il ne pouvait s’en dispenser, que, docile à l’ordre du préteur, il les avait envoyées. Je le priai de me dire si elles étaient arrivées à Agrigente ; il dit qu’elles y étaient arrivées. Je lui demandai enfin si elles étaient revenues chez lui. — Pas encore, répliqua-t-il. Cette réponse fit rire le peuple, en excitant un murmure général parmi vous.

Comment ne vous est-il pas venu dans l’esprit, Verrès, d’engager Heius à écrire sur son livre de comptes qu’il vous les avait vendues six mille cinq cents sesterces ? Avez-vous craint de vous endetter en payant six mille cinq cents sesterces ce que vous auriez pu revendre deux cent mille (31) ? Croyez-moi, la chose en valait bien la peine ; vous auriez d’ailleurs un moyen de défense : personne ne songerait à vous chicaner sur la valeur de ces objets, si seulement vous pouviez prouver que vous en avez fait l’achat : votre conduite aux yeux de chacun serait pleinement justifiée ; mais aujourd’hui, le moyen de vous débarrasser de ces tapisseries ? vous n’en avez aucun.

Et ces colliers (32) d’un travail admirable, que l’on dit avoir appartenu au roi Hiéron, et dont Philarque, ce riche et noble citoyen de Centorbe, était possesseur, les lui avez-vous enlevés, ou bien vous les a-t-il vendus ? Pendant mon séjour en Sicile, voici ce que j’ai entendu raconter à Centorbe et dans toute la province ; car il n’était bruit que de cette affaire. Tout le monde disait qu’à Centorbe vous aviez volé les colliers de Philarque, comme à Palerme ceux d’Ariste, comme à Tyndaris ceux de Cratippe ; et ces objets n’avaient pas moins de prix. Certes, si Philarque vous les eût vendus, vous ne vous seriez pas engagé à les restituer au moment où vous fûtes traduit en justice ; mais depuis, ayant reconnu que le vol était public, vous fîtes réflexion que si vous les rendiez, vous en auriez d’autant moins, et que le fait n’en serait pas moins constant. En conséquence, vous vous êtes abstenu de les rendre. Philarque a déclaré dans sa déposition que, sachant votre maladie, comme vos amis l’appellent, il s’était décidé à vous donner le change au sujet de ces colliers. Mandé par vous, il avait répondu qu’il ne les avait pas ; qu’effectivement il les avait mis en dépôt chez un tiers, pour que vous ne les trouvassiez pas ; mais que, grâce à votre excessive sagacité, vous pûtes les voir là où ils étaient en dépôt, par l’indiscrétion de la personne même qui en était chargée ; qu’alors Philarque se trouvant pris, il lui fut impossible de soutenir la négative, et que les colliers lui furent enlevés malgré lui et sans indemnité.

XIII. Mais comment Verrès parvenait-il à découvrir tous ces objets ? Il n’est pas indifférent de vous le faire connaître, juges. Il y avait à Cibyre (33) deux frères nommés Tlépolème et Hiéron ; l’un, je crois, était modeleur en cire, et l’autre peintre. Tous deux étaient, si je ne me trompe, soupçonnés par leurs concitoyens d’avoir pillé le temple d’Apollon. Craignant les condamnations des tribunaux et la sévérité des lois, ils s’enfuirent de leur pays. Ils avaient été à même de connaître la passion de Verrès pour les ouvrages de leur art dans un voyage qu’il avait fait à Cibyre avec de fausses obligations, ainsi que des témoins vous l’ont appris. Forcés de quitter leur pays, ces deux exilés se réfugièrent auprès de lui en Asie, où il se trouvait alors. Depuis ce temps, il les a toujours eus à sa suite, et dans tous les brigandages qui signalèrent sa lieutenance, leur active industrie et leurs avis lui furent d’une grande utilité. Ce sont eux dont il est question sur les registres de Q. Tadius (34), lorsqu’il dit avoir, par son ordre, donné tant à des peintres grecs. Comme Verrès les connaissait parfaitement, ayant mis souvent leurs talens à l'épreuve, il les emmena avec lui en Sicile ; à peine y furent-ils arrivés, bons dieux ! on les eût pris pour deux limiers (35) ; toujours ils étaient à la piste, rien ne leur échappait, rien ne pouvait les mettre en défaut : menaces, promesses, esclaves, enfans, amis, ennemis, tout leur servait de moyen, tout agent leur était bon pour arriver à quelque découverte. Un objet leur plaisait-il, il fallait s’en dessaisir ; et ceux dont Verrès demandait à voir l’argenterie ne formaient qu’un vœu, c’était que Hiéron et Tlépolème ne la trouvassent pas de leur goût.

XIV. Le fait que je vais vous citer, juges, est, j’en fais serment, de la plus exacte vérité. C’est, je m’en souviens, Pamphile de Lilybée, mon hôte et mon ami, qui me l’a raconté. Verrès lui ayant pris d’autorité une aiguière, ouvrage de Boëthus (36), d’un très-beau travail et d’un poids considérable, il était rentré chez lui fort triste et fort troublé de la perte d’un vase si précieux, qui lui venait de son père et de ses ancêtres, et dont il avait coutume de se servir aux jours de fêtes, ainsi que pour célébrer l’arrivée de ses hôtes. J’étais, dit-il, assis chez moi, et livré à mon chagrin : tout à coup entre un esclave de Vénus ; il me commande d’apporter sans délai mes vases ciselés au préteur. Je fus effrayé, j’en avais quatre ; de peur d’un plus grand mal, je les fais prendre aussitôt, et porter avec moi chez le préteur. Lorsque j’arrivai, celui-ci reposait, les deux Cybirates se promenaient. Dès qu’ils m’aperçurent : Et vos vases, Pamphile, où sont-ils ? Je les montre d’un air fort mécontent, ils les trouvent fort beaux. Je leur dis, en soupirant, qu’il ne me resterait plus rien qui fût de quelque prix, s’il fallait qu’on m’enlevât encore ces vases. En me voyant si ému, combien, dirent-ils, nous donnerez-vous pour qu’on ne vous les prenne pas ? Bref, ils demandent deux cents sesterces, je promets d’en donner cent (37). Cependant le préteur appelle ; il demande les coupes. Alors ils déclarent au préteur qu’ils avaient cru, sur des ouï-dire, que les coupes de Pamphile avaient quelque valeur, mais que c’étaient deux misérables pièces indignes de figurer parmi la vaisselle de Verrès. Le préteur prononce qu’il est du même avis. En conséquence, Pamphile emporte ses vases, tout parfaits qu’ils sont. Pour moi, je l’avoue, bien que jusqu’alors j’eusse regardé comme un faible mérite d’être connaisseur en bagatelles de ce genre, je ne concevais pas qu’un pareil goût pût se rencontrer dans un être que je savais d’ailleurs n’avoir rien qui ressemblât à un homme.

xx XV. Je compris désormais qu’il s’était attaché les deux frères de Cybirates afin de mieux voler, en faisant agir tout à la fois et leurs yeux et ses mains. Il est néanmoins si jaloux de ce beau renom de connaisseur en ce genre, que dernièrement (voyez jusqu’où va son extravagance), lorsque son affaire avait été remise au surlendemain, et que tout le monde le regardait comme condamné et mort civilement, il était allé le matin, pendant la célébration des jeux du cirque, chez L. Sisenna (38), un de nos plus illustres citoyens, dans un moment où les tables étaient dressées, l’argenterie étalée sur les buffets, et la maison remplie de citoyens de la première distinction, comme cela doit être chez un homme aussi considéré que Sisenna ; il s’approcha de l’argenterie, se mit à examiner, à considérer à loisir chacune des pièces les unes après les autres. Les uns admiraient la maladresse avec laquelle, dans le cours d’un procès pour fait de cupidité, il prenait comme à tâche de fortifier tous les soupçons ; les autres ne concevaient pas cette étrange apathie qui, à la veille d’un jugement, après que tant de témoins avaient déposé contre lui, lui permettait encore de s’occuper de ces bagatelles. De leur côté, les esclaves de Sisenna, qui avaient entendu parler de tout ce qu’on imputait à Verrès, eurent soin de ne pas le perdre de vue, et de veiller de près à l’argenterie.

Le talent d’un juge éclairé consiste à tirer des inductions des moindres circonstances, pour découvrir dans chacun quelle est sa passion dominante, et de quels excès elle peut le rendre capable. Or, si un homme accusé légalement, renvoyé à trois jours pour le prononcé de sa sentence, déjà condamné, sinon de fait, du moins par l’opinion publique, n’a pu s’abstenir, au milieu d’une très-nombreuse assemblée, de toucher à l’argenterie de Sisenna, de l’examiner pièce à pièce, croira-t-on que, dans une province où il était préteur, il ait pu être assez maître de lui pour ne pas convoiter et prendre l’argenterie des Siciliens ?

XVI. Mais terminons cette digression, pour retourner à Lilybée. Gendre de ce même Pamphile à qui Verrès avait dérobé une aiguière, Dioclès, surnommé Popillius, avait laissé toute sa vaisselle exposée sur ses buffets : Verrès l’emporta. Qu’il dise qu’il l’a achetée ; car ici le vol est si considérable, que je ne doute pas qu’il ne l’ait inscrite sur ses registres à titre d’acquisition. En effet, Timarchide fut chargé d’estimer cette vaisselle ; mais comment l’a-t-il fait ? au plus bas prix qu’on ait jamais estimé ces légères pièces d’argenterie qui se donnent aux histrions (39). Mais c’est trop perdre de temps : pourquoi parler encore de vos achats ? pourquoi vous demander si vous avez acheté ou non, et comment et combien vous avez payé ? Un seul mot suffira pour trancher la difficulté : produisez-nous un registre qui porte ce que vous avez acquis d’argenterie dans la Sicile, de qui et pour combien vous l’avez payée. Eh bien ! répondez donc. Je le vois, j’ai eu tort de vous demander vos registres ; ils devraient être entre mes mains, ce serait à moi de les produire. Mais vous dites que vous n’en avez point tenu pendant ces années-là. Donnez au moins les renseignemens que je réclame sur ce qui concerne l’argenterie ; pour le reste, nous verrons. — Je n’ai rien écrit, je ne puis rien produire. — Quel parti prendre ? que voulez-vous que fassent les juges ? Votre maison, même avant votre préture, était remplie de statues de la plus grande beauté ; un grand nombre étaient placées dans vos maisons de campagne, beaucoup déposées chez vos amis, beaucoup aussi avaient été distribuées, données par vous, et cependant vos registres ne portent aucun achat. Depuis lors, toute l’argenterie des Siciliens a disparu, aucun d’eux n’a rien conservé qu’il puisse être jaloux de posséder. On répond par cette absurde supposition, que le préteur a tout acheté ; et ses registres ne viennent pas davantage à l’appui de cette défense. Si vous en présentez quelqu’un, on n’y voit spécifié ni les objets que vous possédez, ni comment vous les avez acquis. D’un autre côté, pour l’époque où vous dites avoir fait le plus d’achats, vous ne produisez absolument aucun registre. Ne devez-vous pas nécessairement être condamné, d’après les registres que vous produisez, comme d’après ceux que vous ne produisez pas ?

xx XVII. C’est encore à Lilybée que vous avez pris à M. Cœlius, chevalier romain, jeune homme très-distingué, tous les vases qu’il vous a plu de choisir dans son argenterie ; là que vous n’avez pas craint d’enlever tout le mobilier de C. Cacurius, connu pour son activité, son expérience dans les affaires, et surtout fort en crédit. Et cette grande et magnifique table en bois de citre (40), que possédait Q. Lutatius Diodorus, fait citoyen romain par Sylla sur la recommandation de Catulus, vous l’avez emportée ; il n’est personne à Lilybée qui ne le sache. Je ne vous reproche point d’avoir dépouillé un homme tout-à-fait digne de vous être comparé pour sa conduite, Apollonius de Drépane, fils de Nicon, et qui aujourd’hui porte le nom d’Aulus Clodius. Vous avez fait main basse sur toute sa belle argenterie ; mais je ne parle point de ce vol ; lui-même ne pense pas que vous lui ayez fait aucun tort : il se croyait perdu, et déjà n’avait plus qu’à se mettre la corde au cou, lorsque vous vîntes à son aide, en consentant à partager avec lui les patrimoines enlevés à des pupilles de Drépane. Je vous sais bon gré d’avoir volé cet homme ; non, vous n’avez jamais rien fait de mieux, je le dis franchement (41). Mais pour Lyson, qui tient le premier rang dans Lilybée, et chez qui vous avez logé, il ne fallait pas lui prendre sa statue d’Apollon. Vous direz l'avoir achetée ; je le sais : mille sesterces (42) je pense. J’en produirai même la preuve écrite ; mais je n’en dirai pas moins qu’il ne fallait pas agir ainsi. Et le pupille de Marcellus, le jeune Heius de Lilybée, à qui vous aviez déjà enlevé une grosse somme, direz-vous lui avoir acheté, ou conviendrez-vous lui avoir volé deux gondoles d’argent ornées de reliefs rapportés (43) ?

Mais à quoi bon rappeler tous ces délits secondaires, qui ne prouvent autre chose que la rapacité de Verrès, et les pertes de ceux qui en ont été les victimes ? Écoutez, je vous prie, juges, un fait qui fait moins ressortir son avarice et sa cupidité qu’une démence portée jusqu’à la fureur.

xx XVIII. Diodore de Malte est un des témoins qui ont déposé devant vous. Depuis nombre d’années il demeure à Lilybée. Dans sa patrie, il jouissait de la considération due à sa naissance ; dans son pays d’adoption, il a mérité par ses vertus l’estime et l’amitié de tous. Verrès apprit que Diodore possédait de très-beaux vases façonnés au tour, entre autres deux coupes dites Thériclées, de la main de Mentor (44), et qui passaient pour des chefs-d’œuvre. À peine lui en eut-on parlé, que, brûlant de les examiner et de les prendre, il fit venir Diodore, et les lui demanda. Celui-ci, qui n’était pas fâché de garder ses coupes, répondit qu’elles n’étaient point à Lilybée, qu’il les avait laissées à Malte, chez un parent. Aussitôt Verrès dépêche à Malte des agens sûrs, il mande à plusieurs habitans de lui chercher les deux vases, il prie Diodore de lui donner une lettre pour son parent : le temps lui paraît d’une longueur insupportable, tant il lui tarde de les voir. Cependant Diodore, homme économe et vigilant, jaloux surtout de conserver son bien, écrit à son parent de répondre aux émissaires de Verrès qu’il venait d’envoyer ces coupes à Lilybée. Lui-même s’éloigne, aimant mieux s’absenter quelque temps de sa maison que de se voir enlever, en restant chez lui, de pareils chefs-d’œuvre. À la nouvelle de ce départ, il s’opéra un tel bouleversement dans la tête du préteur, que tout le monde le crut, non pas seulement fou, mais furieux. Parce qu’il n’avait pu voler les vases de Diodore, il criait sans cesse que celui-ci lui avait emporté des vases du plus grand prix ; il menaçait Diodore, il vociférait publiquement contre lui ; on vit même des larmes couler de ses yeux. Nous lisons dans la fable qu’à la vue d’un collier d’or, et, si je ne me trompe, enrichi de pierreries, Eriphyle fut saisie d’une si violente tentation, que, pour l’obtenir, elle trahit et sacrifia son époux. Voilà l’image de la cupidité de Verrès ; elle est même plus furieuse et plus déraisonnable encore ; car enfin ce qu’Eriphyle désirait, elle l’avait vu : mais sa convoitise à lui s’allumait, non par la vue des objets, mais sur des ouï-dire.

xx XIX. Il fait chercher Diodore par toute la province ; mais Diodore avait décampé, non sans emporter ses vases (45). Notre homme, pour le forcer à revenir, imagine cet expédient ou plutôt cette extravagance. Il aposte un de ses limiers pour répandre le bruit qu’un procès criminel va être intenté à Diodore de Malte. D’abord la surprise fut générale : Diodore accusé ! un homme si paisible, si peu fait pour être soupçonné, je ne dis pas d’un crime, mais même de la faute la plus légère ! Bientôt on reconnut que toute cette intrigue n’avait d’autre motif que ses vases d’argent. Verrès n’hésite point à recevoir la dénonciation, et c’est, je crois, la première qu’il ait admise contre un absent. Il fut dès-lors reconnu dans toute la Sicile, que, pour être traduit en justice, il suffisait d’avoir des vases ciselés qui excitassent la cupidité du préteur, et que l’absence n’était point une garantie contre ses poursuites criminelles. Diodore était à Rome ; vêtu d’habits de deuil, il courait chez ses patrons et chez ses hôtes ; à tous il racontait sa disgrâce. Le père de Verrès écrit à son fils dans les termes les plus énergiques ; ses amis l’avertissent avec la même chaleur de songer à ce qu’il allait faire, qu’il prît garde de se compromettre avec Diodore, que la vérité était connue, qu’on était indigné contre lui, qu’il faisait une folie, enfin que, s’il n’y prenait garde, il n’en faudrait pas davantage pour le perdre. Si dès ce temps Verrès ne respectait déjà plus son père comme l’auteur de ses jours, il avait du moins pour lui les égards qu’on se doit d’homme à homme : d’ailleurs il ne s’était pas encore mis en mesure contre la justice. C’était la première année de sa préture en Sicile, il ne regorgeait pas encore d’argent comme au temps de l’affaire de Sthenius. Il mit donc un frein à sa fureur, moins par honte du crime que par crainte du châtiment ; il n’osa condamner Diodore ; et, en raison de son absence, il le raya de la liste des accusés. Mais Diodore, pendant les trois années de la préture de Verrès, se garda bien de reparaître dans la province, et se tint éloigné de sa maison.

XX. Le reste des Siciliens, ainsi que les citoyens romains établis dans la province, voyant à quels excès Verrès était capable de se laisser entraîner par ses impétueuses fantaisies, avaient pris leur parti avec résignation, convaincus qu’il n’y aurait pour eux aucun moyen de posséder, de conserver dans leurs maisons rien de ce qui pourrait lui plaire. Mais, quand ils surent qu’un vertueux magistrat, attendu par toute la province avec impatience, Q. Arrius, ne lui succéderait pas (46), c’est alors qu’ils comprirent encore mieux l’impossibilité d’avoir une maison assez close, un garde-meuble assez bien fermé, pour que son industrieuse convoitise ne sût l’ouvrir, ne pût y pénétrer. Ce fut alors que Cn. Calidius, chevalier romain non moins opulent que considéré, dont Verrès n’ignorait pas que le fils était à Rome sénateur et juge, se vit enlever par lui de petits chevaux en argent, ouvrage très-renommé et du plus grand prix. Dans quelle méprise je viens de tomber, juges ! c’est un achat, et non pas un vol. Je n’aurais pas dû parler ainsi ; et sur ces petits chevaux, nous l'allons voir se pavaner tout à son aise. Je les ai achetés, je les ai payés, dit-il. Je crois même qu’on produira les registres. — La chose en vaut la peine. Montrez- nous-les donc, vos registres, qu’au moins ils vous justifient sur ce chef d’accusation relatif à Calidius. Mais, si vous les avez achetés, quel motif avait Calidius d’aller se plaindre à Rome ? pourquoi disait-il que, depuis tant d’années qu’il faisait le négoce dans la Sicile, seul vous l’aviez assez peu respecté, assez méprisé, pour le dépouiller comme le dernier des Siciliens ? Pourquoi, s’il vous les avait vendus de plein gré, allait-il dire à tout le monde qu’il revendiquerait contre vous ses vases ? Et vous, comment vous êtes-vous dispensé de les rendre, puisque Cn. Calidius était intimement lié avec L. Sisenna, l’un de vos défenseurs, et que vous avez fait restitution à tous les autres amis de Sisenna ?

Vous ne nierez pas, je pense, qu’un citoyen respectable sans doute, mais qui ne l’emporte pas en considération sur Calidius, L. Cordius, a recouvré, par les mains de Potamon, votre ami, son argenterie, dont vous vous étiez emparé. Il est vrai que ce Cordius vous a rendu plus difficile à l’égard des autres ; car, bien que vous eussiez promis à plusieurs une semblable restitution, depuis qu’il eut déclaré dans sa déposition que vous aviez effectué votre promesse à son égard, vous avez cessé de rendre, parce que vous avez senti que ce serait lâcher votre proie en pure perte, et sans fermer la bouche aux témoins. Tous les préteurs avaient permis à Cn. Calidius d’avoir une argenterie richement travaillée ; il pouvait sans crainte, lorsqu’il invitait un magistrat du quelque personnage éminent, décorer sa table de ces objets d’un luxe domestique. Maints fonctionnaires revêtus de l’autorité ont été reçus dans sa maison : il ne s’en est pas rencontré un seul assez follement avide pour enlever à Calidius une argenterie aussi précieuse que renommée ; nul n’a été assez hardi pour la demander, assez impudent pour exiger qu’on la lui vendît.

En effet, juges, quelle insolence despotique, insupportable ! Un préteur, dans sa province, pourra dire à un homme honorable, riche et vivant avec splendeur : Vendez-moi vos vases ciselés. N’est-ce pas lui dire : Vous n’êtes pas digne de posséder d’aussi belles choses, elles sont faites pour un homme comme moi ? Un homme comme vous, Verrès ! Vous vous croyez donc plus que Calidius ? Je n’établirai point ici entre vous deux, pour la conduite et la réputation, un parallèle qui ne serait pas admissible ; je ne parlerai que du titre sur lequel vous fondez votre prétendue supériorité. Vous avez remis aux distributeurs quatre-vingt mille sesterces pour être proclamé préteur (47) ?  ; vous en avez donné trois cent mille pour acheter le silence d’un accusateur : est-ce donc une raison pour mépriser l’ordre équestre, pour le regarder d’un œil dédaigneux, et pour trouver mauvais qu’une chose qui vous plaisait se trouvât au pouvoir de Calidius plutôt que dans vos mains ?

XXI. C’est le laisser trop long-temps triompher aux dépens de Calidius, et répéter à qui veut l’entendre : J’ai acheté. Avez-vous aussi acheté la cassolette de L. Papirius, chevalier romain d’un mérite distingué, riche et plein d’honneur ? Cependant il a déclaré, dans sa déposition, qu’après lui avoir demandé cette pièce pour l’examiner, Verrès la renvoya dégarnie de tous ses reliefs, apparemment, juges, afin que vous ne pussiez douter que c’est en lui une affaire de goût et non d’avidité, et que dans ces objets il préfère à la richesse de la matière la perfection du travail. Papirius n’est pas le seul envers qui il ait montré cette espèce de désintéressement. Verrès s’est conduit de même pour toutes les cassolettes qui se trouvaient alors en Sicile ; et l’on ne saurait s’imaginer quel en était le nombre et la beauté. Il faut croire que la Sicile, au temps de sa puissance et de sa gloire, était comme le centre des productions de l’art ; car, avant la préture de Verrès, il n’y avait pas de maison un peu aisée qui n’eût au mois en argenterie un grand plat orné de reliefs et d’images de divinités ; une coupe dont se servaient les femmes dans les cérémonies religieuses ; enfin une cassolette (48). Ces pièces étaient dans le goût antique, et d’un travail admirable. De là on peut conjecturer qu’autrefois tous les autres ornemens étaient, en proportion, aussi communs chez les Siciliens ; et que si la fortune leur en avait enlevé une partie, ils avaient du moins conservé ceux que la religion avait consacrés.

Je vous ai dit, juges, qu’il y avait beaucoup de ces objets précieux dans presque toutes les maisons de la Sicile. Aujourd’hui il n’en reste pas un seul ; oui, je le dis avec assurance, pas un seul. Quel monstre, grands dieux ! quel fléau avons-nous envoyé dans cette province ! Ne diriez-vous pas qu’il s’était proposé, non point seulement de satisfaire ses fantaisies et sa propre curiosité, mais d’assouvir, quand il serait de retour à Rome, les goûts extravagans de tout ce que nous avons de gens avides ? Arrivait-il dans une ville, aussitôt ses deux limiers cibyrates étaient lâchés ; ils se mettaient en quête, furetaient partout. S’ils découvraient quelque grand vase, quelque ouvrage de prix, ils le rapportaient, pleins de joie. Quand la chasse était moins heureuse, ils ne laissaient pas de revenir avec quelques menues pièces de même gibier, telles que des plats, des coupes, des cassolettes (49). Figurez-vous les pleurs que répandaient les femmes, les cris lamentables qu’elles faisaient entendre, comme c’est leur usage en pareil cas. Peut-être ces larcins vous semblent-ils de peu d’importance ; mais c’est toujours avec le sentiment d’une vive et poignante douleur que les femmes surtout se voient arracher des mains ces objets révérés dont elles se servent pour leurs sacrifices, qu’elles ont reçus de leurs pères, et qui de tous temps ont appartenu à leur famille.

XXII. Ici, juges, n’attendez pas que je le poursuive de porte en porte, que je vous le montre enlevant un calice à Eschyle de Tyndare, un plat à Thrason de la même ville, un encensoir à Nymphodre d’Agrigente. Quand je ferai paraître les témoins venus de Sicile, il pourra choisir celui qu’il voudra, pour que je l’interroge au sujet des plats, des calices, des encensoirs ; vous verrez qu’il n’y a pas une seule ville, je dis plus, une seule maison un peu opulente, qui ait été à l’abri de ses rapines. Venait-il à un repas, dès qu’il apercevait quelques pièces d’argenterie ciselée, il lui était impossible de retenir ses mains. Cn. Pompeius Philon, autrefois citoyen de Tyndare, l’avait invité à souper dans sa maison de campagne proche de cette ville. Il fit ce que n’osaient les Siciliens : son titre de citoyen romain lui persuada qu’il pourrait impunément servir un plat orné des plus beaux reliefs. Verrès ne l’eut pas plus tôt aperçu, que sans respect pour les dieux pénates et hospitaliers, il ne fit pas difficulté de le prendre sur la table de son hôte. Néanmoins, avec le désintéressement dont je parlais tout à l’heure, il se contenta d’en détacher les ornemens, et rendit généreusement le reste.

N’en a-t-il pas fait autant à Eupolème, un des plus nobles citoyens de Calacte, l’hôte des Lucullus, leur intime ami, et qui, dans ce moment, sert dans l’armée de L. Lucullus ? Verrès dînait chez Eupolème ; celui-ci avait eu la précaution de faire servir sa vaisselle dépouillée de ses ornemens, pour ne pas se voir dépouillé lui-même : seulement deux petites coupes furent mises sur la table avec leurs ciselures. Le préteur, comme s’il eût été le bouffon de la fête, ne voulut point se retirer sans avoir sa gratification ; il se mit donc, à la vue de tous les convives, à détacher ces ornemens.

Je n’entreprendrai point d’énumérer ici tous ses exploits en ce genre ; la chose n’est point nécessaire, et elle serait impossible. Je veux seulement vous offrir un échantillon, un exemple de chaque espèce de vol, qu’il savait diversifier à l’infini ; car, dans tout cela, il n’a point agi en homme qui aurait un jour des comptes à rendre ; mais comme s’il n’eût jamais dû être mis en accusation. Il semblait persuadé que plus il aurait pris, moins il aurait à redouter l’événement d’une condamnation. Aussi, dans ces occasions, ne cherchait-il nullement à se cacher, ni à employer ses amis ou ses agens ; mais il volait publiquement, sur son tribunal, entouré de tout l’appareil de la puissance publique.

XXIII. Dans un voyage qu’il fit à Catane, ville opulente et très-célèbre, il manda le proagore ou premier magistrat, nommé Dionysiarque, et lui ordonna publiquement de rassembler tout ce qu’il y avait d’argenterie dans la ville, et de la lui faire apporter. Philarque de Centorbe, le premier de ses concitoyens par sa naissance, son mérite et ses richesses, ne vous a-t-il pas attesté, sous la foi du serment, que Verrès lui avait donné la même charge, le même ordre, pour la recherche et la saisie de toute l’argenterie qui pouvait se trouver dans cette ville, une des plus grandes et des plus riches de la Sicile ? Agyrone a vu pareillement tous ses vases de Corinthe transportés à Syracuse, par les soins d’Apollodore, à qui Verrès en avait donné l’ordre, et dont vous avez entendu la déposition.

Voici bien le trait le plus curieux. Notre actif et infatigable préteur, passant proche d’Haluntium, ne voulut point se donner la peine de monter jusque dans cette ville, parce qu’elle est située sur une hauteur et d’un accès difficile. Il fait venir Archagathus, personnage très-considéré, non-seulement dans Haluntium, mais dans toute la Sicile, et le charge de lui faire apporter à l’instant, sur le bord de la mer, tout ce qu’il y avait dans la ville d’argenterie ciselée, et même, s’il s’en trouvait, de vases de Corinthe. Archagathus remonte à la ville. Cet homme, d’illustre naissance, et qui désirait conserver l’estime et l’affection de ses concitoyens, était désespéré d’avoir une pareille commission, et ne savait comment s’y prendre. Enfin il signifie la volonté du préteur, et enjoint à chacun de remettre ce qu’il possède. La terreur était au comble ; le tyran ne s’éloignait pas ; couché dans sa litière sur le bord de la mer, au pied de la montagne, il attendait Archagathus et l’argenterie.

xx Figurez-vous le tumulte qui régnait dans la ville : quels cris ! combien de femmes en pleurs ! vous eussiez dit que le cheval de Troie était entré dans la place, et que ses murs étaient pris d’assaut. Ici, des vases qu’on emportait sans leurs étuis ; là, d’autres vases qu’on arrachait aux mains des femmes : on enfonce les portes, on brise les verroux. Quelle autre image se faire de cette scène de désolation ? Si, dans un temps de guerre ou dans une alarme subite, on demande aux particuliers leurs armes, c’est à regret qu’ils les donnent, quoique sachant bien que le salut commun l’exige. Il vous est donc facile d’imaginer que ce ne fut pas sans une vive douleur que les habitans d’Haluntium dégarnirent leurs maisons de leur argenterie pour en faire la proie d’un brigand. Tout lui est donc remis. Les frères de Cibyre sont appelés ; ils rejettent un petit nombre de pièces ; puis, de celles qu’ils jugent assez belles, on détache les reliefs et les ornemens. Les Haluntins, privés de ces vaines superfluités, remportent chez eux leur argenterie débarrassée de tout ornement frivole (50).

XXIV. Jamais, juges, cette province fut-elle mieux balayée ? Détourner quelque portion des deniers publics le plus secrètement possible, c’est ce qu’ont pu faire certains magistrats. On en a vu aussi qui, de temps en temps, portaient une main furtive sur les biens des particuliers ; et pourtant ces coupables étaient toujours condamnés. Et s’il faut vous dire ma pensée, dussé-je ici rabaisser le mérite de cette accusation, je regarde comme de vrais accusateurs ces hommes dont la sagacité sentait de si loin les fripons, et qui, sur de légers indices, pouvaient les suivre à la piste. Mais nous, quelles perquisitions avons-nous à faire à l’égard de Verrès pour découvrir les traces de cette fange dont tout son corps est empreint ? Le beau mérite vraiment d’accuser un homme qui, en passant près d’une ville, fait arrêter un instant sa litière, et, sans aucun détour, mais ouvertement, d’autorité, d’un seul mot, dépouille sans exception chaque maison de toute une ville ! Cependant, afin de pouvoir dire qu’il a acheté, il charge Archagathus de distribuer, pour la forme, quelques pièces de monnaie à ceux dont il avait emporté l’argenterie. Archagathus n’en trouva qu’un petit nombre qui voulussent accepter ; il les paya ; mais ces avances, Verrès ne les lui a pas encore remboursées. Archagathus a eu envie de le poursuivre en paiement à Rome, mais Cn. Lentulus Marcellinus l’en détourna, comme vous avez pu l’entendre par sa déposition. Lisez la déposition d'Archagathus et celle de Lentulus.

N’allez pas croire cependant que ce soit sans intention qu’il ait accumulé cette incroyable quantité d’ornemens. Voyez, juges, quel est son respect pour vous et pour l’opinion du peuple, pour les lois et pour les tribunaux, pour les Siciliens et nos négocians romains témoins de ses rapines. Quand il eut rassemblé tous ces ornemens, et qu’il n’en resta plus un seul chez personne, il ouvrit publiquement un vaste atelier au milieu de Syracuse, dans le palais même des anciens rois. Tous les ouvriers orfèvres et ciseleurs du pays eurent ordre de s’y rendre ; et déjà lui-même en avait un grand nombre à son service. Ayant enrôlé cette multitude prodigieuse de travailleurs, pendant huit mois entiers il ne leur laissa pas manquer d’ouvrage, et pourtant il ne les occupa que sur des vases d’or. Les ciselures qu’il avait détachées des plats et des encensoirs furent, par son ordre, appliquées à des coupes et à des vases de ce métal, et incrustées avec tant d’adresse et de goût, qu’on eût dit qu’elles n’avaient jamais eu d’autre destination. C’était pourtant ainsi que ce préteur, qui s’est vanté d’avoir, par sa vigilance, maintenu la paix en Sicile, passait la plus grande partie du jour assis dans son atelier, en tunique brune et en manteau grec (51).

XXV. Je n’oserais, juges, entrer dans ces détails, si je ne craignais de vous entendre dire que vous en avez plus appris sur Verrès par la voix publique qu’ici par la bouche de son accusateur. Qui en effet n’a ouï parler de cet atelier, et de ces vases d’or, et de son manteau, et de sa tunique brune ? Nommez tel honnête homme que vous voudrez parmi nos Romains établis à Syracuse, je le ferai comparaître ; il ne s’en trouvera pas un qui ne déclare avoir vu, ou du moins avoir entendu tout ce que je viens de vous dire. Ô temps ! ô mœurs ! Le fait que je vais citer n’est pas fort ancien. La plupart d’entre vous, juges, ont connu L. Pison, père de celui que vous avez vu préteur (52). Pendant sa préture en Espagne, où il fut tué, il arriva, je ne sais comment, qu’en faisant des armes, son anneau d’or se brisa. Voulant s’en procurer un autre, il fit venir un orfèvre auprès de son tribunal, dans le forum de Cordoue, et là, il pesa, en présence de tout le monde, une certaine quantité d’or. Il commanda ensuite à cet homme de s’établir sur la place, et de lui faire un anneau sous les yeux de tout le monde. Peut-être sa délicatesse semblera-t-elle outrée ; qu’on la blâme, si l’on veut. Mais à qui devrait-on mieux passer cet excès de probité ? car il était fils de ce L. Pison, qui fut le premier auteur de la loi contre les concussionnaires. Il est ridicule de parler de Verrès après avoir cité Pison l’honnête homme : je ne puis néanmoins m’empêcher de vous faire remarquer le contraste. L’un, en faisant fabriquer assez de vases d’or pour garnir plusieurs buffets, ne s’embarrasse point de ce qu’on en pourra dire, non-seulement en Sicile, mais à Rome, et même devant les tribunaux. L’autre, pour une demi-once d’or, veut que toute l’Espagne sache d’où provient l’anneau du préteur. C’est ainsi qu’ils ont justifié, l’un son nom, l’autre son surnom.

XXVI. Dans l’impossibilité où je suis de me souvenir de toutes ses rapines, encore moins de les retracer dans ce discours, je m’efforce seulement de vous donner une idée sommaire de chaque espèce de vol. Ici, par exemple, l’anneau de Pison m’en a rappelé un qui m’était entièrement échappé (53). A combien d’honnêtes gens croyez-vous que Verrès ait arraché l’anneau d’or qu’ils portaient au doigt ? Jamais il n’y a manqué lorsque la pierre ou la forme d’un anneau lui avait plu. Je vais vous conter un fait incroyable, et pourtant si connu, que lui-même ne le niera pas, je pense. Valentius, un de ses agens, avait reçu une lettre d’Agrigente ; Verrès remarqua par hasard l’empreinte du cachet ; il le trouva beau. D’où vient cette lettre ? dit-il. D’Agrigente, répondit Valentius. Aussitôt il mande à ses correspondans de lui envoyer ce cachet sans aucun retard. L’ordre arrive, et un père de famille, un citoyen romain, L. Titius, voit son anneau détaché de son doigt. Mais chez lui, juges, il est une autre passion qui ne se conçoit pas davantage. Quand il aurait voulu, dans chacune des salles à manger (54) qu’il possède tant à Rome que dans ses maisons de plaisance, placer trente lits bien ornés avec toutes les autres décorations des festins, il ne pourrait jamais y faire entrer ce qu’il a amassé en ce genre ; car il n’est pas de maison opulente dans la Sicile dont il n’ait fait une manufacture à son usage.

Il y a, dans Ségeste, une femme très-riche et d’une grande naissance, nommée Lamia : pendant trois ans, dans sa maison encombrée d’étoffes, l’on a fabriqué des tapis, et tous étaient de couleur pourpre (55). Attale, homme très-opulent, n’a pas eu d’autre occupation à Netum ; Lyson, à Lilybée ; Critolaùs, à Enna ; Æschrion, Cléomène, Théomnaste, à Syracuse ; Archonide, Mégiste, à Élore : la voix me manquerait plus tôt que les noms. On me dira que Verrès fournissait la pourpre, et que la main-d’œuvre seule était au compte de ses amis. J’aime à le croire ; car je ne prétends pas le trouver coupable sur tous les points. Eh ! n’est-ce pas assez, pour que je l’accuse, d’avoir pu fournir cette quantité prodigieuse d’étoffes ; d’avoir voulu emporter avec lui tant de meubles ; d’avoir enfin, et lui-même en convient, imposé pour cette fantaisie tant de travaux à ses amis ? Et ces lits de bronze, ces candélabres d’airain, pour quel autre que pour lui, pendant les trois années de sa préture, en a-t-on fabriqué dans Syracuse ? Il les a payés ; soit. Mais, juges, je vous en ai dit assez sur ce qu’il a fait dans sa province, pour qu’on ne le soupçonne pas de s’être oublié lui-même, ni d’avoir négligé le soin de son ameublement pendant qu’il était revêtu de l’autorité prétorienne.

XXVII. Je vais maintenant parler, non pas d’un larcin, non pas d’un acte d’avarice, non pas d’un trait de cupidité, mais d’un attentat qui me semble réunir tout ce qui peut offenser et le ciel et la terre ; d’un attentat où vous trouverez les dieux immortels outragés, la dignité et l’autorité du peuple romain dégradées, méconnues, l’hospitalité trahie et dépouillée, tous les rois les plus dévoués à notre république, ainsi que les nations soumises aux lois de ces monarques, forcés, par la faute de Verrès, d’abjurer cette fidélité.

Les deux jeunes rois de Syrie, fils du roi Antiochus, sont venus, vous le savez, tout récemment à Rome. L’objet de leur voyage ne concernait point leurs états de Syrie, que personne ne leur contestait (ils les tenaient de leur père et de leurs aïeux), mais bien le royaume d’Égypte, qu’ils prétendaient leur appartenir du chef de Séléné, leur mère (56). Les circonstances où se trouvait la république ayant empêché le sénat de faire droit à leurs réclamations, ils prirent le parti de retourner en Syrie, leur royaume héréditaire. L’un d’eux, nommé Antiochus, voulut passer par la Sicile. En conséquence, il vint à Syracuse. Verrès était alors préteur.

Le préteur regarda cette arrivée comme une excellente aubaine, puisqu’elle mettait en son pouvoir un jeune prince qui apportait avec lui beaucoup d’objets précieux : il l’avait entendu dire ; son avidité seule le lui aurait fait soupçonner. Il lui envoie des présens assez considérables, et surtout des provisions de bouche, tels que vin, huile, et même une assez grande quantité de blé pris sur sa dîme personnelle. Ensuite, il invite le roi lui-même à souper. La salle était richement décorée. Verrès y avait étalé tout ce qu’il possédait de plus beau eu vaisselle d’argent ; et il était bien pourvu : car il n’avait point fait encore fabriquer sa vaisselle d’or. Rien n’avait été négligé pour que le banquet fût somptueux et délicat. Aussi le roi se retira-t-il doublement enchanté de la magnificence de son convive et de l’honorable accueil qu’il en avait reçu. Il invite à son tour le préteur et déploie comme lui toute son opulence. Au milieu d’une superbe argenterie brillaient plusieurs coupes d’or enrichies des plus beaux diamans, tels qu’en ont ordinairement les rois et surtout les monarques syriens. On distinguait, parmi ces vases, une amphore d’une seule pierre avec une anse d’or. Q. Memmius vous en a parlé dans sa déposition : c’est, je crois, un témoin assez compétent et assez digne de foi.

Verrès prend chaque pièce dans ses mains, il loue, il admire. Le roi se félicite qu’un préteur du peuple romain ne soit pas mécontent de son repas. On se retire. Que fait notre homme ? Une seule pensée l’occupe, et l’événement l’a prouvé. Comment pourra-t-il faire sortir de la province le prince entièrement pillé et dépouillé ? Il le fait prier de lui envoyer sa vaisselle, qui, dit-il, lui a paru admirable, et qu’il veut faire voir à ses ciseleurs, le roi, qui ne connaissait pas l’homme, livre tout sans aucune défiance, et même avec plaisir. Verrès lui fait ensuite demander la pierre creusée en forme d’amphore : il veut, dit-il, la considérer à loisir. L’amphore aussi lui est envoyée.

XXVIII. Ce n’est pas tout, juges ; redoublez, je vous prie, d’attention. Le fait que je vais rapporter ne vous est point inconnu ; ce n’est pas la première fois que le peuple romain en aura entendu parler ; les étrangers mêmes ne l’ignorent point ; le bruit s’en est répandu jusqu’aux extrémités de la terre. Les deux rois de Syrie avaient apporté à Rome un candélabre en pierreries extrêmement brillantes, et d’un travail admirable. Ils le destinaient au Capitole (57). L’édifice n’étant point achevé, ils ne purent y placer ce chef-d’œuvre. Ils ne voulaient pas non plus l’exposer dès-lors aux regards du public, afin qu’il parût avec plus d’avantage, lorsqu’à l’ouverture du temple on le verrait placé dans le sanctuaire du très bon, très-grand Jupiter (58), et que son éclatante beauté causât autant de surprise que d’admiration, en frappant pour la première fois les regards. Ils convinrent donc entre eux de le remporter en Syrie, bien résolus aussitôt qu’ils sauraient que la statue de Jupiter aurait été consacrée, d’envoyer par des ambassadeurs ce rare et magnifique présent, avec les autres offrandes dont ils se proposaient d’orner le Capitole. Verrès eut connaissance de ce candélabre, je ne sais par quelle voie ; car le roi voulait le tenir caché : non pas qu’il eût aucune crainte, aucune méfiance ; mais il désirait que les particuliers ne satisfissent pas leur curiosité avant le peuple romain. Le préteur demande au prince le candélabre, le prie avec instance de le lui envoyer : il est impatient, dit-il, de l’examiner ; nul autre que lui ne le verra.

Antiochus avait l’âme d’un jeune homme et d’un roi : il ne soupçonna pas qu’il avait affaire à un brigand. Ses officiers ont ordre d’envelopper le candélabre et de le porter au palais du préteur le plus secrètement possible. Ils arrivent ; les voiles sont enlevés : Ô la belle chose ! s’écrie-t-il, digne du royaume de Syrie ! digne d’être offerte par des rois ! digne du Capitole ! En effet, le candélabre brillait de tout l’éclat que pouvait . répandre l’assemblage des plus riches pierreries ; le travail en était d’ailleurs si varié et si délicat que l’art semblait le disputer à la matière ; enfin les proportions de ce chef-d’œuvre annonçaient clairement qu’il avait été fait, non pour décorer la demeure d’un mortel, mais pour orner le temple le plus auguste de l’univers. Quand les officiers jugèrent que le préteur l’avait suffisamment considéré, ils se disposèrent à le remporter. Verrès leur dit qu’il voulait l’examiner encore, que sa curiosité n’était nullement satisfaite, qu’ils n’avaient qu’à se retirer et à lui laisser le candélabre. Ils obéirent, et revinrent les mains vides retrouver Antiochus.

XXIX. Le prince n’eut d’abord aucune inquiétude, aucune méfiance. Un jour se passe, puis un second, puis un troisième, et d’autres encore, le candélabre ne revient pas. Il fait prier Verrès de vouloir bien le rendre. Celui-ci remet au lendemain. Le prince commence à s’étonner ; nouveau message de sa part ; point de candélabre. Lui-même va trouver Verrès et redemander le dépôt qu’il lui a confié. Admirez, juges, le front du personnage, et son insigne impudence. Verrès savait, et le roi lui-même lui avait dit que ce candélabre devait être placé dans le Capitole ; il savait que l’hommage en était réservé au souverain des dieux et au peuple romain, et il n’en conjure, il n’en presse pas moins vivement Antiochus de le lui donner. Le prince répondit que son respect pour Jupiter Capitolin, et son propre honneur, ne lui permettaient pas de disposer d’un ouvrage dont plusieurs peuples connaissaient déjà la destination. Verrès alors commence à le menacer durement. Voyant que ses menaces ne réussissent pas mieux que ses prières, il lui ordonne de sortir de sa province avant la nuit, prétendant avoir découvert que des pirates syriens allaient fondre sur la Sicile. Que l’on ne croie pas que j’insiste ici sur un fait obscur, et que je fonde mon accusation sur de vagues soupçons. C’est en présence d’une foule de Romains, au milieu de Syracuse, dans le forum de cette capitale, oui, à Syracuse, dans la place publique, qu’Antiochus, les larmes aux yeux, attesta, d’une voix forte, les dieux et les hommes, qu’un candélabre, enrichi de pierreries, voué par lui à l’ornement du Capitole, et qu’il aurait voulu placer lui-même dans le temple le plus auguste, comme un monument et de l’alliance et de l’amitié qui l’unissaient au peuple romain, lui avait été enlevé par Verrès ; qu’il ne regrettait point les autres ouvrages en or et en pierreries dont ce préteur avait fait sa proie ; mais que se voir arracher ce candélabre, c’était un affront sanglant dont il ne pourrait se consoler ; que, bien que de pensée et d’intention son frère et lui l’eussent déjà consacré, néanmoins, en présence de tous les citoyens romains qui l’entendaient, il l’offrait, le donnait, le dédiait et le consacrait (59) de nouveau au très-bon et très-grand Jupiter, et prenait ce dieu lui-même à témoin de ses intentions et de ses pieux sermens.

XXX. Quelle voix, quels poumons, quelle force pourraient exprimer toute l’atrocité de ce forfait ? Antiochus avait passé près de deux années à Rome ; il y avait vécu, sous les yeux de tous les citoyens, entouré d’un appareil et d’une magnificence royale. Non-seulement il est l’ami et l’allié du peuple romain, mais fils, petit-fils, de rois qui furent nos plus fidèles amis (60), et le descendant d’une longue suite de monarques très-illustres ; lui-même enfin règne sur un vaste et puissant empire. Il était venu visiter une province du peuple romain, et il en a été chassé avec ignominie ! Que penseront les nations étrangères ? que diront les rois et leurs sujets, lorsque la renommée, qui publiera votre crime, Verrès, jusques aux régions les plus lointaines, leur apprendra qu’il s’est trouvé un préteur qui, dans sa province, a pu outrager un roi, dépouiller un hôte, chasser un allié, un ami du peuple romain ? Votre nom, juges, et celui de Rome, deviendraient, ne vous y trompez pas, en horreur, en exécration dans toutes les contrées du monde, si vous laissiez un pareil attentat impuni. On croira, et la réputation que se sont faite nos magistrats par leur avarice et leur cupidité, n’a déjà que trop établi cette opinion ; on croira que c’est ici le crime, non pas d’un seul homme, mais de tous ceux qui auront protégé le coupable. Beaucoup de rois, beaucoup de villes libres, beaucoup de particuliers riches et puissans, sont dans l’intention d’orner le Capitole d’une manière qui réponde à la majesté de ce temple et à la gloire de notre empire. S’ils reconnaissent que vous avez puni avec rigueur l’enlèvement frauduleux de cette offrande royale, ils auront lieu de penser que leur zèle et leurs présens vous sont agréables, comme au peuple romain ; mais s’ils apprennent qu’un monarque si illustre, un objet si important, une injure si révoltante, vous ont trouvés indifférens, ils ne seront pas assez dépourvus de raison pour consacrer leurs peines, leurs soins, leurs richesses à vous offrir des présens dont ils seront persuadés que vous ne leur aurez aucune obligation.

XXXI. Ici, Q. Catulus (60*), c’est à vous que je m’adresse ; car je parle de votre auguste et magnifique monument. Ce n’est pas seulement la sévérité d’un juge que vous devez signaler dans cette cause, mais toute l’animosité d’un ennemi, d’un accusateur. Votre gloire personnelle est inséparable de ce temple : oui, par le bienfait du sénat et du peuple romain, votre nom est désormais voué comme lui à l’immortalité. C’est donc pour vous un devoir, pour vous une noble tâche, de faire en sorte que le Capitole, après avoir été reconstruit avec plus de magnificence, soit aussi plus richement décoré qu’il ne l’était auparavant. Il faut que l’incendie qui l’a consumé paraisse avoir été l’effet de la volonté des dieux, non pour détruire le temple du très-bon, très-grand Jupiter, mais pour avertir les mortels d’en élever un autre plus brillant et plus magnifique.

Vous avez, Catulus, entendu Q. Minucius Rufus vous dire qu’il avait logé le roi Antiochus dans sa maison à Syracuse ; qu’il savait que le candélabre avait été porté chez Verrès ; qu’il savait aussi qu’il n’avait pas été rendu. Vous avez entendu, et tous les Romains domiciliés à Syracuse vous diront qu’ils étaient présens lorsque le roi Antiochus dédia et consacra le candélabre à Jupiter très-bon et très-grand. Si vous n’étiez pas juge, et que ce crime vous fût dénoncé, ce serait à vous, non-seulement de le déférer à la justice, mais d’en solliciter le châtiment. Je ne suis donc pas en peine de ce que vous pourrez penser comme juge, puisque, si devant un autre tribunal vous remplissiez le ministère d’accusateur, vous devriez déployer encore plus de chaleur et d’énergie que je ne le fais moi-même.

XXXII. Et vous, juges, concevez-vous rien de plus indigne et de plus intolérable ? Quoi ! Verrès aura donc dans sa maison le candélabre du très-bon et très-grand Jupiter ! Ce chef-d’œuvre tout enrichi d’or et de pierreries, et dont l’éclat resplendissant devait rehausser, embellir le temple du maître des dieux, n’éclairera donc plus que des festins où les convives, plongés dans la débauche, brûlent incessamment de flammes impures. On verra, dans le repaire du plus infâme libertin, les ornemens du Capitole confondus avec les meubles d’une Chélidon ! Quel objet pourra désormais être sacré pour Verrès, et lui paraître digne de respect, lui à qui un pareil attentat n’inspire aucun remords, qui se présente devant la justice sans avoir, comme tous les accusés, la ressource d’invoquer le très-bon, le très-grand Jupiter, et d’implorer son assistance ; lui à qui les dieux redemandent leurs trésors devant un tribunal qui ne fut institué par les mortels que pour la revendication des seuls biens des hommes ? Faut-il s’étonner, après cela, qu’il ait pillé le temple de Minerve à Athènes, celui d’Apollon à Délos, celui de Junon à Samos, et dans Perga celui de Diane ; que toute l’Asie et la Grèce aient vu leurs dieux profanés par un scélérat dont les mains n’ont pas même respecté le Capitole ? Ce temple, que les particuliers se font et se feront toujours honneur d’orner à leurs dépens, Verrès n’a pas voulu qu’il fût décoré par des rois. Après cet attentat sacrilège, rien dans la Sicile n’a pu arrêter son audace impie ; et telle a été sa conduite pendant les trois années de sa préture, qu’on eût pu croire qu’il avait déclaré la guerre aux dieux aussi bien qu’aux hommes.

xx XXXIII. Ségeste est une des plus anciennes villes de la Sicile. On assure qu’elle fut fondée par Énée (61), lorsque, échappé à la ruine de Troie, il aborda sur ces rivages. Aussi les Ségestains se croient-ils unis au peuple romain par les liens du sang encore plus que par cette alliance durable, à laquelle ils ont toujours été fidèles. Cette ville autrefois, dans une guerre qu’elle eut à soutenir en son nom et pour ses seuls intérêts, fut prise et détruite par les Carthaginois, qui transportèrent en Afrique les monumens de la ville vaincue, afin d’en décorer Carthage. On distinguait particulièrement, chez les Ségestains, une Diane d’airain aussi remarquable par l’ancienneté de son culte que par la perfection du travail. Par ce déplacement, cette statue changea seulement de lieu et d’adorateurs : elle conserva les mêmes honneurs ; et son extrême beauté lui fit retrouver, chez un peuple ennemi, le pieux tribut des hommages qu’elle recevait auparavant. Plusieurs siècles après, dans la troisième guerre punique, P. Scipion venait de prendre Carthage (et remarquez ici la probité religieuse du vainqueur, afin que le souvenir glorieux de si beaux exemples de vertu vous inspire une indignation encore plus profonde contre l’incroyable audace de l’accusé), Scipion, dis-je, savait que la Sicile avait été long-temps et à plusieurs reprises mise au pillage par les Carthaginois. Il convoqua tous les Siciliens qui se trouvaient dans son armée, et les invita à faire les plus exactes recherches, s’engageant à donner tous ses soins pour que chaque ville recouvrât ce qui lui avait appartenu. En conséquence les statues enlevées de la ville d’Himère, comme je l’ai déjà dit, furent rendues aux Thermitains (62) ; on fit la même restitution aux habitans de Gela, puis à ceux d’Agrigente, qui, entre autres objets précieux, recouvrèrent ce trop fameux taureau, où Phalaris, le plus cruel tyran qui ait jamais existé, se plaisait, dit-on, à renfermer des hommes tout vivans, pour les torturer par la violence des feux allumés sous les flancs de l’animal. On rapporte que Scipion, en rendant ce taureau aux Agrigentins, leur dit que c’était pour eux l’occasion d’examiner s’il leur était plus avantageux d’être asservis à leurs compatriotes ou de vivre sous la dépendance du peuple romain, puisque le même monument attestait et la cruauté des tyrans siciliens, et la douceur de notre empire.

xx XXXIV. À la même époque, la Diane dont nous parlons fut soigneusement rendue aux Ségestains. Elle fut ramenée en triomphe, et replacée dans son antique sanctuaire, au milieu des acclamations et des transports de toute la population. Sur le piédestal fort élevé qui la soutenait, une inscription en gros caractères portait le nom de Scipion l’africain, et rappelait qu’après la prise de Carthage, il avait rendu la statue. Les habitans l’honoraient d’un culte religieux, tous les étrangers l’allaient voir ; et pendant ma questure ce fut la première chose que les Ségestains s’empressèrent de me montrer. Cette statue, colossale et très-élevée, était revêtue d’une robe flottante ; on distinguait néanmoins en elle les traits délicats et le maintien d’une vierge : un carquois pendait sur ses épaules ; de la main gauche elle tenait son arc, et de la droite un flambeau ardent.

À peine cet ennemi de toute religion, ce ravisseur des choses sacrées, l’eut-il aperçue, on eût dit que la déesse l’avait tout à coup frappé de son flambeau (63), tant il parut enflammé du désir, que dis-je ? de la fureur de la posséder. Il commande aux magistrats de l’enlever du piédestal et de la lui donner, ajoutant que rien au monde ne peut lui être plus agréable. Ceux-ci répondent qu’ils ne le peuvent sans crime ; qu’ici la crainte des lois et des tribunaux les retient, aussi bien que la crainte des dieux. Verrès insiste : sollicitations et menaces, l’espérance et la crainte, il met tout en usage. Plus d’une fois les Ségestains lui opposent le nom de Scipion l’Africain, et cherchent à lui faire entendre que l’objet qu’il demande est un don du peuple romain ; qu’ils n’ont pas le pouvoir de disposer d’un trophée qu’un illustre général, après la prise d’une ville ennemie, avait voulu laisser dans Ségeste, comme un monument des victoires du peuple romain.

Verrès, bien loin de se décourager, réitère chaque jour sa demande avec plus d’instance. Elle est portée au sénat : toute l’assemblée se récrie avec indignation ; et de ce voyage, le premier qu’il fit à Ségeste, il ne remporta qu’un refus positif. Dès ce moment, toutes les fois qu’il s’agissait, soit d’une levée de matelots ou de rameurs, soit d’une contribution en grains, il ne manquait pas de taxer Ségeste plus que toute autre ville, et souvent bien au delà de ses moyens. De plus, il ne cessait de mander ses magistrats, de forcer ses citoyens les plus honorables et les plus distingués de se rendre auprès de lui, les traînant à sa suite dans tous les lieux où il tenait ses assises. À chacun d’eux en particulier, il déclarait qu’il le perdrait ; et il ne parlait de rien moins que de ruiner leur ville de fond en comble. Vaincus enfin par tant de persécutions et de menaces, les Ségestains décrétèrent qu’il fallait obtempérer aux ordres du préteur (64). Ainsi, parmi le deuil et les gémissemens de toute la population, parmi les larmes et les lamentations des femmes et des hommes, on mit à l’adjudication le déplacement de la statue de Diane.

xx XXXV. Pour comprendre, juges, combien le culte de cette déesse était vénéré, apprenez que dans Ségeste il ne se trouva personne, homme libre ou esclave, citoyen ou étranger, qui osât porter la main sur la statue. Sachez qu’on fit venir de Lilybée quelques manœuvres d’extraction barbare qui, n’étant informés ni des faits, ni du culte religieux qu’on rendait à cette Diane, l’enlevèrent du piédestal, après avoir reçu leur salaire. Représentez-vous le concours prodigieux des femmes, au moment où cette image vénérée fut emportée hors de la ville ! Que de larmes répandaient les vieillards, dont plus d’un se ressouvenait du jour (65) où cette même Diane, ramenée de Carthage à Ségeste, avait annoncé, par son retour, la victoire du peuple romain. Que les temps étaient changés ! Alors un général du peuple romain, un héros couvert de gloire, rendit aux Ségestains les dieux de leurs pères qu’il avait reconquis sur une ville ennemie. Maintenant, ils voyaient un préteur de ce même peuple romain, un homme souillé de crimes et d’infamies, enlever, par le sacrilège le plus horrible, à une ville alliée ces mêmes dieux. Qui dans toute la Sicile ne sait que toutes les femmes, toutes les filles de Ségeste, se portèrent en masse sur le passage de la déesse au moment où elle fut emportée hors de la ville ; qu’elles la couvrirent de parfums, de couronnes et de fleurs, et brûlèrent en son honneur l’encens le plus pur ?

Oui, Verrès, si ces démonstrations d’une piété si vive ne purent ébranler votre âme, alors que votre cupidité et votre audace étaient armées du pouvoir, serait-il possible qu’aujourd’hui même encore, au milieu des dangers qui menacent votre existence et celle de vos enfans, le souvenir d’un pareil attentat ne vous inspirât aucun effroi ? Quel mortel voudra vous secourir au mépris des dieux irrités ? Et de quel dieu attendez-vous le secours, âpres avoir profané leur culte et leurs autels ? Quoi ! dans un temps de paix, chez un peuple ami, vous n’avez pas respecté cette Diane qui, successivement témoin de la prise et de l’embrasement des deux villes où elle était placée, deux fois échappa aux flammes et au fer ennemi, qui, transférée loin de son temple par la victoire des Carthaginois, n’avait rien perdu de ses pieux honneurs ; et qui, par la valeur de l’Africain, avait recouvré tout à la fois et son sanctuaire et ses premiers adorateurs. Cependant le crime était consommé et le piédestal restait vide. Mais le nom de l’Africain y était encore gravé. On était indigné, révolté non-seulement de cette profanation des choses saintes, mais de voir que, sans respect pour la gloire de Scipion l’Africain, un C. Verrès eût fait disparaître le monument des exploits de ce grand homme et les trophées de ses victoires. Averti des réflexions que faisaient naître ce piédestal et l’inscription, il se flatta que tout serait oublié s’il faisait disparaître aussi ce piédestal qui attestait son crime. Des entrepreneurs se chargèrent donc de la démolition pour un prix déterminé. Les registres de la ville vous ont été mis sous les yeux lors de la première action ; et vous y avez vu ce que cette opération avait coûté aux Ségestains.

xx XXXVI. C’est à vous, P. Scipion (66), oui, à vous qui tenez un rang si distingué parmi nos jeunes concitoyens, que s’adresse ici ma voix. Je vous requiers, je vous adjure de remplir le devoir que vous imposent votre naissance et votre nom. Pourquoi cet homme qui a porté l’atteinte la plus directe aux titres glorieux de votre famille, trouve-t-il en vous un appui ? Pourquoi voulez-vous prendre sa défense ? Pourquoi faut-il que, moi, j’accomplisse le devoir qui vous était réservé, et me charge de la tâche que vous devriez accomplir ? Cicéron redemande les monumens de Scipion l’Africain, et Scipion défend celui qui les a enlevés. Ainsi, contre la coutume de nos ancêtres, qui prescrit à chacun de veiller à la conservation des monumens de ses pères, de ne pas souffrir même qu’un autre les décore de son nom, vous vous présentez ici pour défendre ce misérable, qui a, je ne dis pas dégradé quelques parties des monumens de Scipion l’Africain, mais qui les a renversés, détruits (67), sans en laisser aucun vestige ! Et qui donc, je vous le demande au nom des dieux immortels, qui donc protégera la mémoire de Scipion, qui n’est plus ? Qui donc conservera les trophées et les monumens de ses victoires, si vous les abandonnez ? Ce sera peu pour vous de souffrir qu’on les enlève : vous irez encore couvrir de votre protection celui qui les a spoliés, dégradés.

Voyez ici les Ségestains, vos cliens, les alliés, les amis du peuple romain : ils vous attestent que Scipion l’Africain, apres la prise de Carthage, fit rendre à leurs ancêtres cette statue de Diane ; qu’elle fut replacée et consacrée de nouveau dans leur ville, au nom de cet illustre général ; que, depuis, Verrès l’a fait déposer et emporter, et qu’il a voulu que le nom de Scipion fût entièrement effacé. Ils vous prient, ils vous conjurent de rendre à leur piété l’objet sacré de leur culte, à votre race le plus beau titre de sa gloire ; de les aider à retirer de la maison d’un brigand cette statue que la valeur de Scipion leur avait fait recouvrer sur l’ennemi.

xx XXXVII. Que pouvez-vous honnêtement leur répondre ? Et eux-mêmes qu’ont-ils de mieux à faire, que de vous implorer, que de réclamer votre appui ? Vous les voyez, vous entendez leurs prières. C’est donc à vous, Scipion, à soutenir l’éclat de votre auguste maison ; vous le pouvez, car on voit réunis en vous tous les dons de la fortune et de la nature. Non, je ne vous ravirai point l’avantage de remplir un si noble devoir ; non, je ne prétends point briller aux dépens de la gloire qui vous appartient. Oui, lorsqu’un P. Scipion, plein de jeunesse et de vertus, vit au milieu de nous, je rougirais de me déclarer le protecteur et le vengeur des monumens de P. Scipion. Si donc vous prenez en main la défense de votre maison attaquée dans sa gloire, non-seulement je garderai le silence sur ces monumens, mais je me féliciterai de voir Scipion l’Africain assez favorisé du destin même après sa mort, pour trouver, parmi ses descendans, un défenseur de sa gloire, sans avoir besoin du secours d’un étranger. Mais si votre amitié pour un scélérat vous arrête, si vous pensez que ce que j’exige de vous n’est point pour vous un devoir, alors j’oserai prendre ici votre place ; alors je me chargerai d’un emploi que je croyais m’être étranger, afin que notre illustre noblesse ne cesse pas de se plaindre que le peuple romain a été, comme il est toujours, disposé à confier les honneurs aux hommes nouveaux pour prix de leurs efforts généreux. Mais doit-on se plaindre que dans une république devenue par la vertu la souveraine de toutes les nations, la vertu soit le titre le plus puissant ? Que d’autres gardent dans leur palais l’image de Scipion l’Africain ; que d’autres se décorent du nom et des titres d’un homme qui n’est plus : moi, je maintiens que s’il fut un grand homme, s’il a si bien mérité du peuple romain, ce n’est pas pour une seule famille, mais pour la république entière, que sa mémoire doit être un dépôt précieux. Oui, je prétends la défendre pour ma part, parce que je suis citoyen d’une ville qu’il a rendue puissante, illustre, immortelle ; j’y prétends d’autant plus que, pour ma part aussi, je pratique, autant qu’il est en moi, les hautes vertus dont il fut le modèle, l’équité, la tempérance, l’activité, la défense des infortunés, la haine des méchans. Cette conformité de sentimens et d’actions ne nous unit peut-être pas l’un et l’autre par des liens moins étroits que la communauté de nom et de race dont vous êtes si fiers.

XXXVIII. Je vous redemande, Verrès, le monument de Scipion l’Africain. Il ne s’agit plus ici de la cause des Siciliens ; non, non, que le tribunal ne s’occupe plus de vos concussions ; oublions les forfaits dont se plaignent les Ségestains ; mais aussi que le piédestal de Scipion l’Africain soit relevé, qu’on y grave le nom de cet invincible capitaine, et que l’admirable statue reprise par lui dans Carthage soit remise en sa place. Ce n’est point le défenseur des Siciliens, ce n’est point votre accusateur, ce ne sont point les Ségestains qui le demandent en ce moment, c’est un citoyen qui s’est imposé la tâche de venger Scipion l’Africain, de défendre et de conserver sa gloire. Je ne crains pas de voir P. Servilius, un de nos juges, désapprouver mon zèle. Lui qui, après avoir exécuté de si grandes choses, se montre jaloux d’en perpétuer le souvenir par des monumens, il veut sans doute les mettre sous la garde, non-seulement de ses descendans, mais de tous les hommes courageux, de tous les bons citoyens, et les soustraire à la rapacité des méchans. Pour vous, Q. Catulus, qui avez élevé le monument le plus auguste et le plus magnifique de l’univers, je ne crains pas que vous désapprouviez que les autres monumens trouvent beaucoup de défenseurs, et que tous les hommes estimables se fassent un devoir de protéger la gloire des grands hommes.

Sans doute les autres brigandages de Verrès me révoltent ; mais je n’y vois que la matière d’une accusation ordinaire. Ici mon cœur est pénétré de la plus vive douleur : non, je ne conçois rien de plus indigne, rien de plus intolérable. Verrès et l’Africain ! quel rapprochement ! Ainsi donc les trophées de Scipion décoreront une maison consacrée à l’adultère, à la débauche, à tous les vices ! Ainsi le monument du plus sage et du plus religieux des hommes, l’image de la chaste Diane, sera placée dans ce réceptacle journalier de prostituées et d’infâmes corrupteurs !

XXXIX. Ce monument de Scipion est-il le seul que vous ayez profané ? N’avez-vous pas enlevé pareillement aux Tyndaritains un Mercure d’un travail admirable, qu’ils tenaient aussi de la bienfaisance de ce grand homme ? Et de quelle manière vous en êtes-vous emparé, grands dieux ! avec quelle audace, quelle tyrannie, quelle impudence ! Dernièrement, juges, vous avez entendu les députés de Tyndaris, hommes pleins d’honneur, et les premiers de leur ville, vous dire que ce Mercure était le principal objet de leur culte ; qu’ils l’honoraient par des fêtes annuelles ; que Scipion, après la prise de Carthage, l’avait donné aux Tyndaritains, non seulement comme un monument de sa victoire, mais comme le gage de leur fidélité et de leur alliance ; et que néanmoins ce don leur avait été ravi par la violence, la scélératesse et la tyrannie. Dès le premier jour de son arrivée dans Tyndaris, dès le premier moment, et comme s’il se fût agi d’une mesure, je ne dis pas utile, mais pressante et indispensable, comme s’il en eût reçu la mission expresse du sénat et l’ordre du peuple romain, il ordonna d’ôter sans délai la statue de sa base, et de la transporter à Messine.

La chose parut révoltante à tous ceux qui étaient présens, les autres la trouvèrent incroyable. Aussi, pour ce premier moment, il n’insista point. Mais à son départ, il chargea de l’exécution de cet ordre le premier magistrat, nommé Sopater, dont vous avez entendu la déposition. Celui-ci refuse ; Verrès le menace en termes énergiques, et part. Sopater fait son rapport au sénat ; on se récrie unanimement. Cependant notre homme revient au bout de quelques jours, et, sans perdre un moment, s’informe de la statue. On lui répond que le sénat défend d’y toucher ; que même il a décrété la peine de mort contre quiconque oserait transgresser cette défense. On fait valoir en même temps le motif de la religion. « Oh ! oui, reprend Verrès, ta religion, ta peine de mort, ton sénat, tout cela ne m’importe guère. C’est fait de toi, songes-y : tu mourras sous les coups de fouet, si la statue ne m’est pas livrée. » Sopater retourne en pleurant au sénat ; il fait connaître la cruelle obstination du préteur et ses menaces. Le sénat, sans répondre à Sopater, se retire interdit et consterné. Sopater, que le préteur envoie chercher, lui rend un compte fidèle, et lui démontre qu’il est impossible de le satisfaire.

XL. Cette explication (car il ne faut omettre aucun trait de son impudence), cette explication avait lieu publiquement, sous les yeux du peuple, le préteur siégeant sur son tribunal. On était au fort de l’hiver : il faisait très-froid, et il tombait une pluie abondante, ainsi que vous l’a dit Sopater. Tout à coup Verrès ordonne à ses licteurs de s’emparer de lui et de le traîner hors du portique où il était lui-même assis, de le jeter dans la place, et de l’y mettre nu de la tête aux pieds. Aussitôt fait que dit, et déjà Sopater est sans vêtement au milieu des licteurs. Tout le monde pensait que le malheureux, malgré son innocence, allait être battu de verges. On fut trompé : Verres battre de verges sans aucun sujet un allié, un ami du peuple romain ! Non, juges, il n’est pas si méchant ; tous les vices ne se trouvent pas réunis en lui seul : jamais il ne fut cruel, et il s’est montré doux et humain dans la manière dont il a traité Sopater. Il y avait dans la place de Tyndaris, ainsi que presque dans toutes les villes de la Sicile, des statues équestres des Marcellus. Verrès choisit de préférence celle de C. Marcellus, à qui non-seulement cette ville, mais la province entière, venaient tout récemment d’être redevables des services les plus importans. C’est là, c’est sur cette statue que Sopater, c’est-à-dire un citoyen d’une illustre famille, un premier magistrat, fut hissé, garrotté (68) par l’ordre de Verrès.

Vous pouvez aisément vous faire une idée de ce qu’il dut souffrir, étant lié tout nu sur le bronze, exposé à la pluie et à la rigueur du froid. Cependant un supplice aussi injurieux, aussi cruel, ne finissait point ; il fallut que le peuple, que toute la multitude soulevée d’indignation et de pitié, forçât le sénat, par ses clameurs, de promettre le Mercure. Tous s’écriaient que les dieux immortels sauraient bien se venger eux-mêmes ; mais qu’en attendant il ne fallait pas laisser périr un innocent. Le sénat en corps se rend auprès de Verrès, et promet ce qu’il désire. Alors Sopater est enfin détaché de la statue de C. Marcellus, déjà roide et presque mort de froid.

XLI. Il me serait impossible, quand je le voudrais, de mettre un certain ordre dans mes accusations : le talent ne suffirait pas ; il faudrait pour cela un art tout particulier. Au premier coup d’œil on ne voit, dans l’affaire du Mercure de Tyndaris, qu’un seul chef d’accusation ; et moi-même je ne vous la présente pas autrement. Cependant il y en a plusieurs ; mais le moyen de les diviser, d’en bien faire la distinction ? Je l’ignore. Il y a concussion, puisque Verrès a volé à nos alliés une statue de grande valeur ; péculat, puisque cette même statue, qu’il a fait enlever d’autorité, appartenait au peuple romain comme faisant partie du butin pris sur nos ennemis, et qu’elle avait été replacée dans Tyndaris au nom d’un de nos généraux ; lèse-majesté, puisque c’est un monument de nos conquêtes et de la gloire de notre empire qu’il a osé abattre et faire disparaître ; sacrilège, puisqu’il a profané ce que la religion a de plus sacré ; barbarie, puisqu’il a fait subir à un innocent, l’allié, l’ami de la république, un supplice jusqu’alors inouï, et que sa cruauté seule pouvait inventer.

Mais il en est un que je ne puis définir ni qualifier ; c’est l’attentat qu’il s’est permis sur la statue de C. Marcellus. Quelle était votre idée, Verrès ? Est-ce parce que Marcellus était le protecteur des Siciliens ? Eh bien ! me direz-vous (69), qu’importe ce titre ? — Devait-il donc être pour ses cliens et ses hôtes une sauve-garde ou un instrument de supplice ? Peut-être vouliez-vous montrer qu’il n’y avait point de patronage qui pût mettre à l’abri de votre tyrannie. Qui ne sait que l’autorité d’un scélérat, alors qu’il est présent, a plus de force que la protection des gens de bien qui sont absens ? Est-ce seulement un trait de cette insolence, de cet orgueil, de cette arrogance qui vous caractérisent ? Vous avez cru apparemment que par vous les Marcellus seraient dépossédés du haut rang qu’ils occupent ; aussi les Marcellus ne sont-ils plus les patrons de la Sicile : Verrès a pris leur place.

xx Quels sont donc en vous les qualités, le mérite éminent (70), qui vous rendent assez vain pour prétendre que la noble clientelle d’une si belle province descende jusqu’à vous, et soit ravie à des patrons si dévoués et si anciens ? Quoi ! homme pervers, sans capacité, sans énergie, pourriez-vous être le patron, je ne dis pas de la Sicile entière, mais du dernier des Siciliens, vous qui de la statue de Marcellus avez fait un chevalet pour les cliens de sa maison, vous par qui le monument de sa gloire est devenu un instrument de supplice pour ceux qui lui avaient rendu cet hommage ! Sur ce pied-là, quel devait être, dans votre pensée, le sort de vos statues ? prévoyiez-vous alors ce qui leur est arrivé ? Car enfin cette statue que les Tyndaritains avaient érigée à Verrès à côté des Marcellus, et même sur un piédestal plus élevé, qu’est-elle devenue, juges ? Ils ont couru l’abattre dès qu’ils ont su qu’il avait un successeur.

xx XLII. Ainsi la fortune des Siciliens a voulu que Caïus Marcellus fût un de vos juges, afin que celui dont la statue servait sous votre préture à tenir les Siciliens garrottés, nous vît à son tour livrer Verrès à la justice, enlacé de toutes parts, et sans nul moyen d’échapper. N’avait-il pas d’abord prétendu que ce Mercure avait été vendu par les Tyndaritains à C. Marcellus Éserninus (71) ? Il se flattait que Marcellus, pour l’obliger, appuierait son mensonge. Je n’ai jamais pu croire, juges, qu’un jeune homme d’une famille si illustre, protecteur-né de la Sicile, consentirait à se charger d’un pareil crime ; cependant j’avais, à tout événement, combiné mes mesures de manière que, s’il se rencontrait quelqu’un qui voulût prendre sur lui le délit et ses conséquences, cette manœuvre ne pût lui réussir. Les témoins que j’ai amenés, et les pièces que je me suis procurées, ne laissent aucun doute à cet égard.

Les registres publics de Tyndaris en font foi. Le Mercure a été transporté à Messine aux dépens de la ville. On y voit ce qu’il en a coûté. On y voit que cette opération s’est faite sous les yeux de Polea, nommé par le sénat pour y présider. — Où donc est ce Polea ? — Le voici ; c’est un de mes témoins. Par ordre du premier magistrat Sopater. — Quel est ce Sopater ? — Celui qui fut garrotté sur la statue. — Et où est-il ? — C’est encore un de mes témoins, juges ; vous l’avez vu, vous avez entendu sa déposition. Le gymniasarque Démocrite, comme ayant l’intendance de cette partie, a fait enlever la statue de sa base. — Mais peut-être avançons-nous légèrement ce fait. — Non, citoyens ; lui-même est ici présent. Il dépose que dernièrement à Rome Verrès a promis aux députés de Tyndaris de leur rendre la statue, s’ils consentaient à supprimer ce chef d’accusation, et à lui garantir qu’ils ne parleraient pas de ce fait dans le procès. La même chose vous a été dite par Zosippe et par Hismenias, personnages très-distingués, et qui tiennent le premier rang à Tyndaris.

xx XLIII. Eh quoi ! dans Agrigente, un autre monument de l’Africain, une très-belle statue d’Apollon, portant le nom de Myron, gravé sur la cuisse en très petits caractères d’argent, n’a-t-elle pas été enlevée d’un temple d’Esculape en grande vénération ? Ce vol, commis en secret, juges, par quelques bandits auxquels Verrès confia la conduite et l’exécution de cette entreprise sacrilège, souleva d’indignation toute la ville. D’un seul coup, en effet, les Agrigentins avaient à regretter un présent de Scipion l’Africain, l’objet de leur culte, l’ornement de leur ville, le monument de nos victoires, le gage de leur alliance avec Rome. Leurs premiers magistrats donnèrent ordre aux questeurs et aux édiles de veiller pendant la nuit à la garde des temples. Comme Agrigente compte une population immense et courageuse, et que les citoyens romains, pleins d’énergie, de résolution et d’honneur, que fixent dans cette ville des intérêts commerciaux, vivent en parfaite intelligence avec les habitans, Verrès n’osait prendre ni demander ouvertement ce qui avait excité sa convoitise.

Dans Agrigente encore est un temple assez voisin de la place, et singulièrement célèbre par le pieux concours des adorateurs. On y remarque une statue d’Hercule, la plus belle, pourrais-je dire, que j’aie vue, si toutefois l’obligation où je me suis trouvé de voir passer sous mes yeux tant de chefs-d’œuvre en ce genre pouvait me donner le droit d’en juger. La dévotion des Agrigentins pour leur Hercule va si loin, qu’ils lui ont usé le menton et la bouche (72) à force de joindre des baisers à leurs hommages dans les prières et les actions de grâces qu’ils lui adressent. Verrès était à Agrigente. Tout à coup, au milieu d’une nuit obscure, des esclaves armés, ayant Timarchide à leur tête, viennent assaillir le temple. Sentinelles, gardiens, tous crient au secours. D’abord ils se mettent en défense, et tâchent de résister. Vains efforts ! ils sont repoussés à coups de bâtons et de massues ; on arrache les barres, on enfonce les portes, on se met à démolir la statue, on l’ébranle avec des leviers. Cependant, aux cris des sentinelles, le bruit s’est répandu dans toute la ville que les dieux de la patrie sont assiégés, non par des ennemis, non par des pirates brusquement débarqués, mais par une troupe d’esclaves fugitifs en armes sortis de la maison du préteur, et faisant partie de sa suite.

Tous les habitans d’Agrigente, sans en excepter les vieillards et les infirmes, réveillés, dans cette nuit fatale, par cette triste nouvelle, se levèrent aussitôt, et saisirent la première arme que le hasard jeta sous leur main. En un moment on vit toute la population accourir vers le temple. Depuis plus d’une heure un grand nombre d’hommes travaillaient à déposer la statue, sans que néanmoins elle parût le moindrement ébranlée. Les uns s’efforçaient de la soulever avec des leviers, les autres de l’entraîner avec des cordes attachées à tous les membres. Les Agrigentins arrivent tout à coup : une grêle de pierres tombe sur la troupe sacrilège, et l’on voit fuir les soldats de notre illustre général. Toutefois ils emportent deux petites statues, afin, sans doute, de ne pas retourner les mains vides vers ce ravisseur des choses sacrées. Quelque mal qu’éprouvent les Siciliens, ils ne laissent jamais échapper l’occasion d’un bon mot. Désormais, disaient-ils, ce terrible verrat doit être compté parmi les travaux d’Hercule aussi bien que le fameux sanglier d’Érymanthe.

XLIV. Cet exemple de vigueur, donné par les Agrigentins, fut, peu de temps après, imité par les habitans d’Assore, nos braves et fidèles alliés, mais dont la ville n’est pas, à beaucoup près, aussi grande ni aussi célèbre qu’Agrigente. Le fleuve Chrysas traverse leur territoire ; ils en ont fait un dieu ; c’est même le principal objet de leur culte. Son temple (73) est dans un champ qui borde le grand chemin d’Assore à Enna. Sa statue, en marbre, est un vrai chef-d’œuvre. Verrès l’aurait bien demandée aux habitans d’Assore ; mais, connaissant leur extrême dévotion, il n’osa ; et Tlépolème avec lliéron furent par lui chargés de l’entreprise. Ils arrivent au milieu de la nuit avec une escorte bien armée. Les portes sont enfoncées. Heureusement les gardiens et les officiers du temple s’en aperçoivent à temps : le signal connu de tous les environs est donné par eux. Au bruit de la trompette, on accourt de toutes les campagnes ; Tlépolème est chassé, mis en fuite ; et de cette tentative sur le temple de Chrysas, une figure de bronze fort petite fut le seul objet qu’on eut à regretter.

La mère des dieux a un temple dans la ville d’Enguinum. Ici, juges, je me vois forcé, non-seulement de passer rapidement sur chaque fait, mais d’en omettre un grand nombre, pour en venir à des vols de la même espèce plus importans et plus dignes d’un tel scélérat. Dans le temple dont je parle, des cuirasses, des casques d’airain fabriqués à Corinthe, de grandes urnes ciselées dans le même goût et avec la même perfection, avaient été placés par P. Scipion, ce modèle de toutes les vertus ; il y avait aussi fait graver son nom. Qu’est-il besoin de répéter les mêmes détails et les mêmes plaintes ? Sachez, juges, que Verrès a tout enlevé. Non, ce temple si respecté ne présente plus rien que les traces de son sacrilège et le souvenir de P. Scipion. Les dépouilles de nos ennemis, les monumens de nos généraux, les décorations et les ornemens de nos temples ont désormais perdu ces beaux titres, pour faire partie du mobilier de Verrès et pour servir à son usage.

Vous seul apparemment avez du goût pour les vases de Corinthe ; vous seul savez apprécier la composition de ce métal et la délicatesse du dessin. À tout cela Scipion n’entendait rien, quoiqu’il réunît la supériorité des talens à celle des lumières. Mais vous, homme sans instruction, sans politesse, sans lettres et sans génie, vous êtes le connaisseur, le juge par excellence ! Prenez garde cependant que ce ne soit pas seulement pour le désintéressement, mais même par son goût comme amateur, que ce grand homme l’emporte sur vous et sur les connaisseurs de votre espèce. Car enfin c’était parce qu’il savait apprécier la beauté de ces ouvrages, qu’il ne les croyait pas faits pour servir au luxe des particuliers, mais pour décorer les temples et les villes, afin que la postérité les reçût comme des monumens consacrés par la religion.

XLV. Écoutez, juges, un trait véritablement inouï de sa cupidité, de sa démence, de son audace à profaner les choses saintes, sur lesquelles il fut toujours défendu, non-seulement de porter les mains, mais jusqu’à ses pensées. Cérès a dans Catane un petit temple où elle n’est pas moins vénérée qu’elle ne l’est à Rome et dans une infinité d’autres lieux, pour ne pas dire dans l’univers entier. Au fond du sanctuaire était une image de la déesse, extrêmement ancienne. Les hommes n’en connaissaient pas la forme, ils en ignoraient même l’existence ; car l’entrée de cet oratoire leur est interdite. Ce sont des femmes mariées et de jeunes vierges qui célèbrent les saints mystères. Eh bien ! juges, cette statue, les esclaves de Verrès l’enlevèrent furtivement au milieu de la nuit, malgré la sainteté du lieu et sa vénérable antiquité. Le lendemain, les prêtresses de Cérès, et particulièrement les gardiennes du temple, toutes respectables par leur âge, par leur naissance et leur vertu, dénoncèrent le fait aux magistrats. Tout le monde fut révolté de cet attentat non moins impie que déplorable. Verrès lui-même est épouvanté des conséquences. Afin d’écarter de lui le soupçon, il charge un de ses hôtes de trouver quelque malheureux à qui le crime pût être imputé, et de prendre ses mesures pour que la condamnation de ce dernier le mît à l’abri de toute poursuite. Le jour même ses désirs sont accomplis. Dès que Verrès est parti de Catane, un esclave est traduit en justice. On présente l’accusation ; des témoins subornés déposent contre lui, et le sénat en corps instruit l’affaire suivant les lois du pays. Les prêtresses sont appelées ; dans un interrogatoire secret on leur demande ce qu’elles pensent de l’enlèvement de la statue et des circonstances du vol. Elles répondent qu’on a vu dans le temple des esclaves du préteur. Déjà la chose n’était pas douteuse, la déposition des prêtresses la rend évidente. On va aux opinions, et, d’une voix unanime, l’esclave est déclaré innocent, pour laisser à votre équité, juges, le soin de condamner aussi d’une voix unanime le vrai coupable. Car enfin que prétendez-vous, Verrès ? que pouvez-vous espérer ? que pouvez-vous attendre ? et quel secours prétendez-vous obtenir des dieux et des hommes ? Quoi ! vous avez osé envoyer des esclaves piller un temple où des hommes libres n’avaient pas le droit d’entrer, même pour y faire entendre leurs prières ! Vous avez eu la témérité de porter la main sur des objets sacrés, dont la religion vous commandait de détourner vos regards ! On ne dira pas que vos yeux ont été séduits lorsque vous commîtes une impiété si criminelle, si exécrable ; car vous avez convoité ce que vous n’aviez pas vu ; oui, votre cœur a désiré ce que vos yeux n’avaient point encore aperçu : un simple ouï-dire a pu allumer dans votre âme une passion si furieuse, que, ni la crainte, ni la religion, ni la puissance des dieux, ni l’opinion des hommes, n’ont été capables de la modérer. Et qui donc vous avait si bien instruit ? Quelque honnête homme apparemment, et d’une autorité non suspecte. Comment cela, puisque nul homme n’a pu vous parler de cette statue ? C’est donc une femme qui vous a révélé l’existence de ce gage mystérieux, les hommes n’ayant jamais pu ni le voir ni le connaître. Or, je vous le demande, juges, quelle idée pouvez-vous avoir d’une telle femme ? Que penser de sa vertu, quand elle s’entretient avec Verrès ; de sa piété, quand elle lui indique les moyens de spolier un temple saint ? Ces mystères exigent la chasteté la plus pure dans les vierges et les épouses qui les célèbrent. Faut-il s’étonner que cet infâme ait fait servir à leur profanation l’adultère et la débauche ?

XLVI. Est-ce donc la seule chose, dont, sur un simple ouï-dire, il ait voulu s’emparer, même sans l’avoir vue ? Il y en a mille autres ; et parmi une foule de traits, je choisirai le pillage d’un temple très-célèbre et très-ancien. Vous avez entendu ce que les témoins ont dit sur ce fait dans la première action ; je vais vous le rappeler : continuez-moi, je vous prie, toute votre attention.

Malte est séparée de la Sicile par un détroit assez large et d’un trajet périlleux. Dans cette île est une ville du même nom, où jamais Verrès n’a mis le pied, quoique pendant trois ans il en ait fait une fabrique d’habillemens à l’usage des femmes. Non loin de la ville, sur un promontoire, s’élève un ancien temple de Junon, tellement vénéré, que, non-seulement durant les guerres puniques, alors que tant de flottes ou combattirent ou stationnèrent dans ces parages, mais même de nos jours, que ces côtes sont infestées d’une multitude de pirates, il est resté toujours inviolable et à l’abri de toute insulte. On rapporte même qu’une flotte de Masinissa ayant abordé aux environs de ce temple, l’amiral y prit des dents d’ivoire d’une grandeur prodigieuse, et, de retour en Afrique, les présenta au roi. Masinissa reçut d’abord cette offrande avec plaisir ; mais, dès qu’il sut d’où venaient ces dents, il les fit à l’instant reporter, par des hommes de confiance, sur une galère à cinq rangs de rameurs. En conséquence on y grava en caractères puniques « que le « roi Masinissa les avait d’abord acceptées, faute de con « naître leur sainte destination ; que, mieux instruit, il « s’était hâté de les remettre. » On voyait encore dans ce temple beaucoup d’ouvrages en ivoire, entre autres des Victoires dans le goût antique et d’un travail parfait. Abrégeons. Il ne fallut qu’un seul message, dont Verrès chargea des esclaves de Vénus envoyés à cet effet, pour que, d’un seul coup, tous ces objets fussent enlevés et mis en son pouvoir.

XLVII. Dieux immortels ! quel est donc l’homme que j’accuse, que je poursuis au nom des lois devant les tribunaux, et de l’existence duquel vos bulletins vont décider ? Les députés de Malte déclarent, au nom de leurs concitoyens, que le temple de Junon a été spolié par lui, que Verrès n’a rien laissé dans cette demeure sainte et révérée ; qu’un lieu où des flottes ennemies ont souvent abordé, où les pirates hivernent presque tous les ans, un lieu que nul brigand avant lui n’avait profané, nul ennemi n’avait insulté, lui seul l’a tellement dépouillé, qu’il n’y reste absolument rien. Encore une fois, voyez-vous dans cet homme un accusé ; en moi un accusateur ; dans cette affaire un jugement à porter ? Ici les crimes sont avérés ; il ne s’agit plus de simples soupçons : des dieux enlevés, des temples saccagés, des villes dévastées, voilà ce que vous avez sous les yeux. Pour lui, nul moyen de nier, nul moyen de se justifier. Il n’est pas un seul fait sur lequel, moi, je ne le confonde, les témoins ne le convainquent, ses propres aveux ne l’accablent. De toutes parts le jour de l’évidence éclaire ses attentats ; et cependant il demeure ici, et il fait tout bas avec moi l’énumération de ses crimes.

Mais c’est trop m’arrêter sur une seule espèce de crime. Je sens, juges, qu’il est temps de prévenir le dégoût et l’ennui : j’omettrai donc beaucoup de faits. Renouvelez seulement toute votre attention pour ce qui me reste à dire, je vous en conjure au nom des dieux immortels, de ces mêmes dieux dont j’ai pour objet de venger le culte outragé. Je vais mettre sous vos yeux une action qui a soulevé la province entière. Peut-être trouverez-vous que je reprends les choses d’un peu loin ; mais, si je remonte jusqu’à l’origine du culte établi en Sicile, daignez m’excuser ; l’importance du fait ne me permet pas de passer légèrement sur un sacrilège si horrible.

XLVIII. Une vieille tradition, appuyée sur les écrits et les monumens les plus anciens de la Grèce, nous apprend que la Sicile entière est consacrée à Cérès et à Proserpine. Cette opinion est aussi celle de tous les peuples, et les Siciliens, particulièrement, en sont si persuadés, qu’il semble que ce soit chez eux un sentiment intime, une idée innée ; car ils croient non-seulement que ces déesses ont reçu le jour dans leur île, mais que c’est chez eux qu’on a récolté les premiers grains ; et que Libera, qu’ils appellent aussi Proserpine, fut enlevée dans les bois d’Enna. Ce lieu est regardé par eux comme le cœur de la Sicile, parce qu’il est situé au centre de l’île. Ils disent que Cérès, voulant aller à la recherche de sa fille, alluma des torches aux feux du mont Etna, et que, portant ces flambeaux à la main, elle parcourut toutes les contrées de l’univers.

Enna, qui fut, dit-on, le théâtre de ces évènemens, est située sur une hauteur dont le sommet, qui domine toutes les collines d’alentour, forme un vaste plateau bien nivelé et rafraîchi par des sources qui ne tarissent jamais. Autour de la ville, qui se montre au loin comme inaccessible et détachée de la montagne, sont des lacs et des bosquets où les fleurs les plus belles se renouvellent dans toutes les saisons. Tout en ces lieux semble attester le rapt célèbre que tant de fois on nous a raconté dans notre enfance. On y voit à quelque distance une caverne ouverte vers le nord, et d’une profondeur immense, par où l’on prétend que le dieu des enfers s’enfonça tout à coup, monté sur un char, pour enlever la jeune déesse, qu’il conduisit non loin de Syracuse ; là il disparut soudain avec elle dans les entrailles de la terre, et à cette place se forma soudain un lac, où les Syracusains, hommes et femmes, vont encore tous les ans célébrer en foule une fête solennelle.

XLIX. L’ancienneté de cette tradition, ces lieux, où l’on retrouve quelques traces, et peut-être même le berceau de ces deux divinités, inspirent à tous les habitans, à toutes les villes de la Sicile, la dévotion la plus fervente pour la Cérès d’Enna. De fréquens prodiges attestent la présence et le pouvoir de cette déesse ; et plus d’une fois on l’a vue, dans des circonstances critiques, donner elle-même des marques signalées de sa protection. Enfin l’on peut dire que, non-seulement elle aime cette île, mais qu’elle se plaît à l’habiter et à veiller elle-même à sa sûreté.

Ce ne sont pas les Siciliens seuls, mais tous les peuples, toutes les nations, qui rendent à la Cérès d’Enna un culte particulier. Si l’on court avec tant d’empressement pour se faire initier aux mystères que les Athéniens célèbrent en son honneur, parce que, dit-on, dans sa course errante, elle visita leur pays et leur apporta le blé, quelle vénération doit avoir pour Cérès un peuple chez lequel tout démontre qu’elle a pris naissance et inventé l’agriculture! Aussi, du temps de nos pères, sous le consulat de P. Mucius et de L. Calpurnius (75), dans ces jours de sang et de calamités, où, après le meurtre de Tiberius Gracchus, des prodiges menaçans firent craindre les plus grands malheurs, on consulta les livres sibyllins, et l’on y trouva que l’on devait apaiser l’ancienne Cérès. Alors des prêtres furent choisis dans l’auguste collège des décemvirs, et, quoique la déesse eût dans notre ville un très-beau et très-magnifique temple, ils ne laissèrent pas d’être envoyés à Enna. Car telles étaient alors la sainteté et l’ancienneté de son culte, qu’en partant pour cette ville, on croyait aller visiter, non le temple de Cérès, mais la déesse elle-même.

Je ne fatiguerai pas plus long-temps votre attention, car je crains de ne m’être déjà que trop écarté des formes judiciaires et du style ordinaire d’un plaidoyer. Je dis donc que C. Verrès a fait enlever de son temple et de la résidence qu’elle avait choisie, cette même Cérès, la plus ancienne et la plus révérée que l’on connaisse, celle qui est la source primitive du culte reçu chez tous les peuples de l’univers. Vous tous qui avez fait le voyage d’Enna, vous avez remarqué, dans deux temples différens, deux statues de marbre, l’une de Cérès et l’autre de Proserpine. Elles sont colossales et fort belles, quoique assez modernes. Il y en avait une autre en bronze, d’une grandeur médiocre, mais d’un travail admirable, représentant Cérès avec des flambeaux. Elle était très-ancienne, la plus ancienne même de toutes celles qui sont dans ce sanctuaire ; Verrès s’en est emparé, et cependant ce vol ne l’a pas satisfait. Vis-à-vis le temple, dans une place découverte et très-spacieuse, s’élèvent deux statues, l’une de la déesse et l’autre de Triptolème, également belles et colossales. Leur beauté les mettait en danger ; mais, grâce à la double difficulté du déplacement et du transport, leur grandeur les sauva. Dans la main droite de Cérès, était une Victoire admirablement travaillée. Par ordre de Verrès, elle fut arrachée à la statue et emportée chez lui.

L. Quel sentiment doit lui faire éprouver la récapitulation de ses crimes, lorsque moi-même je ne puis les retracer sans que mon cœur se trouble, sans que je frémisse de tout mon corps. Je me représente la sainteté du temple, du lieu, du culte qu’il a profané ; oui, il est encore présent à mon esprit ce jour où, comme j’entrais dans Enna, je vis les prêtresses de Cérès s’avancer au devant de moi, la tête ornée de bandelettes et couronnée de verveine. Je vois encore la foule des citoyens accourir de toutes parts ; je les entends encore, pendant que je parlais, m’interrompre par leurs pleurs, par leurs gémissemens : il semblait que toute la ville fût plongée dans le deuil le plus cruel. Ce n’étaient ni les exactions tyranniques du préteur dans la perception de la dîme, ni le pillage de leurs biens, ni l’iniquité de ses jugemens, ni la brutalité de ses passions, ni les violences et les outrages dont il les avait tant de fois accablés, qui faisaient le sujet de leurs plaintes ; c’était la divinité de Cérès, l’ancienneté de son culte, la sainteté de son temple, qu’ils voulaient voir venger par le supplice du plus scélérat et du plus audacieux des hommes. Ils disaient qu’à ce prix ils souffriraient, ils abandonneraient tout le reste ; mais ce sacrilège les avait si profondément affligés, que Verrès leur semblait un autre Pluton revenu dans Enna, non plus pour enlever Proserpine, mais Cérès elle-même. En effet, Enna ne paraît pas tant une ville que le temple de cette auguste déesse. Les habitans sont persuadés qu’elle réside au milieu de leurs remparts, et je vois moins en eux les citoyens d’Enna que les ministres, les prêtres, les pontifes de Cérès.

Et dans Enna vous avez eu la témérité d’enlever Cérès ! dans Enna vous avez entrepris d’arracher de la main de Cérès l’image de la Victoire, ravissant ainsi une déesse des bras d’une autre déesse ! Oui, vous n’avez point respecté ces images, que n’ont osé ni profaner ni même toucher des hommes habitués au crime, étrangers à tout sentiment de religion. En effet, sous le consulat de P. Popillius et de P. Rupilius, des esclaves fugitifs, des barbares armés contre nous, furent en possession de cette ville ; mais ils étaient bien moins esclaves de leurs maîtres que vous de vos passions ; ils étaient bien moins rebelles à la servitude que vous aux lois et à la justice ; ils étaient moins barbares par leur langage et leur patrie que vous par votre caractère et par vos mœurs ; bien moins armés contre les hommes que vous contre les dieux immortels. Quelle indulgence peut donc attendre un brigand qui s’est montré plus vil que des esclaves, plus téméraire que des rebelles, plus impie, plus brutal que des barbares, plus cruel que des ennemis acharnés ?

LI. Vous avez entendu Théodore, Numinius et Nicasion, députés d’Enna, vous dire, au nom de leur ville, que leurs concitoyens les avait chargés de se rendre auprès de Verrès, et de lui redemander leurs statues de Cérès et de la Victoire. S’il consentait à les rendre, les habitans d’Enna, fidèles à la pratique constante de leur ville, devaient, malgré toutes les vexations que la Sicile pouvait reprocher à Verrès, s’abstenir de déposer contre lui, et suivre en cela l’exemple de leurs ancêtres. Si au contraire il refusait de restituer, ils avaient ordre de se joindre aux autres accusateurs, de dénoncer aux juges ses injustices envers eux, et de se plaindre particulièrement de ses attentats sacrilèges. Ils se sont plaints, juges ; mais, au nom des dieux immortels, n’allez pas ici vous montrer indifférens, froids, insoucians : il s’agit des injures faites à nos alliés, il s’agit de l’autorité des lois, il s’agit de l’honneur et de l’équité des tribunaux. Ces intérêts sont grands sans doute, mais il en est un plus grand encore. Telle est la vénération des Siciliens pour Cérès, le sacrilège dont je parle a tellement frappé leur imagination, que toutes leurs calamités, ou publiques ou particulières, ils les attribuent à cet acte sacrilège de Verrès.

xx Vous avez entendu Centorbe, Agyrone, Catane, Herbite, Enna et beaucoup d’autres villes vous attester, par l’organe de leurs députés, la situation déplorable de leurs territoires, la fuite des laboureurs, la solitude et la désolation de leurs champs, incultes, abandonnés. Quoiqu’il faille en accuser les vexations multipliées de Verrès, néanmoins, dans l’opinion des Siciliens, une seule cause a produit tous ces maux ; ils sont persuadés que c’est parce que Céres a été outragée que tous les dons de Céres ont péri dans leurs champs. Guérissez les plaies faites à la religion de vos alliés, ou plutôt conservez la vôtre. Cette religion ne vous est point étrangère ; et quand elle le serait, quand vous refuseriez de l’adopter, vous n’en devriez pas moins la maintenir, en punissant le profanateur. Mais puisqu’il s’agit d’un culte commun à tous les peuples, d’un culte que nos pères ont emprunté aux nations étrangères, et qu’ils pratiquèrent avec une dévotion constante, d’un culte qu’ils ont eu soin de distinguer en l’appelant le culte grec, parce qu’en effet il a pris naissance dans la Grèce, pourrions-nous, quand nous le voudrions, montrer une coupable indifférence ?

xx LII. Il est encore une ville, la plus belle et la plus riche de toutes les cités de la province, Syracuse, dont je dois vous retracer la spoliation. Ce tableau terminera enfin cette trop longue énumération de crimes. Il n’est peut-être aucun de vous, juges, qui n’ait souvent entendu raconter, ou qui n’ait même lu quelquefois dans nos annales comment Syracuse fut prise par M. Marcellus. Comparez, je vous prie, le gouvernement de Verrès, au sein de la paix, avec cette expédition guerrière ; comparez l’arrivée du préteur avec la victoire du général, la cohorte impure du premier avec l’armée invincible du second, les violences tyranniques de l’un avec la modération de l’autre, et vous verrez, dans le conquérant de Syracuse, un fondateur ; un destructeur (76) dans le magistrat à qui Syracuse paisible et florissante avait été confiée.

Je passe sous silence beaucoup de faits qui trouveront leur place ailleurs, ou dont j’ai déjà parlé dans les différentes parties de cette plaidoirie. Je ne dirai point que la place publique de Syracuse, où pas une goutte de sang ne fut répandue à l’entrée de Marcellus, a, depuis l’arrivée de Verrès, regorgé de celui d’une infinité de Siciliens innocens ; que le port de Syracuse, où jamais n’avaient pénétré nos flottes ni celles des Carthaginois, a été ouvert, sous sa préture, à un misérable brigantin de Cilicie et à d’autres pirates ; je ne rappellerai pas non plus que des jeunes gens nobles, de chastes épouses, ont subi de sa part de flétrissans outrages, que, dans la prise de leur ville, leur avaient épargnés, malgré les usages de la guerre et les droits de la victoire, la fureur et la licence du soldat ennemi. Je vais, dis-je, passer sous silence tous les excès dont pendant trois ans il a comblé la mesure ; je ne parlerai que des crimes qui ont rapport à ceux dont je m’occupe en ce moment.

Syracuse est la plus grande des villes grecques et la plus belle de toutes les cités ; vous l’avez souvent entendu dire, juges, et c’est la vérité : car, outre que sa position la rend très-forte et de difficile accès, elle présente, soit du côté de la terre, soit du côté de la mer, l’aspect le plus imposant. Ses deux ports sont renfermés dans son enceinte, presqu’au milieu de ses maisons, et sous les yeux des habitans ; bien que l’un et l’autre ait son entrée particulière, leurs eaux vont affluer au même bassin, qui les unit. C’est ce qui forme la partie qu’on nomme l’île, et qui, séparée du continent par un petit bras de mer, y communique par un pont qui la joint au reste de la ville.

LIII. Syracuse est si vaste, qu’elle semble composée de quatre villes (77), qui toutes sont considérables. La première est l’île dont je viens de parler, située entre les deux ports, et se prolongeant jusqu’à l’entrée de l’un et de l’autre. Là, se trouve cet ancien palais d’Hiéron, où nos préteurs font leur résidence. On y voit aussi un grand nombre de temples, mais deux surtout l’emportent sur les autres : l’un est consacré à Diane, l’autre à Minerve, et il était, avant l’arrivée de Verrès, richement décoré. À l’extrémité de l’île, est une fontaine d’eau douce, que l’on nomme Aréthuse ; son bassin, d’une étendue immense, est très-poissonneux : les vagues l’inonderaient, s’il n’était séparé de la mer par une forte jetée construite en pierres.

La seconde ville, enclose dans les murs de Syracuse, porte le nom d’Achradine. On y remarque une place très-étendue, de superbes portiques, un très-beau prytanée, un vaste palais pour le sénat, un magnifique temple de Jupiter Olympien. Le reste de la ville se compose d’une rue fort large, qui la traverse tout entière, laquelle est coupée de plusieurs rues transversales, qui ne sont bordées que de maisons particulières. La troisième ville a été appelée Tyché, parce qu’il s’y trouvait autrefois un temple de la Fortune. Elle renferme un vaste gymnase et un grand nombre d’édifices religieux : c’est le quartier le plus vivant et le mieux peuplé. La quatrième ville se nomme la Ville-Neuve ; elle a été bâtie la dernière. On voit à l’extrémité un théâtre spacieux, ainsi que deux temples d’une belle architecture, dédiés l’un à Cérès, l’autre à Proserpine ; enfin une statue d’Apollon surnommé Téménitès, très-belle et très-grande (78), que Verrès n’aurait pas manqué d’enlever si le transport en eût été possible[5].

xx LIV. Je reviens maintenant à Marcellus, et vous reconnaîtrez que ce n’est pas sans motif que je suis entré dans tous ces détails. Entré de vive force dans cette superbe ville à la tête de ses troupes, il ne crut pas que la gloire du peuple romain fût intéressée à la destruction, à l’anéantissement de tant de chefs-dœuvre dont on ne pouvait craindre aucun danger : aussi épargna-t-il les édifices publics et particuliers, sacrés et profanes, avec autant de soin que s’il fût venu à la tête de son armée pour les défendre et non pour les conquérir. Quant aux ornemens de la ville, il sut concilier les droits de la victoire et ceux de l’humanité. Si la victoire l’autorisait à envoyer à Rome beaucoup d’objets qui pouvaient l’embellir, l’humanité lui défendait de dépouiller entièrement une ville qu’il s’était estimé heureux de sauver. Dans cette répartition de chefs-d’œuvre, Marcellus, au nom de sa victoire, n’en réclama pas plus, pour le peuple romain, que son humanité n’en réserva pour les Syracusains. Ceux qu’il fit transporter à Rome, nous les voyons encore auprès du temple de l’Honneur et de la Vertu (79), ainsi qu’en d’autres lieux. Du reste, il ne plaça rien dans ses maisons, ni dans ses jardins, à Rome ou à la campagne : il pensait que, s’il n’emportait pas dans sa demeure les monumens qui devaient orner la ville, sa maison en deviendrait elle-même le plus bel ornement. Quant à Syracuse, il y laissa un grand nombre d’objets précieux ; aucun dieu ne fut profané, il ne porta la main sur aucun. Rapprochez maintenant la conduite de Verrès, non pour comparer l’homme à l’homme, ce serait faire injure aux mânes d’un héros, mais pour opposer la paix à la guerre, les lois à la force, l’autorité tutélaire de la justice aux armes d’un ennemi, l’arrivée d’un paisible cortège à l’entrée triomphante d’une armée.

xx LV. Un temple de Minerve est dans l’île, comme je l’ai déjà dit. Marcellus s’abstint d’y toucher, et le laissa rempli de tous ses ornemens. Verrès l’a spolié, ravagé, non comme un ennemi qui, même dans la guerre, aurait respecté la religion et le droit des gens, mais comme un barbare pirate qui ne se plaît qu’à détruire. Un combat de cavalerie, livré par le roi Agathocle (80), y était admirablement représenté ; et une suite de tableaux semblables couvraient les parois intérieures du temple. Syracuse ne possédait pas de peintures plus vantées, et qui parussent plus dignes d’attirer les regards du voyageur. Quoique la victoire de Marcellus eût rendu tous ces objets profanes (81), néanmoins, par scrupule de religion, il s’abstint d’y porter la main. Mais Verrès, pour qui une longue paix et la fidélité constante des Syracusains devaient rendre à ces tableaux leur caractère inviolable et sacré, Verrès les a tous emportés : ces murailles dont les décorations avaient subsisté tant de siècles, échappé à tant de guerres, il les a laissées nues et dégradées.

Marcellus, qui avait fait vœu d’ériger deux temples dans Rome s’il prenait Syracuse, ne voulut pas faire servir à leur décoration les objets précieux qu’il avait conquis. Verrès, qui n’a point comme Marcellus fait de vœu à l’Honneur ni à la Vertu, mais à Vénus et à Cupidon, a mis au pillage le temple de Minerve. Le premier s’était fait scrupule de doter des dieux avec les dépouilles d’autres dieux ; le second a transporté les ornemens de la chaste Minerve dans une maison de débauche. Il a, de plus, enlevé du même temple vingt-sept tableaux d’une rare beauté, parmi lesquels se trouvaient les portraits des rois et des tyrans de la Sicile, qui ne charmaient pas moins les yeux par le mérite de la peinture, que par la ressemblance des personnages dont ils rappelaient les traits et le souvenir. Voyez combien ce tyran a été pour les Syracusains plus exécrable qu’aucun des tyrans qui l’avaient précédé ! Ceux-ci, du moins, se plurent à décorer les temples des dieux immortels ; mais lui n’a pas craint d’enlever les images des dieux et les ornemens de leurs temples.

xx LVI. Et les portes de ce même temple de Minerve, faut-il vous en parler ? Je crains que ceux qui ne les ont pas vues ne me soupçonnent d’en exagérer la beauté. Cependant je ne suis pas homme à m’exposer, en parlant avec passion, à ce que nombre de citoyens du premier rang, et même plusieurs de nos juges, qui ont fait le voyage de Syracuse et vu ces portes, puissent me convaincre d’inexactitude et de mensonge. Je puis affirmer en toute vérité, juges, que jamais il n’y a eu dans aucun temple de portes plus magnifiques et plus artistement incrustées d’or et d’ivoire. On ne saurait croire combien d’auteurs grecs en ont décrit la beauté. Peut-être y a-t-il de l’excès dans leur admiration et dans leurs éloges ; j’en conviens ; mais enfin il est plus honorable pour notre république qu’un de nos généraux ait, durant la guerre, laissé aux Syracusains les objets de leur admiration, que de voir un de nos préteurs les leur ravir au sein de la paix. Sur ces portes, on voyait des sujets historiques représentés en ivoire avec un art infini. Verrès les a tous fait détacher. Il a fait également enlever une superbe tête de Gorgone (82) avec sa chevelure de serpens. Toutefois, il a montré dans cette occasion qu’il n’était pas seulement séduit par la beauté du travail, mais encore par la richesse de la matière ; car il ne s’est pas fait scrupule d’arracher tous les clous d’or attachés à ces portes, et il y en avait beaucoup, qui même étaient fort grands : ici ce n’était pas leur beauté, mais leur poids qui pouvait lui plaire. Enfin, il n’a laissé ces portes qu’après les avoir mises en état de ne plus servir qu’à la fermeture du temple dont jadis elles étaient le plus bel ornement.

A-t-il fait grâce à certaines piques de jonc (83) ? J’ai remarqué votre surprise lorsque les témoins ont déposé sur ce larcin ; et en effet, il s’agissait d’un objet tel, que c’était bien assez de l’avoir vu une fois. Ces piques, qui ne sont point faites de la main des hommes, n’avaient rien de beau dans la forme ; seulement elles étaient d’une hauteur extraordinaire ; mais, je le répète, c’était assez d’en avoir entendu parler, c’était trop de les voir plus d’une fois. Cependant, Verrès, cette chétive proie a excité votre convoitise.

xx LVII. Du moins la Sapho que vous avez enlevée du Prytanée vous fournit une excellente excuse, et l’on doit presque vous pardonner, vous passer ce vol. Ce chef-d’œuvre de Silanion (84), d’un goût si exquis, d’un travail si parfait, était trop beau pour un particulier, et même pour un peuple, quand il existait un aussi fin connaisseur, un amateur aussi éclairé que Verrès. Nul assurément ne peut lui contester la préférence. Nous, qui ne sommes pas comme lui les enfans gâtés de la Fortune, il ne nous est pas donné de savourer de pareilles jouissances. Quelqu’un de nous est-il curieux de voir quelque belle production de ce genre ? Qu’il aille au temple de la Félicité, au monument de Catulus, au portique de Metellus (85) ; qu’il trouve moyen de se faire admettre dans le Tusculum (86) de quelqu’un de ces heureux mortels ; qu’il arrête ses regards sur les décorations du forum, quand ce grand amateur voudra bien prêter aux édiles quelques-uns de ses morceaux précieux. Verrès seul aura donc chez lui toutes ces belles choses ! Verrès aura ses maisons de ville et de campagne remplies, encombrées des ornemens de vos villes et de vos temples ! Tolèrerez-vous plus long-temps, juges, les goûts et les fantaisies de ce vil artisan, qui, par sa nature, par son éducation, par la tournure de son esprit et de son corps, semble plutôt fait pour porter des statues que pour en posséder (86*).

Combien l’enlèvement de cette Sapho n’a-t-il pas laissé de regrets ! Je ne saurais l’exprimer. Outre qu’elle était du plus beau travail, on lisait sur le piédestal une inscription très-connue en langue grecque ; et ce savant profond, ce Grec, ce juge si délicat des ouvrages de l’art, cet homme qui seul sait toutes choses, l’eût certainement fait disparaître s’il avait su un mot de grec ; car cette inscription, restée seule sur un piédestal vide, annonce à la fois et l’existence de la statue et son enlèvement.

Que dire de cette image d’Apollon (87), aussi parfaite que sainte et révérée ? Ne l’avez-vous pas enlevée du temple d’Esculape, où, par sa beauté autant que par son caractère sacré, elle attirait un concours perpétuel d’adorateurs ? Et la statue d’Aristée, consacrée dans le temple de Bacchus, n’a-t-elle pas été par votre ordre publiquement emportée ? Et ce magnifique et vénérable simulacre de Jupiter Imperator, que les Grecs appellent Ourios (88), ne l’avez-vous pas été ravir dans son sanctuaire ? Et cette admirable tête en marbre de Paros, qu’on allait voir en foule dans le temple de Proserpine, avez-vous hésité à la prendre ? Et cependant cet Apollon était, avec Esculape, honoré, chaque année, chez les Syracusains, par des sacrifices solennels ; cet Aristée, à qui les Grecs attribuent l’invention de l’huile (89), était adoré dans le même temple que Bacchus, père de la Joie.

xx LVIII. Quant à Jupiter Imperator, avec quelle vénération pensez-vous qu’il était adoré dans son temple ? Vous pouvez, juges, vous en faire une idée, si vous voulez bien vous rappeler quel tribut d’adoration reçut une statue de la même forme et de la même espèce, que Flamininus emporta de la Macédoine, et qu’il plaça dans le Capitole. Dans le monde entier, on connaissait trois statues de Jupiter Imperator, toutes trois dans le même genre et d’une égale beauté. L’une est celle de Macédoine, que nous voyons ici, la seconde est à l’entrée du Pont-Euxin, et la troisième était à Syracuse avant la préture de Verrès. Si Flamininus enleva la première de son temple, ce fut pour la placer dans le Capitole, c’est-à-dire dans la demeure terrestre de Jupiter. A l’égard de celle qui est à l’entrée du Pont-Euxin, quoique tant de flottes armées en guerre soient sorties de ces parages, ou bien y aient pénétré, cette statue, toujours respectée, s’y est conservée jusqu’à nos jours sans recevoir aucune atteinte. Mais celle de Syracuse, que M. Marcellus, vainqueur et armé, vit sans y toucher, qu’il crut devoir céder à la religion des peuples, cette image à laquelle les habitans de Syracuse, citoyens ou domiciliés, rendaient un culte particulier, que les étrangers s’empressaient non-seulement d’aller voir, mais d’adorer, Verrès l’a enlevée du temple de Jupiter.

J’aime à vous rappeler le nom de Marcellus. Sachez, juges, que le séjour de Verrès à Syracuse a coûté plus de dieux à cette ville que la victoire de Marcellus ne lui a fait perdre de citoyens. On dit même que ce héros fit chercher l’illustre Archimède, cet homme supérieur par son génie et par son savoir ; mais, apprenant qu’il venait d’être tué, il en ressentit un vif chagrin. Quant à Verrès, toutes les recherches qu’il a fait faire ont eu pour but, non de conserver, mais de piller.

xx LIX. Il est encore d’autres larcins qui vous paraîtraient de trop peu d’importance, si j’en parlais en ce moment. Je les passerai donc sous silence. Je ne dirai pas qu’il a enlevé dans tous les temples de Syracuse et leurs tables Delphiques (90) en marbre, et de très-belles coupes d’airain, et une immense quantité de vases de Corinthe. Aussi les mystagogues (91), ainsi l’on appelle ceux qui mènent les étrangers voir ce qu’il y a de curieux, font présentement un métier tout nouveau. Autrefois ils montraient les choses mêmes, aujourd’hui ils montrent la place qu’elles occupaient. Eh quoi ! pensez-vous que cette spoliation ait médiocrement affecté les Syracusains ? Non, juges, il n’en est pas ainsi. Tous les hommes en général sont attachés à leur culte, tous se font un devoir d’honorer et de conserver soigneusement les dieux de leurs pères ; mais les Grecs, particulièrement, se passionnent, avec excès peut-être, pour tout ce qui est ornement, objet d’art, statue, tableau. La vivacité de leurs plaintes fait assez connaître à quel point furent cruelles pour eux ces pertes, qui peut-être nous sembleraient légères et peu dignes de nous occuper. Croyez-moi, juges, on vous l’a déjà dit, et je vous le répète, de toutes les injustices, de toutes les vexations que nos alliés et les nations étrangères ont éprouvées dans ces dernières années, aucune n’a plus chagriné les Grecs, et ne leur cause plus de peine encore que cette spoliation de leurs temples et de leurs villes.

Vainement Verrès nous opposera-t-il sa réponse banale : « J’ai acheté. » Juges, daignez m’en croire, jamais peuple de l’Asie ou de la Grèce ne vendit volontairement une seule statue, un seul tableau, aucun ornement de sa ville. Vous n’irez pas vous persuader sans doute que, depuis que les tribunaux, à Rome, ont cessé de rendre une exacte justice, les Grecs soient devenus assez indifférens pour trafiquer de ces chefs-d’œuvre, que, non-seulement ils ne vendaient pas avant ce relâchement des tribunaux, mais qu’ils recherchaient pour en faire l’acquisition. Vous ne le croirez pas ; autant vaudrait s’imaginer qu’après que les L. Crassus, les Q. Scévola, les C. Claudius, ces hommes si puissans, dont nous avons admiré la magnificence pendant leur édilité, ne purent obtenir des Grecs ces objets par le commerce, cette voie ait été ouverte aux édiles depuis la corruption de nos tribunaux.

xx LX. Sachez, juges, que les villes se trouvent plus cruellement lésées par ces achats prétendus et simulés, que par des vols clandestins ou effectués ouvertement et avec violence. C’est pour elles le comble de l’infamie de porter sur leurs registres que leurs habitans ont, moyennant une somme, et une modique somme, vendu et aliéné des objets qu’ils tenaient de leurs ancêtres. On ne saurait, je le répète, se figurer combien les Grecs attachent d’importance à toutes ces choses, qui pour nous ont si peu de prix. Aussi nos ancêtres les laissaient-ils volontiers aux villes alliées, pour que, sous notre empire, elles conservassent toute leur opulence et leur splendeur. Ils permettaient même aux peuples qui n’étaient que leurs tributaires de garder ces curiosités à nos yeux si frivoles, et pour eux si précieuses, afin qu’ils y trouvassent une consolation et un amusement dans leur esclavage.

Et quelle somme pensez-vous que demanderaient les habitans de Rhegium, aujourd’hui citoyens romains, pour se laisser enlever leur Vénus de marbre ? Et les Tarentins, pour se dessaisir de leur taureau enlevant Europe, du satyre qui se voit dans leur temple de Vesta, et de tant d’autres chefs-d’œuvre ? Quels trésors ne sacrifieraient pas les Thespiens pour le Cupidon (92) qui seul attire les étrangers dans leur ville ? les Cnidiens, pour leur Vénus de marbre ? Cos, pour son tableau de cette déesse ? Ephèse, pour son Alexandre ? Cyzique, pour son Ajax ou sa Médée ? Rhodes, pour son Ialysus ? Les Athéniens enfin, pour leur Bacchus de marbre, le portrait de leur Paralus (92*), et leur génisse en bronze, ouvrage de Myron ? Il serait trop long et bien peu nécessaire d’énumérer ici tout ce que la Grèce et l’Asie offrent de curieux dans chacune de leurs villes. Ce que j’en ai cité n’est que pour vous faire concevoir la douleur inexprimable de ceux qui voient dépouiller leur patrie de ces ornemens.

xx LXI Mais laissons là les autres peuples, et revenons aux Syracusains. Lorsque j’arrivai chez eux, je crus d’abord, comme je l’avais entendu dire à Rome par les amis de l’accusé, que l’héritage d’Heraclius (93) avait concilié à Verrès l’affection des Syracusains, comme il s’était fait aimer des Mamertins en les associant à toutes ses rapines et à ses brigandages. Je craignais en même temps, si je voulais compulser les registres publics, de me voir traversé par le crédit de ces femmes également remarquables par leur beauté et par leur naissance, au gré desquelles Verres avait géré sa préture pendant trois ans, et même par la lâche condescendance de leurs trop complaisans maris (94).

Je ne voyais donc à Syracuse que les citoyens romains ; je consultais leurs livres de comptes, j’y reconnaissais les traces de ses iniquités. Lorsque je me sentais fatigué de ce travail long et pénible, je reprenais, pour me délasser, les fameux registres de Carpinatius, où, de concert avec les plus respectables des chevaliers romains qui sont établis à Syracuse, je trouvais l’explication de ces fréquens Verrutius (95) dont je vous ai dit le secret. Quant aux Syracusains, je n’attendais de leur part aucun éclaircissement, donné soit au nom de leur cité, soit individuellement ; je ne songeais pas même à en demander. Pendant que ces pensées m’occupaient, je vois tout à coup se présenter à moi ce même Heraclius, qui était alors le premier magistrat de Syracuse, homme distingué par sa noblesse, et qui avait été prêtre de Jupiter, ce qui, chez les Syracusains, est la dignité la plus honorable. Il m’invite, ainsi que mon parent Lucius, à vouloir bien nous rendre à leur sénat. L’assemblée, disait-il, était nombreuse ; et c’était au nom du corps entier qu’il nous faisait cette invitation. Nous hésitâmes d’abord ; mais bientôt nous jugeâmes que nous ne devions pas refuser de nous rendre à cette assemblée.

xx LXII. Nous allons donc au sénat. On se lève pour nous faire honneur (96) : sur l’invitation du magistrat nous prenons place. Diodore Timarchide prit la parole : c’était le premier de la compagnie par son âge, sa considération personnelle, et, autant que j’en ai pu juger, par son expérience. Voici à peu près la substance de son discours. Il dit que le sénat et le peuple de Syracuse étaient vivement affligés de voir que, tandis que j’avais, dans les autres villes de la Sicile, informé le sénat et le peuple de ce que je me proposais de faire pour leur avantage et pour leur sûreté ; tandis que j’avais reçu de toutes des instructions, des députés, des preuves écrites et des certificats, je n’eusse pas accordé à leur ville la même faveur. Je répondis que, lorsque les députés de toutes les villes de la Sicile étaient venus à Rome implorer mon assistance et me prier de me charger des intérêts de toute la province, je n’avais vu dans le nombre aucun député syracusain ; et que d’ailleurs, je ne m’aviserais pas de demander qu’on décrétât rien contre Verrès dans une salle où je voyais sa statue toute brillante d’or.

A peine eus-je prononcé ces mots, je m’aperçus que le souvenir et la vue de cette statue faisait gémir toute l’assemblée ; d’où je compris que, dans cette enceinte, ce monument était un tribut payé à la scélératesse, et non point un hommage de gratitude. Alors chacun se mit à me détailler à l’envi les vols dont je viens de vous entretenir. Tous me dirent que leur ville avait été pillée, leurs temples dévastés ; que, quant à la succession d’Heraclius, si Verrès l’avait ostensiblement adjugée au profit de leur gymnase, il ne s’en était pas moins approprié la majeure partie ; qu’après tout, on ne devait pas attendre beaucoup d’affection pour les athlètes de la part d’un homme qui avait enlevé jusqu’au dieu que l’huile a pour inventeur (97) ; qu’enfin la statue de Verrès n’avait été érigée ni aux dépens, ni au nom de la ville ; mais qu’elle était l’ouvrage de ceux qui avaient eu part avec lui au pillage de la succession ; que ces mêmes hommes avaient composé la députation de Syracuse, eux, les ministres de sa tyrannie, les complices de ses vols, les confidens de ses turpitudes ; qu’ainsi je ne devais pas m’étonner qu’ils se fussent séparés des députés chargés des vœux et des intérêts de la Sicile.

xx LXIII. Dès que j’eus reconnu que leur ressentiment égalait, s’il ne surpassait même celui des autres Siciliens, je leur fis part de mes dispositions à leur égard ; je leur développai mon plan et mes moyens d’exécution. Je les exhortai à ne point trahir la cause et les intérêts communs, et à rétracter le panégyrique que les menaces leur avaient, disaient-ils, arraché peu de jours auparavant. Écoutez, juges, ce que firent les Syracusains, c’est-à-dire les cliens et les amis du préteur. D’abord ils m’apportent leurs registres, qu’ils tenaient enfermés dans l’endroit le plus caché de leur trésor, et me les mettent sous les yeux. J’y vois l’état exact de tous les objets que je vous ai dit avoir été soustraits par Verrès, et de bien d’autres dont je n’ai pu vous parler. Voici la teneur de cet état : « Attendu que telle ou telle chose a disparu du temple de Minerve, telle autre du temple de Jupiter, telle autre encore du temple de Bacchus ; et qu’en rendant leurs comptes aux termes de la loi, chacun des hommes préposés à la garde de ces objets qu’ils devaient représenter, avaient demandé à n’être point inquiétés pour ceux qui ne se retrouvaient pas, tous ont été déchargés et affranchis de toute responsabilité. » Je fis apposer sur les registres le sceau de la ville, et ne manquai pas de les emporter.

Quant au panégyrique, voici comment ils m’expliquèrent la chose. Verrès, quelque temps avant mon arrivée, leur avait écrit pour demander qu’on lui décernât cet éloge. D’abord ils ne tinrent compte de sa requête ; plus tard quelques-uns de ses amis leur ayant représenté qu’il fallait lui donner cette satisfaction, un cri général et des huées avaient fait justice de la proposition. Enfin, au moment où j’allais arriver, les Syracusains avaient reçu de celui qui administre aujourd’hui la province, l’ordre de rendre le décret demandé. Le décret fut porté, mais de manière que ce panégyrique devait plutôt tourner contre l’accusé que lui servir. C’est ce que je vais vous expliquer, juges, comme eux-mêmes l’ont fait devant moi.

xx LXIV. À Syracuse, lorsqu’une proposition est faite dans le sénat, chacun est libre de donner son avis : nul n’est invité nominativement à prendre la parole. Cependant il est d’usage que ceux qui l’emportent par l’âge ou par la dignité opinent les premiers ; les autres leur cèdent volontiers cet honneur. S’il arrive que tout le monde garde le silence, le sort détermine l’ordre de la parole. D’après l’usage, on avait donc proposé au sénat de décréter l’éloge de Verrès. Plusieurs membres, d’abord pour gagner du temps, interrompent les opinans ; ils observent que Sex. Peducéus, qui avait si bien mérité de Syracuse et de toute la province, s’étant trouvé, quelque temps auparavant, menacé d’une accusation, leur sénat avait voulu décréter son éloge pour ses nombreux et importans services ; mais que Verrès s’y était opposé ; que, bien que Peducéus n’eût plus besoin de cette apologie, il serait injuste de ne pas prendre d’abord un arrêté si conforme à leurs intentions passées, sauf à voter ensuite le décret qu’on leur imposait alors.

Tous, par acclamation, applaudissent à cette proposition. La délibération s’ouvre au sujet de Peducéus : chacun, suivant son âge et sa dignité, donne son opinion. Vous en voyez la preuve dans le sénatus-consulte ; car les avis des principaux opinans s’y trouvent relatés. Lisez. Sur la proposition faite en faveur de Sextus Peducéus. Suivent les noms des premiers opinans, puis la teneur du décret. La délibération se porte ensuite sur Verrès. Lisez, je vous prie, le procès-verbal. Sur la proposition faite en faveur de C. Verrès. Poursuivez. Personne ne se levant pour donner son avis. Eh bien ? On lire au sort. Et pourquoi ? Il ne s’est donc trouvé aucun membre pour faire spontanément l’éloge de votre préture, pour embrasser votre défense dans le péril qui vous menaçait ? Cependant on était sûr de gagner les bonnes grâces du préteur actuel. Quoi ! parmi vos convives, vos conseillers, vos complices, vos associés qui se trouvaient là, personne n’a osé hasarder un seul mot ! Quoi ! dans un sénat où figuraient votre statue et celle de votre fils tout nu, personne ne s’est senti touché de compassion par cette image d’un enfant dont la nudité rappelait le déplorable état de la province !

On me fit encore remarquer que l’éloge décerné par ce sénatus-consulte était conçu de manière à ce que chacun pût y voir, non une apologie, mais une vraie dérision, une satire indirecte de l’infâme et désastreuse préture de Verrès. Effectivement en voici les termes : Considérant qu’il n’a fait battre personne de verges ; c’est vous avertir, juges, qu’il a fait périr sous la hache les hommes les plus nobles et les plus vertueux : Qu’il a gouverné la province avec vigilance ; lui, dont toutes les veilles ont été consacrées à la débauche et à l’adultère. Vient encore un autre article, conçu de manière à ce que l’accusé ne puisse le mettre en avant, et dont l’accusateur ne saurait trop se prévaloir : Considérant que Verrès a empêché les pirates de s’approcher de la Sicile ; or l’on sait qu’il les a laissé pénétrer jusque par-delà l’île de Syracuse. Après que j’eus recueilli tous ces renseignemens de la bouche même des sénateurs, nous sortîmes de l’assemblée, mon parent et moi, pour ne point les gêner par notre présence, en cas qu’ils eussent à rendre quelque décret.

xx LXV. Deux décrets sont en effet rendus sur-le-champ. Par le premier, Lucius, mon parent, est proclamé l’hôte des Syracusains, en reconnaissance de ce qu’il leur avait montré les mêmes sentimens que je leur avais toujours témoignés. Non-seulement cette décision fut consignée sur leurs registres, mais ils nous en remirent une copie gravée sur l’airain. Il faut en convenir, Verrès, vos Syracusains, dont vous parlez sans cesse, ont pour vous une bien vive tendresse ; eux qui, pour former avec votre accusateur une étroite liaison, ne trouvent pas de motif plus légitime que son titre d’accusateur et ses informations contre vous. Par le second décret, rendu sans dicussion et presqu’à l’unanimité, on prononça la radiation du décret portant l’éloge de C. Verrès.

L’assemblée allait se séparer, et même cette décision était déjà transcrite sur les registres, lorsque l’on en appela au préteur. — Mais qui forma cet appel ? Un magistrat ? — Non. — Un sénateur ? — Pas davantage. — Un Syracusain ? — Point du tout. — Qui donc ? — Un ancien questeur de Verrès, Césetius (98). Ô démarche ridicule ! Mais voyez aussi dans quel abandon, dans quelle position désespérée se trouve Verrès, ainsi délaissé par les magistrats siciliens. Pour empêcher des Siciliens de rendre contre lui un sénatus-consulte, et d’user du privilège de statuer selon leurs lois et leurs usages, il ne trouve pas un ami, pas un hôte, pas un Sicilien ; et c’est son questeur qui en appelle au préteur. Qui jamais a rien vu, rien entendu de semblable ? Le préteur, en homme équitable et sage, ordonne au sénat de lever la séance. De toutes parts on accourt auprès de moi ; d’abord les sénateurs s’écrient qu’on leur ravit leurs droits et leur liberté. Le peuple comble le sénat d’éloges et de remercîmens ; les citoyens romains ne veulent point me quitter. Ma plus grande affaire, ce jour-là, fut d’empêcher la multitude de se jeter sur l’appelant. Nous nous présentons devant le tribunal du préteur, que sans doute on n’accusera point de prononcer légèrement et sans réflexion ses arrêts ; car, avant que j’eusse dit un mot, il se leva de son siège, et disparut. Il était presque nuit lorsque nous quittâmes le forum.

xx LXVI. Le lendemain matin, je requiers le préteur d’autoriser les Syracusains à me remettre le sénatus-consulte qu’ils avaient rendu la veille. Il refuse, et me dit que j’ai commis une action indigne en prenant la parole dans un sénat grec ; et que surtout avoir parlé grec à des Grecs (99) est un crime impardonnable. Je répondis à l’homme comme je pus, comme je voulus, comme je devais. Entre autres choses, je lui dis, s’il m’en souvient, que, par un contraste bien remarquable entre lui et le vainqueur des Numides, le grand, le véritable Metellus, qui ne voulut pas appuyer de son témoignage L. Lucullus (100), son beau-frère, avec qui il vivait en parfait accord ; on le voyait, lui, l’héritier de ce beau nom, employer la violence et les menaces pour extorquer aux villes des éloges en faveur d’un homme qui lui était tout-à-fait étranger.

Lorsque j’eus compris que les dernières lettres qu’il avait reçues, lettres non de recommandation, mais de change, l’avaient entièrement gagné, j’allai, d’après le conseil des Syracusains, m’emparer des registres où tous les faits étaient consignés. Mais voici bien une nouvelle contrariété, une autre querelle ; car il ne faut pas croire que Verrès soit dans Syracuse sans hôtes et sans amis, ni absolument dépourvu de secours et d’appuis. Un certain Théomnaste s’avisa de me prendre des mains le registre. C’est une espèce de fou ridicule, que les Syracusains ont surnommé Théoracte (101) ; il est si fou, que les enfans le suivent dans les rues, et il ne peut ouvrir la bouche sans exciter des éclats de rire. Sa folie, assez gaie pour les autres, ne laissa pas d’être pour moi très-inquiétante. La bouche écumante, les yeux étincelans, il criait d’une voix effroyable que je lui faisais violence. Nous arrivons, ainsi groupés, devant le tribunal du préteur.

Là je demande qu’il me soit permis de sceller le registre et de l’emporter. Théomnaste s’y oppose ; il prétend que le sénatus-consulte est nul, puisqu’on en a fait appel au préteur ; il soutient qu’il ne doit pas m’être remis. Je fais lecture de la loi qui m’autorise à me faire remettre tous registres et pièces. Mon homme insiste avec emportement : Nos lois, dit-il, ne le regardent pas. Le préteur, en magistrat éclairé, prononce qu’il ne consent point que j’emporte à Rome un sénatus-consulte qui n’est pas ratifié. Enfin, si je n’eusse pris avec le préteur un ton menaçant, si je ne lui eusse cité la clause expresse de la loi et la peine qu’elle prononce, le registre n’aurait pas été mis à ma disposition. Alors notre fou, qui avait tonné d’une manière si terrible contre moi, voyant qu’il n’avait rien obtenu, me remit, apparemment pour faire sa paix avec moi, un petit cahier où étaient consignés tous les vols de Verrès dans Syracuse ; mais je les connaissais ; d’autres personnes m’en avaient déjà donné la liste.

xx LXVII. Que les Mamertins vous louent maintenant ; j’y consens, puisque seuls dans une province si peuplée ils s’intéressent à votre salut ; qu’ils vous louent, mais que Heius, chef de la députation, soit présent ; qu’ils vous louent, mais qu’à mes questions ils soient prêts à répondre. Or, pour ne pas les surprendre, voici ce que je leur demanderai : Doivent-ils un vaisseau au peuple romain ? Ils en conviendront. — L’ont-ils fourni durant la préture de C. Verrès ? Ils répondront négativement. — Ont-ils fait construire aux frais de leur ville un grand vaisseau de charge qui fut donné à Verrès ? Ils ne pourront le nier. — Verrès a-t-il levé chez eux du blé pour l’envoyer au peuple romain, comme ont fait ses prédécesseurs ? Ils répondront négativement. — Qu’ont-ils fourni de soldats et de rameurs pendant trois ans ? Aucun, répondront-ils. Ils ne pourront nier que Messine n’ait été comme la receleuse de tous les vols, de tout le butin de Verrès ; ils avoueront que nombre de vaisseaux ont transporté nombre d’effets hors de leur ville, et qu’enfin le grand navire donné à Verrès par les Mamertins est, avec le préteur, sorti très-chargé de leur port.

Encore une fois demeurez content de cette apologie des Mamertins. Quant à Syracuse, nous voyons que les sentimens de cette ville pour vous répondent aux égards que vous avez eus pour elle, puisqu’elle n’a pas hésité à abolir ces honteuses Verrea instituées sous votre nom. Convenait-il en effet d’associer au culte des dieux celui qui avait enlevé leurs statues ? On serait assurément trop bien fondé à blâmer les Syracusains si, après avoir retranché de leurs fastes la fête la plus auguste et des jeux solennels en mémoire du jour où Marcellus était entré dans leur ville, ils célébraient aussi une fête en l’honneur de Verrès, c’est-à-dire de l’homme qui leur a ravi tout ce que leur avait laissé cette journée désastreuse ? Mais remarquez, juges, l’impudente et folle présomption du personnage. Non content d’avoir employé l’argent d’Heraclius à l’institution de ces Verrea si honteuses et si ridicules, il prononça l’abolition des jeux consacrés à Marcellus. C’était vouloir que les Syracusains offrissent chaque année des sacrifices en l’honneur de celui qui venait de leur ravir leur culte antique et les dieux de leurs pères, et qu’en même temps ils supprimassent les fêtes en l’honneur d’une famille par qui toutes leurs autres fêtes leur avaient été rendues.
NOTES
DU LIVRE IV DE LA SECONDE ACTION CONTRE VERRES.

I. (1). En langage vulgaire. — Latine me scitote loqui ; mot à mot, je vous le dis en bon latin, tout comme notre La Fontaine a dit :

Notre ennemi, c’est notre maître ;
Je vous le dis en bon françois.

II. (2). Un oratoire. — Sacrarium désigne un endroit, soit dans un temple, soit dans une maison, où l’on met les choses saintes. Il se prend aussi pour un lieu consacré, pour une chapelle domestique, où étaient les dieux tutélaires de la patrie et de chaque famille.

(3). Praxitèle, un des premiers sculpteurs de la Grèce, florissait vers l’an 362 avant Jésus-Christ. On peut voir, sur cet artiste, Pline (liv. VII, ch. 38 ; liv. XXXIV, ch. 8 ; liv. XXXVI, ch. 5), et Quintilien, au dernier livre, De l’institution de l’orateur (ch. XII). « On estime, dit ce rhéteur, que Praxitèle est, avec Lysippe, celui qui a le mieux copié la nature. »

(4). Thespies, ville de la Béotie. — Les Romains donnaient aux Muses le nom de Thespiadæ, parce qu’on leur rendait de grands honneurs dans cette ville.

III. (5). Myron, célèbre sculpteur, florissait l’an 433 avant Jésus-Christ, un siècle avant Praxitèle. Il porta la sculpture à un très-haut degré de perfection, et donna à ses statues de l’aisance et de la grâce. (Voyez Pline, liv. XXXIV, ch. 8 ; Quintilien, ibid.)

(6). Canéphores. Il y avait à Athènes des vierges consacrées au service de Cérès, qui, les jours de fête, portaient (φέρω) sur leurs têtes, dans des corbeilles (ϰἀνης), les offrandes destinées à la déesse.

(7). Vous m’y faites songer, c’est Polyclète. Quintilien (liv. IX, ch. 2, Des figures de mots) fait, sur ce passage de Cicéron, la réflexion suivante : « Quelquefois aussi on affecte fort bien d’ignorer certaines choses ; par exemple : De qui disait-on qu’étaient ces statues ? Mais de qui encore ? Vous m’en faites souvenir, c’est de Polyclète. Ce qui sert à plus d’une fin ; car souvent un orateur paraît avoir une vue, et il en a une autre, comme Cicéron en cet endroit. En effet, en reprochant à Verrès la fureur qu’il avait pour les statues et pour les tableaux, il a soin qu’à force d’en parler, on ne lui impute pas la même maladie. Polyclète, contemporain de Périclès, florissait vers l’an 490 avant J.-C. Le naturel, la correction, la grâce, distinguent les ouvrages sortis de ses mains ; mais son ciseau manquait d’énergie. « En effet, dit Quintilien, il a représenté les hommes avec des grâces infinies, et mieux qu’ils ne sont mais il n’a pas tout-à-fait atteint la majesté des dieux. L’âge robuste étonnait ses savantes mains : c’est pourquoi il n’a guère exprimé que la tendre jeunesse. » Pline cite de lui une petite statue, appelée le Doryphore ; c’était un jeune athlète portant une épée : « Toutes les proportions, dit-il, en étaient si heureusement exprimées, que cet ouvrage servait de modèle aux plus habiles ; et, pour cela, ils avaient appelé cette statue Κανὠν, la Règle. » (Liv. XXVII, ch. 8.)

(8). C. Claudius, dont l’édilité. C’est à tort que Manuce le confond avec C. Claudius Pulcher, qui fut collègue de Perpenna dans le consulat, l’an de Rome 624, et l’aïeul de P. Clodius, l’ennemi de Cicéron. Celui dont il est question ici était l’oncle de ce même P. Clodius, et Cicéron en a déjà parlé dans la première Action, liv. II. {Voyez chap. XLIX et note 83.) — On sait qu’un des devoirs des édiles curules consistait à donner des jeux au peuple, à leurs frais ; et, pour décorer le cirque dans ces solennités, ils empruntaient des tableaux et des statues, soit à leurs amis, soit aux provinces ou villes alliées.

(9). Les basiliques. C’étaient de magnifiques édifices qui entouraient le forum, et sous les portiques desquels les centumvirs rendaient la justice.

(10). Et les vols des concussionnaires. Ce trait porte sur Hortensius, Metellus et d’autres qui, pour décorer le forum, empruntaient de Verrès les ornemens dont il avait dépouillé la Sicile. (Voyez la seconde Action, liv. I, ch. XXII et note 95.)

(11). La Bonne Fortune. Jeu de mots qui signifie à la fois la divinité que les Romains invoquaient sous le nom de Bonne Fortune, Fortune favorable ; puis fortune légitimement acquise. C’est dans ce dernier sens que le mot est pris à la fin de la phrase ; il a le premier sens au commencement.

(Note de M. Gueroult.)

IV. (12). A l’héritier d’une courtisane. Verrès avait été institué héritier par la courtisaneChélidon. (Voy. la seconde Action, liv. I, ch. 40.)

V. (13). L’état en fournissait. Les préteurs et proconsuls romains ne recevaient pas d’appointemens ; mais l’état fournissait abondamment aux dépenses et à l’entretien de leurs maisons. (Voyez, sur ce point, le Discours contre Pison, ch. XXXV.)

(14). D’un esclave décédé. On lit dans Athénée (liv. II) que Scipion Emilien ne voulut pas user du bénéfice de cette loi. Lorsqu’il se rendit en Afrique pour y régler la succession de Masinissa, un des cinq esclaves qu’il menait avec lui, étant venu à mourir, il écrivit à Rome pour qu’on en achetât un autre.

VI. (15). Six mille cinq cents sesterces, 1,329 fr. 25 c.

(16). Seize cents sesterces, 327 fr. 20 c.

VIL (17). Quatre cents deniers, 294 fr. 80 c.

(18). Cent vingt mille sesterces, 24,540 fr.

VIII. (19). Du Cybée. Ce mot vient du grec ϰύϐος, qui veut dire cube. On avait probablement donné ce nom au vaisseau dont il s’agit ici, parce qu’il était extrêmement large.

IX. (20). Que cet éloge vous soit compté. Tout préteur ou proconsul accusé devait produire en sa faveur le témoignage de dix villes.

X. (21). Phaselis, ville de la Lycie. Strabon (liv. XIV) dit qu’elle était défendue par le pirate Zenicetus, lorsque Servilius vint pour s’en emparer. Zenicetus se précipita dans les flammes avec tous ses compagnons, dès qu’il vit le général romain maître des alentours de la place. — Que prit Servilius. (Voyez, sur Servilius, la note 84 de la troisième Verrine, seconde Action.)

(22). C. Caton. (Voyez le chap. LXXX et la note 72 du discours précédent.)

(23). Dix-huit mille sesterces, 3,681 fr.

(24). Ces fameuses Verrea. (Voyez, sur ces fêtes, la seconde Verrine, ch. XX, seconde Action, et le ch. LXVIII ci-après.)

XI. (25). Dont les bienfaits nous font parvenir à ce haut rang. Le peuple ne nommait pas les sénateurs, mais accordait les magistratures, qui donnaient ensuite le droit de faire partie du sénat.

(26). Quand je dis à moi, peu importe. Au sujet de ce passage, Desmeuniers, toujours enclin à critiquer notre orateur, s’exprime ainsi : « On a observé d’une manière très-ingénieuse que Cicéron se vantait de tout, comme s’il avait été un homme médiocre…. »

(27). Qui portent aussi le nom de Pompée. Les étrangers qui, par le crédit de quelque magistrat romain, avaient obtenu le titre de citoyen romain, portaient le nom de leur patron.

(28). Lucius, mon frère. Cicéron n’avait qu’un frère, Quintus Cicéron. Lucius était fils de Lucius Cicéron, oncle paternel de l’orateur. Mais, chez les Romains, on appelait frères les enfans des frères. Frater noster, cognatione patruelis, amore germanus. (De finibus, V, 1.) Lucius était homme de lettres et fort attaché à son cousin. On peut voir dans les Lettres à Atticus (I, 5) combien Cicéron l’estimait, et quels regrets lui causa la perte de ce parent.

(29). D’un citoyen romain. Gavius ; il en sera parlé dans la Verrine De suppliciis.

XII. (30). Ces tapis si connus dans toute la Sicile sous le nom d’Attaliques. C’étaient des tapis à grands personnages en laine et en or. Les premiers avaient pour inventeur Attale I, roi de Pergame. (Plin., VIII, 8.)

(31). Six mille cinq cents sesterces, 0,000 fr Deux cent mille, 0,000 fr.

(32). Ces colliers. Aux explications que nous avons données sur le mot phalera dans la note 73 du discours précédent, nous ajouterons ici cette citation de Silius Italicus, qui semble les confirmer :

Phaleris hic pectora fulget ;
Hic torque aurato circumdat bellica corda.

XIII. (33). À Cibyre, ville de la Pisidie, dépendant de la province de Cilicie.

(34). De Q. Tadius, questeur de Dolabella en Cilicie. (Voyez le premier livre de la seconde Action, ch. XLIX.)

(35). Pour deux limiers. Expression d’autant plus juste, que, par une heureuse analogie, les chiens de Cibyre étaient renommés pour la chasse.

XIV. (36). Boethus, célèbre sculpteur carthaginois. (Voyez. Pline, Iiv. XXXIII, ch. 12, et XXXIV, ch. 8.)

(37). Deux cents sesterces, 40 fr. 90 c. La somme paraît bien modique : aussi des commentateurs pensent qu’ici le chiffre est altéré.

XV. (38). L. Sisenna, un des défenseurs de Verrès. (Voyez, sur ce personnage, le chap. XLV et la note 78 bis de la seconde Action, liv. II, t. VII de notre Cicéron.’

XVI. (39). Ces légères pièces d’argenterie qui se donnent aux histrions. Les grands de Rome, pour égayer certains repas, faisaient venir des histrions, qu’on récompensait d’abord par de petites couronnes, corollariis. Mais le luxe croissant dans la suite, on leur donna quelques menues pièces du service. (Voyez, sur ce mot corollarium, les notes 44 et 70 de la troisième Verrine, et le ch. XXII ci-après.)

XVII. (40). En bois de citre. Les anciens entendaient par le mot citre un arbre de l’espèce du cèdre ou du cyprès, qui croissait dans la Mauritanie, vers le mont Atlas. Le bois était veiné, très dur, et presque indestructible. Pline (XIII, 15) explique assez en détail quelles sont les beautés et les défauts des veines de ce bois. Théophraste, qui écrivait vers l’an 440 de Rome, avait fait une mention honorable du citre. Il avait parlé de temples anciens dont la charpente et les toits, formés de ce bois, s’étaient maintenus depuis des siècles sans aucune altération.... Les tables de citre étaient rondes, et portées par un seul pied d’ivoire, qui représentait quelque animal, une panthère, un lion, etc. (Juvénal, XI, 120.) C’était un des objets de luxe les plus coûteux. Martial (XIV, 89) nous le fait connaître par ces deux vers :

Accipe felices, Atlantica munera, silvas ;
Aurea qui dederit dona, minora dabit.

(Note de Gueroult l’aîné.)

(41). Vous n’avez jamais rien fait de mieux. Quintilien (Iiv. IX, ch. 2, Des figures de sens) cite ce passage comme un modèle de cette ironie qui s’appuie sur des contre-vérités. Il est, dit-il en substance, une espèce d’ironie qui consiste à convenir d’un point qui est même contre nous. C’est aussi dans cet esprit, ajoute le rhéteur, que nous louons quelquefois des choses qui ne sont nullement louables, comme fait Cicéron au sujet du crime que l’on faisait à Verrès d’avoir pillé la maison d’un certain Apollonius de Drépane.

(42). Mille sesterces, 204 fr. 50 c.

(43). Ornes de reliefs rapportés. — Emblema, du grec ίμϐάλλω, qui veut dire injicere, jeter dedans, insérer. Cicéron l’emploie dans le même sens que les Grecs, qui se servaient de ce mot pour exprimer des ouvrages de marqueterie et toute espèce d’ornemens appliqués aux vases, et qu’on pouvait en séparer.

XVIII. (44). Deux coupes dites Thériclées. Thériclès, célèbre artiste de Corinthe, qui vivait l’an 430 avant Jésus-Christ, faisait des ouvrages d’une terre noire sur laquelle il appliquait un vernis de son invention, qu’on trouvait admirable. On imita depuis sa manière ; et tous les vases qu’on faisait dans ce genre, quelle qu’en fût la matière, étaient appelés, de son nom, Thériclées. — De la main de Mentor, célèbre graveur. Pline en parle au liv. XXXIII, chap. 11 et 12 de son Histoire naturelle.

XIX. (45). Non sans emporter ses vases. On sent que Cicéron joue ici sur les mots. Vasa colligere se dit au figuré d’une armée qui décampe avec la précaution d’emporter ses bagages ; et c’est à quoi l’orateur fait allusion.

XX. (46). Q. Arrius ne lui succéderait pas. Il fut envoyé contre Spartacus, et périt en le combattant.

(47). Quatre-vingt mille sesterces, 16,360 fr. — Pour être proclamé préteur. Les suffrages des tribus s’achetaient alors à Rome. Cependant les candidats avaient la précaution de ne pas distribuer l’argent eux-mêmes. Des hommes connus, dans chaque tribu, sous le nom de distributeurs, divisores, se chargeaient de répandre ces largesses illégales. — Trois cent mille, pour acheter le silence d’un accusateur. Lorsqu’un magistrat avait été nommé, chacun de ses compétiteurs pouvait attaquer l’élection ; et, s’il parvenait à prouver que le citoyen élu était coupable de brigue, l’élection était annulée, et l’accusateur était substitué à celui qu’il avait fait condamner. Voilà pourquoi Verrès, qui n’avait fait distribuer au peuple que quatre-vingt mille sesterces, en donne trois cent mille (61,350 fr.) à celui qui se disposait à l’accuser.

(48). Un grand plat.... une coupe.... une cassolette. — Patella, un plat pour offrir sur l’autel les viandes des sacrifices ; patera, une coupe pour les libations ; thuribulum, une cassolette pour les parfums. Nous n’avons pas traduit par encensoir, parce qu’il est certain que cet instrument, avec lequel on agite les parfums devant l’autel, n’était pas connu des anciens.

XXI. (49). Quelques menues pièces du même gibier, etc. Il y a ici un jeu de mots impossible à rendre. Lepuscula, qui veut dire futilité d’agrément, venant de lepos, a une coïncidence avec lepus, lièvre ; mot qui continue indirectement la métaphore, après que Cicéron a parlé des deux Cibyrates comme de deux limiers, Cibyratici canes.

XXIII. (50). De tout ornement frivole. Tous ces ornemens sont comme autant de petites ordures que Verrès a soin de balayer. Voici donc le fameux everriculum, et cette autre allusion que fait Cicéron au nom de Verrès. Mais qu’on lise attentivement ce morceau, et l’on n’y trouvera autre chose que de misérables jeux de mots. Par la manière dont il parle de ceux qui précédemment ont accusé les concussionnaires de la Sicile, il écarte naturellement l’idée que lui-même pourrait bien accuser Verrès sur de légers soupçons, sans avoir au moins les preuves les plus péremptoires.

XXIV. (50). Et en manteau grec. La tunique était une espèce d’habillement plus court et moins ample que la toge ; elle descendait aux genoux. Il n’y avait que les femmes et les hommes efféminés qui portassent une tunique pendante jusqu’aux talons. Ceux qui n’avaient pas le moyen d’avoir une toge ne portaient que la tunique. Horace (Epist., I, 7, 64) :

Vulteium mane Philippus,
Vilia vendentem tunicato scruta popello,
Occupat.

Mais un homme de quelque distinction n’aurait osé paraître sans toge. Aussi l’orateur reproche avec raison au magistrat l’indécence de son vêtement.

La couleur brune était affectée au petit peuple, parce qu’elle entraînait moins de dépense. Tous les autres citoyens portaient la tunique et la toge blanches.

On nommait pallium un manteau assez semblable aux nôtres, mais un peu plus long. C’était un habillement propre aux Grecs. Les Romains se seraient crus déshonorés en portant l’habit des autres nations. On avait fait un crime à Scipion l’Africain de s’être montré en Sicile vêtu à la manière des Grecs.
(Note de Gueroult l’aîné.)

XXV. (52). L. Pison. L. Calpurnius Pison, tribun l’an de R. 605, sous le consulat de Man. Manilius et de L. Marcius Censorinus, avait porté une loi contre les concussionnaires. (Voyez ci-dessus, chap. LXXXIV de la troisième Verrine, et la note 78.) Son fils, dont il s’agit ici, fut tué en Espagne l’an 643, environ quarante-un ans avant le procès de Verrès.

XXVI. (53). Qui m’était entièrement échappé. Cette forme est appelée par Quintilien éthopée ; elle consiste à dire une chose seulement par occasion. (Instit., liv. IX, ch. 2, Des figures de sens.)

(54). Des salles à manger. Il y a dans le texte conclavia. Il faudrait, ce semble, triclinia ; mais, pour Verrès, les salles à manger servaient aussi à d’autres plaisirs. Il souillait également et le lit et la table. Conclave était la partie la plus secrète, la mieux fermée de la maison : c’était le sanctuaire de l’hymen, et Verrès en avait fait comme un lieu public de ses débauches.

(55). De couleur pourpre. Mot à mot, en pourpre conchylienne. (Voyez Pline, liv. XXI, ch. 22.)

XXVII. (56). Du chef de Séléné, leur mère. Cléopâtre Séléné, fille de Ptolémée VII Physcon ou Évergète II, épousa en premières noces Ptolémée Soter II (117 ans av. J.-C, 638 de Rome), de qui elle fut séparée pour devenir femme d’Antiochus Grypus, roi de Syrie, dont elle eut les deux jeunes princes dont il est ici question. Ptolémée VIII Soter II étant mort sans enfans (81 av. J.-C), Ptolémée Lathyre lui succéda, et ne laissa qu’une fille qui fut reconnue pour reine. Mais le dictateur Sylla nomma roi d’Égypte Alexandre II, neveu de Lathyre (77 av. J.-C). Sa conduite le rendit odieux aux Égyptiens. Les troubles survenus dans le pays donnèrent à Séléné l’idée de prétendre à la couronne. Ses deux fils, Antiochus et Seleucus, vinrent à Rome pour solliciter le sénat et en obtenir quelques secours ; mais les circonstances n’étaient pas favorables. Rome avait alors deux ennemis redoutables à combattre, Sertorius en Espagne, et Mithridate en Asie. Les jeunes princes n’obtinrent que des promesses qu’on ne put exécuter. Ils repartirent pour leurs états, après deux ans de séjour à Rome. [Voyez les notes du discours sur la loi Agraire.)

XXVIII. (57). Ils le destinaient au Capitole, qui fut voué par Tarquin l’Ancien, bâti par Tarquin le Superbe, et consacré par le consul Horatius Pulvillus l’an de Rome 250. Le Capitole ayant été brûlé dans la guerre civile de Marius et de Sylla, ce dictateur le fit rebâtir, et Q. Catulus fut chargé de présider à cette reconstruction.

(58). Du très-bon et très-grand Jupiter. — Jupiter, optimus maximus. Les Romains faisaient de la bonté le premier attribut de Jupiter. Cicéron, dans son discours Pro domo sua (cap. XLVII, rend ainsi compte de cette double épithète donnée à Jupiter exclusivement à tous les dieux : Quem propter beneficia populus romanus optimum, propter vim maximum nominavit.

XXIX. (59). Le consacrait. On lit dans le texte dare, donare, dicare, consecrare : les trois premiers mots étaient les termes dont on se servait pour offrir une chose aux dieux. On trouve sur d’anciennes médailles trois D. Ils signifient dedit, donavit, dicavit. Antiochus ajoute consecrare. S’il y avait eu d’autres mots, il ne les aurait pas oubliés, afin de rendre la consécration plus formelle.

XXX. (60). Fils, petit-fils de rois qui furent nos plus fidèles amis. Leur père était Antiochus Grypus, leur aïeul Demetrius II Nicator.

XXXI. (60*). . Q. Catulus. {Voyez ci-dessus la note 57.)

XXXIII. (61). Fondée par Énée. Virgile, qui saisit tous les traits que la tradition avait consacrés sur cette ville, donne à Énée un compagnon né à Ségeste.

(62). Rendues aux Thermitains. Nous voyons (in Verr., II, 35) pourquoi ces statues furent portées chez les Thermitains : Himera deleta, etc. Les Thermitains étaient les descendans et les héritiers des anciens habitans d’Himère.

XXXIV. (63). Frappé de son flambeau. Ici l’orateur fait allusion à l’opinion populaire qui attribuait à Diane, sous le nom de Lune, le pouvoir de rendre fous ceux qu’elle touchait dans sa colère.

(64). Obtempérer aux ordres du préteur. Pour ménager les Ségestains, Cicéron s’abstient de dire explicitement qu’ils ont livré leur déesse. Tous les rhéteurs ont cité ce passage comme un exemple de ces détours ingénieux que l’on prend pour éviter de dire une chose trop odieuse.

XXXV. (65). Plus d’un se ressouvenait du jour. Carthage avait été prise l’an de Rome 609 ; et Verres, préteur l’an 678. Il pouvait se trouver quelques vieillards qui, dans leur enfance, avaient vu ce jour si heureux pour Ségeste, et qui datait alors de soixante-neuf ans.

XXXVI. (66). P. Scipion. Il s’agit ici de P. Cornelius Scipion Nasica, entré par adoption dans la maison des Metellus, et qui est connu dans l’histoire sous le nom de Metellus Scipion.

(67). Qui les a renversés, détruits. Il y a dans le texte obstrusit, et ce mot a fort embarrassé des commentateurs, qui ont prétendu y substituer un autre mot. Il est ici par hypallage. Monumenta nomini suo obtrudere est pour nomen suum obtrudere monumentis.

XL. (68). Hissé et garrotté. Divaricari. Mot à mot, être attaché les jambes écartées, et comme à cheval.

XLI. (69). Eh bien ! qu’importe ? me dites-vous. Des traducteurs interprètent ces mots quid tum ? quo id spectat ? comme étant une réflexion de l’orateur. Nous avons suivi le sens indiqué par Desjardins, et adopté par Truffer. Ce membre de phrase n’est pas rendu dans l’édition de M. Le Clerc.

(70). Les qualités imposantes. Dignitas ne signifie pas dignité, mais ce qui rend digne de quelque chose. On a dit de Caton : Repulsam consulatus passus habuit dignitatem consularem.

XLII. (71). C. Marcellus Æserninus. Ce Marcellus n’est pas le C. Marcellus qui était du nombre des juges : celui-ci s’appelait Æserninus d’ÆjEsernia, ville du Samnium, où il était né.

(72). Ils lui ont usé le menton et la bouche.

…. Tum, portas propter, ahena
Signa mamis dextras ostenilunt attenuari
Saepe salutantuuj tactil, praeterque nieantum.

Lucret., lib. I, v. 317.

XLIV. (73). Son temple. Fazelli (De reb. Sicul., decad. I, lib. 10) prétend qu’il restait encore, vers 1550, trois grands arcs et neuf portes du temple de Chrysas.

XLV. (74). Cérès est adorée à Catane. — Voyez Lactance (Divininst., liv. 11.)

XLIX. (75). Sous le consulat de P. Mucius et de L. Calpurnius. P. Mucius Scévola, L. Calpurnius Piso, l’an de Rome 621.

LII. (76). Un destructeur. Cicéron, dans son livre De l’Orateur, ne craint pas de faire lui-même l’éloge de ce morceau. Nos etiam, dit-il, in hoc genere frequentes, ut illa sunt in quarto accusationis : conferte hanc pacem, etc.

LIII. (77). Quatre villes. On pourrait, d’après Strabon, en ajouter une cinquième, appelée l’Épipole.

(78). Apollon, surnommé Téménitès. — Téménitès, de τέμενος, bois, ou même espace libre consacré à quelque dieu. Il y avait non loin de Syracuse un lieu de cette espèce, où l’on bâtit un temple à Apollon, surnommé pour cette raison Téménitès.

LIV. (79). De l’Honneur et de la Vertu. C’étaient deux temples dont, par un emblème admirable, l’un, celui de la Vertu, servait d’entrée à celui de la Victoire.

LV. (80). Le roi Agathocle. Ce prince, dont il reste des médailles, régna de l’an 319 à l’an 289. Il précéda Hiéron II de quatorze années.

(81). Tous ces objets profanes. Lorsqu’on s’était emparé d’une ville, les temples, les statues, en un mot toutes les choses sacrées devenaient profanes ; elles étaient censées tomber en esclavage.

LVI. (82). Une superbe tête de Gorgone. On voit, d’après ce passage, comme dans le chapitre suivant, que les anciens avaient souvent coutume de faire la tête des statues de manière à ce que le reste du corps pût s’enlever pour en mettre une autre sur le même corps. (Voyez encore Suétone, in Caligula, ch. XXII.)

(83). A certaines piques de jonc. Malgré l’opinion de M. Gueroult l’aîné, qui veut qu’il y ait ici fraxineas hastas, piques de frêne, je me tiens au sens proposé par Verburge et adopté par Truffer. La question me semble avoir été résolue d’avance par Cicéron lui-même ; car il ajoute immédiatement après que ce n’est point un ouvrage des hommes, in quibus neque manu factum quidquam : d’où l’on doit conclure qu’il s’agit ici d’une production naturelle, d’une sorte d’herbe, ou même de roseau, qui devenait assez haute, assez grosse et assez dure pour tenir lieu de piques. Ces tiges de jonc avaient vraisemblablement été conservées à cause de leur grandeur extraordinaire et comme objet de curiosité. Truffer observe que Le Beau, dont il avait suivi les leçons au collège de France, n’interprétait pas autrement ce passage[6].

LVII. (84). Silanion, célèbre statuaire qui, selon Pline, n’avait reçu de leçons de personne (ch. XXXIV, n° 8).

(85). Au temple de la Félicité, bâti par le consul L. Licinius Lucullus. (plin., liv. XXXV, ch. 12.) On y voyait de superbes statues d’airain, ouvrage de Praxitèle ; on y admirait surtout celles de Vénus et des Muses. — Au monument de Catulus. Le Capitole. — Au portique de Metellus. Metellus-le-Macédonique éleva ces portiques vers l’an 547, et les orna de plusieurs statues équestres représentant des guerriers macédoniens, et faites par Lysippe.

(86). Dans le Tusculum. La plupart des grands de Rome avaient leurs maisons de campagne sur les rians coteaux de Tusculum.

(86*). Que pour en porter. Ce mot rappelle celui de Phocion sur un mauvais général. « Charès est l’homme qu’il nous faut, disaient les Athéniens. — Oui, reprit Phocion, pour porter le bagage. »

(87). D’Apollon. Il y a dans le texte signum Pæanis. Ce dieu était surnommé ainsi, quand on le considérait comme présidant à la médecine, d’une certaine herbe nommée pæon.

(88). Ourios, c’est-à-dire protecteur des limites. Les Romains n’avaient pas adopté cette dénomination pour ce Jupiter, parce que Q. Flamininus, dans la guerre de Macédoine, crut ou supposa que ce dieu avait conduit les légions romaines à la victoire ; ce qui fit donner à ce dieu le nom d’imperator, qui a si peu de rapport avec celui d’Ourios. Peut-être les Romains, qui alors savaient assez mal le grec, avaient-ils confondu ὃυριος avec ϰυριος, maitre.

(89). Inventeur de l’huile. Il faut citer sur ce passage les éclaircissemens que M. V. Le Clerc a donnés dans la note 39 du livre III, chap. 18 du traité De la nature des dieux. « Dans les Miscellaneæ Observationes, dit notre savant collègue, imprimées à Amsterdam (t. III, p. 172), on a relevé la contradiction qui se trouve entre ce passage et un autre de Cicéron (in Verr., IV, 57), où il fait Aristée fils de Bacchus : erreur manifeste, puisque ce dieu a eu pour tuteur Aristée, comme on le voit dans Diodore de Sicile. Mais je ne doute pas que, dans la phrase des Verrines, Liberi filius ne soit une interpolation provenue des mots suivans, una cum Libero patre consecratus. Un lecteur, qui ne savait pas ce que veut dire Libero patre, aura cru voir ici que Bacchus était père d’Aristée, et en aura fait l’observation à la marge de son exemplaire. La lecture du passage entier rend cette conjecture vraisemblable. Mais il est inutile, malgré l’opinion d’Ernesti, adoptée par Wyttenbach (Biblioth. critic, t. 1, part. 2, p. 17), d’effacer encore, ut Græci ferunt. L’abbé Fraguier, dans son Mémoire sur la Galerie de Verrès (Acad. des Inscriptions, 1718), nomme Aristée fils d’Apollon et de Cyrène, comme tous les mythologues ; et, quoiqu’il eût sous les yeux ces mots Liberi filius, il n’en dit rien. M. Creuzer n’en parle pas non plus. » De ces observations, il résulte que la traduction de M. Gueroult l’aîné et celle de Truffer sont fautives en cet endroit. Tous deux ont traduit l’interpolation du copiste, et n’ont pas fait attention au passage précité : Aristeus, qui olivæ dicitur inventor, Apollinis filius. — Pater, adressé aux dieux, exprime aussi souvent la protection que la paternité.

LIX. (90). Leurs tables delphiques. De la même forme que les trépieds de Delphes. (pline, liv. XXXIV, ch. 3 ; Martial, liv. XII, Épig. 67 ; Inscriptions de Gruter, p. III5.)

(91). Les mystagogues. De μύστης, initié aux choses saintes, et d’ἂγω, je conduis.

LX. (92). Le Cupidon. Ouvrage de Praxitèle. (Voyez ci-dessus, ch. II. — Pausanias, liv. I, ch. 20 ; liv. IX, ch. 27.) Cette statue fut transportée à Rome, où elle périt dans un incendie.

(92*). De leur Paralus. Héros athénien qui construisit le premier un vaisseau. De là la galère sacrée fut appelée de son nom Paralus.

LXI. (93). L’héritage d’Heraclius. (Voyez, pour les détails de cette affaire, la seconde Verrine, seconde Action, ch. XIV et suiv.)

(94). De leurs trop complaisans maris. Lentitudo. Ce mot, dit Graevius, s’applique particulièrement à ceux qui ferment les yeux complaisamment sur les infidélités de leurs épouses. De là ce vers d’Ovide :

Lentus es, et pateris nullo patienda marito.

(95). De Carpinatius… Ces fréquens Verrutius. (Voyez la seconde Verrine, seconde Action, ch. LXX à LXXVIII.)

LXII. (96). On se lève pour nous faire honneur. Ces détails tiennent à la cause. Quoi qu’en aient dit certains critiques, il importe de savoir comment l’accusateur de Verrès a été reçu dans un sénat dont celui-ci faisait valoir les témoignages en sa faveur.

LXIII. Qui a l’huile pour inventeur. Plaisanterie assez froide qui rappelle celle que Cicéron a déjà faite sur le même sujet. (Voyez la troisième Verrine, seconde Action, ch. XXII, et note 47.)

LXV. (98). Un ancien questeur de Verrès, Cesetius. « Dans la plupart des anciennes éditions, dit M. Gueroult l’aîné, on lit Cæcilius, Mais, si cet homme avait été Cécilius, l’orateur n’aurait pas manqué de lui reprocher cette conduite dans son premier discours, intitulé Divinatio. » M. Gueroult n’a pas fait attention que tous ces faits avaient eu lieu après l’incident de la Divinatio. (Voyez la note 10 du chapitre IV de la seconde Verrine de la seconde Action.)

LXVI. (99). Parlé grec à des Grecs. La fierté romaine ne permettait pas à leurs magistrats de faire usage d’une langue étrangère dans l’exercice de leurs fonctions. Les préteurs se servaient d’interprètes, bien qu’ils connussent la langue des peuples qu’ils gouvernaient. Or, dans cette circonstance, Cicéron ne procédait pas comme magistrat, mais comme un citoyen chargé de la cause des Siciliens.

(100). L. Lucullus. Le père du vainqueur de Mithridate et de Tigrane.

(101). Théomnaste veut dire qui se souvient des dieux ; de Θὲοϛ, Dieu, et de μνἧμη. Théoracte vient de Θὲοϛ, et de ρήσσω, frapper. Divino furore correptus.

  1. Truffer, Préface dela traduction des deux harangues de Cicéron, De signis et De suppliais.
  2. Annales littéraires, t.III, p. 59 et suiv.
  3. M. Gueroult, frère aîné de notre traducteur.
  4. Les chapitres ainsi marqués xx sont de l’éditeur.
  5. Ici finit le manuscrit de M. Gueroult pour la Verrine De signis. Le reste a été suppléé par l’éditeur, M. Ch. Du Rozoir.
  6. J’ajouterai que l’illustre M. Cuvier, que j’ai consulté sur ce passage, est tout-à-fait de cette opinion. Les joncs dont il s’agit ici parviennent en Sicile à une telle grosseur, qu’on en fait des palissades.
    (C. D.)