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Contributions à la biographie de Michel Bakounine

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CONTRIBUTIONS
À LA

BIOGRAPHIE DE MICHEL BAKOUNINE


Remarque introductoire


Ce n’est que dans ces deux ou trois dernières années qu’une foule de documents inédits publiés pour la première fois ont commencé à élucider les parties moins connues de la vie de Bakounine, et même pour les fractions de cette vie que l’on croyait assez bien connues, une abondance de faits nouveaux et surprenants s’offrent. Ne citons, sauf les publications d’écrits théoriques d’après des manuscrits ou de rares publications, que l’étude sur ses relations avec Byelinsky (par Milioukoff), la grande correspondance avec Herzen, Ogareff et autres (publiée par Dragomanoff), la correspondance avec Georges Herwegh (de 1843 à 1849, publiée récemment par un fils du poète)[1], la lettre à Celso Cerretti (Société nouvelle, 1896), les souvenirs d’Auguste Reichel (supplément littéraire de la Révolte, 1893), etc.

J’ai essayé d’établir avec ces matériaux et nombre d’autres une biographie de Bakounine qui sera surchargée de détails minutieux pour lesquels seulement un nombre restreint de personnes ont, en ce moment, un intérêt réel, et qui ne peut pas se publier en librairie pour le grand public, et que je désire reproduire moi-même en polygraphie en cinquante exemplaires (en langue allemande), dont une partie sera donnée aux bibliothèques publiques. Cependant il y a beaucoup de fragments d’un intérêt plus général, et de ceux-ci je me propose de publier de temps en temps des extraits et résumés, dans une forme plus accessible au public et laissant de côté les détails encombrants de ma biographie. Ainsi je commence avec ce que nous savons de l’origine et de l’enfance de Bakounine.

N.


I
ENFANCE DE BAKOUNINE

Un hasard heureux nous a conservé le commencement d’une autobiographie de Bakounine, écrite sur 12 pages (in-4°), probablement quatre ou cinq années avant sa mort. Elle a évidemment été écrite à deux occasions. La première partie (pp. 1-4, l. 1re) contient une vraie biographie, tandis que la seconde (jusqu’à la fin de la page 12) est une description générale de l’état de la Russie sous l’empereur Nicolas, sous forme de notes écrites pour quelqu’un à qui elles sont adressées sous l’appellation de « mon cher » et qui y est tutoyé. Ce qui est advenu des pages 13 et suivantes, si elles existent, je l’ignore.

C’est donc un commencement des fameux mémoires introuvables de Bakounine, dira-t-on ? Je ne veux pas encore discuter ici cette question sur laquelle il existe, du reste, un témoignage manuscrit inédit de Bakounine lui-même qui, le 25 octobre 1874, de Lugano, écrit à ses vieux amis de Berne : « Quant à moi, mes chers amis, retiré dans ma chère solitude de Lugano, où je me trouve fort bien parmi les miens, j’écris mes mémoires et je lis, j’étudie beaucoup. » L’écriture, cependant, du manuscrit me fait croire qu’il appartient à une époque antérieure à la date de cette lettre, mais ce serait une question à examiner de nouveau.

Voici le texte de ce manuscrit :


HISTOIRE DE MA VIE


Première partie. — 1815 (sic)-1840.

Donc je commencerai l’histoire de ma vie en citant mon acte de naissance.

Je suis né le 30/18 mai 1815 (sic) dans une propriété de mon père, dans le gouvernement (province ou préfecture) de Tver, dans le district de Forjok, entre Moscou et Saint-Pétersbourg.

Mon père appartenait à l’ancienne noblesse. Son oncle, du même nom, ayant été ministre des affaires étrangères sous l’impératrice Catherine II, mon père encore enfant, âgé de huit ou neuf ans, fut envoyé comme attaché à l’ambassade russe à Florence, où l’un de ses parents, qui se chargea de son éducation, était ministre. Il ne retourna en Russie qu’âgé de trente-cinq ans à peu près. Son éducation se fit et sa jeunesse se passa donc à l’étranger. Mon père était un homme de beaucoup d’esprit, très instruit, savant même, très libéral, très philanthrope, déiste, pas athée, mais libre penseur, en rapport avec tout ce qu’il y avait alors de célébrités philosophiques et scientifiques en Europe ; et, par conséquent, en contradiction complète avec tout ce qui existait et respirait, de son temps, en Russie, où seulement une petite secte de francs-maçons plus ou moins persécutés gardait et attisait lentement, en secret, le feu sacré du respect et de l’amour de l’humanité.

Le monde de la cour de Saint-Pétersbourg parut si répugnant à mon père que, brisant volontairement sa carrière, il se réfugia pour toute sa vie à la campagne et n’en sortit plus jamais. Pourtant, il était si connu par presque tous les hommes éclairés qui existaient en Russie, de son temps, que sa maison de campagne ne se désemplissait presque jamais. De 1817 à 1825 il fit partie de la « Société secrète du Nord », précisément celle qui, en décembre 1825, fit un essai malheureux de soulèvement militaire à Saint-Pétersbourg. Plusieurs fois on lui avait proposé la présidence de cette société. Mais il était devenu trop sceptique et, à la longue aussi, trop prudent pour l’accepter, ce qui fut la cause qu’il ne partagea point le sort tragique mais glorieux de plusieurs de ses amis et parents, dont quelques-uns furent pendus à Saint-Pétersbourg en 1825 (leg. 1826), tandis que les autres furent condamnés soit aux travaux forcés, soit à l’exil en Sibérie.

Mon père avait été assez riche. Il était, comme on s’exprimait alors, le propriétaire de mille âmes masculines, les femmes n’ayant pas compte dans l’esclavage, comme elles ne se comptent pas encore même dans la liberté. Il était donc le maître de 2000 esclaves masculins et féminins à peu près, avec le droit de les vendre, de les (un mot illisible), de les faire transporter en Sibérie, de les livrer à l’armée comme recrues et surtout de les exploiter sans merci, ou, simplement parlant, de les piller et de vivre de leur travail forcé. J’ai dit que mon père était arrivé en Russie tout plein de sentiments libéraux. Son libéralisme se révolta d’abord contre cette position horrible, infâme, de maître d’esclaves ; il fit, même, quelques efforts mal calculés et mal réussis pour émanciper ses serfs, puis, l’habitude et l’intérêt aidant, il devint un propriétaire tranquille, comme tant d’autres de ses voisins, tranquille et résigné à l’esclavage de ces centaines d’êtres humains dont le travail le nourrissait.

Une des causes principales du changement qui s’était opéré en lui, ce fut son mariage ; âgé de quarante ans et amoureux fou d’une jeune fille de dix-huit ans, noble comme lui, belle, mais pauvre, il l’épousa ; et pour se faire pardonner cet acte d’égoïsme, il s’efforça, pendant tout le reste de sa vie, de descendre à son niveau au lieu de la faire monter au sien. Ma mère était une Mouravieff, cousine germaine de Mouravieff le Pendeur, aussi bien que d’un Mouravieff pendu. C’était une personne vaine, égoïste, et aucun de ses enfants ne l’aima. Mais nous adorions notre père qui, pendant notre enfance, fut plein de bonté et d’indulgence pour nous.

Nous étions onze enfants. Encore aujourd’hui il me reste cinq frères et deux sœurs. Nous fûmes élevés sous les auspices de mon père, plutôt à la manière occidentale qu’à la manière russe. — Nous vivions pour ainsi dire en dehors de la réalité russe dans un monde plein de sentiment et de fantaisie, mais dénué de toute réalité. — D’abord, notre éducation fut très libérale. Mais depuis l’issue désastreuse de la conspiration de décembre (1825), mon père, effrayé de cette défaite du libéralisme, changea de système. Il s’(un mot illisible) depuis cette époque à faire de nous des sujets fidèles du tzar. C’est dans ce but qu’âgé de quatorze ans je fus envoyé en 1830 (sic) à Saint-Pétersbourg pour entrer dans l’École d’artillerie,

J’y passai trois ans et à l’âge de dix-sept ans et quelques mois, en 1832, je fus promu officier.

Quelques mots sur mon développement intellectuel et moral pendant toute cette période. En quittant la maison de mon père, je parlais assez bien le français, la seule langue qu’on m’ait fait étudier grammaticalement, un peu l’allemand et je comprenais tant bien que mal l’anglais. Du latin et du grec pas un mot, et je n’avais aucune idée de la grammaire russe. Mon père nous avait enseigné l’Histoire ancienne, par Bossuet, il me fit lire un peu de Tite-Live et de Plutarque, ce dernier dans la traduction d’Amyot. En outre, j’avais quelques notions de géographie très incertaines et très vagues et grâce à un oncle, officier d’état-major en retraite, j’avais assez bien appris l’arithmétique, l’algèbre jusqu’aux équations du premier degré inclusivement, et la planimétrie. Voilà tout le bagage scientifique que j’emportai de la maison de mon père à quatorze ans. Quant à l’enseignement religieux, il fut nul. Le prêtre de notre famille, excellent homme que j’aimais beaucoup, parce qu’il m’apportait des pains d’épice, vint nous donner quelques leçons de catéchisme, qui n’exercèrent absolument aucune influence, ni positive, ni négative, ni sur mon cœur, ni sur mon esprit. J’étais plus sceptique que croyant, ou plutôt indifférent.

Mes idées sur la morale, sur le droit, sur le devoir, étaient conséquemment vagues aussi. J’avais des sentiments, mais aucun principe. J’aimais instinctivement, c’est-à-dire par une habitude prise dans mon enfance dans le milieu où s’était passée mon enfance, — j’aimais les bons et le bien et je détestais les méchants, sans pouvoir me rendre compte de ce qui constitue le mal et le bien ; je m’indignais et me révoltais contre toute cruauté et contre toute injustice. Je crois même que l’indignation et la révolte furent les premiers sentiments qui se développèrent en moi, plus énergiquement que les autres. Mon éducation morale était déjà faussée par ce fait que toute mon existence matérielle, intellectuelle et morale était fondée sur une criante injustice, sur l’immoralité absolue, sur l’esclavage de nos paysans qui nourrissaient nos loisirs. — Mon père avait la pleine conscience de cette immoralité, mais, homme pratique, il ne nous en parlait jamais, et nous l’ignorâmes très longtemps, trop longtemps. — Enfin, j’avais l’esprit très aventureux. Mon père, qui avait beaucoup voyagé, nous avait raconté ses voyages. Une de nos lectures favorites, lecture que nous faisions toujours avec lui, c’était les descriptions de voyage. Mon père était naturaliste très savant. Il adorait la nature et il nous transmit cet amour, cette curiosité ardente pour toutes les choses de la nature, sans nous donner néanmoins la moindre notion scientifique. L’idée de voyager, de voir des contrées, des mondes nouveaux, devint notre idéal fixe à tous. — Cette idée continuelle, persistante, avait développé ma fantaisie. Dans mes moments de loisir je me racontais des histoires où je me représentais toujours fuyant la maison de mon père et cherchant des aventures bien loin, bien loin. Avec cela j’adorais mes frères et mes sœurs, mes sœurs surtout, et je révérais mon père comme un Dieu.

Tel j’étais lorsque j’entrai, comme cadet, à l’École d’artillerie. Ce fut ma première rencontre avec la réalité russe.

Ici la partie autobiographique du manuscrit malheureusement finit. Je vais supplémenter ces récits par ce que j’ai trouvé autre part sur la famille et l’enfance de Bakounine, donnant des extraits rapides du premier chapitre de ma biographie où se trouvent cités les livres, etc., qui me servirent de source.

Mikhaïl-Alexandrovitch Bakounine naquit le 18/30 mai 1814, bien que souvent — et par lui-même — les années 1813 et 1815 sont données, ce que les jours de naissance de deux de ses sœurs prouvent être une erreur. Il avait pour frères Nicolaï (1818), Ilza (1819), Paul (1820), Alexandre (1821-1893), Alekseï (1813-1882), et pour sœurs Lïuboff (Aimée) (1811-1838), Barbara (1812-1866), Tatyana (1815-1871), Alexandra (1816-1882), Sophie (1824, morte aussi). — Son père, Alexandre-Mikhaïlovitch Bakounine, né vers 1770, mort en 1854, se marie vers 1810 avec Barbara-Alexandra Mouravieff (née vers 1791, morte en 1863), la mère de Bakounine ; le grand-père de celle-ci (M.-I. Mordvinoff, 1730-1782) avait deux filles, dont une se maria avec N.-N. Mouravieff, le père de Mouravieff le Pendeur, l’autre épousa le conseiller d’État A. Mouravieff et la mère de Bakounine fut sa fille.

Quant à la famille du père de Bakounine, la tradition, telle qu’elle est reproduite dans les ouvrages de généalogie russe, lui donne une origine transsylvanienne. Un certain Zenislav serait venu en Russie sous le règne d’Ivan le Grand, provenant de la famille de Bator, etc., et dans le blason de la famille Bakounine se trouvent deux Hongrois ; donc la tradition peut être bien une explication postérieurs de ce blason ; du reste, je n’ai ni connaissances, ni loisir, ni même intérêt d’élucider cette question. On mentionne Ivan Bakounine au XVIe siècle, puis Eudokime, Nikifore (1623) ; un petit-neveu de celui-ci est Mikhaïl-Ivanovitch Bakounine (sous le règne de Pierre Ier), son fils Basile-M. Bakounine (mort en 1766, le grand-père de M. Bakounine) ; un des fils de celui-ci fut Pierre cadet (1731 ou 1734-1786), le diplomate, membre du collège des Affaires étrangères (1780-1783) ; un autre fils fut Mikhaïl-V. Bakounine (mort vers 1806), le grand-père de M. Bakounine (marié avec Liouloff Petrovna, morte vers 1815).

Ou Bakounine se trompa sur l’âge de son père ou celui-ci retourna en Russie avant l’âge de trente-cinq ans (1805) : il se maria âgé de quarante ans et ce fut en 1810. Car déjà en 1800 A.-Ch. Vestokov le visite à Priamoukhino. Il fut, à la dernière époque de son séjour à l’étranger, attaché à l’ambassade russe de Naples où il vit d’assez près les événements violents de l’époque. Sur sa participation au mouvement décembriste je ne trouve de renseignements que dans la Vie de Mouravieff le Pendeur, par D.-A. Kropotoff (1874), qui le montre sous une lumière assez réactionnaire, désabusé déjà par ce qu’il avait vu en Italie ; mais il faut attacher plus de foi à ce que dit Bakounine qu’aux souvenirs de ce Mouravieff, alors impliqué lui-même dans les sociétés secrètes, mais auquel le vieux Bakounine, connaissant son caractère abominable, ne crut peut-être pas bon de dire toute sa pensée. Autrement, même dans ce livre et partout ailleurs, on parle avec la plus grande estime de A.-M. Bakounine ainsi que de toute la famille. (Voir les descriptions enthousiastes de Stankievitch, qui l’appelle « l’idéal d’une famille) », de Ryelinski, etc. ; voir ce qu’écrit Tourgueneff dans une lettre de 1862 : « Tous les vrais négateurs que j’ai connus, tous, sans exception, Byelinski, Bakounine, Herzen, Dobroliouboff, Spyeshuyéeff, etc., provenaient de parents relativement bons et honnêtes et c’est d’une grande signification. Cela ôte aux négateurs toute ombre d’acharnement et d’irritabilité personnelles. Ils entrent dans leur carrière seulement parce qu’ils ont plus soin de l’avancement de la vie populaire… » )

Le romancier russe Luzhetchnikoff (1794-1869) qui, à l’époque de la rentrée de Bakounine à la maison paternelle — après avoir donné sa démission comme officier — et dans les années suivantes vit le cercle de la famille de Bakounine et de ses amis au village de Priamukhino, le décrit ainsi : « Dans un des coins du gouvernement de Tver il y a un morceau de terre — Poushkine a vécu quelque temps dans sa vicinalité, chez un propriétaire du nom de Vulf — sur laquelle la nature concentrait tous ses soins affectueux, en le rendant charmant avec tout ce qu’elle peut donner dans un pays où il y a sept mois d’hiver. Dans ce pays pittoresque le fleuve coule plus vif, les fleurs et les arbres sont plus luxuriants et il faut plus chaud que dans les parties voisines. Aussi la famille qui y demeure est pour ainsi dire marquée par des facultés de l’esprit. Comme le cœur lui bat vivement, comme esprit et talents s’y trouvent réunis, comme il y a abondance de tout ce qui est bon et noble ! Le peintre, le musicien, l’auteur, le professeur, l’étudiant ou l’homme bon et honnête tout simple y sont traités avec égalité, sans distinction d’état et de naissance. Il m’a paru même qu’ils donnaient la première place aux pauvres. Les visiteurs, qui sont toujours nombreux, ne se sentaient pas comme des hôtes, mais comme appartenant à la famille. L’âme de la maison, ce fut sa tête, le patriarche du district. Comme il fut bon, ce vieillard majestueux, âgé de près de soixante-dix ans, avec son visage souriant, ses cheveux blancs tombant sur ses épaules, les yeux bleus qui ne voyaient rien comme chez Homère, mais avec l’esprit pénétrant, — dans le cercle de jeunes gens qu’il aimait avant tout et qu’il n’inquiétait pas par sa présence. Nul discours libre ne fut interrompu par son arrivée. On oubliait son âge grand, on s’était habitué à sa bonté et à son esprit.

« Il avait étudié à une des universités italiennes, grandes en leur temps, n’avait pas été longtemps au service de l’État, n’ambitionnant pas d’honneurs que sa naissance et ses convictions lui rendaient accessibles, et assez jeune encore il vint vivre dans son village, à l’ombre des cèdres qu’il avait plantés lui-même. Deux fois seulement les devoirs d’un maréchal de la noblesse du gouvernement et d’un curateur honoraire du lycée l’arrachèrent à son asile de campagne. Il aimait tout ce qui est beau, les enfants au berceau comme l’étreinte tendre d’une main de femme et le repos éloquent du tombeau. Ce qu’il aimait, sa femme l’aimait aussi, une femme intelligente, agréable ; les enfants l’aimaient aussi, fils et filles. Jamais une famille n’a vécu avec plus d’harmonie… »

Nous y trouvons une appréciation plus favorable de la mère de Bakounine ; cependant, ce que celui-ci écrit sur elle, n’est pas une remarque accidentelle, mais il est confirmé par d’autres témoins que ce fut une opinion enracinée et sans doute fondée sur une meilleure connaissance que l’éloge cité. Ainsi, M. Auguste Reichel écrit : « D’après des appréciations qui, rarement, s’échappèrent de sa bouche, je puis seulement dire qu’il vouait à son père une estime et un amour sans bornes et qu’il ressentait pour sa mère une aversion aussi prononcée, qui même, d’après sa propre expression, se haussait jusqu’à la haine. Il n’eut encore avec ses frères et ses sœurs aucun rapport d’affection, et ce ne fut que pour son frère Paul, plus jeune que lui, et pour sa sœur Tatiana qu’il conçut et garda une cordiale sympathie. » De même André Costa, dans sa biographie (1877), basée dans cette partie sur des récits de Bakounine lui-même, rapporte l’orgueil aristocratique de la mère, ses préjudices et son influence sur son mari. Quant aux sentiments de Bakounine pour ses frères et sœurs, racontés par Reichel, ils datent d’une époque postérieure, quand la vie avait déjà fait connaître dans quel degré il fallait compter sur leur solidarité : sur cela il y a de nombreux témoignages dans les lettres à Herzen et à Ogareff.

Sur la vie d’enfance de Bakounine je n’ai pas trouvé d’autre information que celle contenue dans une nécrologie russe, un feuilleton de grand journal — je n’en ai eu en mains que la coupure, peut-être est-ce Russkii Mir ? — où il est dit : « Dès l’enfance se montrèrent en lui les commencements d’un caractère fort, d’une volonté ferme et en même temps une inclinaison vers des rêveries sans but, maladives. On raconte que déjà dans la maison paternelle il composa des représentations de grands faits, se donnant le rôle de premier héros, de chef. On dit que dès sa première jeunesse il s’enfuit souvent de la maison paternelle et qu’il donna à sa fuite un coloris romantique, en l’adornant de divers détails. Cette passion pour des voyages secrets dans le gouvernement de Tver inquiéta d’abord son père ; plus tard il devint indifférent envers ces excentricités de son fils et quand on lui fit part d’une nouvelle fuite de son fils, il donna paisiblement l’ordre de lui envoyer une fourrure et de bons souliers, acceptant la fuite même comme un fait inévitable, quoique singulier. »

Ces observations coïncident avec ce que Bakounine raconte plus haut, avec cette différence que ce que lui-même donne pour des pensées et des intentions, l’auteur inconnu le donne pour des faits arrivés. Cette différence est immatérielle ; mais des deux témoignages la tendance de ces rêves de jeunesse reste établie.

Combien notre connaissance du développement intellectuel ainsi que de la vie extérieure de Bakounine serait plus riche s’il avait continué sur les neuf pages suivantes du manuscrit ces indications précises des trois premières pages. Mais suivant son habitude, dès qu’il subdivise un sujet, la première subdivision risque de devenir le sujet principal, jusqu’à ce qu’elle soit divisée de nouveau et que la même chose se répète jusqu’à ce que toute proportion est perdue et souvent le manuscrit abandonné.

Je ne peux donc que reproduire ici les pages 4 à 12 du même manuscrit, intéressantes en elles-mêmes, mais une maigre compensation pour une autobiographie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Ah ! mon cher, jamais un homme né dans un des pays de l’Europe occidentale, même un Français faisant son éducation politique sous le régime de Napoléon III, ni un Prussien faisant son apprentissage de citoyen libre sous M. de Bismarck, ni un Italien soumis au joug autrichien, ni un Espagnol sujet des Bourbons, d’Isabelle et de Narvaez, ne pourront se former une idée de ce que c’était que la réalité russe sous le régime de l’empereur Nicolas !

Pour t’en donner une faible idée, je dois te rappeler que l’avènement au trône de l’empereur Nicolas avait été signalé par la répression d’un mouvement insurrectionnel militaire qui avait été préparé de longue main par une large conspiration nobiliaire. C’est ce que nous appelons la conspiration de décembre, non qu’elle ait commencé dans ce mois, mais parce qu’elle a échoué en décembre. Je l’appelle nobiliaire, non pour son programme, qui était au contraire très démocratique, voire même socialiste sous beaucoup de rapports, mais parce que la presque totalité de ses membres étaient de jeunes gens appartenant à la classe nobiliaire et constituant pour ainsi dire la fine fleur de la jeunesse intelligente de ce temps. C’est ce qui avait fait dire au comte Rostoptchine, ci-devant général-gouverneur de Moscou, le même qui avait fait brûler cette ancienne capitale de l’empire, en 1812, pour en faire sortir Napoléon avec sa grande armée, et qui était un homme très intelligent et très réactionnaire à la fois, c’est, dis-je, ce qui lui avait fait émettre alors une observation qui était aussi caractéristique que juste :

« On a vu des nobles faire une révolution pour s’emparer du pouvoir, a-t-il dit, on a vu la démocratie se soulever contre les privilèges de l’aristocratie. Mais il faut venir et vivre en Russie pour voir des privilégiés et des nobles faire une révolution n’ayant d’autre but que la destruction de leurs privilèges. »

Et tel avait été, en effet, le but principal de la conspiration décembriste. Il y avait deux sociétés : celle du Nord et celle du Midi. La première, embrassant Pétersbourg et Moscou et composée en majeure partie des officiers de la garde, était beaucoup plus aristocratique et plus politique, dans le sens de la puissance de l’État, que la seconde. Les Mouravieff, cousins germains de ma mère, y compris Mouravieff le Pendeur, en faisaient partie. Les membres de la société du Nord voulaient aussi l’émancipation des paysans, mais ils étaient en même temps les partisans du grand empire, dont ils voulaient l’intégrité, la puissance, avec une constitution libérale, naturellement nobiliaire, mais de fait, non de droit, de même qu’aujourd’hui la république démocratique de la Suisse est bourgeoise, non de droit, mais de fait. Préoccupée de la grandeur de l’empire, la société du Nord était contraire à l’indépendance de la Pologne.

La société du Midi, embrassant toute la Russie méridionale et ayant la ville de Kiev pour centre, était plus franchement révolutionnaire et tout à fait démocratique. Elle l’était non à cause du caractère particulier des habitants du Midi, puisqu’elle était essentiellement composée d’officiers de l’armée, dont la grands majorité étaient également natifs de la Grande-Russie, mais, parce que ces officiers étaient d’abord des officiers de l’armée, non de la garde, et parce qu’ils avaient à leur tête des hommes supérieurs : les colonels Mouravieff-Apostol, Destoujeff-Rumin, et un homme de génie : le colonel d’état-major Pestel.

Pestel était fédéraliste et socialiste dans ce sens qu’il ne se contentait pas seulement de revendiquer pour les paysans l’émancipation du servage, la liberté personnelle ; il demandait pour eux la propriété de la terre. En outre, il voulait la transformation de l’Empire en une fédération de provinces, en une république fédérative, comme les États-Unis de l’Amérique. Loin de méconnaître les droits de la Pologne à l’indépendance, ils cherchèrent à s’allier aux révolutionnaires polonais, ce qui leur attira la critique et même la colère de la société du Nord. Il y eut même à plusieurs reprises des pourparlers entre Pestel, Mouravieff-Apostol et Destoujeff-Rumin et les délégués polonais, dont j’ai oublié les noms, excepté un seul : le prince Jablonowski[2].

Voici ce qu’un écrivain polonais contemporain, fort estimé par les Polonais de tous les partis, mais du parti démocratique surtout, historien et acteur en même temps de l’insurrection de 1830 et de la conspiration qui l’avait précédée, voici ce qu’il dit de ces rencontres entre les délégués polonais et russes, dans son histoire de cette révolution polonaise :

« Il fut convenu que les délégués moscovites ont apporté dans cette rencontre avec les délégués polonais une profonde connaissance des choses et une parfaite bonne foi, tandis que nos délégués polonais n’y apportent que leur légèreté et de vains subterfuges. »… « Chose inouïe et qui est digne d’être conservée dans les annales des peuples slaves : tandis que les révolutionnaires polonais n’avaient d’autres préoccupations que la reconstitution de l’antique État polonais, les révolutionnaires russes, au contraire, voulaient précisément la destruction de leur Empire. »

Pestel, Mouravieff-Apostol et Destoujeff-Rumin étaient non seulement de grandes intelligences, c’étaient aussi de grands caractères. Pendus tous les trois à Pétersbourg, en 1826, ils moururent comme des héros, sans phrases. Ils eurent pour compagnons de supplice le poète Rylseff, le membre le plus avancé de la société du Nord, et le polonais Kochanowski. Quelques jours avant son exécution, Pestel avait reçu la visite de son père, général-gouverneur de la Sibérie, une grande canaille, brutal, voleur, assassin, enfin ce qu’on appelle un bon serviteur du tzar. Il vint dire des injures à son fils, qui ne daigna pas même lui répondre. Une seule fois, lorsque son digne père lui avait adressé cette question : « Eh bien, dis donc, que pensiez-vous, qu’auriez-vous fait si vous aviez bouleversé l’Empire ? » Pestel lui répondit : « Nous aurions délivré la Russie de monstres comme vous. »

Le supplice du gibet n’étant pas habituel en Russie, le bourreau, en exécutant nos chers martyrs de la liberté, ces précurseurs de notre œuvre à nous, se montra excessivement maladroit. La corde mal arrangée avait glissé sur le visage de Pestel. Il retomba par terre terriblement meurtri ; et voici les seuls mots qu’il prononça pendant que le bourreau lui préparait une corde nouvelle :

« On ne sait pas même pendre en Russie ! »

Tu demanderas sans doute : Comment des hommes pareils ont pu naître et se développer en Russie, au milieu d’une classe nobiliaire qui n’avait d’autre tradition que la servilité la plus abjecte vis-à-vis des tzars et le despotisme le plus barbare vis-à-vis des paysans ses esclaves, et dont tous les intérêts, toute l’existence étaient contraires à la liberté et à l’humanité ? Qu’il se soit trouvé une ou même plusieurs exceptions, il n’y aurait rien d’étonnant, mais que plusieurs centaines d’individus, nés dans le privilège, vivant du privilège, et occupant des positions plus ou moins brillantes et lucratives dans la société, se sacrifient, s’immolent pour tuer le privilège et pour émanciper leurs esclaves, voilà ce qui ne s’est jamais vu dans aucun pays et ce qui a été une réalité en Russie. Comment expliquer ce phénomène étrange ?

Eh bien, moi je l’explique par la fraîcheur barbare de leur nature. Ils n’ont pas été dépravés par un long exercice de la civilisation bourgeoise de l’Occident, et ils n’ont pas eu le temps de se blaser sur elle, car ils n’en ont jamais vu le……[3] Vivant au milieu de la barbarie, entourés de barbares, cette civilisation leur est apparue de son côté le plus sublime, le plus grandiose, cachant à leurs yeux son côté mesquin, quotidien, si bien connu des peuples occidentaux de l’Europe ; elle leur est apparue comme une nouvelle religion, comme le culte de l’humanité. Elle les a enflammés et en a fait des martyrs et des héros. La première formation de la conspiration décembriste date de 1816, époque du retour de notre armée en Russie, après la chute de Napoléon. Dans leurs campagnes à travers l’Allemagne et la France, les jeunes officiers russes avaient été en rapports fréquents avec les étudiants allemands membres du « Jugendbund » et avec les représentants du libéralisme français, voire même d’anciens républicains. Ils en importèrent les idées en Russie, et ces idées, grâce à un sol vierge, s’y développèrent même avec plus d’énergie que dans les pays où elles avaient pris naissance. C’est ainsi qu’en Espagne, je suis convaincu, l’Association internationale prendra un caractère plus énergique, plus grandiose que partout ailleurs en Europe.

Pendant dix ans, de 1815 à 1825, il y eut une véritable naissance à la vie politique et sociale, à l’humanité, au sein de la société nobiliaire en Russie. Jusque-là la noblesse russe, caste bureaucratique héréditaire, esclave volontaire du tzar et propriétaire féroce des esclaves qui travaillaient sur ses terres, n’avait été rien, depuis le commencement de son histoire, qu’une vile brute, privée de toute idée, noyée dans les plus stupides préjugés, et dans la double honte d’un servilisme infâme et d’un despotisme atroce. Jamais jusque-là elle ne s’était révoltée contre les tzars, et c’est là surtout ce qui constitue la profonde différence qui a toujours existé entre le développement de la vie politique en Russie et en Pologne.

Le fond de l’histoire polonaise et de l’histoire russe est le même : c’est l’esclavage des paysans. Car les Polonais auront beau dire le contraire, il est certain que leurs paysans ont été des esclaves au même degré que les nôtres, et on peut même dire, sans manquer à la vérité et à la justice, que le mépris de leur noblesse pour la masse asservie des paysans, pour ces malheureux chlopy (serfs), fils de Cham (Chamy), était encore plus arrogant que celui de la noblesse russe pour les siens. Il y a eu seulement cette différence énorme, essentielle entre les deux pays, qu’en Pologne l’esclavage des paysans a servi de fondement à l’institution de l’indépendance, de la liberté, de l’anarchie nobiliaire ; tandis qu’en Russie, dans l’État moscovite, l’esclavage des paysans devint la base de l’esclavage nobiliaire, de la puissance du tzar, de l’État. En Pologne, les rois toujours muselés et pour ainsi dire muselés par la puissance collective de la noblesse, s’étaient efforcés à plusieurs reprises, suivant en cela l’exemple des monarques de l’Occident, de s’allier avec les paysans contre les nobles, mais toujours en vain. En Russie, au contraire, depuis la fondation de l’Empire moscovite, jusqu’en 1815, toute l’institution politique a été basée sur l’alliance la plus étroite des intérêts de la noblesse propriétaire avec les intérêts du tzar. Les boyards russes étaient des esclaves volontaires, zélés, absolument dévoués et toujours voleurs du tzar, à condition que ce dernier respectât la tyrannie absolue vis-à-vis de leurs serfs.

De là deux résultats, deux contrastes naturels :

Le premier, c’est que la noblesse polonaise participa de bonne heure, plus ou moins, à la civilisation de l’occident de l’Europe, avec laquelle elle était d’ailleurs reliée par le catholicisme romain.

La liberté est comme l’air, elle vivifie tout. Même exclusive et fondée sur l’iniquité, elle porte des fruits. La noblesse polonaise était fière, chevaleresque et jalouse de sa liberté. Le patriotisme et les vertus civiques fleurirent surtout au milieu de la moyenne et de la petite noblesse, composée de deux ou trois millions d’âmes, et que l’historien polonais Lelewel appelle la démocratie nobiliaire, en l’opposant ainsi à l’oligarchie nobiliaire des plus riches et des plus puissants seigneurs. La Pologne eut de bonne heure une littérature originale et des mœurs civilisés, mêlés d’ostentation et de sauvagerie asiatique, — la noblesse russe était par contre ce que sont toujours les esclaves : bête, ignorante, brutale, voleuse et servile.

Le second contraste est celui-ci : En Pologne, toute la vie, tout le mouvement politique, les luttes pour l’indépendance et pour la liberté s’étaient concentrés dans la classe nobiliaire. Depuis 1042, époque de la dernière révolte des paysans polonais contre leurs seigneurs et contre le christianisme, qui leur fut imposé comme la religion des seigneurs, le peuple de la Pologne, muselé par le joug de l’aristocratie et démoralisé intérieurement par le poison héréditaire de l’enseignement et du culte catholiques, ne se révolta plus jamais. En Russie ce fut tout le contraire. La noblesse fut une esclave intéressée, volontaire. Les paysans se révoltèrent toujours et continuent encore de se révolter, — d’où il résulte clairement que tout l’avenir du monde russe est en eux, — vérité incontestable et que je crois avoir suffisamment développée dans mon discours de Berne sur la Russie ; je t’en ai donné plusieurs exemplaires.

La civilisation occidentale introduite réellement en Russie par les réformes despotiques de Pierre le Grand, — despotiques et aussi brutales que le monde qu’elles tendaient à transformer, — cette civilisation que le tzar réformateur avait importée chez nous, non en vue de l’humanité, mais seulement en vue de la constitution et de la consolidation de l’État, resta longtemps une chose tout à fait extérieure et pour ainsi dire morte. Le tzar avait bien forcé les boyards à raser leurs barbes, à fumer le tabac, et à montrer leurs femmes et leurs jeunes filles en public. Il avait enlevé violemment des jeunes gens aux familles et les avait envoyé à l’étranger pour y faire leurs études, mais tout cela ne fit que changer extérieurement la vie sociale de la noblesse en Russie, laissant intacte la barbarie intérieure des familles. Les nobles les plus rapprochés de la cour, leurs fils et leurs filles, finirent par apprendre les langues étrangères et par parler le français, surtout comme on le parlait à Versailles, c’est-à-dire comme des perroquets, — finirent par singer les toilettes, les manières, le jargon et les coutumes de l’aristocratie européenne, — tout en restant de lâches valets, des esclaves, des bourreaux, des barbares, et mille fois plus ignobles encore dans cet accoutrement occidental.

Pourtant cette civilisation, quoique importée uniquement dans un but de puissance politique, finit par introduire en Russie autre chose que des formes, — elle lui apporta la grande littérature, la philosophie humanitaire du XVIIIe siècle. Grâce à ce besoin sexuel et politique de coquetterie qui constituait le caractère de l’impératrice Catherine II, amie et correspondante de Diderot, de Voltaire, et qui tenait beaucoup à se faire passer pour un esprit fort, pour une amie zélée de la civilisation et de l’humanité, toutes les œuvres marquantes de ce siècle, les œuvres de Voltaire et l’Encyclopédie, et bien d’autres livres français et allemands furent traduits en russe. Catherine pratiqua cette littérature nouvelle et la mit à la mode. Beaucoup de ses courtisans ne s’en occupèrent que parce que l’impératrice le voulut. On était philosophe comme on était bourreau, par servilité. Mais il se trouva parmi les lecteurs de ces œuvres un groupe d’hommes, d’abord fort peu nombreux, qui les lut autrement, pour qui l’idée lumineuse de ce siècle, l’idée de l’humanité remplaçant la divinité, fut une révélation et devint la base, le principe de la vie, — une religion nouvelle. Ces hommes, parmi lesquels je citerai Novikoff, l’homme principal, l’initiateur enthousiaste de ce groupe, se transformèrent en propagandistes, en apôtres. Ils furent les vrais créateurs de la littérature russe. Ils envoyèrent à leurs frais des jeunes gens en Europe, pour les y faire étudier, dans un autre but que celui de l’État, entre autres l’historien russe Karamain, qui, plus tard, tournant le dos à ses généreux protecteurs, s’était rallié aux grands intérêts de l’État et fut pour ainsi dire le créateur du patriotisme officiel et de (la) rhétorique patriotique, mais qui fut en même temps le premier, en Russie, qui écrivît une prose humaine.

Ils firent pénétrer leur influence dans les universités de Pétersbourg et surtout dans celle de Moscou, qui dès lors devint un centre de propagande humanitaire. Suivant l’exemple des propagateurs contemporains de la même idée en Europe, ils s’étaient organisés en loge maçonnique dans laquelle la vanité et la curiosité attiraient beaucoup de monde, beaucoup d’hommes influents, riches et titrés, ce qui augmenta naturellement leurs moyens d’action, leur puissance. À la fin, Catherine II, qui malgré ses dehors de libéralisme et sa putainerie sexuelle aussi bien que politique, était une franche despote, s’en émut. On ferma la loge, on persécuta horriblement Navikoff et les autres. Mais la chose était faite, le grain était semé et ne pouvait manquer de porter ses fruits, sur un terrain riche et vierge, comme l’était l’intelligence russe.

Du commencement de ce siècle jusqu’à 1812, ce fut une période de préparation, de gestation et de développement inaperçu, mais puissant. L’invasion de Napoléon en 1812 réveilla et bouleversa tout l’empire. Ce fut un immense bonheur pour la Russie. L’État, pour se défendre, s’était vu forcé d’en appeler à chacun, à la noblesse, au clergé, à la bourgeoisie des villes, aux esclaves des campagnes. Chacun se sentit renaître en se reconnaissant nécessaire. Ce fut le premier souffle de vent libre qui passa sur cet empire d’esclaves. Depuis 1812, les paysans recommencèrent de nouveau à réclamer leur liberté et leurs terres. Quant à la jeunesse nobiliaire, entraînée par la guerre en Europe, elle en retourna transformée, libérale et révolutionnaire. Une immense propagande commença dès lors dans toutes les villes, dans toutes les garnisons, dans toutes les maisons nobiliaires en Russie. Les femmes y participèrent enfin, et avec une passion infinie. Ce fut le premier acte de leur émancipation intellectuelle, morale et sociale. La noblesse russe, d’esclave ignoble, de brute et de despote barbare qu’elle avait été jusque-là, s’était transformée comme par miracle en un propagateur fanatique de l’humanité et de la liberté.

Développé au milieu de ce foyer généreux et ardent, notre grand poète Pouchkine nous donna une poésie humaine. Il transforma définitivement notre langue et devint un des plus puissants instruments de la civilisation nouvelle en Russie. Au reste, caractère fougueux, mais faible et indéterminé comme le sont presque toujours les artistes, après avoir longtemps frondé le pouvoir, il avait fini par se réconcilier avec l’empereur Nicolas, qui en avait fait un chambellan de sa cour. Mais son nom n’en reste pas moins populaire et s’identifie avec le réveil de la vie en Russie.

Tel fut le monde nouveau, plein d’essor et de sève que l’empereur Nicolas, dès le premier jour de son règne, dut combattre. La réaction qui suivit la répression du soulèvement de décembre fut horrible. Tout ce qu’il y avait d’humain, d’intelligent, de bon, de libre, fut détruit, écrasé, — tout ce qu’il y avait de canaille, de brutal, de rampant, de cruel et de vil monta au trône avec l’empereur Nicolas. Ce fut une destruction (un mot illisible) systématique, complète de l’humanité au profit de la brutalité et de toutes les stupidités et vilenies possibles. Et c’est au milieu de cette réalité nouvelle, ou plutôt ancienne, mais restaurée, renouvelée et renforcée par la main de fer de l’empereur Nicolas, qu’enfant de quatorze ans, j’étais comme cadet à l’École d’artillerie.

Extirper jusqu’aux derniers germes de l’esprit libéral dans la société russe, écraser jusqu’à la moindre velléité d’indépendance de sentiments et de pensée dans ses sujets, tel fut le souci principal, l’idée fixe de l’empereur Nicolas, pendant les trente terribles années de son règne. Pour cela il y avait deux moyens : d’abord, la persécution impitoyable de tout ce qui, après la catastrophe de décembre, restait encore d’honorable et d’intelligent en Russie, et ensuite le libre essor donné et la protection accordée à tout ce qui était bas, cruel et brutal, servile et rampant dans ce malheureux pays ; c’était de tuer la nouvelle Russie et de faire revivre l’ancienne. L’empereur Nicolas avait à choisir entre les libéraux et les voleurs de l’État et du peuple, — il choisit naturellement les voleurs. Sous son règne, la canaille bureaucratique remplit tous les recoins de l’empire, pillarde, oppressive, brutale et cruelle pour tout ce qui était en bas, rampante et servile, mais toujours voleuse pour tout ce qui se trouvait en haut, — en un mot, la bureaucratie qu’on rencontre dans tous les pays despotiques, mais seulement doublée de naïveté barbare et d’hypocrisie byzantine.

Sous le règne de l’empereur Nicolas on étouffait en Russie. Toute pensée humaine y était proscrite. Malheur à celui qui osait seulement murmurer contre les infamies commises chaque jour par les satrapes du tzar, — il était immédiatement écrasé. Malheur à celui qui osait penser autrement qu’il n’était ordonné de penser, il disparaissait aussitôt. C’était le règne de la terreur transformée en règle quotidienne de l’administration et du gouvernement.

Tout ce que la société russe avait gagné en civilisation humaine sous Alexandre Ier, elle le perdit sous le règne de l’empereur Nicolas. Tout ce qu’il y avait eu de meilleur, la fleur de la jeunesse nobiliaire, au nombre de quelques centaines d’individus, avaient été enterrés en Sibérie. Le peu qui en restait…

(Ici se termine la douzième page du manuscrit dont la suite m’est inconnue.)

MICHEL BAKOUNINE

Il y a peu à dire sur cette partie du manuscrit ; le même sujet se trouve plus élaboré dans le livre de Herzen : Du développement des idées révolutionnaires en Russie, par Islander (Paris, Nice, 1851, XV, 176 pp.), dédié « à notre ami Michel Bakounine » et qui a été étudié depuis dans toutes ses parties en de nombreuses publications, articles, mémoires, etc. N.

  1. Dans une de ces lettres, écrite à Berlin en l’été de 1848, nous trouvons, ce qui est, à notre connaissance, la première observation directement anarchiste qu’on a découverte jusqu’ici. Après avoir fait l’éloge du discours bien connu de Proudhon du 31 juillet, il remarque que, malgré cela, si Proudhon arrivait au gouvernement, nous serions probablement forcés de le combattre, car, en somme, lui aussi a son petit système derrière lui. « Du reste, ajoute Bakounine, le temps de la vie parlementaire, des assemblées et constituantes est passé et l’intérêt pour ces vieilles formes n’existe plus ou n’est que forcé et imaginaire.

    « Je ne crois pas à des constitutions et à des lois ; la meilleure constitution ne saurait pas me satisfaire. Nous avons besoin d’autre chose : de la tempête et de la vie et d’un monde nouveau, sans lois, et par cela même, libre (eine neue, gezetzlose und darum freie Welt). (V. 1848, Briefe von und am Georg Herwegh, Munich, 1896, p. 23.)

  2. Ce furent Severin Krygzanowski, le prince Antoine Jablonowski et Grodecki.
  3. Deux mots illisibles