Conversations de M. de Châteaubriand

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CONVERSATIONS
DE
CHÂTEAUBRIAND.

Ainsi que se devraient de le faire tous ces hommes dont l’avènement est définitif et qui appartiennent vivans à la postérité ; ainsi qu’avait fait Byron, M. de Châteaubriand écrit ses Mémoires. Maintenant qu’il est au faîte et sûr de l’avenir, voici qu’il regarde d’un œil serein les orages amassés au loin sous ses pieds ; voici que, passant la main sur les cicatrices dont la foudre a sillonné son front, il évoque les orages de ses jours passés, et que, remontant le cours de sa vie aventureuse, il ne songe plus qu’à nous en raconter paisiblement l’histoire.

Quelques rares élus, admis récemment à la confidence de ce testament poétique encore inachevé, en ont révélé déjà de merveilleux détails, et qui montrent bien d’avance que cette colonne de bronze où le grand artiste va ciselant chaque jour un nouveau bas-relief, découverte après sa mort du voile qui la couvre, sera sur sa tombe un digne monument.

Mais ces Mémoires, que M. de Châteaubriand nous prépare, se seront-ils bien souvenus de toute sa vie ? Y retrouverons-nous tout ce qu’en ses intimes causeries il répandait de mots chaleureux et passionnés et d’involontaire poésie ? N’y aura-t-il rien oublié de lui-même, rien surtout de tout ce qui l’honore et le glorifie ? Ces incertitudes nous préoccuperaient davantage, n’était l’espoir des corollaires qui ne manqueront pas de venir pour compléter le récit et combler le vide de ses réticences. Oui, soyez-en sûrs, plus d’un livre surgira en son temps sous le titre de Conversations de Châteaubriand ; plus d’un Mémorial qui, comme à Byron, lui restituera ce qu’il a semé, en tant de lieux, de son âme et de son génie ; car telle est la fortune de ces hommes ainsi prodigues de leur richesse, que pas une de leurs actions n’est dérobée à leur avenir, pas une de leurs paroles perdue. Observés et admirés qu’ils sont partout de la foule, et suivis, des mains vigilantes vont ramassant toutes ces perles qu’ils laissent insoucieusement tomber à chaque pas, et les rapporteront plus tard au trésor de leur gloire. Le moindre rayon qu’ils auront lancé, recueilli en de fidèles miroirs, sera renvoyé à la face dont il émanait ; et c’est pourquoi plus ces figures prédestinées s’avancent vers la postérité, plus elles apparaissent radieuses, plus s’agrandit et resplendit l’auréole qui les couronne.

Une heureuse chance nous permet de prendre dès aujourd’hui l’initiative de ces précieuses révélations qui abonderont plus tard, touchant l’illustre auteur des Martyrs. Un jeune poète anglais que M. de Châteaubriand, durant son ambassade à Londres, avait fréquemment admis à l’honneur de son intimité, a bien voulu nous communiquer les fragmens d’un journal où sont consignés plusieurs détails ignorés de la vie de notre grand écrivain, qui se rapportent à cette époque de son second séjour en Angleterre, et reproduits non-seulement de ces traits brillans et pittoresques qu’il jetait ouvertement et sans méfiance dans le monde en présence de tous, mais aussi quelques-uns de ces poétiques élans, de ces épanchemens de cœur, auxquels il ne se laissait aller qu’avec plus de réserve en certains cercles plus étroits, et d’un commerce plus resserré.

Dès son débarquement à Douvres, qui eut lieu le 4 avril 1822, M. de Châteaubriand fut en butte à l’hommage d’une bien honorable et flatteuse curiosité, mais fort singulière dans sa manifestation. À peine le bruit de son arrivée eut-il été répandu, que ce fut un émoi général parmi les dames de la ville. S’étant formées à la hâte en assemblée extraordinaire, elles nommèrent, séance tenante, une députation composée de vingt-cinq des plus considérables d’entre elles, à la tête de laquelle fut mise lady Mantell, la femme du maire, qui dut, en leur nom, aller aussitôt saluer le célèbre père d’Atala, d’Amélie, de Velleda et de Cymodocée. À l’approche de cet irrésistible bataillon qui envahissait son hôtel et prétendait à toute force être introduit incontinent, l’embarras de l’ambassadeur fut extrême. Ce n’était pas qu’il ne se sentît le courage de soutenir le feu de tant de beaux yeux, mais la loi d’une rigoureuse convenance l’autorisait-elle à souffrir cette visite ? Il eût esquivé volontiers la difficulté en s’évadant ; mais les issues de son appartement étaient gardées. Mesdames les députées ne se fussent pas retirées sans satisfaction ; une émeute eût éclaté peut-être ! En cette perplexité, M. de Châteaubriand chargea l’un de ses secrétaires de parlementer avec les assiégeantes, et s’étant fait excuser de les admettre en un logement où il était à peine établi, il obtint d’avoir l’honneur d’être reçu d’elles, chez le maire, dans la soirée. Ce déplacement de l’entrevue, dont la courtoisie fut appréciée, eut pour effet d’exalter encore l’admiration des dames de Douvres, et M. de Châteaubriand n’y perdit rien pour avoir différé son ovation, car il eut affaire le soir, non-seulement à l’enthousiasme de la députation entière, mais à celui de toutes les autres ladies de la ville que put contenir le salon de mistress Mantell.

Il y avait vingt ans que M. de Châteaubriand n’avait vu l’Angleterre ; il n’y était pas retourné depuis son émigration. La nouvelle impression que lui fit Londres fut bien différente de celle qu’il en avait gardée en son souvenir. « Il s’étonnait du rapide progrès qu’y avaient fait les principes de la révolution française. Tout y était bien changé, estimait-il. Le peuple lui semblait plus mal vêtu et plus mal portant ; la race même avait perdu de sa beauté ; la taille des hommes avait baissé ; la physionomie des femmes n’était plus la même ! elles étaient plus loin de cette angélique expression de visage que montrent les anciens tableaux et les vieilles gravures. Était-ce qu’il y eût moins d’aisance que pendant la guerre ? ou bien les hommes dégénéraient-ils donc si rapidement dans les grandes villes ?

Il était fort frappé de ces idées et y insistait ; mais la raison de ces différences qui le surprenaient n’était-elle pas en lui plutôt et dans le nouveau point de vue d’où il regardait ? Il était ambassadeur maintenant, et ses cheveux avaient blanchi ; il voyait de bien haut ce qu’il avait vu de bien bas et tout jeune.

Quelques jours après son arrivée à Londres, M. de Châteaubriand eut la visite de M. de Montesquieu, le petit-fils de l’auteur de l’Esprit des lois, fixé alors en Angleterre où il s’était marié et vivait fort retiré. Dès qu’il l’eut entendu annoncer, l’ambassadeur fut au-devant de lui tout ému ; et lui prenant les mains : « Ah ! monsieur, dit-il, que j’ai de joie de l’honneur que vous me faites ! il me semble que c’est votre grand-père qui daigne, en votre personne, me venir voir. » M. de Montesquieu, — on peut le dire aujourd’hui puisqu’il est mort, — n’était point fort renommé pour la vivacité de son esprit ni ses réparties. Pourtant il en eut une ce jour-là bien heureuse, comme il semble que ce soit l’air du grand monde qui en inspire parfois aux hommes de ce rang les plus ordinaires. « Mais, monsieur l’ambassadeur, reprit-il, ne m’était-ce pas un devoir de me présenter chez vous, qui nous rappelez à la fois mon grand-père et Fénelon ? » Le mot vraiment était admirable. C’était un magnifique éloge et plein de justesse ; les larmes en vinrent presque aux yeux de M. de Châteaubriand ; et à ce propos, une autre fois qu’il en était reparlé : « J’en suis fâché, s’écria-t-il, pour mon prédécesseur, mais il lui est peu flatteur de n’avoir pas eu cette visite. Si je ne l’eusse reçue, moi, il m’eût semblé voir l’ombre du grand Montesquieu sortir de son tombeau et me crier : « Éloignez-vous, je ne veux pas vous connaître. » Ce prédécesseur de M. de Châteaubriand n’avait, à dire vrai, rien à faire avec Montesquieu ni avec son ombre.

Au sortir de sa première audience de réception par sa majesté britannique, M. de Châteaubriand parut dans la salle du corps diplomatique et prit place après les princes de Lieven et Esterhazy. « Je vous présente un nouveau collègue, messieurs, dit le roi. » Sur quoi, l’ambassadeur d’Autriche répondit à haute voix : « Nous sommes heureux et fiers de l’avoir parmi nous. » Selon nous, et selon M. de Châteaubriand aussi, nous en sommes bien sûrs, ces belles paroles d’apparat ne valaient ni le mot involontaire de M. de Montesquieu, ni le séditieux hommage des dames de Douvres.

Parfois M. de Châteaubriand s’arrêtait à des observations plus subtiles et curieuses que justement fondées. C’est ainsi qu’il se montrait surpris de ne reconnaître nul vestige des armées anglaises qui avaient combattu contre la France depuis la révolution, de n’apercevoir par exemple aucune moustache grisonnante. Il n’avait pas alors peut-être assez présente à la mémoire la prudente méfiance de ces institutions de la Grande-Bretagne, qui tendent toutes à réprimer l’influence militaire et à garantir la liberté de l’usurpation du sabre.

Mais souvent aussi, considérant de plus haut l’état social et politique de l’Angleterre, il jetait soudainement, et sans transition, de ces traits vifs et saisissans. « Ici, disait-il, tout se forme de cercles concentriques qui, chacun, ont un chef : — l’opposition elle-même est aristocratique ; — la monarchie a cessé d’exister ; ce n’est plus qu’une oligarchie. Cependant ce gouvernement, tel qu’il est, ne périra que sous les coups de son aristocratie : il n’a rien à craindre de sa démocratie. Comme à Rome, les sénateurs pourront vendre leur pays. — La nullité de la monarchie et la puissance de l’aristocratie font qu’il n’y a point de cour, c’est-à-dire qu’aucun noble ne consent à ramper sous un maître. De là, point de courtisans, point d’intrigues. Au lieu de passer leur vie à flatter un souverain, les nobles s’occupent d’entretenir leur puissance dans le pays ; tout le monde est à sa place. Cette aristocratie est naturelle ; elle est éclairée, pleine de talent. On arracherait à ses membres leur or, leurs propriétés, qu’ils n’en resteraient pas moins au sommet de la société par leur mérite personnel. De là, le contraste qu’on remarque ailleurs ne se présente point en Angleterre. En général, on ne s’y demande pas pourquoi tel ou tel homme est placé dans une position fort au-dessus de celle qu’il mérite ; les hommes y sont au niveau de leur situation. »

Toutes ces rapides propositions brusquement entassées sont loin d’être démontrées. Certaines idées s’y produisent, qui semblent quelque peu paradoxales ; mais aussi combien d’autres vraies et profondes ! Le gouvernement ne périra que sous les coups de son aristocratie ! Ne serions-nous pas à la veille déjà de voir cette grave prédiction se vérifier, aujourd’hui que voici lord Wellington, le vieux pilote, remis au gouvernail de ce vieux navire qui fait eau de toutes parts ?

Reportant les yeux vers la France, M. de Châteaubriand en examinait aussi l’état : il y voyait l’amour de l’égalité, le trait distinctif prédominant ; puis il comparait les deux pays l’un à l’autre, leurs idées d’égalité et de liberté, la destinée de leurs noblesses. « En Angleterre, observait-il, on ne comprend pas ce que les Français appellent l’égalité. On se demande : Est-ce la faculté d’obtenir des places et de parvenir aux honneurs ? Est-ce l’égalité devant la loi ? Les Français sont en possession de ces droits, et les Anglais ne conçoivent pas qu’il puisse exister une autre égalité que celle-là ! » Et, après un silence, il complétait éloquemment sa pensée par cet énergique rapprochement : « La noblesse d’Angleterre, pour avoir été vaincue avec Charles Stuart qu’elle avait soutenu les armes à la main, n’a cependant pas été détruite. Elle s’est conservée noblesse, et elle est venue se constituer en pairie, ayant traversé toute une révolution, sans rien perdre de ses droits, sans voir la moindre atteinte portée à son aristocratie. La noblesse française, au contraire, a péri en entier sous la guillotine ; elle a été vaincue, mais par le bourreau, et dès lors elle a été éteinte sans retour, et il ne s’est reformé de ses cendres qu’une noblesse mêlée, sans priviléges et sans souvenirs. »

On aurait tort de supposer que M. de Châteaubriand, même à cette époque, témoignât la moindre amertume contre cette révolution de 89 qui avait mis au néant l’aristocratie, et pulvérisé le principe monarchique. Dès lors, c’est-à-dire en 1822, — la date importe ici, — il faisait ouvertement cette profession de foi, consignée dans ses Mémoires inédits, qui est la clé de toute sa vie politique : « Je suis républicain par goût, bourboniste par devoir, et royaliste par raison. » Qui oserait prétendre qu’il n’a point été religieusement fidèle à cette triple devise ?

Passant des choses aux individus et évoquant la plupart des personnages qui ont figuré aux affaires depuis trente ans, il admirait la fécondité de la Providence qui avait produit, en moins d’un quart de siècle, tant de médiocrités gouvernementales, ayant suffi chacune à peu près en son temps. Telle était en France l’administration du moment, suivant sa route non sans de certains succès, dont la nullité appliquée des Chabrol était un type caractéristique et complet. « C’est, disait-il alors, qu’isolés, les hommes médiocres ne sont rien. Mais que le pouvoir leur tombe aux mains, si faibles et inertes qu’il soient, la force leur vient peu à peu ; ils font des progrès ; ils deviennent chaque jour plus puissans par cela seul qu’ils sont dépositaires de la puissance. » On le voit aisément, bien des idées intermédiaires sont ici laissées de côté ; mais n’en est-ce pas assez pour qui sait comprendre une profonde pensée à demi-mot ?

De ces applications limitées, il montait souvent à des vues plus hautes et plus générales. Analysant le drame politique de l’Europe, après avoir tracé dignement le rôle que son pays était appelé à y jouer : « Je crois, disait-il, que la France en toute matière, en toute occasion, doit prendre son parti sans attendre, pour se déterminer, l’autorisation des exemples. » M. de Châteaubriand, l’ambassadeur de Louis xviii et du drapeau blanc, eût-il pensé, lorsqu’en 1822 il disait ces nobles paroles, que, douze ans passés, un gouvernement né du peuple, et qui aurait repris les couleurs nationales, s’écrierait à son tour courageusement que, pour se déterminer, il lui fallait l’autorisation de l’Europe ?

Ce n’étaient pas toujours pourtant ces graves discours sur les affaires et l’intérêt des peuples : le printemps venu, quelque rayon de soleil perçait-il le ciel épais et brumeux de Londres, oh ! alors, comme le poète, secouant ses ailes humides et chargées de brouillard, prenait son essor, et franchissant mers et montagnes, s’envolait vers l’Italie !

« Si j’avais à choisir le lieu de ma résidence, s’écriait-il, c’est à Rome que je voudrais vivre. Là, tout est ruine, tout est souvenir. Et sortez-vous de ces débris, allez-vous par cette vaste campagne des alentours, tout est silence et solitude. Du milieu des grandes herbes jaunes qui couvrent les champs déserts, vous voyez s’élancer, comme la tige d’un palmier, quelque colonne solitaire ; vous voyez quelques cavales sauvages, venant, comme aux jours de l’enfance de la grande ville, se désaltérer dans le Tibre. Sous ce ciel pur et chaud, la vie redouble ; on respire mieux ; on est habillé du soleil, qui répand sa douce chaleur sur tous vos membres. Vous quittez ce désert plus majestueux que triste, et, rentrant à Rome, vous rencontrez un vieux prêtre blanc, qui n’est craint de personne, qui ne fait de mal à personne, qui aime et qui est aimé, qui étend les mains et bénit et la pourpre et les haillons, qui bénit tous ceux qui veulent de sa bénédiction. »

Mais le coin du ciel se dérobait bientôt par où il s’était un moment élancé hors de l’atmosphère dont le poids lui était si lourd. Les nuages s’étaient amoncelés déjà et avaient baissé leur rideau sur son beau rêve éblouissant du midi. Ce n’était plus la ville aux ruines dorées ; c’était Londres encore, Londres toujours, la ville noirâtre et enfumée, la ville de l’architecture de fonte, la ville des chemins de fer et des machines à vapeur, la ville du gaz et du charbon de terre, car ces Anglais ont tout utilisé ; ils brûlent l’air, ils brûlent la terre ; à force d’industrie, ils réduiront leur île en cendres et en fumée. Ne comprenez-vous pas comment le poète, retombé là, se relevait tout impatient et irrité ; comment sa colère s’exhalait en de sublimes boutades contre le premier objet qui venait choquer son regard ?

Ainsi traversant un jour Hyde-Park en la compagnie de quelques personnes : « Voyez, s’écria-t-il soudainement, ces grands chevaux anglais, et vous remarquerez avec moi que ces animaux, malgré leurs formes élégantes, ont tous l’air bête. Quelques chevaux ont montré de l’esprit, c’est rare en Europe, mais moins en Arabie. L’âne est cent fois plus spirituel ; dans l’Orient il est superbe ; des chameaux ne sauraient où aller si un âne n’était à leur tête. L’âne a dans le caractère une ténacité qu’on ne peut trop louer en un siècle où l’entêtement est une vertu. Quelle belle comparaison que celle du guerrier inébranlable d’Homère avec cet âne qui, entré dans un champ, résiste à tout et n’en sort plus ! c’est en Occident que l’âne a cessé d’être poétique. Quand les hordes guerrières ont eu besoin d’associer les chevaux à leurs ravages, dès lors, confondu dans le peuple des animaux, l’âne a été réservé pour les travaux obscurs et serviles ; on a paralysé son intelligence ; on a méconnu ses grandes qualités ; on couvre de son nom cent imbécilles qui ne sont pas dignes de lui ressembler. C’est une des injustices de notre siècle. J’aime prodigieusement les ânes, moi, et il y a long-temps que je me suis établi leur défenseur. »

Puis, en ces jours d’été qui sont des jours même à Londres, en ces jours où la vie est si longue, où le découragement, à pas assoupis, s’en vient se glisser derrière ces hommes à la fois trop faibles et trop forts, leur murmure à l’oreille je ne sais quelles paroles glacées, et, se jouant d’eux ainsi que d’enfans, les persuade du néant de leur gloire, parce qu’il la leur a cachée en leur mettant la main sur les yeux, et faisant autour d’eux les ténèbres, oh ! c’était alors que vous eussiez entendu se plaindre et gémir René lui-même ; c’était alors que sur ses lèvres, où se taisait tout autre harmonie, résonnait seule la voix désolée de ses tristesses, base fondamentale de cette ame et son accord dominant ; et il disait :

« Il y a des hommes qui aiment à voir ; moi, je ne suis pas curieux ; rien ne vaut pour moi la peine d’une curiosité. Tout m’ennuie ; ma vie entière n’est qu’un long ennui ; dès l’enfance, j’étais indifférent à tout ; j’ai voyagé sans voir, espérant chasser l’ennui qui revenait toujours, poussé par je ne sais quelle lassitude d’existence. Je n’ai rien observé avec intérêt. Tout passait devant mes yeux sans me piquer du désir de connaître ; ma vie n’est qu’indifférence ; je serais désolé d’avoir fait le mal ; ce ne m’est pas un grand plaisir d’avoir fait le bien. La vertu m’est chère, mais c’est plutôt par raisonnement que par sentiment. Je ne m’attache à rien ; je sers le roi de tout mon cœur, mais sans joie et sans goût. Mon existence est une contrainte perpétuelle. La vertu est une belle chose ; mais il faut des caractères exprès pour en jouir : Buffon l’a aperçue et appréciée parfois ; Voltaire l’a enveloppée de dérision et d’ironie ; Rousseau en a fait une dévergondée, il l’a mise en paradoxe ; mais, même en la prostituant, il était épris de sa beauté. Il y a des âmes à demi mortes ; la mienne est née ainsi. »

Oui, en ces jours d’amertume et désespérés, il se méconnaissait à plaisir et se calomniait ; il reniait sa gloire ; il doutait de son avenir ; il refusait de croire à la durée de son nom si retentissant partout cependant et envié. C’eût été en ces jours-là peut-être qu’il eût voulu brûler son Énéide, n’eût été la pensée des œuvres impérissables de ses prédécesseurs en poésie qui le venait enfin calmer et consoler ; n’eussent été les pleurs d’admiration qui dégonflaient son cœur à leur souvenir, et le retrempaient, et lui rendaient quelque foi en lui-même ; et laissant son ame tout entière déborder, il poursuivait de cette sorte :

« J’ai commencé à sentir l’ennui dans le ventre de ma mère, et depuis ce temps oncques ne me suis désennuyé ; tout ici-bas est si vide ! Comment aimer la gloire, par exemple ? L’homme le plus fameux du siècle vient de mourir ; on criait partout ici dans les rues : — « Mort de Bonaparte ! » — Je n’ai pas vu un seul passant se détourner pour payer d’un sou ce récit imprimé. — Wellington ici perd sa gloire à plaisir, et le voilà oublié ! Petit maître de Londres, il cède sous le poids de la mode, il se fait le rival des fashionables du moment, et il est éclipsé par eux. — M. Pitt est le seul homme dont la gloire ait survécu ; c’est qu’elle se rattache un peu au mérite littéraire. — Mais Fontanes, le dernier des Romains, lui qui avait conservé avec les traditions de la monarchie celles du bon goût et de la pureté du grand siècle, à peine le nomme-t-on. Ce me serait un vrai plaisir de mettre ses manuscrits en ordre ; j’écrirais une notice sur sa vie : elle a été si bien liée à la mienne ! J’y retrouverais tant de souvenirs et de pensées qu’il me serait doux de retracer ! J’attends de sa femme tous ses papiers. J’aurais beaucoup à retrancher ; il y aurait un volume de prose et un volume de vers. — Deux volumes font vivre un homme. — Ce qui me dégoûte de mes ouvrages, c’est que je ne puis prévoir ce que l’avenir en dira. J’ai la persuasion intime que je n’ai fait rien de bon. Ce que j’écris de verve, je le regrette et le blâme un quart d’heure après. C’est ce qui cause le silence absolu que je garde sur mes compositions ; je n’en fais pas le moindre cas. — L’ennui me revient toujours. La solitude à laquelle j’ai voué vingt-cinq ans me plaît moins aujourd’hui. Il me faut quelqu’un, — quel qu’il soit, — sur qui verser le trop plein de mes pensées. — Quand je courais des dangers, j’étais plus heureux ; mon ame s’absorbait alors en une lutte continuelle. Ainsi mes dix années de persécution sous Bonaparte sont peut-être les meilleures de ma vie. Le roi de retour, ses inhabiles ministres ont prolongé mon bonheur de cinq ou six ans, puisque j’ai eu à combattre leur système et leurs pernicieux projets. À présent que nous avons gagné la bataille, je ne pense plus un instant à ces querelles qui m’occupaient alors, et l’ennui me reprend de plus belle. — Je suis ambassadeur. Je n’ai plus qu’un pas à faire : il y a cent à parier contre un que je serai ministre. Qui n’a pas été ministre ? J’en vois autour de moi vingt dans la chambre des pairs dont je ne fais aucun cas, sous aucun rapport. Est-ce là une célébrité souhaitable ? — Je m’ennuie moins, il est vrai, quand je compose. Les Martyrs, les deux premiers actes de Moïse, que j’ai finis dans mon jardin d’Aulnay, m’ont donné quelques momens d’activité. C’est le savetier qui tourmente sa pantoufle et bâille après l’avoir achevée. — Il y a deux ou trois choses dans le monde que j’admire profondément. Je pleure d’attendrissement moins que d’admiration. Une ode d’Horace, une petite pièce de vers de Voltaire qui en a le plus approché et le surpasse quelquefois, me font pleurer.


Si vous voulez que j’aime encore,
Rendez-moi l’âge des amours ;
Au crépuscule de mes jours
Rejoignez, s’il se peut, l’aurore.


« Il y a dans cette stance et celles qui la suivent un sentiment, un abandon qui me touchent vivement. — Mais c’est surtout pour les grands traits que mon admiration redouble. Je ne puis penser même vaguement à la péroraison de l’oraison funèbre sur la mort du prince de Condé, que je ne sente mes yeux se mouiller. Toute la richesse de notre langue est là, toute son harmonie. Ce mot administration si poétiquement placé ! ah ! voilà le sublime ! Et à côté des dernières paroles du grand Bossuet prononcées sur la tombe du grand Condé, qu’on mette François de Neufchâteau, faisant l’éloge d’un général républicain, on sentira tout ce qui manque à notre siècle. Buffon excite parfois mon admiration ; Rousseau jamais. — Montesquieu est l’homme du monde qui a le mieux parlé des Romains. C’est encore un grand siècle que celui qui a produit ces trois hommes — et Voltaire. — Je n’ai jamais lu la première scène d’Athalie sans pleurer ; elle faisait fondre aussi Voltaire en larmes. — La Bible et les beaux chants d’église, le Dies iræ, cette effrayante peinture du jour terrible, terminée par le cri sublime de la prière, m’émeuvent aussi d’admiration. Quelques cantiques encore sont d’une admirable poésie. Ce spectre qui se lève et dit (et ici M. de Châteaubriand chantait sur un ton lugubre) :

Arrête-toi, passant, contemple ma poussière ;
Il ne me reste rien de ma beauté première.
Vois l’état où la mort m’a mis.
Je n’ai plus mes parens, mes biens, ni mes amis.
...............
On doute en me voyant si j’ai jamais été.
...............
La mort ne m’a laissé que les os. ....
...............

« Ces vers sont d’un curé obscur ; mais les derniers prouvent que ce curé était un vrai poète. — Il y a dans la vieille musique d’église quelque chose d’insaisissable pour nos modernes musiciens et d’insoumis aux règles des artistes, qui en fait une harmonie céleste. Rien ne m’attendrit comme le chant des psaumes ; c’est une inexplicable mélodie. »

Tels étaient les flots de son ame qu’il épanchait souvent en quelques ames choisies et dignes de les recueillir. Mais qui nous dira ce qu’il exhalait de ces parfums de poésie vers le ciel seulement, ce qu’il n’en confiait qu’à Dieu ; car, pour moins vivre avec la solitude, il n’avait pas déserté le culte de cette vraie divinité du poète ? Cette maîtresse qu’il avait aimée vingt-cinq ans, il l’aimait encore, malgré qu’il en eût, et il revenait à elle toujours. Tout le temps qui s’écoula depuis son arrivée à Londres jusqu’à son départ pour le congrès de Vérone, il n’y eut pas un jour où il ne se dérobât au tumulte de la grande ville et à la préoccupation des affaires, afin, d’aller passer solitairement plusieurs heures dans les jardins de Kensington.

Là, il rencontrait parfois Canning que l’amour de la solitude arrachait également aux soucis de la vie publique, et ils se promenaient ensemble longuement. Qui nous dira aussi les entretiens de ces deux hommes d’état, ce qu’ils échangeaient de nobles pensées, de projets généreux, de rêves peut-être, car ils étaient poètes l’un et l’autre ! Hélas ! l’un des deux en a déjà emporté dans la tombe la moitié du secret !

Un jour qu’on le questionnait sur cette préférence qu’il donnait dans ses promenades aux jardins de Kensington, situés si loin de son habitation, tandis qu’il avait ceux du Parc du Régent à sa porte, M. de Châteaubriand répondit que cette prédilection n’était nullement chez lui une fantaisie ; que ces jardins du Parc du Régent, si magnifiques maintenant, n’étaient, durant son émigration, que de tristes marécages, et que plus d’une fois, manquant de pain alors, c’était là qu’il était venu errer, affamé, en proie à des souffrances dont le souvenir même lui était assez poignant pour lui faire fuir, après vingt ans, le lieu qui les lui rappelait.

Mais la noblesse de cet aveu se produit plus haute et plus éclatante dans un dernier trait de M. de Châteaubriand que nous raconterons pour terminer.

Il existe à Londres une association dont le but est de secourir les hommes de lettres indigens. Cette institution manque en France où les écrivains malheureux ne manquent pas pourtant ! Or, M. de Châteaubriand avait fait verser cent louis à la caisse de l’association littéraire. La somme dépassait de beaucoup le montant de celles qu’avaient coutume d’y déposer ses souscripteurs ordinaires. Aussi à l’occasion de cette libéralité, l’ambassadeur fut-il invité du banquet annuel de la société auquel furent conviés également beaucoup de personnages notables, et entre autres M. Canning. Sur la fin du repas, la santé de M. de Châteaubriand fut portée, et, dans le toast, il fut, au nom des poètes pauvres, remercié délicatement de son offrande. Mais il se leva aussitôt ; et comme il avait quelque difficulté à s’exprimer publiquement en anglais, M. Canning, placé près de lui, et qu’il pria de le suppléer, déclara en son nom qu’il n’avait rien donné ; qu’il avait payé seulement une dette, ayant été secouru, et plusieurs fois, par l’association, à titre d’écrivain étranger, lors de son premier séjour en Angleterre ; qu’il s’était acquitté de confrère à confrères, et que c’était lui qui remerciait.

Certes, l’explication était généreuse, la scène touchante ! En présence de plus d’un des plus orgueilleux représentans de l’orgueilleuse aristocratie d’Angleterre, l’ambassadeur de France, déboutonnant son habit doré, écartant ses cordons, et montrant dessous le frac misérable et déchiré du pauvre auteur de 1802, et Canning, le premier ministre, debout à côté de lui, et parlant pour lui, Canning qui, chacun le savait, et il ne s’en cachait pas non plus, avait eu recours aussi autrefois, comme homme de lettres, à l’association. Tout cela était beau. C’était bien là de la simple et vraie grandeur !


Lord Feeling.