Correspondance (Diderot)/18

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Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 447-449).


XVIII

À M. N…, À GENÈVE.


Des occupations, des embarras, des chagrins, de la mauvaise santé, voilà, monsieur, depuis deux mois que je vous dois une réponse, ce qui m’a fait dire tous les jours : demain, demain. Mais quoique ma négligence soit inexcusable, vous m’en accorderez le pardon, vous imiterez celui qui nous reçoit en quelque temps que nous revenions, et qui jamais n’a dit : C’est trop tard.

J’ai été touché de vos éloges plus que je ne puis vous l’exprimer ; et comment ne l’aurais-je pas été ? Ils étaient d’un homme chargé par état, et digne par ses talents, de prêcher la vertu à ses semblables. En approuvant mes ouvrages, et en m’encourageant à les continuer, il semblait m’associer à son ministère. C’est ainsi que je me considérais un moment, et j’en étais vain ; je me sentais échauffé, et j’aurais pu entreprendre même la vie de Socrate, malgré mon insuffisance que vous me faisiez oublier. Vous voyez combien la louange de l’homme de bien est séduisante. Quoique je n’aie pas tardé à rentrer en moi-même et à reconnaître combien le sujet était au-dessus de mes forces, je n’y ai pas tout à fait renoncé, mais j’attendrai. C’est par ce morceau que je voudrais prendre congé des lettres. Si jamais je l’exécutais, il serait précédé d’un discours dont l’objet ne vous paraîtra ni moins important, ni moins difficile à remplir : ce serait de convaincre les hommes que, tout bien considéré, ils n’ont rien de mieux à faire dans ce monde que de pratiquer la vertu.

J’y ai déjà pensé, mais je n’ai encore rien trouvé qui me satisfasse. Je tremble lorsqu’il me vient à l’esprit que si la vertu ne sortait pas triomphante du parallèle, il en résulterait presque une apologie du vice. Du reste, la tâche me paraît si grande et si belle, que j’appellerais volontiers à mon secours tous les gens de bien. Oh ! combien la vanité serait puérile et déplacée dans une occasion où il s’agirait de confondre le méchant et de le réduire au silence ! Si j’étais puissant et célibataire, voilà le prix que je proposerais en mourant ; je laisserais tout mon bien à celui qui mettrait cette question hors d’atteinte, au jugement d’une ville telle que la vôtre. J’ai dit en mourant, et pourquoi pas de mon vivant ? Moi qui estime la vertu à tel point que je donnerais volontiers ce que je possède pour être parvenu jusqu’au moment où je vis avec l’innocence que j’apportai en naissant, ou pour arriver au terme dernier avec l’oubli des fautes que j’ai faites et la conscience de n’en avoir point augmenté le nombre ! Et où est le misérable assez amoureux de son or pour se refuser à cet échange ? où est le père qui ne l’acceptât avec transport pour son enfant ? où est l’homme qui, ayant atteint l’âge de quarante-cinq ans sans reproche, n’aimât mieux mourir mille fois que de perdre une prérogative si précieuse par le mensonge le plus léger ? Ah ! monsieur, étendez cet homme sur de la paille au fond d’un cachot, chargez-le de chaînes, accumulez sur tous ses membres toute la variété des tourments, vous en arracherez peut-être des gémissements ; mais vous ne l’empêcherez point d’être ce qu’il aime le mieux ; privez-le de tout, faites-le mourir au coin d’une rue, le dos appuyé contre une borne, et vous ne l’empêcherez point de mourir content.

Il n’y a donc rien au monde à quoi la vertu ne soit préférable ; et si elle ne nous paraît pas telle, c’est que nous sommes corrompus et qu’il ne nous en reste pas assez pour en connaître tout le prix. Je ne vous écris pas, mais je cause avec vous comme je causais autrefois avec cet homme qui s’est enfoncé dans le fond d’une forêt où son cœur s’est aigri, où ses mœurs se sont perverties. Que je le plains !… Imaginez que je l’aimais, que je m’en souviens, que je le vois seul entre le crime et le remords avec des eaux profondes à côté de lui..... Il sera souvent le tourment de ma pensée ; nos amis communs ont jugé entre lui et moi ; je les ai tous conservés, et il ne lui en reste aucun.

C’est une action atroce que d’accuser publiquement un ancien ami, même lorsqu’il est coupable ; mais quel nom donner à l’action s’il arrive que l’ami soit innocent ? Et quel nom lui donner encore si l’accusateur s’avouait au fond de son cœur l’innocence de celui qu’il ose accuser ?

Je crains bien, monsieur, que votre compatriote ne se soit brouillé avec moi parce qu’il ne pouvait plus supporter ma présence. Il m’avait appris deux ans à pardonner les injures particulières, mais celle-ci est publique, et je n’y sais plus de remèdes ; je n’ai point lu son dernier ouvrage. On m’a dit qu’il s’y montrait religieux : si cela est, je l’attends au dernier moment[1].



  1. Cette lettre est probablement de l’année 1757, époque de la rupture de Rousseau avec Diderot. (Br.)