Correspondance (Diderot)/37

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XXXVII


FENOUILLOT DE FALBAIRE À GARRICK[1].


Je n’ai point l’honneur, monsieur, de vous connaître personnellement, ni d’être connu de vous ; mais je connais vos talents, votre réputation, et je sais que votre âme n’est point du tout au-dessous. Malgré la distance des lieux et la différence du pays, le goût d’un art que je cultive et que vous embellissez doivent nous rapprocher, ainsi que l’amitié de M. Diderot, qui nous est commune à tous deux. L’un et l’autre m’autorisent à vous demander un service que je sais que vous avez rendu à plusieurs autres avec lesquels vous avez été en société de travail, pour les aider à composer des pièces dignes de vous avoir pour acteur. J’ai fait une comédie dans un genre assez particulier et qui ne peut être jouée en France, parce que le protestantisme en est la base, et que c’est proprement la tolérance mise en action. Je crois, monsieur, qu’elle pourrait réussir sur votre théâtre, si vous aviez la bonté de la traduire et de l’accommoder à votre scène. C’est un vrai service que vous me rendriez et que j’ose espérer de vous. Tous les gens de lettres et les honnêtes gens n’ont qu’une patrie, et je sais qu’à ces deux titres on peut tout attendre de M. Garrick. Je vous envoie ma pièce sous l’enveloppe de l’ambassadeur de France, chez qui je vous prie de vouloir bien la faire prendre. Je vous laisse absolument le maître de tous les changements que vous jugerez nécessaires, et je suis sûr que mon ouvrage gagnera beaucoup à passer par vos mains. Si ce premier drame me procure l’avantage d’entrer avec vous, monsieur, en société de travail, je serai trop flatté pour ne pas la continuer. J’ai actuellement sur le métier une tragédie d’un genre aussi très-neuf, qui, par le sujet et les allusions, intéressera particulièrement votre nation, et que la hardiesse des pensées et de l’intrigue rend trop forte pour la mienne[2]. C’est un second enfant que je vous prierai encore d’adopter, et auquel je tâcherai de donner d’autres pères, dans la confiance que vous prendrez de tous le même soin. Au reste, monsieur, l’avantage le plus précieux et le plus flatteur que j’y envisage, c’est l’amitié que j’espère qui en résultera entre nous. L’envie que j’ai de mériter et d’acquérir la vôtre est égale aux sentiments d’estime et de considération avec lesquels j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

Fenouillot
Chez M. de La Brosse, rue d’Anjou-Dauphine, faubourg Saint-Germain.



  1. Cette lettre a été publiée pour la première fois dans The private correspondence of David Garrick, Londres, 1832, 2 vol. in-4o, à la date erronée de 1763. Non-seulement, en effet, l’autographe porte 1767, mais les autres lettres de Fenouillot insérées dans le même recueil confirment ce qu’il dit dans celle-ci. Le 29 mars 1767, il le prévient qu’il attend sa réponse aux deux lettres qu’il lui a écrites et au sujet de la comédie jointe à la première. Il le prie d’envoyer la réponse chez M. Diderot, Grande rue Taranne, parce qu’il va déménager. Le 18 novembre suivant, il lui adresse un exemplaire d’une petite pièce qu’il connaît déjà et dont il lui a paru qu’il faisait cas, bien qu’il ne l’ait pas jugée propre à son théâtre. « Je travaille actuellement, ajoute-t-il, à une tragédie qui, je l’espère, sera plus heureuse. C’est, au jugement de M. Diderot, le sujet le plus théâtral et le plus dramatique qui ait été mis à la scène ; il intéresse particulièrement votre nation, et je pourrai vous envoyer la pièce pour Pâques. Les dessins en sont déjà tous faits par M. Gravelot, votre ami et le mien, qui pense, ainsi que M. Diderot, que si vous voulez lui donner vos soins, cette pièce ne peut manquer de réussir sur votre scène. » Il s’agit, cette fois, du Fabricant de Londres. En 1768, Fenouillot écrit encore à Garrick : « J’ai l’honneur de vous envoyer la 2e édition de mon Honnête Criminel, joué plusieurs fois chez Mme de Villeroy. »

    M. Gabriel Charavay, en imprimant dans l’Amateur d’autographes (n° 44, 16 octobre 1863) la lettre du 20 janvier 1767, dont l’original fut acheté 44 francs à la vente du marquis Raffaeli, par le British Muséum, la fit précéder de l’excellente note que nous reproduisons ici :

    « L’Honnête Criminel, drame en vers et en cinq actes, de Fenouillot de Falbaire, est une des pièces de théâtre les plus caractéristiques du xviiie siècle. Sous ce titre paradoxal, elle offre la mise en scène d’un épisode très-émouvant des dernières persécutions exercées contre les Réformés. Jean Fabre, protestant de Nîmes, obtint, en 1756, de prendre la place de son père, condamné aux galères pour avoir pratiqué son culte. Il fut mis en liberté six ans plus tard, par le ministre Choiseul. Tel est le sujet du drame. Imprimé en 1767, il fut joué en province, mais l’auteur ne put obtenir de le faire représenter à Paris. Il fallut que la Révolution brisât la puissance du clergé pour lever l’interdiction qui pesait sur L’Honnéte Criminel. Il fut représenté enfin sur le Théâtre-Français, le 4 janvier 1790. Il eut un succès de larmes et d’opinion. Depuis, il a figuré aux répertoires de tous les théâtres de France, et, sous la Restauration, il devint une arme de guerre, entre les mains des libéraux, contre l’intolérance religieuse. Il n’est donc pas sans intérêt de connaître l’origine d’une pièce de théâtre qui a fait tant de bruit. La lettre que nous publions ci-après nous donne à ce sujet de piquants détails. Elle est adressée à Garrick, à Londres. La première moitié est écrite par Fenouillot de Falbaire, et l’autre moitié par Diderot, qui s’y montre dans tout son déshabillé philosophique. Il nous dit qu’il est l’inspirateur de ce drame, mais il a dû en faire aussi quelques-unes des scènes les plus vigoureuses, que l’on reconnaîtrait à sa touche. »

  2. Allusion au Fabricant de Londres, drame en cinq actes et en prose, Paris, 1771, in-8 ; cinq figures de Gravelot.