Correspondance (Diderot)/45

La bibliothèque libre.


XLV


AU MÊME.
Paris, ce 28 août 1768.
Monsieur,

J’ai l’honneur de vous réitérer que dans l’affaire de la demoiselle Desgrey et de ses frères, je suis de la plus rigoureuse impartialité ; mais comme cette qualité ne suffit pas pour être juste et que je ne me consolerais pas d’avoir induit un juge en erreur, quand même j’aurais été de la meilleure foi du monde, pour plus de sûreté je me suis adressé aux hommes de ma ville les plus honnêtes, les plus éclairés, et j’ai eu la satisfaction de voir que leur récit s’accordait exactement avec ce que j’avais pris la liberté de vous écrire. En voici le résumé. Il n’y a jamais eu de domestique dans la maison des père et mère. C’est cette fille qui en a fait les fonctions pénibles depuis qu’elle est au monde, et tant qu’ils ont vécu, leur équité l’en avait indemnisée par un petit commerce qu’ils autorisaient ; voilà l’origine de ce misérable pécule si envié par les frères ; voilà la cause de ces dépôts chez différents particuliers, dépôts qui ont changé autant de fois qu’ils ont été ou soupçonnés ou découverts par les frères dont on redoutait les violences et le ressentiment. Tandis que la fille passait sa vie et épuisait sa santé à seconder les efforts des père et mère pour faire le bien de la maison, elle était ruinée par la débauche, la dissipation et les extravagances des frères ; ils étaient sans mœurs ; ils se faisaient des affaires fâcheuses ; ils s’enrôlèrent ; et c’était toujours aux dépens de la maison qu’ils se tiraient d’affaire. Pour les encourager à leur métier, le père, chez qui ils travaillaient, leur payait l’ouvrage qu’ils faisaient comme à des compagnons de boutique, et leur sœur, qui avait sur les bras toute la charge de la maison, n’en a jamais perçu aucun salaire. S’il y avait eu un état fidèle des dépenses faites pour la fille et pour les frères et qu’à la mort du père on eût fait le partage de la succession, de manière qu’ils eussent été tous égalisés, il ne serait rien resté pour les frères. Ceux-ci ont un bon métier qui peut les soutenir convenablement. Leur sœur n’a rien, pas même de la santé, et si elle a le malheur de succomber dans ce procès, elle n’a d’autres ressources que d’entrer en service. Elle aura été condamnée toute sa vie à la domesticité : domestique de ses père et mère tant qu’ils ont vécu, domestique chez des étrangers après leur mort. Mettez-vous pour un moment, monsieur, à la place des parents et jugez de leur intention, ou plutôt gardez celle de juge rempli d’intégrité et de commisération comme vous l’êtes et daignez seulement écouter ce que des parents, qui étaient la probité même, vous diront du fond de leur cercueil en faveur d’une enfant dont ils n’ont jamais eu que de la satisfaction et qui n’en fut jamais récompensée. Si j’avais à plaider sa cause, je ne manquerais pas de faire parler ici ces parents ; vous les entendriez et vous seriez ému de leur discours. Mais mon dessein n’est pas de vous toucher. Je me suis simplement proposé de vous dire la vérité. Il y a sans doute de l’indiscrétion dans quelques-unes des demandes de la demoiselle Desgrey ; mais c’est l’injustice, c’est la violence de ses frères qui l’ont occasionnée. Il y a du louche dans son mémoire et dans ses réponses ; mais c’est sa pusillanimité, son inexpérience, les mauvais conseils des gens d’affaires qui l’ont empêchée de dire franchement la vérité qui l’aurait bien mieux servie que tous leurs détours. Ils ont cru qu’il fallait opposer mensonge à mensonge. Les pauvres gens ! ils ne savent pas encore toute la force de la vérité. Les démarches en apparence les plus suspectes se réduisent à rien quand on a le courage de les avouer et d’en exposer les véritables motifs. Ce qui achève de montrer la demoiselle Desgrey sous un coup d’œil peu favorable, c’est l’impossibilité de donner à ses réponses une force juridique en les appuyant par des témoignages étrangers. Comment des étrangers auraient-ils osé témoigner pour elle lorsqu’elle avait peine à trouver des gens de bien qui s’occupassent pour elle et des juges qui osassent prononcer en sa faveur ? Soyez très-assuré, monsieur, que la juste terreur qu’on avait conçue du ressentiment des frères a mené toute cette affaire en province, et que la dissimulation habituelle des avocats et procureurs lui a fait prendre un tout à fait mauvais tour à Paris. Monsieur, que vous êtes à plaindre, destiné à prononcer sur l’honneur, la fortune et la vie des citoyens et à ne presque jamais entendre la vérité ! Il faudrait presque aussi souvent faire justice des avocats que des parties. Toute ma vie, je regretterai de n’avoir pas embrassé cette profession. Je n’aurais peut-être pas montré au Palais un grand orateur, mais j’y aurais certainement montré un homme véridique.

En un mot, monsieur, toutes ces prétendues spoliations ne sont rien, mais rien du tout ; toutes les preuves qu’on en apporte, que des fausses apparences fondées sur les démarches secrètes d’une enfant qui cherchait à sauver le peu de guenilles qui lui appartenaient et qui restaient à la maison, après la mort de sa mère. Son état indigent ne le prouve que trop ; d’ailleurs elle a de la religion, des sentiments et de la probité, qualités qui répondent d’elle et dont les frères sont mal pourvus. Je l’ai tenue ici sur la sellette. Je l’ai interrogée, tournée, retournée ; et la seule objection que j’ai eu à lui faire, c’est de n’avoir pas répondu à ses juges comme elle me répondait. Si les frères Desgrey succombent, comme je me le promettrais si je pouvais donner à leur chef la même conscience que j’ai, ils resteront dans leur état, et ils y seront bien s’ils reviennent de leurs folies. Si le jugement est défavorable à leur sœur, elle est ruinée et réduite à l’indigence. Que diraient ses père et mère s’il était possible de les ramener à la vie et de leur montrer le seul enfant qu’ils eussent raison de chérir écrasé, dépouillé et condamné à la hart et à la servitude !

Je ne sais si j’ai l’honneur de vous être connu ; mais les premiers magistrats de ce pays-ci, des prélats même, aussi distingués dans l’Église par leurs vertus que par leur dignité, vous attesteraient que dans une affaire de la plus grande importance et qui me serait personnelle, rien au monde ne me déterminerait à m’écarter de la vérité. Il faut défendre ses opinions par ses mœurs ; et moins les opinions sont populaires, plus il importe que les mœurs soient irrépréhensibles. Des colonnes de l’Église, dont j’ai l’honneur d’approcher, ont quelquefois juré sur ma seule parole. Je n’ose me flatter d’obtenir de vous le même degré de confiance ; croyez, monsieur, que je me trompe, mais ne croyez pas que je mente.

Je suis avec un profond respect, etc.

La Destruction des Jésuites n’est pas de moi ; elle est, je crois, d’un ami[1] qui sera trop flatté de vous l’offrir.



  1. D’Alembert. Voir plus haut la lettre où Diderot le remercie de lui avoir envoyé cette brochure.