Correspondance (Diderot)/77

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Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXX (p. 83-84).


LXXVII

À L. S. MERCIER.[1]
Lundi.

Je n’ai pu, monsieur et cher confrère, répondre plus tôt à votre billet. J’ai passé l’année tout entière à la campagne avec moi seul en assez mauvaise compagnie d’abord, mais sans cesse occupé du soin de la rendre meilleure. Je suis arrivé hier au soir, afin d’embrasser ma femme, mes enfants et petits-enfants, et arranger quelques petites affaires domestiques. J’y retourne ce soir ; et ne croyez pas que je sois insensible au plaisir de voir une femme qui réunit les qualités dont l’éloge de chacune séparée suffirait à la plupart de celles que nous voyons et que nous estimons ; mais il y a des devoirs à remplir de préférence à tous ; celle qui m’abandonne la jouissance, fort au-dessus de la propriété, de ses bâtiments, de ses chevaux, de ses jardins est malade ; on ne m’a laissé revenir à la ville qu’à la condition que je ne lui ravirais qu’un très-court intervalle. Je vais méditer avec Sénèque, dont j’ai commencé la lecture, les grandes leçons de la vie et les pratiquer à côté d’une bonne amie. Je vais faire ce que vous feriez à ma place. On ne saurait avoir tous les bonheurs en même temps. Présentez mes respects à madame la comtesse. Témoignez-lui mon regret. Je vous charge de me dégager auprès d’elle. Parlez-lui littérature, philosophie, honneur, vertu, et quand elle vous aura écouté, elle sera bien dédommagée de ce que j’aurais pu lui dire. Continuez, monsieur et cher confrère, à faire des ouvrages qui nous rendent meilleurs, qui redressent nos têtes tantôt frivoles, tantôt fausses et méchantes, et qui exercent nos amis à la sensibilité qui conduit toujours à la bienfaisance, et soyez sûr d’être toujours heureux vous-même par l’utile emploi de votre temps et de vos talents. Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur.



  1. Inédite. Collection d’autog. de la bibliothèque Victor Cousin. La suscription porte : À Monsieur, Monsieur Mercier, rue des Noyers. Maison de M. Hébert.