Correspondance (Diderot)/85

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Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXX (p. 88-91).


LXXXV

au général betzky
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La Haye, ce 21 mars 1774.
Mon prince,

Permettez que je joigne un petit mot pantagruélique à la lettre du prince Galitzin : premièrement, selon la Bible sainte de ce nom, il faut faire tout le bien qu’on peut ; tâcher de réussir ; quand on a réussi, s’en réjouir et boire frais avec ses amis. Secondement, en cas de non succès, se signer, en disant de cœur et d’esprit la dive formule : Ce faisant, bonne digestion, doux sommeil et vie douce, longue et honorée, toutes choses que vous méritez autant que personne, et qui vous adviendroient, si, soir et matin, récitez dévotieusement les trois versets : 1. Facere officuum suum taliter qualiter ; — 2. Sinere vivere mundum quomodo vult — 3. Semper benediceri de Domino priori. L’efficace de ces trois sacro-saints versets est d’assurer prédestination, et arrondir le dévot pantagruéliste à vue d’œil, tenir œil clair, teint frais, pituite douce, sperme loyal et mirifiquement titillant, chose qui n’est pas à mépriser, comme le cher docteur vous le certifiera et assurera, et ce, soit dit en commémoration de certaines cènes, faites à huis clos chez certain général, un peu rebours à doctrine saine et pantagruélique, avec certaine demoiselle, qui seroit parfaitement dans les vrais principes, sans certaines lubies napolitaines, qui pourroient venir à crise fâcheuse, si ladite demoiselle n’y met ordre, comme tristesse, bête noire, défaillance de gaieté et d’originalité, que Dieu lui garde en toute plénitude et sans déclin jusqu’à la fin de ses jours. Or, ce n’est pas tout. Je n’oublierai ni l’un, ni l’autre catafalque, afin que puissiez à son aspect vous ramentevoir plus aisément de certains mots pantagruéliques qu’on dit aux uns et autres, le lendemain qu’ils ont bien fait les fous : Memento quia pulvis es et in pulverem reverteris ; lesquels dits mots avertissent tout bon entendeur d’arrouser ladite poussière de bonne purée septembrale, et d’en déposer, en attendant, quelques molécules en urnes vivifiantes et de forme ovale, afin que le tout ne tombe en non valeur et ne périsse. Ce n’est pas encore tout : Je n’oublierai pas non plus certaine tête d’Emperesse d’Orient, qui, si belle et si grande fût-elle, ne fut ni si grande, ni si belle que celle qui se fait admirer de près et au loin, et aimer de tout ceux qui la voyent et l’ont vue. Or, quand aurez l’honneur d’approcher d’elle, si lui disiez un mot bien respectueux de votre serviteur, peut-être l’entendroit-elle gracieusement. Je ne sais si les Welches pleurent ou rient ; mais je sais qu’ils ont beau texte pour jaser, et qu’ils s’en acquittent tous à ravir, comme sçavent bien faire, car ils sont tous grands et jolis jaseurs de leur métier, depuis le plus petit d’iceux jusqu’au plus grand ; et pourvu qu’ils jasent, sont doux beaux Agnus Dei, et si fait-on d’eux tout ce qu’on veut, a-t-on fait depuis quinze à seize cents ans, et ainsi fera-t-on à tout jamais, ce qui n’en est pas mieux. En attendant, je pantagruélise ici, et tiens le nez haut pour sçavoir d’où vient le vent, et comme il soufflera. Or, pantagruéliser, savez ce que c’est : c’est boire, manger et dormir dans toutes les combinaisons possibles, ce qu’on appelle Vie de roi ; et puis, ce n’est pas encore tout. Une diable de Sibylle, qui quelquefois vaut mieux et quelquefois aussi ne vaut la Sibylle de Panzoust, dont il est fait mention au grand livre : Des dits et gestes par excellence, s’est-elle pas mis en tête de chamarrer notre prince à la guise des autres ; et voilà qu’elle en écrit à certain seigneur, à qui ils n’ont pas tout ôté, puisqu’ils lui ont laissé quelques centaines d’aulnes de vieux ruban. Or, de ce ruban on lui en a promis plus de trois aulnes et un quart, à condition que la très-grande Emperesse, qui en a elle de bien plus beau, permettroit que celui notre Prince acceptât de l’autre, en attendant du sien qui est vraiment plus beau. Or, appuyez loyamment et fermement la susdite permission, et ce pour raison valable que je vais vous déduire, et que je vous supplie de ne point prendre en facétie, parce qu’en dépit du ton, c’est chose sérieuse. Notre Prince, comme vous sçavez, est grandement pourvu de vertus, un peu chichement de pécune, et j’aurois fort à cœur qu’il économisât beaucoup sur ce peu de pécune : ce à quoi nous aideroient grandement les susdites trois aulnes et un quart de ruban, en nous dispensant d’oripeaux, d’or, de galons et autres luxuriences, qui vous vuident à merveille une poche, tant profonde soit-elle. Or, par vertu de cettui magique ruban, irions si simplement que ceux qui font journellement venir de France, par la diligence de Bruxelles, de la rue Au-Fer, ou de la Petite-Rue, force tissus, larges, les uns de trois doigts, les autres de quatre, et qui s’en embordurent comme estampes ou comme tableaux, et marchent très-fièrement, quand une fois ils sont ainsi embordurés. Veuillez faire tout le possible vôtre, pour que nous soyons dispensés de la susdite ruineuse bordure, et allions en gros drap, peluche, camelot, et autres étoffes de commun aloi, sans qu’on en glose ou qu’on nous prenne pour des je ne sais qui, en disant que ressemblons à je ne sais quoi.

Sérieusement, mon Prince, pour quitter ce ton de maître François Rabelais, tout ridiculement que je vous aie présenté ce motif, il n’en est pas moins solide. Avec un cordon qui nous distingue, nous avons la liberté de nous vêtir aussi simplement qu’il nous plaît, et le Prince est malheureusement si borné dans sa dépense, qu’il est forcé de regarder à tout. Vous avez bien aussi quelques engagements à remplir avec moi : Je me flatte que vous ne les aurez pas mis en oubli. Oserais-je vous prier de présenter mon respect aux aimables convives de M. le général, et d’accepter celui, avec lequel je suis et serai fort profondément toute ma vie, mon Prince, etc., etc.



  1. Voici le billet « pantagruélique » dont il est question p. 68.