Correspondance 1812-1876, 2/1839/CXC

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CXC

À M. FRANÇOIS ROLLINAT, À CHÂTEAUROUX


Marseille, 8 mars 1839.


Cher Pylade,

Me voici de retour en France, après le plus malheureux essai de voyage qui se puisse imaginer. Au prix de mille peines et de grandes dépenses, nous étions parvenus à nous établir à Mayorque, pays magnifique, mais inhospitalier par excellence. Au bout d’un mois, le pauvre Chopin, qui, depuis Paris, allait toujours toussant, tomba plus malade et nous fîmes appeler un médecin, deux médecins, trois médecins, tous plus ânes les uns que les autres et qui allèrent répandre, dans l’île, la nouvelle que le malade était poitrinaire au dernier degré. Sur ce, grande épouvante ! la phtisie est rare dans ces climats et passe pour contagieuse. Joignez à cela l’égoïsme, la lâcheté, l’insensibilité et la mauvaise foi des habitants. Nous fûmes regardés comme des pestiférés ; de plus, comme des païens ; car nous n’allions pas à la messe. Le propriétaire de la petite maison que nous avions louée nous mit brutalement à la porte et voulut nous intenter un procès, pour nous forcer à recrépir sa maison infectée par la contagion. La jurisprudence indigène nous eût plumés comme des poulets.

Il fallut être chassé, injurié, et payer. Ne sachant que devenir, car Chopin n’était pas transportable en France, nous fûmes heureux de trouver, au fond d’une vieille chartreuse, un ménage espagnol que la politique forçait à se cacher là, et qui avait un petit mobilier de paysan assez complet. Ces réfugiés voulaient se retirer en France : nous achetâmes le mobilier le triple de sa valeur et nous nous installâmes dans la chartreuse de Valdemosa : nom poétique, demeure poétique, nature admirable, grandiose et sauvage, avec la mer aux deux bouts de l’horizon, des pics formidables autour de nous ; des aigles faisant la chasse jusque sur les orangers de notre jardin, un chemin de cyprès serpentant du haut de notre montagne jusqu’au fond de la gorge, des torrents couverts de myrtes, des palmiers sous nos pieds ; rien de plus magnifique que ce séjour !

Mais on a eu raison de poser en principe que, là où la nature est belle et généreuse, les hommes sont mauvais et avares. Nous avions là toutes les peines du monde à nous procurer les aliments les plus vulgaires que l’île produit en abondance, grâce à la mauvaise foi insigne, à l’esprit de rapine des paysans, qui nous faisaient payer les choses à peu près dix fois plus que leur valeur, si bien que nous étions à leur discrétion, sous peine de mourir de faim. Nous ne pûmes nous procurer de domestiques, parce que nous n’étions pas chrétiens et que personne d’ailleurs ne voulait servir un poitrinaire ! Cependant nous étions installés tant bien que mal. Cette demeure était d’une poésie incomparable ; nous ne voyions âme qui vive ; rien ne troublait notre travail ; après deux mois d’attente et trois cents francs de contribution, Chopin avait enfin reçu son piano, et les voûtes de la cellule s’enchantaient de ses mélodies. La santé et la force poussaient à vue d’œil chez Maurice ; moi, je faisais le précepteur sept heures par jour, un peu plus consciencieusement que Tempête (la bonne fille que j’embrasse tout de même de bien grand cœur) ; je travaillais pour mon compte la moitié de la nuit. Chopin composait des chefs-d’œuvre, et nous espérions avaler le reste de nos contrariétés à l’aide de ces compensations. Mais le climat devenait horrible à cause de l’élévation de la chartreuse dans la montagne. Nous vivions au milieu des nuages, et nous passâmes cinquante jours sans pouvoir descendre dans la plaine : les chemins s’étaient changés en torrents, et nous n’apercevions plus le soleil.

Tout cela m’eût semblé beau, si le pauvre Chopin eût pu s’en arranger. Maurice n’en souffrait pas. Le vent et la mer chantaient sur un ton sublime en battant nos rochers. Les cloîtres immenses et déserts craquaient sur nos têtes. Si j’eusse écrit là la partie de Lélia qui se passe au monastère, je l’eusse faite plus belle et plus vraie. Mais la poitrine de mon pauvre ami allait de mal en pis. Le beau temps ne revenait pas. Une femme de chambre que j’avais amenée de France et qui, jusqu’alors, s’était résignée, moyennant un gros salaire, à faire la cuisine et le ménage, commençait à refuser le service comme trop pénible. Le moment arrivait où, après avoir fait le coup de balai et le pot-au-feu, j’allais aussi tomber de fatigue ; car, outre mon travail de précepteur, outre mon travail littéraire, outre les soins continuels qu’exigeait l’état de mon malade, et l’inquiétude mortelle qu’il me causait, j’étais couverte de rhumatismes.

Dans ce pays-là, on ne connaît pas l’usage des cheminées ; nous avions réussi, moyennant un prix exorbitant, à nous faire faire un poêle grotesque, espèce de chaudron en fer, qui nous portait à la tête, et nous desséchait la poitrine. Malgré cela, l’humidité de la chartreuse était telle, que nos habits moisissaient sur nous. Chopin empirait toujours, et, malgré toutes les offres de services que l’on nous faisait à la manière espagnole, nous n’eussions pas trouvé une maison hospitalière dans toute l’île. Enfin nous résolûmes de partir à tout prix, quoique Chopin n’eût pas la force de se traîner. Nous demandâmes un seul, un premier, un dernier service ! une voiture pour le transporter à Palma, où nous voulions nous embarquer. Ce service nous fut refusé, quoique nos amis eussent tous équipage et fortune à l’avenant. Il nous fallut faire trois lieues dans des chemins perdus en birlocho, c’est-à-dire en brouette !

En arrivant à Palma, Chopin eut un crachement de sang épouvantable ; nous nous embarquâmes le lendemain sur l’unique bateau à vapeur de l’île, qui sert à faire le transport des cochons à Barcelone. Aucune autre manière de quitter ce pays maudit. Nous étions en compagnie de cent pourceaux dont les cris continuels et l’odeur infecte ne laissèrent aucun repos et aucun air respirable au malade. Il arriva à Barcelone crachant toujours le sang à pleine cuvette, et se traînant comme un spectre. Là, heureusement, nos infortunes s’adoucirent ! Le consul français et le commandant de la station française maritime nous reçurent avec l’hospitalité et la grâce qu’on ne connaît pas en Espagne. Nous fûmes transportés à bord d’un beau brick de guerre, dont le médecin, brave et digne homme, vint tout de suite au secours du malade et arrêta l’hémorragie du poumon au bout de vingt-quatre heures.

De ce moment, il a été de mieux en mieux. Le consul nous fit transporter à l’auberge dans sa voiture. Chopin s’y reposa huit jours, au bout desquels le même bâtiment à vapeur qui nous avait amenés en Espagne nous ramena en France. Au moment où nous quittions l’auberge à Barcelone, l’hôte voulait nous faire payer le lit où Chopin avait couché, sous prétexte qu’il était infecté et que la police lui ordonnait de le brûler !

L’Espagne est une odieuse nation ! Barcelone est le refuge de tout ce que l’Espagne a de beaux jeunes gens, riches et pimpants. Ils viennent se cacher là derrière les fortifications de la ville, qui sont très fortes en effet, et, au lieu de servir leur pays, ils passent le jour à se pavaner sur les promenades sans songer à repousser les carlistes qui sont autour de la ville, à la portée du canon, et qui rançonnent leurs maisons de campagne. Le commerce paye des contributions à don Carlos, aussi bien qu’à la reine. Personne n’a d’opinion, on ne se doute pas de ce que peut être une conviction politique. On est dévot, c’est-à-dire fanatique et bigot, comme au temps de l’inquisition. Il n’y a ni amitié, ni foi, ni honneur, ni dévouement, ni sociabilité. Oh ! les misérables ! que je les hais et que je les méprise !

Enfin, nous sommes à Marseille. Chopin a très bien supporté la traversée. Il est ici très faible, mais allant infiniment mieux sous tous les rapports, et dans les mains du docteur Cauvière, un excellent homme et un excellent médecin, qui le soigne paternellement et qui répond de sa guérison. Nous respirons enfin, mais après combien de peines et d’angoisses !

Je ne t’ai pas écrit tout cela avant la fin. Je ne voulais pas t’attrister, j’attendais des jours meilleurs. Les voici enfin arrivés. Dieu te donne une vie toute de calme et d’espoir ! Cher ami, je ne voudrais pas apprendre que tu as souffert autant que moi durant cette absence.

Adieu ; je te presse sur mon cœur. Mes amitiés à ceux des tiens qui m’aiment, à ton brave homme de père.

Écris-moi ici à l’adresse du docteur Cauvière, rue de Rome, 71.

Chopin me charge de te bien serrer la main de sa part. Maurice et Solange t’embrassent. Ils vont à merveille. Maurice est tout à fait guéri.