Correspondance 1812-1876, 2/1843/CCXXXIII

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CCXXXIII

AU MÊME


Nohant, 28 novembre 1843.


Cher mignon,

Encore une journée en sabots, et une soirée de chiffres. Je m’abrutis, mais je me porte bien. J’ai été dans les champs avec Denis Meillant par une chaleur du mois de mai ; j’avais une ombrelle et j’étais en nage. Ce n’est pas à Paris que vous avez un parieux temps. Après avoir recommencé l’examen et le devis des bergeries, étables, porcheries, et autres lieux plus ou moins parfumés, j’ai passé deux heures à faire retoiser les glacis de maître Prin. Nout p’tit monsieu, comme dit le père Lamouche, les avait bien fait toiser ; mais nout p’tit monsieu est un badaud qui n’y voit que du feu. Maître Prin, qui n’est point sot, lui en avait fait voir, tant le long de notre pré qu’à la métairie, dix-huit toises de plus qu’il n’y en a réellement. Il a fallu décompter. Maître Prin se grattait l’oreille. Diable ! dix-huit toises de mur, ça se voit pourtant, c’est assez long, ça ne se met pas dans la poche. Je me promets de me moquer un peu du p’tit monsieu, lequel m’a laissé sur une note de sa main ces dix-huit toises du mur bien et dûment attestées. Il y a une autre bêtise qu’on lui met sur le dos et que nous vérifierons.

Ce soir, j’ai eu à dîner Planet, Duteil, Fleury, Néraud et Duvernet. C’était la réunion décisive pour la fondation et le baptême de l’Éclaireur de l’Indre. C’était le comité de salut public. On parlait à tour de rôle. Planet a demandé plus de deux cents fois la parole. Il a fait plus de cinq cents motions. Fleury s’est mis en fureur, rouge comme un coq, plus de dix fois. Duteil était calme comme le Destin, Jules Néraud très ergoteur. Enfin, nous avons fini par nous entendre, et, tous comptes faits, recettes et dépenses, chaque patriote taxé au tarif de sa dose d’enthousiasme, le comité de salut public a décrété la création de l’Éclaireur, dont seront bien décrétés MM. Rochoux et Compagnie qui n’ont guère été acrêtés à ce matin en recevant la Revue indépendante.

Au milieu de tout cela, comme c’est moi qui fais toutes les écritures, programmes, professions de foi et circulaires, je n’ai pas pu travailler, et je voudrais bien que tu fisses assavoir à maître Pernet ou François (décidément lequel est parti ?) que je ne leur donnerai probablement pas de Comtesse de Rudolstadt pour le 10 décembre. C’est un peu leur faute.

Il était convenu avec M. François que, vu la longue tartine dédiée à Rochoux, on garderait la moitié de ce numéro de la Comtesse pour la prochaine fois. Enfin, ils se passeront bien de moi pour un numéro ; je ne peux pas faire l’impossible ; mais il faut les prévenir afin qu’ils se précautionnent. Dis-leur aussi que nous ferons imprimer notre journal à Orléans. C’est meilleur marché, et nous y avons un correcteur d’épreuves tout trouvé et très zélé, Alfred Laisné. Il faut seulement, mais plus que jamais, que Pernet ou François, François ou Pernet, nous trouve un rédacteur en chef, à deux mille francs d’appointements. Ce n’est guère plus que les gages du domestique de Chopin, et dire que, pour cela, on peut trouver un homme de talent !

Première mesure du comité de salut public : nous mettrons M. de Chopin hors la loi s’il se permet d’avoir des laquais salariés comme des publicistes.

Je suis toute gaie d’aller te revoir, mon enfant chéri, malgré le beau temps que je quitte, et les émotions de la politique berrichonne, qui m’ont coûté jusqu’ici plus de cigarettes que de dépense d’esprit. Je pars toujours après-demain, et, comme cette lettre ne partira que demain au soir, je n’aurai plus à t’écrire ; j’arriverai le même jour que ma lettre. Adieu donc. J’emballe les confitures ; j’ai peu de paquets, je n’en ai jamais moins eu. Pistolet n’en a pas. Françoise fait un poirat superbe[1]. Elle n’en dort pas, de l’idée qu’on mangera de son poirat à Paris !

La Sologne sera peut-être mauvaise. On peut manquer le convoi d’Orléans. Mais on arrive toujours ; ainsi dors en paix.

  1. Chausson aux poires, gâteau berrichon.