Correspondance 1812-1876, 2/1847/CCLIX

La bibliothèque libre.


CCLIX

À JOSEPH MAZZINI, À LONDRES


Nohant, 22 mai 1847.


Frère et ami,

Je n’ai reçu qu’il y a quinze jours le numéro du People’s Journal qui contient deux articles dont je suis l’objet. Remerciez pour moi de sa bienveillance miss Jewsbury, signataire du premier, et laissez-moi vous dire que le vôtre m’a pénétrée d’un sentiment de bonheur. C’est qu’en effet il part de votre cœur.

D’autres hommes éminents ont bien voulu me louer ou me défendre. Leur voix ne partait pas des entrailles comme la vôtre ; car, en général, les hommes d’intelligence ont peu d’entrailles, et je ne me sens point de parenté avec eux. Ma gratitude pour eux n’était donc qu’une forme de politesse obligée, au lieu que, vous, je ne vous remercie pas ; je sens que vous dites ce que vous pensez sur mon compte, parce que vous comprenez les souffrances de mon âme, ses besoins, ses aspirations et la sincérité de mon vouloir. Non, mon ami, je ne vous remercie pas d’un article favorable, comme on dit ; mais je vous remercie de m’aimer, et de m’appeler votre sœur et votre amie. Il y a une fatalité providentielle et comme un instinct de secrète divination dans les cœurs.

Il y a dix ans, j’étais en Suisse ; vous y étiez caché et un hasard m’avait fait découvrir votre retraite. J’étais presque partie un matin, pour vous aller trouver. J’étais encore dans l’âge des tempêtes. Je revins sur mes pas, en me disant que vous aviez assez de votre fardeau à porter, et que vous n’aviez pas besoin d’une âme agitée comme la mienne. Je comptais bien que, plus tard, nous nous rencontrerions si je résistais à la tentation du suicide qui me poursuivait sur ces glaciers. Le vertige de Manfred est si profondément humain ! Enfin, il y a encore, dans la vie, des récompenses attachées à l’accomplissement des devoirs, des compensations aux plus durs sacrifices, puisque votre amitié couronne ma vieillesse et me console du passé !

Venez donc en France, venez donc me voir chez moi dans ma vallée Noire, si bête et si bonne. J’y suis plus moi-même qu’à Paris, où je suis toujours malade au moral et au physique. Nous avons bien des choses à nous dire ; moi, j’en ai à vous demander. J’ai des conseils à recevoir que je n’ai osé demander à personne depuis bien longtemps, et des solutions que j’ai mises en réserve pour les chercher en vous. Vous disiez, cet hiver, que vous viendriez ; est-ce que vous ne le pouvez ou ne le voulez plus ?

Je vous aurais écrit plus tôt sans de graves événements domestiques, qui m’ont pris jusqu’aux heures du sommeil. Je viens de marier ma fille et de la bien marier, je crois, avec un artiste très puissant d’inspiration et de volonté. Je n’avais pour elle qu’une ambition, c’est qu’elle aimât et qu’elle fût aimée ; mon vœu est réalisé. L’avenir est dans la main de Dieu, mais j’espère la durée de cet amour et de cet hyménée.

Je vous respecte et vous aime.

Votre sœur,
GEORGE SAND.