Correspondance avec Élisabeth/Élisabeth à Descartes - La Haye, 1er juillet 1643

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- Descartes à Élisabeth - Egmond du Hoef, 28 juin 1643 Correspondance avec Élisabeth - Descartes à Élisabeth - Egmond du Hoef, novembre 1643


Monsieur Descartes,

J'appréhende que vous ne receviez autant d'incommodité, par mon estime de vos instructions et le désir de m'en prévaloir, que par l'ingratitude de ceux qui s'en privent eux-mêmes et en voudraient priver le genre humain ; et ne vous aurai envoyé un nouvel effet de mon ignorance avant que le vous susse déchargé de ceux de leur opiniâtreté, si le sieur Van Bergen ne m'y eût obligée plus tôt, par sa civilité de vouloir demeurer en cette ville, jusqu'à ce que je lui donnerais une réponse à votre lettre du 28 de juin, qui me fait voir clairement les trois sortes de notions que nous avons, leurs objets, et comment on s'en doit servir.

Je trouve aussi que les sens me montrent que l'âme meut le corps, mais ne m'enseignent point (non plus que l'entendement et l'imagination) la façon dont elle le fait. Et, pour cela, je pense qu'il y a des propriétés de l'âme, nous sont inconnues, qui. pourront peut-être renverser ce que vos Méditations Métaphysiques m'ont persuadée, par de si bonnes raisons, de l'inextension de l'âme. Et ce doute semble être fondé sur la règle que vous y donnez, en parlant du vrai et du faux, et que toute l'erreur nous vient de former des jugements de ce que nous ne percevons assez. Quoique l'extension n'est nécessaire à la pensée, n'y répugnant point, elle pourra duire à quelque autre fonction de l'âme, qui ne lui est moins essentielle. Du moins elle fait choir la contradiction des Scolastiques, qu'elle est toute en tout le corps, et toute en chacune de ses parties. Je ne m'excuse point de confondre la notion de l'âme avec celle du corps par la même raison que le vulgaire ; mais cela ne m'ôte point le premier doute, et je désespérerai de trouver de la certitude en chose du monde, si vous ne m'en donnez, qui m'avez seul empêchée d'être sceptique, à quoi mon premier raisonnement me portait.

Encore que je vous doive cette confession, pour vous en rendre grâce, je la croirais fort imprudente, si je ne connaissais votre bonté et générosité, égale au reste de vos mérites, autant par l'expérience que j'en ai déjà eue, que par réputation. Vous ne la pouvez témoigner d'une façon plus obligeante que par les éclaircissements et conseils dont vous me faites part, que je prise au-dessus des plus grands trésors que pourrait posséder Votre très affectionnée amie à vous servir,

Élisabeth.