Correspondance avec Élisabeth/Élisabeth à Descartes - La Haye, 30 novembre 1645

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- Descartes à Élisabeth - Egmond, 3 novembre 1645 Correspondance avec Élisabeth - Élisabeth à Descartes - La Haye, 27 décembre 1645


Monsieur Descartes,

Vous avez sujet de vous étonner, qu'après m'avoir témoigné que mon raisonnement ne vous paraissait pas tout à fait ridicule, le demeure si longtemps sans en tirer l'avantage que vos réponses me donnent. Et c'est avec honte que je vous en avoue la cause, puisqu'elle a renversé tout ce que vos leçons semblaient avoir établi dans mon esprit. Je croyais qu'une forte résolution de ne chercher la béatitude qu'aux choses qui dépendent de ma volonté, me rendrait moins sensible à celles qui me viennent d'ailleurs, avant que la folie d'un de mes frères, m'ait fait connaître ma faiblesse. Car elle m'a plus troublé la santé du corps et la tranquillité de l'âme que tous les malheurs qui me sont encore arrivés. Si vous prenez la peine de lire la gazette, vous ne sauriez ignorer qu'il est tombé entre les mains d'une certaine sorte de gens, qui ont plus de haine pour notre maison que d'affection pour leur culte, et s'est laissé prendre en leurs pièges, jusqu'à changer de religion pour se rendre catholique romain, sans faire la moindre grimace qui pourrait persuader aux plus crédules qu'il y allait de sa conscience. Il faut que je voie une personne, que j'aimais avec autant de tendresse que j'en saurais avoir, abandonnée au mépris du monde et à la perte de son âme (selon ma croyance). Si vous n'aviez plus de charité que de bigoterie, ce serait une impertinence de vous entretenir de cette matière, et ceci ne m'en garantirait pas, si je n'étais en possession de vous dire tous mes défauts, comme à la personne du monde la plus capable de m'en corriger.

Je vous avoue de même qu'encore que je ne comprenne pas que l'indépendance du libre arbitre ne répugne pas moins à l'idée que nous avons de Dieu, que sa dépendance à sa liberté, il m'est impossible de les ajuster, étant autant impossible, pour la volonté, d'être en même temps libre et attachée aux décrets de la Providence, que, pour le pouvoir divin, d'être infini et limité tout ensemble. Je ne vois point leur compatibilité, dont vous parlez, ni comment cette dépendance de la volonté peut être d'autre nature que sa liberté, si vous ne prenez la peine de me l'enseigner.

Au regard du contentement, je confesse que la possession présente est de beaucoup plus assurée que l'attente du futur, sur quelque bonne raison qu'elle soit fondée. Mais j'ai de la peine à me persuader que nous avons toujours plus de biens, dans la vie, que de maux, puisqu'il faut Plus pour composer ceux-là que ceux-ci; que l'homme a plus d'endroits pour recevoir du déplaisir, que du plaisir; qu'il y a un nombre infini d'erreurs, pour une vérité; tant de moyens de se fourvoyer, pour un qui mène le droit chemin; quantité de personnes en dessein et en pouvoir de nuire, pour peu qui aient l'un et l'autre à servir. Enfin tout ce qui dépend de la volonté et du cours du reste du monde, est capable d'incommoder; et selon votre propre sentiment, il n'y a rien que ce qui dépend absolument de la nôtre, suffisant pour nous donner une satisfaction réelle et constante.

Pour la prudence, en ce qui concerne la société humaine, je n'en attends point de règle infaillible, mais je serais bien aise de voir celles que vous voudriez donner à celui qui, en vivant seulement pour soi, en quelque profession qu'il ait, ne laisserait pas de travailler encore pour autrui, si j'osais vous demander plus de lumière, après avoir si mal employé celle que vous avez déjà donnée à

Votre très affectionnée amie à vous servir,

Élisabeth.