Correspondance avec Élisabeth/Descartes à Élisabeth - Stockholm, 9 octobre 1649

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- Descartes à Élisabeth - Egmond, Juin 1649 Correspondance avec Élisabeth - Élisabeth à Descartes - 4 décembre 1649


Madame,

Etant arrivé depuis quatre ou cinq jours à Stockholm, l'une des premières choses que j'estime appartenir à mon devoir est de renouveler les offres de mon très humble service à Votre Altesse, afin qu'elle puisse connaître que le changement d'air et de pays ne peut rien changer ni diminuer de ma dévotion et de mon zèle. je n'ai encore eu l'honneur de voir la Reine que deux fois; mais il me semble la connaître déjà assez, pour oser dire qu'elle n'a pas moins de mérite et a plus de vertu que la renommée lui en attribue. Avec la générosité et la majesté qui éclatent en toutes ses actions, on y voit une douceur et une bonté, qui obligent tous ceux qui aiment la vertu et qui ont l'honneur d'approcher d'elle, d'être entièrement dévoués à son service. Une des premières choses qu'elle m'a demandées a été si je savais de vos nouvelles, et je n'ai pas feint de lui dire d'abord ce que je pensais de Votre Altesse; car, remarquant la force de son esprit, je n'ai pas craint que cela lui donnât aucune jalousie, comme je m'assure aussi que Votre Altesse n'en saurait avoir, de ce que je lui écris librement mes sentiments de cette Reine. Elle est extrêmement portée à l'étude des lettres; mais, pour ce que je ne sache point qu'elle ait encore rien vu de la philosophie, je ne puis juger du goût qu'elle y prendra, ni si elle y pourra employer du temps, ni par conséquent si je serai capable de lui donner quelque satisfaction, et de lui être utile en quelque chose. Cette grande ardeur qu'elle a pour la connaissance des lettres, l'incite surtout maintenant à cultiver la langue grecque, et à ramasser beaucoup de livres anciens; mais peut-être que cela changera. Et quand il ne changerait pas, la vertu que je remarque en cette princesse, m'obligera toujours de préférer l'utilité de son service au désir de lui plaire; en sorte que cela ne m'empêchera pas de lui dire franchement mes sentiments; et s'ils manquent de lui être agréables, ce que je ne pense pas, j'en tirerai au moins cet avantage que j'aurai satisfait à mon devoir, et que cela me donnera occasion de pouvoir d'autant plus tôt retourner en ma solitude, hors de laquelle il est difficile que je puisse rien avancer en la recherche de la vérité ; et c'est en cela que consiste mon principal bien en cette vie. M. Freinshemius a fait trouver bon à Sa Majesté que je n'aille jamais au château, qu'aux heures qu'il lui plaira de me donner pour avoir l'honneur de lui parler; ainsi je n'aurai pas beaucoup de peine à faire ma cour, et cela s'accommode fort à mon humeur. Après tout néanmoins, encore que j'aie une très grande vénération pour Sa Majesté, je ne crois pas que rien soit capable de me retenir en ce pays plus longtemps que jusqu'à l'été prochain; mais je ne puis absolument répondre de l'avenir. je puis seulement vous assurer que je serai toute ma vie, etc.