Correspondance d’Albert Sorel (1870-1871)/01

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Correspondance d’Albert Sorel (1870-1871)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 12 (p. 864-896).
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CORRESPONDANCE
D’ALBERT SOREL
(1870-1871)

Albert Sorel a laissé une très volumineuse correspondance, datant de sa jeunesse, qu’il nous serait impossible de publier dans son ensemble : nous n’en donnons que quelques extraits. Il était alors aux Affaires étrangères, avait la tête toute pleine de romans et discutait avec passion les événemens qui se passaient sous ses yeux. L’année 1870 marque une date capitale dans sa vie, et les extraits que nous publions, tirés des lettres adressées à ses parens et à son ami Albert Eynaud[1], consul en Orient, montrent le développement intellectuel qui doit mener le jeune diplomate à son œuvre historique. Envoyé à la délégation de Tours, il collabora plus directement aux négociations diplomatiques, mais l’activité de son esprit continua de se porter sur les mêmes sujets, et il n’en rêvait pas moins d’être romancier. Comment l’attaché d’ambassade, qui juge sa carrière, souvent, avec une âpreté ironique, arrivera-t-il à la sérénité de ses opinions, et comment, dominant son imagination, sera-t-il amené à faire de l’histoire en toute impartialité ? Nous avons cru le dégager des documens dont nous commençons aujourd’hui la publication, en insistant moins sur les événemens, d’ailleurs connus, que l’auteur relate et sur lesquels sa pensée a pu se modifier dans la suite grâce à une étude plus approfondie et à une réflexion plus mûre, que sur les idées, les tendances, les sentimens qui achèveront son évolution morale et intellectuelle. Au lendemain de la guerre, Albert Sorel, qui venait de publier son premier roman, La Grande Falaise, était bien résolu à quitter le ministère des Affaires étrangères, mais il était fort embarrassé pour choisir une autre carrière. C’est alors que, sur la proposition de Taine, Émile Boutmy lui offrit la chaire d’histoire diplomatique à l’École libre des Sciences politiques. Encore qu’il doutât fort de lui-même, Albert Sorel accepta, prit un congé au ministère et commença son cours. À partir de ce moment, il trouve sa vocation. Non pas qu’il se désintéresse jamais, au cours de sa vie, des événemens dont il reste le témoin souvent ému ; non pas qu’il renonce à ses projets littéraires, qui lui resteront toujours chers ; mais il découvre dans l’histoire toutes les satisfactions que sa curiosité demandait à la vie et aux lettres ; il y découvre aussi, par une insatiable recherche, un apaisement à ses inquiétudes morales et intellectuelles.

Désormais, Albert Sorel n’est, ne veut plus être, et ne sera plus qu’un historien.


Tours, lundi 12 septembre 1870.
À sa mère.

En m’annonçant ma nomination, le directeur m’a dit que j’eusse à me tenir prêt pour Tours au premier avertissement. Je devais n’en parler à personne, car on n’emmène que deux secrétaires, et, une fois le départ connu, il devait se produire d’innombrables compétitions. Le secrétaire désigné (Philippe Delaroche-Vernet) est un charmant garçon que j’ai connu au collège, avec qui je suis en grande communauté d’idées et dont le caractère rend le voyage extrêmement facile. Nous sommes partis samedi matin par Le Mans, tous les deux seuls, en avant-coureurs. Nous sommes arrivés à Tours à 9 heures. Nous avions entassé nos effets dans des valises à la main, car on ne prend plus de bagages. Du reste, il n’y avait pas foule à la gare. Le flot était passé la veille.

Chose curieuse, à mesure que nous nous éloignions, nos esprits devenaient plus tristes, et la réalité nous apparaissait sous des couleurs plus sombres encore, s’il est possible. A Paris, on se surexcite, l’habitude de ces émotions finit pour ainsi dire par engourdir le cœur. En province, au milieu de ces campagnes paisibles et de ces sourires impassibles de la nature, on retombe sur soi-même plus lourdement, et il semble qu’on se réveille. Cependant je pensais à vous et au soulagement que tu aurais à me savoir en sûreté et aussi avec une occupation sérieuse. Avoue que la République a du bon.

Nous sommes arrivés à Tours à 9 heures. L’encombrement est énorme. Des fuyards, des étrangers, des administrations qui commencent d’arriver : mais nulle part de confusion. Tout le monde, en ce pays riant et propre, est poli et obligeant. Nous n’avons, bien entendu, trouvé de place dans aucun hôtel. Enfin, on nous a conduits dans une auberge où on nous a laissé la salle à manger. Nous y avons campé sur des matelas, enveloppés dans nos manteaux.

Hier matin nous nous sommes mis en quête. Après deux heures de marches et de contremarches, nous avons trouvé un logement très convenable, chez de très braves gens. Nous avons deux cabinets et un petit salon très propre. Le tout dans une de ces rues si souvent décrites par Balzac, tortueuse, avec des maisons à tourelles et des feuillages aux fenêtres.

Je te donnerai de nos nouvelles autant que possible. Cependant ne t’inquiète pas des retards : la poste fera des détours et Dieu sait comme elle arrivera.


Tours, même date.

A sa mère.

Les élections sont réajournées. Ce croisement de décrets, inévitable peut-être avec l’interruption des communications, est d’un fâcheux effet. Je regrette, tout compte fait, que les élections n’aient pas eu lieu. Les raisons d’ajournement sont nombreuses et sérieuses : 22 départemens n’auraient pu voter, aucune liberté de choix nulle part. Paris, enfin, aurait nommé un vrai gouvernement qui aurait sans doute voulu se substituer au gouvernement actuel…. Malgré tout, je suis convaincu que c’est une faute.

Il faut donc attendre, mais quoi ? Ce sont les ressorts de la nation même qui sont corrompus et détendus absolument. Il faudra bien des années d’efforts continus et de réforme profonde pour nous relever et tenter avec chances de succès une revanche politique.

L’armée notamment est à refaire, et une bonne armée est un ouvrage de longue haleine : des lois n’y suffisent pas. Il faut un effort général et prolongé de toute une nation, la somme d’incalculables efforts individuels. Enfin la discipline, qui est l’essence même de l’esprit militaire, n’est autre chose que le sentiment du devoir, le respect de la hiérarchie, le désintéressement, le sacrifice personnel. On ne détruira les Prussiens que par leurs propres armes.

La levée en masse est une utopie révolutionnaire qui ne sera pas plus efficace en 1870 qu’elle ne l’a été en 1793. Il n’y a pas de plus grand préjugé. Nous arriverons à nuire en détail à l’ennemi, à nous faire abîmer partout où se livreront des combats sérieux, et les Prussiens sont assez intelligens pour n’en pas livrer d’autres. Marchant toujours en masse, avec de la cavalerie et de l’artillerie surtout, ils frapperont de terreur, par des exemples terribles, les campagnes qui se révolteront ou même prêteront appui aux francs-tireurs. Je ne veux pas sonder l’avenir, le présent suffit, et du reste, je ne désespère de rien si le pays a le sentiment de sa dignité et comprend la véritable cause de ses désastres.

On se bat depuis deux jours autour d’Orléans sans résultat précis, au moins à ma connaissance. Je crois que le gouvernement ne s’en irait à Bordeaux qu’à toute extrémité.

Les journaux allemands sont remplis de discussions sur les conditions de paix. A part quelques libéraux que l’on n’écoute pas plus qu’en cas de victoire on n’eût écouté chez nous Jules Favre ou Thiers, tout le monde est d’accord pour exiger nos provinces. On ne discute que sur l’étendue du territoire à prendre. La raison donnée que ce sera un moyen d’assurer la paix est absolument fausse ; ce sera au contraire un moyen de ramener la guerre. Ils ajoutent que nous ne leur pardonnerons pas et qu’il faut en finir une bonne fois quand ils en ont le moyen, que nous préparerons la guerre, — et ils n’ont qu’une idée, rendre cette guerre de plus en plus difficile pour nous. Il est sûr que si la France, se liant aux apparences et croyant toujours que les lois suffisent pour réformer un pays, si les Français veulent recommencer la guerre dans trois ans, la Prusse veut être en mesure de nous accabler avant que nous ayons eu le temps de nous reformer. Ils appliqueraient en grand et a tout le pays ce qu’ils font en petit, partout où nous essayons de former une armée. Il est impossible de méconnaître qu’en cela comme dans le reste ils agissent avec une complète rigueur de logique, étant donné que l’Europe les laisse faire.

J’ai été hier, par ordre, visiter les prisonniers pris à Ablis. Ils se portent à merveille et affirment que toute l’armée va de même. Ils sont en campagne depuis deux mois, très contens d’être prisonniers et d’avoir tiré leur épingle du jeu. Nos soldats vont et viennent parmi eux ; ils se louent les uns des autres, se soignent et deviennent camarades après la bataille. Il serait lamentable que les Prussiens exécutant leur projet barbare au sujet des bourgeois d’Ablis, on fût obligé de fusiller ces malheureux. Les Prussiens ne veulent pas admettre la guerre de guérillas et je crois qu’ils ne reculeront devant aucune violence pour y mettre obstacle.

On annonce un succès sérieux du général Ducrot sous le Mont-Valérien.

Je reviens aux élections, voici ce qu’on m’assure : en province, il n’y avait guère à craindre que la réaction ; mais à Paris les députés nommés se seraient constitués en gouvernement provisoire, et, comme le seul titre du gouvernement actuel est le titre de députation de Paris, ils l’auraient renversé. L’ordre se maintient, mais grâce à la grande énergie de Trochu qui n’hésite pas à prendre des mesures de rigueur. Rien n’est plus difficile que d’apprécier ces difficultés. Il est vraisemblable que Gambetta n’est pas venu sans raison, et, pour que des gens comme lui aient hésité, il faut que le danger soit réel. Mais quelles que soient les raisons, je regrette la mesure.

Et nous voilà retombés dans l’inconnu et le vague. Ce seront la liberté et la République qui paieront les frais. Le malheur de la République est de naître toujours après une crise ; le peuple lui attribue tous les malheurs amassés par le régime déchu et c’est ainsi que nous retombons indéfiniment de Charybde en Scylla.


Tours, 14 septembre 1870.

A sa mère.

J’ai reçu l’ordre de rester ici. Il y a une petite délégation près de M. Crémieux et j’en fais partie. L’ami avec lequel je suis (Philippe Delaroche-Vernet) est bien aimable, bien sûr : nous vivons absolument en commun et de la manière la plus aisée. Notre chef (M. de Chaudordy) est un homme fort aimable et fort distingué, qui vit avec nous et nous traite en collègues.

Le ciel était si sombre qu’il ne paraissait pas pouvoir noircir encore, et cependant il semble que chaque jour augmente le poids qui pèse sur nos cœurs. Je plains de toute mon âme les pauvres Parisiens, et ceux qui restent aussi bien que ceux qui sont partis et qui ont laissé en arrière la moitié d’eux-mêmes. J’ai passé par tous ces déchiremens et si les hasards de ma carrière m’en ont soustrait un instant, je n’oublie aucune de mes angoisses et je pense à celles de mes amis. Que de secousses et de craintes ! J’avais l’œil humide en laissant mes livres, et mon petit logis si paisible et où j’avais caressé tant de rêves d’avenir. Heureusement, mes manuscrits sont chez toi : je n’aurais pu m’en séparer, et comment les traîner à ma suite ?

Enfin, il faut compter sur Dieu et nous soutenir pour qu’il nous aide. Je n’ai jamais pu croire, je crois moins que jamais qu’il soit le Dieu des armées. Je ne crois pas que le sort des empires et des peuples le touche. Il ne connaît que les Times et ne juge que les cœurs. C’est ce qui donne confiance, même aux plus mauvais jours.

Enfin, nous devons être soulagés d’une grande inquiétude, la plus grande de toutes pour toi, cela est sûr. Le reste ne dépend pas de nous, et il faut nous habituer à marcher dans les ténèbres. Il y a au fond de moi-même une inébranlable confiance dans l’avenir.


Tours, vendredi 16 septembre 1870.

A sa mère.

J’ai été bien content de recevoir de vos nouvelles. Je suis décidément maintenu à Tours. Le ministre et le Corps diplomatique n’y viendront pas, mais j’appartiens à un service spécial qui durera aussi longtemps que Paris sera investi. Nous sommes quatre. Nous sommes installés dans l’immense palais de l’archevêché, où demeurent M. et Mme Crémieux. L’un et l’autre dînent avec l’archevêque. Le ministre et le prélat se louent beaucoup l’un de l’autre, M. Crémieux dirige le gouvernement avec une véritable supériorité d’esprit. La ville est remplie, mais, comme je te le disais, sans confusion. On trouve très aisément à dîner dans de bons hôtels : dîner, service et compagnie excellens. C’est une chose inouïe que la quantité de gens que l’on rencontre ici. Bien que mon ami et moi nous ayons peu flâné par les rues, nous avons déjà vu, entre autres, M. Denuelle avec sa fille et M. Taine, M. Sandeau, les peintres Lehman et Millier, etc. Mon ami est le fils de Paul Delaroche et le petit-fils d’Horace Vernet. Il a les relations les plus étendues, et comme nous sommes les deux doigts de la main, nous ne nous quittons pas. Le cabinet de M. Crémieux, avec lequel nous sommes en rapports continuels, est composé de gens parfaitement aimables et distingués. Nous avons aussi à nous louer beaucoup de l’accueil du directeur général des télégraphes, M. Steenakers, député de la gauche. Bref, notre position est bonne et notre travail intéressant. Nous formons un bureau de chiffre et notre service consiste à maintenir les communications avec l’étranger. Si les Prussiens approchaient, le gouvernement se déplacerait et nous avec lui.

Je crois que tu juges très sainement la situation. J’ai eu d’ailleurs, à plusieurs reprises et poussé par une sorte de pressentiment, le soin de parler avec mon père d’une occupation possible de notre pays. Je ne puis que vous confirmer tout ce que je vous ai dit à ce sujet. Je ne crois pas à une menace prochaine d’occupation, mais à une simple possibilité. Vous seriez toujours avertis à temps. En tout cas, il est bon de prendre ses précautions en vue d’une alerte.

Les paniques dont tu me parles ne me paraissent pas raisonnées. Je les blâme d’autant plus que ceux qui y cèdent sont le plus souvent les mêmes qui, il y a deux mois, poussaient à la guerre.

Oui, ces paniques me semblent prématurées. Certes, la loi du vainqueur, et de ce vainqueur-là surtout, est dure à subir et bien amère au cœur. Mais enfin, on se doit aussi au pays que l’on a habité, aux gens qui nous entourent. Je conçois que l’on fasse sortir les femmes de Paris comme de toute ville menacée de siège. Partout où il doit y avoir lutte, elles sont déplacées, elle paralysent la défense et en supportent les conséquences. Mais au lieu où vous êtes, la situation est différente. Bref, c’est d’après les circonstances qu’il faudrait se décider. Si l’on devait se battre autour de vous, il faudrait partir, sinon je crois que c’est un devoir de rester. Quant à l’ennemi, le calme et la fermeté lui imposeront toujours. Nous sommes vaincus, nous ne devons pas être humiliés. On peut garder sa dignité, tout en cédant à la force brutale. Les femmes, surtout les femmes comme vous, ont été respectées partout. Mais, je répète, sur le théâtre d’un combat on ne peut répondre de rien. Je ne crois à aucune bataille dans vos parages. S’il y a lutte, elle se concentrera du côté du Havre. Rouen d’ailleurs serait occupé bien avant Moniteur et vous auriez le temps de vous mettre à l’abri.


Tours, 21 septembre.

A sa mère.

On dit que les Prussiens marchent sur Orléans : il est donc probable que nous ne resterons pas longtemps ici. Me sachant en sûreté, tu ne devras t’inquiéter d’aucune interruption de correspondance. Il n’en sera pas de même de moi, et j’avoue que j’appréhende horriblement le silence.

Je suis extrêmement occupé, mais j’en suis heureux. Ce que je fais est fort intéressant et il est nécessaire en ces temps-ci de se soustraire à ses pensées.

La conduite loyale du Ministère doit lui gagner les sympathies. Je crois qu’il faut le soutenir énergiquement dans la lutte électorale, d’autant plus qu’il n’y interviendra en aucune façon.

Un de mes amis qui a voulu rentrer dans Paris samedi a été fait prisonnier.


Tours, 24 septembre 1870.

A sa mère.

Je le remercie bien des détails que tu me donnes ; ils sont lus avec le plus vif intérêt. Je ne puis trop vous encourager dans les sentimens où je vous vois. Je regrette de ne pouvoir l’envoyer aucune nouvelle. Je vais recommander votre abonnement au Moniteur. Dalloz est ici avec son personnel, et je suis en bonnes relations avec lui. Le Temps est resté à Paris.

Je vois avec plaisir que vous êtes résolus et calmes. Je ne puis trop vous fortifier dans ces dispositions. Il est impossible, évidemment, de combattre les paniques qui s’emparent de la foule, mais il faut lâcher au moins de ne pas se laisser gagner. C’est ainsi que, jusqu’à nouvel ordre, je reléguerai dans le domaine des canards l’histoire des espions désignant les maisons des receveurs et des notaires. Il faut dire la vérité sur ce point. Les Français ont une manière commode d’expliquer leurs surprises et d’excuser leurs défaillances : les espions expliquent les surprises, la trahison excuse les défaillances. Il n’y a pas eu de trahison ; il y a eu infiniment moins d’espions qu’on ne le dit. En somme, depuis trois mois, on en arrête partout et il ne s’en est trouvé qu’un seul, contre lequel on a cru trouver des preuves suffisantes pour le fusiller. Les Prussiens ont des espions très habiles et très dévoués, cela est certain, mais s’ils en avaient autant qu’on le dit, leur armée entière y passerait. Gardons-nous de ces paniques. Il est parfaitement inutile de désigner la maison des notaires qui ont des panonceaux sur leurs portes, et quant aux receveurs, rien n’est plus aisé que de trouver leur caisse une fois qu’on est maître de la ville. Il y a en France, à toute époque de crise, des mots avec lesquels on jette la terreur dans les provinces : aujourd’hui, chez nous, on se croit « désigné, » et avec ces désignations on va faire trembler tout le monde. Pour Dieu, ne croyez à aucune de ces histoires : la réalité suffit.

Quand les Prussiens occupent une ville, ils vont aux autorités et se font désigner les choses dont ils ont besoin. Il y a des officiers qui règlent le logement et d’autres qui vident les caisses. Cela se fait tout simplement. Ils ont les guides Joanne et les cartes qui leur indiquent tout ce qu’il leur faut.

Il ne faut pas se laisser aller à l’imagination : ils n’ont rien d’effrayant dans l’extérieur. Attendez-les de pied ferme : ce sont des soldats qui font la guerre, c’est-à-dire une chose horrible et terrible, mais ils sont peut-être, après les Anglais, l’armée la plus disciplinée de l’Europe : ce n’est jamais beaucoup dire. Si donc vous êtes occupés, et j’en doute, vous verrez des soldats qui auront faim, qui seront fatigués, qui seront exigeans, vous ne verrez pas des monstres farouches. Il ne faut pas non plus exagérer le danger que courent des femmes paisibles, qui restent à la maison, dans un pays ouvert et loin de tout champ de bataille. Donc que l’on serre la bride à l’imagination et que l’on ne se figure pas des choses épouvantables. Je le répète toujours : la réalité suffit.

Je regrette beaucoup ce que tu me dis des élections municipales. Le temps des tergiversations est passé ; il faut partout des hommes résolus, et dont le passé soit parfaitement net. C’est le fait de mon père. Dans le danger profond où est le pays, on se doit à lui. Tous ceux qui ont été aux affaires, depuis les conseillers municipaux jusqu’à l’ex-Empereur, depuis 1852, sont frappés d’incapacité légale, s’ils n’ont pas par leur conduite donné des gages de résolution et d’indépendance. Je comprends les scrupules de mon père ; ils sont, comme toutes ses pensées, la marque d’une délicatesse extrême ; mais sont-ils de saison ? Si on laisse prendre la place, ou si on fait accepter par déférence un candidat d’abord évincé, la situation est changée. Présenté sans l’avoir voulu, ayant la main forcée, modeste et désintéressé comme il l’est, mon père remplirait le rôle le plus utile. Rends-toi compte que partout les mêmes scrupules arrêtent les gens délicats.

Il faut lutter partout. L’Etat se compose de départemens, de cantons, de communes, de familles. C’est de ce dernier foyer que part toute moralité, toute énergie, toute réforme. Mais, au nom du ciel, qu’on ne dise plus : que les autres s’arrangent ! Les autres, c’est chacun de nous. Le voisin raisonne comme nous, et il n’y a que les coquins qui profitent du gâchis. Il faut que les libéraux éprouvés, que les honnêtes gens se jettent dans la mêlée municipale jusqu’à celle de la Constituante. Le temps des hésitations, des dégoûts, des découragemens est passé.

Ah ! ces crises soulèvent bien des lâchetés et bien des sottises ! Bah ! on n’en devient que plus ferme dans ses principes et plus résolu dans sa conduite. Dieu merci, le travail ne me manque pas et je me sens l’esprit calme et l’intelligence nette. Tu n’as rien à craindre pour ma vie ; ne crains pas, de ma part, de démonstrations imprudentes. Mais, avec calme et discrétion, je vais droit où ma conscience me dit d’aller, et si je ne me compromets en rien, je ne cherche pas non plus à ménager les chèvres et les choux. Il faut savoir ce qu’on veut, et l’on ne doit vouloir qu’une chose : travailler à sauver le pays : chacun peut y contribuer, il n’y a pas d’effort inutile.


26 septembre 1870.

A sa mère.

Avant ma dernière lettre qui parlait des élections, tu as dû apprendre qu’elles étaient ajournées. Les élections municipales n’avaient d’autre raison d’être que les élections à la Constituante, et celles-ci deviennent inutiles, puisque la Prusse ne veut traiter qu’en nous écrasant. Il vaut mieux que toutes ces élections soient ajournées. La proclamation du gouvernement a produit un immense effet : il commence à se manifester un véritable élan d’indignation.

Nous avons des nouvelles de Paris par des ballons qui partent assez régulièrement. On est très calme et parfaitement uni : très résolu toujours. Le général Trochu a pris des résolutions énergiques : soldats fuyards, débandés, ivres, seront jugés et fusillés, au moins en cas de récidive. Cela est nécessaire.

Tout le monde s’accorde à dire qu’à Paris la mobile de province est admirable. Je crois que c’est de ce côté que nous trouverons la force qui nous sauvera : car il faut que nous soyons sauvés.

J’ai eu des renseignemens précis sur ce qui s’est passé à Versailles. Ils ont occupé la ville en grand nombre. Il y a dans le palais et ailleurs environ 800 blessés prussiens et français. Le prince royal est installé à la Préfecture. Une partie des officiers loge chez l’habitant, des soldats campent sur les boulevards ou occupent les casernes. Ils se promènent dans les rues : mais la ville, triste habituellement, est désolée ; tout est fermé. Ils sont exigeans comme toujours. Ils envoient des détachemens de tous côtés dans un rayon de huit à dix lieues. La rumeur publique les augmente énormément.

On ne peut savoir la vérité sur les combats livrés autour de Paris. Ce qui est sûr, c’est que l’ordre règne dans la ville, quoi qu’en disent les Prussiens. Ce sont eux qui font circuler les rumeurs effrayantes qui, parties de la banlieue, vont terrifier les provinces.

On n’est autour de moi ni abattu, ni découragé ; on a du calme ; on fait le possible.

Je t’écris bien confusément, mais nous sommes accablés de travail. Nous faisons avec dix personnes toute la besogne du ministère. J’y joins encore quelques articles de journaux. Je t’assure que nous ne perdons pas notre temps. Nous avons tous le sentiment du devoir.


Tours. 1er octobre 1870.

A sa mère.

Je vous parle beaucoup de politique, mais je trouve qu’en ce moment c’est le seul moyen de vivre. La grande activité à laquelle je suis condamné ici est bien nécessaire et je m’en félicite. Il faut maintenant vivre au jour le jour et regarder tout droit devant soi : autrement, la tête tourne et le cœur se soulève.

J’insiste beaucoup sur les considérations que j’ai soumises à papa dans mes dernières lettres. Je suis entièrement satisfait de son élection comme président du Comité de défense. Ces comités sont appelés à jouer un rôle plus politique que militaire et on peut y exercer une action utile. Il est tout à fait indispensable de se mettre au-dessus des susceptibilités locales, de donner son concours où il est nécessaire et de le donner franchement. Les demi-mesures, les tergiversations sont moins que jamais de saison.

La résistance de Paris étonne et gêne les Prussiens. Il est incontestable pour moi que le roi de Prusse ne veut signer la paix qu’à Paris. La gloire a tout à fait enivré cet esprit mystique. L’armée et la population sont dans cet état d’exaltation où nous étions nous-mêmes au mois de juillet quand nous chantions le Rhin allemand et criions : A Berlin ! avec cette différence qu’ils ont pris le Rhin français et sont arrêtés aux portes de Paris. Les sentimens que nous avons contre les Prussiens, ils les nourrissent contre nous depuis 1806. Enfin le monde vit de pain, contrairement à la parole de l’Evangile, et la politique chrétienne n’est pas de ce monde…


Tours, 8 octobre 1870.

A sa mère.

Décidément je n’ai plus le temps d’écrire. J’arrive au bureau à 9 heures. J’en sors à minuit, avec trois heures pour les repas. Nous faisons de tout, et surtout du télégraphe en chiffres. Pour le moment, je travaille, entre deux dépêches, à faire une réponse aux circulaires de M. de Bismarck : ce n’est pas aisé et c’est autre chose que de répondre aux lettres et articles de MM. X… etc.

Les nouvelles de Paris sont bonnes. L’armée de la Loire est très sérieuse.

Je réponds maintenant à la hâte à ta lettre politique. De loin comme nous sommes, avec une correspondance toujours en retard et qui se croise continuellement, sans que je sache ce qui se passe là-bas, il est impossible d’avoir une discussion un peu pratique. Il ne faut donc prendre dans mes lettres que les idées générales et ne s’étonner en rien des contradictions qui se rencontreraient pour l’application. Il est sûr que d’ici, au siège du gouvernement, connaissant la vérité, je juge les choses autrement qu’on ne le fait là-bas, et n’eussé-je pas des sympathies marquées pour la forme républicaine, ce que je vois ici me convaincrait que le gouvernement de la défense doit être énergiquement soutenu.

Ce que j’aurais eu le plus d’intérêt à connaître, ce sont les listes qu’on oppose les unes aux autres. Pour ce qui est de moi-même, je n’ai fait allusion qu’au Conseil général, dans le cas où des élections auraient lieu, ce dont personne ne sait rien. Quant à la députation, je n’y ai jamais songé, je n’ai point la notoriété nécessaire, et rien d’ailleurs ne me ferait quitter mon poste en ce moment. Je crois d’abord y faire, mon devoir et y donner, mieux que partout ailleurs, ce que je suis capable de donner. Puis, c’est d’un intérêt sans égal et je me trouve à une école où très peu de gens, à mon âge, auront passé : de tels événemens sont rares et rarement aussi on les voit d’aussi près.


Tours, 16 octobre 1870.

A sa mère.

Je remercie bien mon père de sa longue lettre. J’approuve absolument sa conduite. Il a tout à fait agi comme je le désirais, et je regrette que son opinion n’ait pas prévalu. Je n’ai pas besoin de lui dire non plus combien j’approuve et admire sa conduite à l’égard des ouvriers. Il sait que nous sommes d’accord sur ce point.

Je me loue énormément de mon chef. C’est un homme supérieur et un vrai politique. Il m’emploie au métier que je suis le plus apte à faire, et je lui en suis reconnaissant. Je ne fais guère que de la presse, française et étrangère. J’ai une correspondance très active, et je ponds énormément, — sur tous les tons. — Ma grande circulaire (du 8 octobre) en réponse à Bismarck a été presque entièrement approuvée et on n’y a fait que très peu de changemens. Je te recommande le passage sur les rapports des préfets. Cela sera au Moniteur un de ces jours.


Tours, 20 octobre 1870.

A sa mère.

Je ne puis rien te dire des mouvemens des troupes. Ce qui est sûr, c’est que nous avons une véritable armée et que nous ne partons pas encore d’ici.

Je reçois une masse énorme de lettres pour Paris. Je les fais passer comme je peux, mais avec bien peu de chances de succès. J’ai des moyens de faire parvenir des nouvelles par les courriers du ministre, mais c’est une grande faveur, qui n’existe pas pour le public et dont je ne puis faire profiter que des amis intimes. Quand un courrier part, je fais une liste d’adresses et de noms avec une ligne pour chacun, et si le courrier arrive, l’ami qui reçoit la liste écrit à tout ce monde. Mais le papier est petit et la liste bien restreinte, de sorte qu’il ne faut pas en parler. J’ai réussi à envoyer quelques lettres, très petites.

J’ai des nouvelles directes de Lyon par un de mes amis, professeur à Douai, qui y a passé deux jours en retournant chez lui. Les choses ont été très exagérées, et la ville n’est pas du tout dans l’état où on la peint. C’est du reste la plus mauvaise avec Toulouse. On ne considère pas les allaires de Marseille comme très sérieuses.

Ce qui manque, c’est un général. Jules Favre, Gambetta et Dorian ont rendu d’énormes services : le premier domine la situation par une hauteur de vues et de langage vraiment admirables ; le second est très énergique et à la clarté d’action qui manque à beaucoup d’hommes ; Dorian dirige les travaux. Mais, hélas ! ce sont quelques hommes sur une mer bien troublée. Et ils sont entourés de gens médiocres et maladroits qui les paralysent en même temps qu’ils augmentent les répugnances et les inquiétudes de la province.


Midi.

Les Prussiens doivent souffrir beaucoup. Je le tiens de source sérieuse. Leurs incursions au Sud et dans l’Ouest sont autant pour se ravitailler que pour arrêter la formation des armées de dégagement. On dit beaucoup de bien de M. de Freycinet. On a vu, pour la première fois depuis son arrivée, de grandes cartes étalées sur une table. L’incapacité et l’incurie de beaucoup de nos officiers dépassent la mesure. On n’avait pas ici de cartes des environs de Paris. Nous avons fait acheter à Vienne tous les exemplaires de la carte prussienne qu’on a pu trouver. La Guerre n’y a rien compris et s’est jetée dessus. Il ne faut pas désorganiser ce qui reste de l’armée, mais des réformes profondes sont nécessaires.

J’ai pensé à tenir un journal, mais je ne puis écrire les plus intéressantes des choses que je vois, ce serait contraire au secret exigé dans mon métier ; en outre, je tremblerais si j’avais un manuscrit pareil. Quant aux impressions, je voudrais bien les recueillir, je n’ai pas un instant. Je ne rentre chez moi que pour me coucher et je n’arrive pas à faire le quart de ce que je voudrais. Je le regrette. Heureusement que, pour ces détails, je puis me lier à ma mémoire.

Je ne suis pas étonné de l’état d’esprit où je vois les Allemands : ils sont lents à se monter, mais une fois montés, la bête farouche du Nord et le sauvage jaloux de tout ce qui est aisé et heureux reprend le dessus. Voici ce qu’il faut dire et comprendre. — De 1794 à 1814, pendant vingt ans sans interruption, les Allemands, et plus que tous autres les Prussiens, ont souffert ce que nous soutirons depuis deux mois. Ils ont commencé de se venger en 1815 ; on les a arrêtés. Depuis ces temps ils sucent avec le lait la haine du peuple français, haine nourrie de tous les récits de ce temps, où chaque famille a eu sa part d’humiliations et de misères. Voilà dans quel état d’esprit ils étaient au départ : on leur a dit que la France les attaquait de nouveau en pleine paix, qu’un Napoléon voulait leur prendre leurs provinces et désorganiser leur unité : ils se sont levés avec un élan désespéré, pleins du prestige de la France, croyant à la défaite, voyant leur pays menacé d’invasion. La victoire est venue, dépassant toute attente. Leur orgueil aussi dépasse toute mesure et toutes les vieilles rancunes nourries depuis cinquante ans éclatent.

Quand la guerre a éclaté, je croyais à notre victoire ; je croyais au moins l’Allemagne menacée d’invasion. Maintenant que je vois cette invasion dans mon pays, ma souffrance est plus vive et plus aiguë ; je juge qu’il faut faire une guerre à mort à l’ennemi.

Dieu nous garde et nous sauve ; mais qu’il nous garde surtout de l’esprit de conquête et nous sauve de l’orgueil dur et insensé qui perd les peuples et les déshonore en les poussant les uns après les autres aux excès que commettent aujourd’hui les Prussiens !


Tours, 29 octobre.

A sa mère.

La situation est bien triste : les mouvemens de reprise qu’on signale partout et auxquels j’ai cédé moi-même me semblent reposer sur bien des illusions. Si j’ai été le premier à soutenir qu’on faisait ici le possible, qu’on rassemblait les ressources et que tout n’était pas perdu, je crains aujourd’hui qu’on ne s’abandonne de nouveau à une confiance que rien, hélas ! ne motive et qui peut nous ménager de nouveaux désastres.

Je ne sais si vous avez lu et médité comme il le faut le très remarquable rapport de Trochu aux maires de Paris. Il se montre préoccupé de l’ardeur déraisonnée des esprits : parce qu’ils n’ont pas encore vu l’ennemi sous leurs murs, parce qu’ils font l’exercice depuis deux mois, les gardes nationaux veulent marcher au combat. En province on cède au même mouvement : parce qu’on achète des armes et qu’on fait les préparatifs, parce que les mobiles montrent un bon esprit, parce que le gouvernement commence à montrer de l’énergie et de l’intelligence, que la discipline se rétablit et que les forces se concentrent. On ne connaît plus d’obstacles. Hélas ! à la première rencontre on en rencontrera et on retombera dans les découragemens. Je ne vois pas le présent en clair, et l’avenir aussi me paraît bien noir. Je me raidis dans une sorte de confiance artificielle et aux plus mauvais momens je ne veux désespérer de rien : mais quand j’ai le temps de réfléchir, le mal me paraît si profond que je doute si nous serons capables du régime énergique et prolongé qu’il faut pour nous guérir.

… J’ai des détails assez précis sur l’émeute ridicule qui a éclaté chez vous et s’est reproduite dans diverses villes du littoral. Etudiez avec attention ce qui s’est passé sous vos yeux, vous y reconnaîtrez en petit et par le côté ridicule ce qui est arrivé en grand dans toute cette guerre et se reproduit sous toutes les formes dans notre révolution. Une question, toujours irritante, celle des subsistances, préoccupe la population déjà surexcitée par la misère et par la peur. Quelques mauvais drôles qui ne cherchent que des occasions de troubler en profitent et sèment des bruits alarmans ; ils trouvent pour les aider tout ce qui dans la ville a une vieille rancune à purger, et dans le nombre, il se trouve deux ou trois coquins dont les intérêts sont engagés et qui ont quelques louis à risquer, espérant, si la chose réussit, les regagner en nature. Voilà les élémens de l’émeute, et une fois réunis, il n’y a plus, comme on dit, qu’à laisser bouillir. Cela couve un jour ou deux ; la foule prend le mouvement et marche d’elle-même ; les meneurs disparaissent et comme tout se passe par un tas d’intermédiaires, en grande confusion et très vaguement, les braillards ne savent même pas qui les a poussés. On a dit un mot, un autre un second, le reste a été inventé par l’imagination populaire. C’est la goutte d’huile qui s’étend. La canaille sort de chez elle, s’excite, se met au premier rang sans savoir pourquoi, mais espérant attraper quelque chose. Et voilà l’émeute faite. Le public paisible s’émeut des bruits qui courent et les grossit à son tour. Il n’y a encore rien, qu’on soupçonne des mouvemens ténébreux, des émissaires socialistes et prussiens,… et on s’effraie. Les gardes nationaux s’assemblent ; ils ne sont pas habitués à manœuvrer, au fond, ils sont timides et embarrassés, les chefs autant que les soldats ; et comme tout le monde est fait de la même pâte, les soldats attendent des ordres ; les chefs n’en donnent point. On doute les uns des autres et on a raison. Confusion générale et hésitation. Puis les gardes nationaux découvrent des connaissances parmi les braillards ; la foule s’enhardit ; les forces étant mal distribuées, on se sent faible, un coup de pistolet part, les soldats perdent la tête et les chefs ne la retrouvent pas. Débâcle. Le lendemain on est embarrassé. Il faut expliquer tout. Alors on invente. La conspiration s’étend et se creuse. Il y avait un vieux pistolet chargé à plomb, on a vu des revolvers. Puisqu’on en a vu, les gens n’ont pu les acheter, qui les leur a donnés ? Et ainsi de suite. Quant aux meneurs dont tout le monde parle, on ne les trouve point parce qu’en définitive personne ne les connaît. On fait planer des soupçons sur d’honnêtes gens. On cherche quelque dessein arrêté d’avance et exécuté par quelques hommes déterminés, tandis qu’il n’y a que l’accord fortuit et confus d’une passion populaire excitée et d’un tas de canailleries et de sottises différentes qui s’y sont mêlées. C’est une sale ratatouille où les morceaux sont confondus : on cherche le gros os et le morceau de bœuf, on ne les trouvera pas. Tout cela, ce ne sont que des conjectures personnelles, car mes amis ne m’ont conté que les faits purs et simples ; c’est en les assemblant que j’arrive à cette conclusion. Elle peut être fausse, car je suis incomplètement renseigné, et je n’ai pas vu par moi-même.

Je suis très content de l’effet produit par la circulaire. Toute la presse étrangère en parle, et la plupart des journaux allemands nous envoient des injures qui prouvent que nous avons touché juste. J’ai reçu des lettres bien flatteuses, à propos de ma nomination, de Tissot, du chargé d’affaires à Rome et de l’ancien ministre à Hambourg. Mon travail est bien intéressant : mais, hélas ! cela servira-t-il ?


Tours, 3 novembre.

A sa mère.

Tu t’étonnes que je ne t’aie pas parlé de la capitulation de Metz. Il en est de cette nouvelle comme des autres. Je ne puis te les communiquer que quand elles sont devenues publiques et, en ce cas, le télégraphe vous les apporte avant mes lettres. Cette désastreuse chute de Metz était inévitable ; depuis près d’un mois nous l’attendions tous les jours ; les renseignemens que nous recevions ne laissaient aucun doute à ce sujet.

Je ne puis m’étendre au sujet de Bazaine, ni te donner d’autres détails que ceux que donnent les journaux. La correspondance Havas a publié un article très curieux du Daily News qui sera très vraisemblablement reproduit dans le Journal de Rouen. Je crains qu’il ne soit l’expression de la vérité. Nous avons passé à ce sujet par toute sorte de péripéties et je suis, quant à moi, loin d’être fixé. Enfin, si je résume toutes mes impressions jusqu’à aujourd’hui, j’en arrive à cette conclusion. Je sépare complètement Bazaine de l’armée. En ce qui concerne Bazaine, je réserve encore mon jugement : — il y a pourtant de bien gros soupçons contre lui, par exemple ce passage de sa proclamation où il recommande de ne pas détériorer les armes ; or aucun article de la capitulation ne porte que les armes seront rendues à la paix, encore moins est-il dans les usages de la guerre de les rendre ; rien n’est plus aisé que de les mettre hors de service. Mais quelles que soient les négociations tortueuses poursuivies par Bazaine en son nom personnel, l’armée n’a capitulé, comme on l’a dit, que devant la faim. En un mot, pour moi, il y a eu deux affaires parallèles : les machinations de Bazaine et la défense. Il ne faut pas oublier que, pour les affaires militaires, Bazaine était entouré d’hommes supérieurs et pleins d’honneur : il m’est impossible d’admettre que de tels hommes aient signé une capitulation qu’on aurait pu éviter. Je regrette profondément la proclamation de Gambetta. Préparé comme je l’étais à cette nouvelle de Metz, elle ne m’a causé ni l’étonnement ni l’abattement de celle de Sedan. Mais je comprends vos impressions.

Je ne désespère pas. Le mouvement de l’opinion en Europe revient à nous et l’Allemagne même est loin d’être aussi prononcée pour les annexions que le ferait croire le langage des journaux et les brutalités du parti militaire. Bref, il y a, je le crois, une action diplomatique possible. L’homme qui nous dirige ici est parfaitement capable de la conduire. S’il va un résultat à atteindre, il l’atteindra. Quant à l’avenir… l’avenir… il dépendra de nous-mêmes et de nous seuls. Mais, chère mère, chasse pour tes enfans tout souci de ton cœur. Si des épreuves viennent, nous nous serrerons les uns près des autres. Tu sais comment j’ai vécu et travaillé. Je ne tiens à aucun avantage extérieur. S’il fallait prendre une carrière plus lucrative, je le ferais sans la moindre difficulté. Dieu merci ! Je crois que ma plume pourrait me faire vivre, et du moment que j’aurais quelques heures chaque jour pour lire et faire mes chers romans, je considérerais ma vie comme bien réglée.

Pas de nouvelles sur la Loire ; nos armées se replient, je crois, et elles font bien. On dit qu’en cas de départ nous irions a Aurillac. Mais s’il y a armistice, tout changera.

M. Thiers est aujourd’hui à Versailles.


Tours, 7 novembre.

A sa mère.

J’ai attendu jusqu’aujourd’hui pour vous écrire. Je voulais vous envoyer des nouvelles. Je ne puis, hélas ! vous en envoyer que de très tristes. On assure que l’armistice est rejeté. En voyant la négociation se prolonger, j’avais espéré qu’elle aboutirait. Il fallait pour cela que l’Allemagne laissât voter l’Alsace et la Lorraine et de plus qu’on réglât la très difficile question du ravitaillement de Paris. C’est sur ce dernier point, dit-on, que les Prussiens auraient élevé des prétentions inacceptables.

Les sentimens qu’on éprouve en ce moment en Allemagne sont très mélangés : voici comme je les résumerais. Les exigences s’accroissent avec notre défaite et les charges de la guerre. Une grande partie du public éclairé, presque tout ce qui est professeur et journaliste, veut l’annexion de l’Alsace, « territoire allemand. » Le parti militaire qui domine en ce moment est très prononcé dans ce sens pour des raisons « stratégiques. » Enfin les catégories sociales analogues à celles qui voulaient chez nous « la frontière du Rhin » veulent chez eux « la frontière des Vosges. » Nous avons aussi des professeurs qui ont enseigné la nécessité « des frontières naturelles, » des militaires qui prêchaient la conquête du Rhin. Il y avait aussi des journalistes qui, même avant le départ des troupes, parlaient de tout mettre à feu et à sang en Allemagne et d’anéantir la puissance prussienne que Napoléon n’avait pas su assez écraser en 1807. Mais tout cela chez nous n’était que superficiel et rien que chansons. Nos professeurs n’étaient qu’à demi convaincus de leurs théories, et le public des braillards aurait été tellement fatigué de la guerre qu’il aurait crié : halte ! à la première victoire. Tout cela au contraire est profondément sérieux chez les Allemands, et ils nous attribuent les intentions qu’ils nourrissent eux-mêmes, prenant à la lettre nos discours et nos manifestations.

A côté de ceux-là, il y a un public beaucoup plus sage, tout aussi nombreux au moins, cultivateurs, industriels, le pauvre peuple surtout, les femmes veuves, les enfans orphelins, tous ceux que la guerre ruine ou menace. Ceux-là soutirent, se plaignent et demandent la paix. Mais ils sont excités en même temps par la résistance. Ils sentent contre nous ces vieilles haines confuses qui se réveillent si aisément dans les peuples avec le sentiment de la victoire. Ils veulent en finir une bonne fois avec nous. On leur dit que pour cela il faut prendre Paris, et ils attendent. L’armée se fatigue aussi ; elle croyait à la paix après Sedan, on lui dit qu’elle ne sera possible qu’à Paris, ils y vont. Leur merveilleuse discipline et la résignation profonde du Germain, son abnégation patriotique, sa soumission aux « idées » les feraient aller plus loin encore. ! Puis on flatte leur orgueil, on leur fait voir leur entrée triomphale dans cette capitale des arts, du luxe et de tous les plaisirs. C’est de la curiosité et en même temps le soulèvement de toutes les convoitises que fait naître la perspective de la possession de tant de richesses ; c’est le repos et le bien-être ; en un mot, tout ce qui peut entraîner ou soutenir le soldat.

Enfin, il y a un parti de gens sages, mais prudens, qui voient clair, s’inquiètent, mais se taisent. Quelques-uns ont le courage de leur opinion, montrent le danger des conquêtes ; on les arrête et c’est inutile, car, si on les écoute, si au fond on trouve qu’ils ont raison, on n’en fait ni plus ni moins. On est lancé. Il faut aller au bout de la carrière.

M. de Bismarck est un homme trop supérieur pour ne point s’inquiéter. Contrairement à des idées très répandues ici, je suis convaincu qu’il prêche la modération. Mais ses conseils ne sont pas écoutés, non plus que ceux du Prince royal, esprit modéré, que la guerre attriste et qui s’effraie du lourd héritage que tant de massacres feront peser sur ses épaules. Mais le parti militaire domine. Il se personnifie dans le Roi, qui a toutes les passions d’autrefois. Il veut entrer à Paris.

Est-il possible qu’après la prise de Paris il se montre plus accommodant ? D’aucuns le croient et j’y inclinerais presque. Perspective lamentable qui s’ouvre devant nous ! Il est sûr que si nous devons en être réduits à ce point, nous n’aurons plus rien à perdre et que du sein même de nos désastres une chance de salut surgira peut-être. Il se peut et cela est même probable que, Paris étant pris, l’Allemagne ne comprenne plus la nécessité de la guerre, qu’elle réclame impérieusement la paix et que l’Europe sente enfin quels dangers la menacent.

Il faut donc continuer cette horrible besogne. Il le faut, car céder, c’est recommencer dans un an, dans six mois peut-être.

Et dire que tout cela pouvait être prévu ! Il n’y avait besoin pour cela que d’un peu de connaissance de l’état des deux pays. Dans toute cette série funeste de catastrophes, il n’y a qu’un malheur : Bazaine.

La vérité est faite sur ce point maintenant. J’ai blâmé la circulaire déclamatoire de Gambetta qui était de nature à effrayer le pays, à discréditer l’armée, à fortifier ces idées de trahison dont les haches se font si volontiers une excuse. Mais aujourd’hui la lumière abonde, les faits arrivent, les témoignages sont unanimes. J’en ai, pour ma part, recueilli de première main, d’un homme merveilleusement à même de juger les choses et placé de façon à les voir de près. Nous avons été la victime des ambitions confuses et aventureuses qui avaient déjà germé au Mexique dans l’esprit de Bazaine et qui lui ont fait oublier ses devoirs. C’est le 31 août que se place vraiment la trahison dont on parle. Ce jour-là Bazaine avait 135 000 hommes en ligne, contre 70 000. Il les avait battus, et il aurait pu passer. Il ne l’a pas fait, raisonnant de la sorte : — Si Mac Mahon est vainqueur, j’arrive, j’achève d’écraser l’armée prussienne et j’ai tout le prestige. Si Mac Mahon est vaincu, je reste intact avec la seule force organisée qu’il y ait en France et je traite. — Les Prussiens, avec leur aptitude merveilleuse à saisir tous les moyens d’action, leur connaissance profonde des hommes et des choses politiques, ont pénétré ces projets et en ont tiré parti. Ils ont circonvenu Bazaine et l’ont embarqué dans une série d’intrigues embrouillées. Ils le flattaient par tous les moyens. Ils ont été jusqu’à publier des récits de combats à son avantage et des descriptions flatteuses de son armée qui n’étaient que des mensonges. Bref, d’intrigue en intrigue, ils l’ont amené jusqu’à ce que les vivres lui manquassent, et il a dû capituler. Depuis le 31 août, du reste, il est très douteux qu’il eût pu forcer le passage, ou que, l’ayant forcé, il ne se fût point précipité dans un désastre. C’est donc, à vrai dire, le gouvernement impérial seulement qu’il a trahi : le mot est juste sur ce point. Depuis il a mal agi, il a méconnu ses devoirs, mais rien ne démontre que, resté en dehors de ses intrigues, il aurait pu sauver l’armée. Celle-ci est innocente. Canrobert, Ladmirault, etc., n’ont rien à voir dans ces machinations qui les désespèrent et qu’ils n’ont connues qu’à la fin. On les avait du reste absolument trompés sur l’état de la France. Le pire est que Bazaine a empêché de détruire des drapeaux et de briser les armes : c’était bien aisé. Plus de 300 000 chassepots et des mitrailleuses en quantité passent à l’ennemi.


Tours, 24 novembre.

A sa mère.

Il y a aujourd’hui un mouvement des Prussiens dans la direction du Mans : les trains ont été arrêtés, je ne sais, si cela continue, par où passeront les lettres. Je t’ai à tout hasard écrit par l’Angleterre ; c’est le moyen qu’il faudrait employer si les communications étaient coupées d’une manière permanente.

Je ne puis pas répondre comme je voudrais. J’ai une correspondance de tous les diables avec les parens de mes amis qui m’envoient des nouvelles ou m’en demandent. Je leur écris pour ne rien dire, mais il parait que cela les distrait toujours.

Donne-moi donc des détails sur Honfleur, travaille-t-on encore ? Y a-t-il beaucoup de misère ? Et l’hôtel de Bordeaux, qu’y a-t-on installé ? Si vous saviez à quel point tout cela m’intéresse, vous m’écririez des volumes. Songe donc que ces événemens, c’est un abîme dans la vie ; il me semble que j’ai quitté Honfleur depuis des années et que j’en suis à mille lieues. J’ai vu M. B… et j’ai passé avec lui de très bons momens : nous avons été ensemble à l’hospice ; je crois que je me suis fait une amie avec la supérieure, Mme de Courteil ; c’est une femme d’élite et tout à fait séduisante ; je l’ai vue à l’œuvre et fort admirée de courir, toussant, sous la pluie, au milieu de ces soldats. Je lui ai promis d’envoyer de ses nouvelles aux religieuses des provinces envahies et de lui en renvoyer.

M. B… m’a dit sur le Havre des choses qui m’ont fait plaisir. Tous les gens d’ordre y sont décidés à voter pour la République. J’ai reçu de Rouen une très longue et bonne lettre de J…, très bien pensée, où il m’envoie les manifestes du comité dont il faisait partie et qui se prononçait très carrément dans le même sens. Tu sais quel est, depuis longtemps, mon sentiment sur ce point. Il se fortifie. Sans doute il y a dans le parti républicain une foule de fous, d’intrigans, d’ambitieux et de mauvais drôles ; sans doute beaucoup de perturbateurs et d’esprits creux se cachent sous ce drapeau, mais on en voit autant dans tous les partis. La tête et le cœur de la République sont excellons ; il faut former le corps et c’est notre allaire. Il dépend de nous de faire la République libérale et modérée. Je ne comprendrais pas qu’on n’en fit point l’essai, et que, si on le fait, ce ne fût pas avec le ferme désir de réussir. Je ne vois pas, pour moi, d’autre ressource pour l’avenir, et quelles que soient les difficultés de l’entreprise, les inconvéniens des autres partis me paraissent encore plus graves.


Tours. 3 décembre.

A sa mère.

Vos lettres sont découragées et cela se comprend. Les nouvelles de Paris et de l’armée de la Loire ont dû vous remettre. Il ne faut pas en exagérer la portée, de même qu’il ne faudrait pas se désespérer de nouveau à la nouvelle d’échecs partiels. La vérité est que nous avons en campagne deux belles armées, très bien munies, très bien conduites, très bien disciplinées et animées d’un excellent esprit. Elles poursuivent, de concert, une vaste opération dont les résultats seront lents, et dont l’exécution aura certainement des péripéties diverses. Pour moi, qui ai vécu et vis au milieu de ce grand et beau mouvement, j’ai une espérance très ferme. Que nous entrions bien en campagne et nous serons sauvés. Le gouvernement de Tours est très attaqué et très critiqué ; il a fait sur plusieurs points des fautes graves en politique intérieure ; mais au point de vue militaire, il faut lui rendre un hommage complet. L’armée de la Loire est un vrai chef-d’œuvre. On a concentré là, d’abord, toute la force d’activité ; mais cela rayonnera partout, et cette armée, dévouée et disciplinée, peut devenir un foyer qui nous régénérera. Je ne puis vous donner des détails ; croyez-m’en sur parole et dites-le autour de vous : on a fait des merveilles, et on les a faites sans bruit et sans étalage. Le ministère de la Guerre est un modèle d’activité modeste, savante, silencieuse. Je ne sais si ces hommes réussiront, mais si Dieu veut, pour le bonheur de la France, que leurs noms sortent de l’obscurité où ils les renferment maintenant, ils auront mérité l’éternelle reconnaissance du pays. On ne sait pas assez contre quels obstacles ils ont eu à lutter, quelle force d’inertie ils ont rencontrée partout : ils n’ont voulu rien annoncer, ni rien promettre, ils ont eu raison. Il vaut mieux, si la victoire vient, qu’elle nous surprenne. Je me résume en disant : il reste beaucoup à faire, mais ce que l’on a fait est prodigieux. Bourbaki, qui est un brave militaire, mais animé du déplorable esprit de dénigrement de l’ancienne armée, a dit l’autre jour à Gambetta : « Quand je suis revenu de Metz et que je vous ai entendu parler, je vous ai cru fou ! » Et le même général, qui avait refusé le commandement en chef de l’armée de la Loire il y a deux mois, vient d’y accepter aujourd’hui la conduite d’un corps et est plein d’enthousiasme. Gardez cela pour vous et jugez. J’ai quelquefois de l’impatience en entendant contester des efforts aussi remarquables que ceux auxquels j’assiste ; mais je me rends compte que l’on ne sait rien et qu’il vaut mieux que l’on ne sache pas.

Il fait très beau temps : après le déjeuner nous allons nous promener sur les bords de la Loire ou du Cher : le pays est ravissant. Le 1er nous avons rencontré Gambetta ; il parait qu’il savait que la sortie de Trochu avait eu lieu la veille et qu’il était dans une terrible impatience. Il s’est trouvé mal en lisant cette fameuse dépêche tombée à Belle-Isle-en-Mer, au lieu même où est né Trochu. J’étais là quand il a lu par la fenêtre le bulletin de notre première victoire. C’était un beau moment, je t’assure, et bien émouvant. Quand il a parlé de Trochu qui, comme Turenne, n’avait oublié que lui-même, quand il a lu ce beau serment de Ducrot, j’ai compris la grandeur et la réalité de bien des scènes antiques que je croyais inventées ou arrangées à plaisir. Il n’y avait rien là dedans de théâtral ni d’apprêté, et il était sûr que ces hommes, Ducrot et Trochu, s’étaient trouvés dans la situation la plus dramatique que présente l’histoire.


Bordeaux, 29 décembre 1870.

A sa mère.

J’espère que cette lettre t’arrivera au 1er janvier…

Cette date du 1er janvier 1871, je la compte comme une échéance glorieuse pour nous. J’ai la confiance profonde que nous chasserons les Allemands. Tout ce qu’il y avait d’honnête, de bon, de grand dans ce peuple a été corrompu et dénaturé par la politique prussienne : ils commencent à le sentir, ils le sentiront encore plus au retour : tous ceux qui chez eux savent voir d’un peu loin et gardent la saine tradition de leur pays en souffrent profondément et s’attristent de l’avenir. C’est une élite maintenant, ce sera une foule si le désastre vient, et il viendra tôt ou tard.

Pour nous, je ne sais pas, en dehors de la délivrance, ce que je dois croire et espérer. Mais je sais ce que je dois faire, et cela me suffit. La pente de mon esprit, mes études, mes travaux, je le constatais avec peine, avaient pris une tournure assez opposée au courant général des idées dans ces derniers temps. A quelques symptômes que j’observe déjà, à ce que nos réflexions communes avec mes amis m’indiquent, je crois fermement que les choses changeront et que je n’aurai pas perdu mon temps. Tu sais avec quelle sincérité j’ai écrit et travaillé, et dans quelle direction : j’ai suivi mon instinct et ma conviction, je crois que j’aurai mon heure. Il faut un peu penser à l’avenir pour se donner patience en ce moment.

Je n’ai pas de nouvelles à ajouter, sinon que mon impression est bonne et que je suis loin de perdre courage. On dit que Jules Favre ira à Londres pour nous représenter à la conférence sur les affaires russes : je le souhaite très vivement.


Bordeaux, 12 janvier 1871.

A sa mère.

Nous sommes entrés dans une nouvelle crise, Elle est extrêmement sérieuse. Grâce à des efforts prodigieux nous pouvons tenir la lutte : elle éclate sur tous les points à la fois. Les allaires de l’Est sont bonnes. Si cela réussit, je crois à un résultat immense. Le bombardement de Paris fait jusqu’ici plus de bruit que de mal : mais cela excitera l’opinion, je l’espère. A Paris on n’en parait pas très ému.

Il ne faut pas se décourager : même si Paris tombait, nous serions en mesure de lutter. C’est par horreur de la guerre, que je désire que l’on pousse celle-ci jusqu’au bout.

Ma maison a pu recevoir quelques bombes.

Les gens qui seraient poussés au découragement devraient lire les journaux anglais ; lisez surtout un compte rendu de meeting à la dernière page du Times du II, — et aussi les autres journaux, Standard, Morning-Post. Ils verront comment nos voisins jugent et admirent ce que nous faisons. Si Jules Favre consent à sortir de Paris pour se Vendre à Londres, il y aura un accueil enthousiaste : je souhaite bien vivement qu’il y aille et nous revienne.


17 janvier 1871.

A sa mère.

Le bombardement de Paris a continué jusqu’au 12 seulement, dit-on ; je crois qu’il n’a pas fait de très grands ravages. Tant qu’il n’y aura pas d’incendies, il y aura beaucoup plus de bruit que de mal. Un Strasbourgeois avec lequel je me trouvais il y a quelques jours me disait que l’on exagérait beaucoup l’effet des obus. Mais il y a tout à craindre avec les états-majors prussiens. La défaite de Chanzy l’empêche de marcher sur Paris. Est-il possible de sortir de Paris sans une armée de secours ? Je ne le crois pas. J’ai toute confiance dans la bravoure de Trochu et de Ducrot ; mais je crois que jusqu’ici Trochu n’a pas pu et n’a pas dû sortir : il se serait exposé à se trouver en campagne, sans vivres, et entouré par des forces supérieures. Bref, nous sommes dans une crise très grave. Et il faut se serrer fortement les reins. Quoi qu’il arrive, on aura fait, au point de vue militaire, tout ce qui était possible. Si Paris est pris dans un temps donné, il me parait difficile qu’il n’y ait pas un appel au peuple, cl si cet appel a lieu, il aboutira à la paix. Mais il ne faut pas se dissimuler que nous entrerons dans une crise intérieure dont chez nous on souffrira peu, mais qui dans beaucoup de provinces et pour l’ensemble du pays sera cruelle. Je voudrais donc que, tant qu’il restera une chance de succès, on continuât la guerre, à moins qu’il ne fallût pour cela marcher contre la volonté déclarée du pays et user de moyens révolutionnaires.


30 janvier.

A son père.

La nouvelle de l’armistice était absolument inattendue pour nous. Sans doute on devait être instruit dans une certaine mesure des négociations de Versailles ; mais nous n’en savions que ce qu’en disaient les journaux anglais. Depuis dix jours j’avais perdu mes dernières espérances de succès. L’échec de la dernière campagne et la triple défaite de Chanzy, de Faidherbe et de Bourbaki (son mouvement en arrière équivalait à une défaite) enlevaient toute chance de ravitailler Paris, et Paris était à bout de vivres. D’autre part, la désorganisation de ces forces militaires était telle, que, si l’on pouvait tout attendre de ces troupes après un succès, il n’y avait presque rien à en espérer après une série continue de défaites, parmi des fatigues sans nom et de cruelles souffrances. Dans ces circonstances, c’était une question de conscience que de consulter le pays avant de continuer la lutte.

Que faut-il faire maintenant ? Mon opinion est très arrêtée et je te la transmets avec ma netteté habituelle. J’ai été d’avis qu’on poursuivit la lutte aussi longtemps qu’il resterait une chance sérieuse de succès : j’y ai cru jusqu’à l’échec de la dernière campagne, jusqu’aux renseignemens que j’ai maintenant. Je n’y crois plus. Nous avons fait une chose grande et nécessaire : nous avons sauvé l’honneur ; si nous devions continuer encore, si les conditions étaient telles que nous ne pussions les accepter, si la Prusse voulait abuser de la victoire, il faudrait reprendre la lutte sans aucun doute ; mais ce serait au prix d’épouvantables sacrifices, et il faudrait que la nation y apportât autre chose que la bonne volonté résignée qu’elle a apportée jusqu’ici, payant tout, se soumettant à tout, mais sans cette ardeur enflammée qui provoque la victoire et révèle les généraux ?

J’ai soutenu Gambetta aussi longtemps que j’ai vu la somme de bien accomplie par son entourage militaire surpasser la somme de mal accomplie par son entourage civil. Ils ont fait une chose fort belle, que j’admire et à laquelle on devra rendre pleine justice ; mais cette œuvre hâtive et très artificielle ne peut pas subsister sans de profondes modifications. Et partout où leur action directe ne s’est pas étendue, il n’y a que le désordre et la misère. Il faut donc réfléchir. Gambetta se recueille, en ce moment, à ce qu’on nous dit. Il peut commettre des fautes graves, il peut faire acte de bon citoyen, il est capable de l’un et de l’autre : mais je crains les entraînemens du parti, l’irritation de la défaite, la blessure de l’amour-propre, la séduction de la dictature. Mes sympathies et mes convictions sont toutes avec le gouvernement de Paris. Je crois qu’il faut le soutenir et que c’est la nuance où nous devons nous maintenir. Je crois le moment venu de conclure la paix, si elle est possible sans trop de pertes. La partie n’est pas égale ; malgré la colère qui est au fond de tous les cœurs et la bonne volonté de tous les honnêtes gens, on est impuissant. On a sauvé l’honneur, c’était tout ce qu’on pouvait faire : maintenant il faut arrêter l’effusion du sang et préparer l’œuvre de l’avenir.


1er février 1871.

A son père.

Quelques lignes seulement pour te confirmer ma lettre d’hier. Les événemens que je craignais se sont produits. Gambetta a rompu avec Paris. L’exclusion des anciens candidats officiels, etc., est un abus de pouvoir sans précédent. La circulaire aux préfets : « Il nous faut une assemblée qui veuille la guerre, » dépasse en despotisme tout ce que Persigny a jamais pu rêver. Il faut soutenir le gouvernement de Paris ; il faut agir énergiquement dans les élections et combattre la démagogie : elle commet un abus de mots inqualifiable en confondant sa cause avec celle de la défense : elle est incapable de la conduire, de la soutenir et de l’organiser.


6 février

… Ici la situation a failli devenir grave ; mais l’amollissement général est tel que les émeutes deviennent difficiles. Je ne redoute rien de sérieux maintenant : la manifestation d’hier, préparée avec un art de mise en scène remarquable par les agens de l’Internationale a échoué complètement, Gambetta, qui n’entend pas raillerie quand il s’agit de partager son pouvoir, les a écartés, sauf à s’allier plus tard avec eux. Son opposition avec Jules Simon a failli devenir plus grave et le conflit pouvait être poussé à des conséquences extrêmes : elles ont pu être évitées. Que Gambetta cède ou non, il n’est pas contestable que la loi de Paris sera suivie.

Mais il ne s’agit pas de cela, non plus que de la revanche : celle-ci doit être au fond du cœur de tous les français, mais si on y tient sérieusement, il faudra transformer la colère en patience : autrement, elle se dissipera en déclamations vaines, en efforts inutiles, et si profonde que soit la douleur, elle sera sans leçon et sans fruit ; c’est une question de temps, et il dépendra de nous tous de la résoudre. Sur ce point on ne peut répondre que de soi, et lorsque le devoir est si clairement, si impérieusement tracé, à quoi bon regarder autour de soi, et chercher à deviner le résultat ? Le découragement viendrait et ce serait pire.

Il ne faut à aucun prix et maintenant moins que jamais se laisser abattre. Depuis que le sang ne coule plus, je retrouve mon ardeur et la conscience de moi-même : je n’avais auparavant que de la résignation et bien peu d’espérance, je marchais tout droit les yeux fermés. Il faut agir et très énergiquement. Je crois que l’Assemblée sera bonne, mais très confuse d’aspirations et assez vide d’idées. Elle aura peu de dangers à redouter ici, à moins d’une indigne trahison qui amènerait à Bordeaux des émeutiers patentés de Lyon ou de Marseille.


25 février.

A sa mère.

Cette fois, je sais que vous êtes bien réellement occupés. J’espère bien qu’il ne vous sera rien arrivé de mal et j’attends avec impatience des nouvelles de vous.

Je me porte parfaitement bien et tout est très tranquille.


1er mars 1871.

A sa mère.

Je reçois ta lettre du 24. Je l’attendais avec une grande impatience. J’avais tant insisté pour que vous restiez à Honfleur, malgré l’occupation, que je n’étais pas sans avoir à ce sujet quelques scrupules. Je vois que papa a tenu la conduite que je lui avais conseillée et qu’il s’en est bien trouvé. Heureusement que tout cela sera court : quand vous recevrez cette lettre, peut-être serez-vous bien près d’être délivrés.

La paix est bien dure. J’attendais qu’on prendrait plus de terre et moins d’argent.

Je ne puis te donner mon opinion sur les hommes et sur les choses d’ici : les correspondances sont encore trop peu sûres, et d’ailleurs cette opinion est nécessairement bien incertaine et bien mélangée.

Je ne sais pour combien de temps nous sommes ici, — on parle d’un retour prochain. Ce retour ne devrait pas t’inquiéter. On fait un tableau très exagéré de l’état sanitaire de Paris. L’état moral est autre chose ; j’en suis profondément dégoûté et je n’ai aucune envie d’y revenir. J’ignore du reste ce qu’on fera de moi ; il y aura de grands remue-ménage dans le ministère. Tu dois être tranquille là-dessus, je suis en mesure de choisir mon poste, si je dois être envoyé au dehors : ce ne sera donc jamais bien loin : la Suisse, la Hollande, le Danemark ou la Suède. Avant tout, je voudrais un congé. J’ai un immense désir de vous retrouver, la maison, le jardin, les arbres, le repos…

Parmi tant d’inquiétudes et d’ennuis, j’ai été très gâté dans ces derniers mois : j’ai vécu dans un milieu très intime, très uni, sans un mot aigre, sans une intention cachée, sinon dans l’accord complet, au moins dans le respect absolu des convictions. J’ai beaucoup appris, je t’assure, et si j’étais un peu indulgent déjà à toutes les choses simples et sincères, même bêtes, je le suis devenu bien davantage ; mais je suis devenu plus sévère aussi pour ce qui est sec, personnel et vaniteux, pour toutes les prétentions, cachées ou apparentes, les dénigremens et les jalousies. J’ai pris, avec plus de confiance en moi, moins de patience pour la sottise des autres. Tu me trouveras donc un peu plus sévère et moins timide que tu ne m’as laissé. Mais l’ami du genre humain n’est pas mon fait, et si je suis indulgent, je ne suis pas banal. Une certaine tendance que j’ai à être aussi exclusif dans mes affections que large dans ma politesse, s’augmente avec le temps. Je trouve en définitive que la vie affermit beaucoup plus de sentimens qu’elle n’en détruit, deux qui sont très forts, s’isolent de plus en plus.


Versailles, 27 mars 1871.

A sa mère.

Je loge chez de bonnes ouvrières qui sont pleines de complaisance et me font mon café le matin. Versailles est plein de monde et l’on y trouve difficilement à manger : je vais au plus simple. Je passe mes soirées chez les Delaroche. Leur maison est très hospitalière, c’est un milieu tout à fait de mon goût, et bien intéressant en ce moment.

Le ministère est dans les appartemens de Marie-Antoinette. C’est superbe, mais on s’y consume de rage, d’ennui et d’impuissance. Ce Versailles est un incomparable chef-d’œuvre. Je me promène le matin dans le parc.

Voici maintenant à grands traits la situation.

Paris est calme en apparence et le dimanche d’hier a ressemblé à tous les dimanches. La population honnête est découragée, effrayée, ne veut rien faire et ne serait pas éloignée de reconnaître la Commune si la Commune ne se montre pas trop sauvage. Ici le gouvernement est personnifié dans M. Thiers. Une partie de la Chambre le combat, mais ne sait par qui le remplacer. On concentre des troupes en grand nombre et elles ont bonne apparence.

Soutenir M. Thiers et hâter une grande action militaire sur Paris, l’investissement si on ne peut pas emporter la place de force : voilà le plan à suivre et on le suivra. J’espère qu’il réussira.


Versailles, 1er avril.

A sa mère.

On concentre les troupes, on les forme, on les exerce ; elles s’améliorent beaucoup physiquement, moralement aussi, dit-on. L’important sera d’avoir un bon noyau qui engagera l’action. Mais au point où nous en sommes, cette action sera très sérieuse, et il faut attendre pour la commencer que l’on se sente bien prêt.

Je ne suis pas content de la Chambre : elle perd son temps et ne se forme pas assez. On dit que la fusion gagne ; mais il n’y a rien à faire pour le moment. Paris et les villes veulent la république, et proclamer une monarchie compromettrait l’avenir sans sauver le présent. Il faut attendre et laisser, si l’on peut, le pays réfléchir. Pour le moment, il n’y a à s’occuper que du rétablissement de l’ordre : c’est bien assez, et il ne faudrait pour atteindre ce résultat en venir à une dictature qu’en dernière ressource. Nous avons la république de fait, servons-nous-en pour nous sauver, et, si elle réussit, que le peuple en veuille, gardons-la.


Versailles, 5 avril.

A sa mère.

Nos allaires vont bien. L’armée s’est refaite d’une manière étonnante, et le moral des hommes est très bon. Ils comprennent ce qu’ils ont à faire. Comme d’autre part ils ont jusqu’à présent réussi sans éprouver de grandes pertes, ils sont pleins d’entrain. On procède avec prudence, et je trouve qu’on a raison.

La population ici acclame beaucoup l’armée et couvre d’injures les prisonniers qui sont horribles. Je comprends ces manifestations hostiles de la part du peuple ; de la part de gens du monde elles me déplaisent. On dit les français et les nationaux en opposant les uns aux autres. J’espère que nous nous en tirerons à notre honneur : cela sera bien nécessaire pour nous. Les Prussiens ne demandent qu’à intervenir ; ils sont poussés par toute l’Europe. Toute la canaille de l’Europe est à Paris ; c’est la grande lutte de la démagogie contre la civilisation ; si nous la menons à bonne lin, nous nous serons un peu relevés. Versailles est tout à fait hors de danger.


Versailles, 23 mai.

A sa mère.

… Nous avons appris dimanche la bonne nouvelle de l’entrée des troupes dans Paris. L’opération se continue. Les journaux qui t’arriveront en même temps que cette lettre te donneront les détails que nous avons nous-mêmes.

Quelques personnes ont pu aller à Paris hier et suivre les troupes. Elles rapportent l’impression du spectacle le plus lamentable dans les quartiers bombardés. Les troupes sont magnifiques : la population les a reçues à bras ouverts dans le quartier de Passy et des Champs-Elysées. Montmartre vient d’être pris. On va isoler les insurgés barricadés dans les Tuileries et on les prendra sans trop de pertes, je l’espère.

Jusqu’à présent nous avons perdu peu de monde. Les insurgés ont dû en perdre bien plus. Les soldats sont très montés et cela s’explique. On l’ait beaucoup de prisonniers : on les cantonne à Satory. Il y a quelques braves gens qui sont heureux d’être pris. La grande majorité est de l’atroce canaille. J’ai vu passer une trentaine de femmes, — il y avait des cantinières et aussi des amazones de la Commune : quelques-unes étaient jeunes, elles n’avaient rien d’horrible ni d’insolent, elles faisaient pitié. Il y en a d’autres qui sont de vraies tricoteuses.

Versailles présente une animation extraordinaire.

M. Thiers a eu une ovation à la Chambre : il la mérite. Bien que j’aie fort peu d’idées qui soient les siennes, je l’ai toujours soutenu dans cette affaire et j’en suis aise. Tout l’honneur lui en revient. Il a eu la conception et il a dirigé l’exécution. Les officiers n’ont fait que le détail.


ALBERT SOREL.

  1. Voyez les Scènes de la vie turque en Anatolie, par Albert Eynaud, dans la Revue des 15 février. 15 avril et 15 mai 1873.