Correspondance d’Orient, 1830-1831/006

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LETTRE VI.

DE LA MORÉE AU MOYEN-ÂGE.

À bord du Loiret, le 12 juin 1830.

J’aurais voulu vous parler du Péloponnèse, mais je n’en ai vu que les rivages ; assez d’autres vous parleront de ses antiquités et de ses ruines. Je me bornerai à vous exposer, quelques notions historiques, sans remonter aux temps reculés, et sans descendre non plus au temps présent. Je reprendrai l’histoire au moment où les grands historiens l’ont laissée, et la chronique de Morée que je relis sur les lieux, me servira de guide. Le chroniqueur a pris la plume pour célébrer les chevaliers champenois, qui avaient fondé une principauté ou une colonie militaire dans le beau pays de Morée et d’Achaïe. « Si vous savez lire, nous dit-il en débutant lisez le récit de leurs exploits, et si vous ne savez pas lire, asseyez-vous, près de moi et écoutez. » Vous voyez que l’écrivain appartient au siècle de ses héros, pour que rien ne manquât à sa physionomie contemporaine, sa chronique est en vers comme le sont plusieurs chroniques de ce temps-là, mais cette poésie ne s’éloigne jamais de la prose, et ne saurait altérer en rien la véracité, ni même la simplicité de l’histoire.

Dans le premier livre de son poème ou de sa chronique, l’auteur raconte avec assez de détails le siège et la prise de. Constantinople dans la cinquième croisade ; quand les chevaliers et les barons français eurent appris, que les croisés s’étaient établis en Romanie, et qu’on venait d’y former des seigneuries, ils se montrèrent impatiens de partir. Guillaume de Champlite de la maison des comtes de Champagne fut celui qui montra le plus d’ardeur ; Il lui vint de la Bourgogne beaucoup de compagnons ; les uns étaient de pauvres gens qui le suivaient pour un salaire ; les autres étaient des hommes riches, qui s’offraient à l’accompagner, en qualité de bannerets, et à la condition que chacun d’eux pourrait de créer une conquête de famille.

Dans le temps où les Bourguignons et les Champenois abordèrent sur les côtes de la Grèce, Boniface, marquis de Montferrat, prenait possession du royaume de Thessalonique ; les Vénitiens s’emparaient de Candie et de la plupart des îles de la mer Egée et de l’Archipel ; les cités et les provinces de l’empire grec reconnaissaient presque partout l’autorité des chevaliers de la Croix ; tout l’Orient semblait promis à leur valeur, et pour être admis à cette immense distribution, il suffisait d’avoir une audace aventureuse, et d’arriver avec une croix et une épée. Tandis que Guillaume de Champlite s’emparait de Patras et des pays voisins, il arriva qu’un autre seigneur Champenois, Geoffroi de Villardouin, neveu du célèbre maréchal de Romanie, fut jeté par la tempête dans le port de Modon. Tous les deux se réunirent pour conquérir la Morée. Le récit de leurs premiers exploits est très-confus dans la chronique ; on y voit seulement qu’ils établirent le siège de leur principauté naissante à Andravida, l’ancienne Cylène et qu’ils livrèrent une bataille dans le territoire de Mégare. Ils annonçaient aux habitans qu’ils n’étaient pas venus pour dévaster le pays, mais pour le protéger et le gouverner avec modération ; ils promettaient de laisser à chacun ses biens, et de donner au gens de bonne volonté quelque chose en sus. Ce langage pacifique réussit dans les campagnes, dans les villes restées sans défense ; il trouva un peu plus d’incrédules dans les places fortifiées, comme Thèbes, Corinthe, Mononbasie, etc.

Les guerriers champenois s’avançaient néanmoins dans le pays ; une flotte suivait les côtes. Au milieu de leurs conquêtes aucun souvenir d’une gloire passée ne se présentait à leur imagination ; ils n’avaient parmi eux ni chevaliers ni chapelains qui pussent leur apprendre que le pays où ils se trouvaient, avait été autrefois l’héritage des enfans d’Hercule, le détroit des Thermopyles, les champs de Platée, de Marathon, de Manthinée, ne leur rappelaient point les exploits des anciens temps, et les cités les plus illustres du Péloponnèse n’étaient à leurs yeux que des villes comme Reims ou Troyes en Champagne. Tels nous pouvons nous figurer les héros des premiers jours, qui conquirent des pays encore sans nom et qui établirent leur domination dans la Grèce lorsqu’elle n’avait encore que son soleil et sa terre féconde, il faut avouer aussi que les Grecs de ce temps-là n’en savaient guères plus que les guerriers de la Croix, et qu’ils vivaient dans l’ignorance de leur propre gloire, et dans l’oubli du passé comme un peuple sans ayeux. Toutefois la Grèce offrait des avantages qui devaient tenter l’avidité des conquérans ; l’Attique, couverte d’oliviers, l’Arcadie abondante en troupeaux, les bords verdoyans de l’Iparissus, de l’Eurotas, et de l’Alphée, présentaient l’image de la fécondité ; le ver industrieux qui file la soie, apporté de la Chine sous le règne de Justinien, s’était multiplié dans le Péloponnèse ; l’arbre qui le nourrit couvrait partout les campagnes, et c’est de là, nous dit-on, qu’est venu à cette province le nom qu’elle porte encore aujourd’hui. La Grèce avait alors dans plusieurs de ses villes, des manufactures de soie, de laine et de lin, qui rendaient tous les peuples d’Orient ses tributaires, et que l’industrieuse Italie lui en avait enviées.

Guillaume de Champlite avait été reconnu comme prince de Morée ; mais ayant été rappelé en France par des intérêts de famille, il laissa le gouvernement du pays à son compagnon d’armes, Geoffroi de Villardouin ; avant son départ, il ordonna le partage de toutes les terres conquises, et la Morée revit les lois qui devaient la régir. Comme les conquêtes avaient été faites en commun, tous y devaient prendre part. On inscrivit sur les rôles les noms de tous les guerriers ; chacun avait ses droits et ses devoirs tracés dans cette espèce de charte foncière et domaniale. Il serait trop long de vous donner la liste des seigneuries fondées alors dans cette Grèce, couverte autrefois de petites républiques ; en relisant cette nomenclature de fiefs, on croit assister au partage des provinces de France au-temps de Clovis et de ses successeurs. Tous ces chevaliers, tous ces barons de la Grèce, bâtirent des châteaux et se fortifièrent dans les domaines que leur avait donnés la victoire ; ainsi tout le territoire consacré à leurs armes se trouva bientôt couvert de forteresses et de tourelles féodales ; chaque membre de l’association se trouvai armé pour la défense de tous, et cette confédération militaire était comme un mur d’airain ou d’acier, qui tour à tour contenait et protégeait le pays et ses habitans.

On ne peut s’empêcher de convenir que de pareilles bases, données à la souveraineté et au gouvernement fondé par les Francs, devaient être bien autrement fortes, bien autrement durables que des intérêts de parti, des opinions plus ou moins populaires, comme celles qu’on met en avant de nos jours ; aussi la Grèce féodale a-t-elle duré deux siècles, et si elle a succombé, c’est par des évenémens extérieurs et par des circonstances qui ne provenaient point du système établi. Je n’ai point la prétention de réformer notre monde politique et de changer la marche des choses ; je voudrais seulement, pour le bonheur et même pour la liberté des Grecs, que le gouvernement constitutionnel qu’on leur promet, et qu’on leur envoie comme une production de nos climats, eût d’aussi profondes racines dans le pays, et que le prince anglo-germain qui est attendu à Naupli, fut aussi solidement établi en Morée que l’étaient le Champenois et son gouvernement ? J’ai vu nos guerriers français cultivant des jardins à Modon ; j’ai quelquefois compare nos héros jardiniers avec les chevaliers qui possédaient de bonnes manses dans l’Attique ou dans l’Achaïe ; il s’en faut de beaucoup que le sort de nos braves soit aussi digne d’envie que celui des sergens d’arme et des chevaliers bannerets. Oh ne doit point s’étonner d’après cela que les uns soient restés en Morée, et que les autres n’aspirent qu’à en sortir.

Les nouveaux conquérans de la Morée n’avaient qu’un petit nombre de guerriers ; dans la Bataille livrée près de Mégare, ils ne comptaient que sept cents combattans ; les prodiges de la bravoure ne pouvaient suppléer au nombre, et ce ne fut qu’auprès de longs efforts que le pays tout entier reconnut leur domination. Geoffroi de Villardouin et l’aîné de ses fils, surnommé Calamatis parce qu’il était né à Calamata, moururent sans avoir pu réunir à leur principauté les villes les plus considérables et les mieux fortifiées du Péloponnèse, et surtout le pays du Magne, défendu par ses montagnes et par le caractère de ses habitans. Les villes de Corinthe, de Mononbasie, d’Arcadia, d’Argos, de Naupli, qu’on avait attaquées plusieurs fois, ou qu’on avait prises sans pouvoir les conserver, tombèrent enfin et restèrent au pouvoir de Guillaume second fils de Geoffroi ; dès lors, toute la Morée reconnue les lois des Francs ; la colonie devint formidable à ses voisins qui recherchèrent son alliance et son appui.

Le duché d’Athènes, conquis par Othon de la Roche, la seigneurié de Thèbes, gouvernée par des gentilshommes picards ; les baronies de Négrepont que possédaient quelques nobles de Véronne, reconnaissaient la suzeraineté des princes d’Achaïe, et combattaient sous les mêmes drapeaux. Guillaume de Villardouin cherchait une épouse pour avoir des successeurs, et comme si dans cette principauté de Morée, tout dût se faire par le droit de conquête, il épousa une princesse fiancée au roi d’Aragon, que la tempête avait fait débarquer à Ponticos près de Patras. Cette princesse qui appartenait à la famille des Courtenai, donna pour alliés et pour appuis à son époux les empereurs latins de Byzance, et lui apporta en dot les assises de Jérusalem, qui gouvernaient alors les rives du Bosphore ; les Francs établis de la sorte, ne s’occupèrent plus que de la prospérité du pays. L’agriculture et l’industrie fleurissaient sous de paisibles lois, plusieurs villes nouvelles furent bâties ; on se faisait quelquefois la guerre de château à château, comme dans nos royaumes de l’Europe, mais la marche des affaires et la paix générale n’en souffraient pas, ces querelles souvent renouvelées, lorsqu’elles n’étaient pas poussées trop loin, n’avaient d’autre résultat que de tenir en haleine les chevaliers, et conservaient parmi eux le génie militaire, véritable principe du gouvernement ; les fêtes de la chevalerie, les joûtes et les tournois avaient remplacé les luttes et les combats du cirque, les jeux et les spectacles de l’Élide et d’Olimpie ; le titre de prince d’Achaïe était le plus glorieux après celui de roi et d’empereur. La cour brillante de Guillaume attirait de toutes parts tes étrangers, et les Grecs publiaient dans la paix les souverains du Bas-Empire qui les avaient abandonnés. « Les princes d’Achaïe, dit un auteur contemporain, épousaient des femmes des meilleures maisons de France ; de même, les autres riches, hommes et chevaliers, ne prenaient pour femmes que celles qui descendaient des chevaliers français ; aussi disait-on que la plus noble chevalerie du monde était celle de la Morée ; on y parlait aussi bien français qu’à Paris. »

Au milieu de leur prospérité et de leur gloire, les Francs firent une chose tout-à-fait contraire à l’esprit de la féodalité ; ils portèrent la guerre loin du pays conquis ; Guillaume de Villardouin, que le despote d’Aria avait appelé à son secours, quitta la Morée, et, suivi de ses compagnons d’armes s’exposa aux périls d’une guerre lointaine ; dans cette guerre, il fut abandonné par les Grecs qu’il était venu secourir, et tomba entre les mains de l’empereur Michel Paléologue. Je veux m’arrêter un moment sur les circonstances de cette captivité, parce qu’elles font connaître les obligations et les devoirs du seigneur suzerain envers ses vassaux, et le régime féodal de la Morée. Michel Paléologue, ayant fait venir devant lui le prince Guillaume, lui proposa de renoncer à la principauté de Morée, en lui offrant tout l’argent qu’il voudrait pour acheter des terres en France. « Le pays de Morée, lui répondit Guillaume, ne m’appartient point en propre et je ne puis ni le céder ni le vendre. Il a été conquis par les nobles hommes qui vinrent de France avec mon père, comme amis et comme compagnons d’armes. Ils se sont partagé les terres, la balancé à la main, et chacun a obtenu sa part, proportionnée à son rang et à sa puissance ; cette répartition faite, ils ont choisi mon père, comme le plus sage et le plus honoré, pour être chef sur eux tous ; mais ils ont en même temps établi des conventions, des chartes dressées par écrit, et d’après lesquelles il ne pouvait, à lui seul, rester le maître de rien faire au monde et devait suivre le conseil et la volonté de tous ses compagnons. Ainsi, quoique mes ancêtres aient contribuer à conquérir ce pays par leur épée, je dois dire que je n’ai pas le pouvoir de céder les provinces que je gouverne, car la charte de la conquête s’y oppose. »

Après ce discours, Guillaume fut reconduit en prison ; bientôt de nouvelles calamités vinrent fondre sur les Francs établis en Orient. Les Latins perdirent la ville de Constantinople, et cet empire, qui avait à peine vécu l’âge d’un homme ordinaire, acheva de périr de misère et de faiblesse. La captivité de. Guillaume et de ses compagnons d’infortune, qui durait depuis trois années, pouvait se prolonger long-temps encore, le désespoir affaiblit leur courage et dompta leur opiniâtreté. Enfin, le prince champenois consentit à céder, pour sa rançon, à Michel Paléologue qui venait de rentrer dans sa capitale, non pas la Morée, mais les places du vieux Magne, et les villes de Misitrha et de Mononbasie ; le traité fut revêtu du sceau des parties contractantes, et, de part et d’autre, on fit les sermens les plus solennels. Lorsqu’on reçut dans la Morée la nouvelle de ce traité, la tristesse y fut générale parmi les Francs et même parmi les Grecs, car on allait perdre les meilleures forteresses du pays, Toutes les nobles dames de la principauté de Morée s’étaient assemblées à Nicly ou Ériclée pour y délibérer sur ce qu’il y avait à faire en l’absence des chevaliers et des barons prisonniers à Constantinople ; les nobles dames accueillirent froidement le seigneur de Caritena, envoyé par Guillaume pour l’exécution du traité qui venait d’être conclu ; aucune d’elles ne se réjouit de revoir son époux aux conditions qu’on avait imposées. Le duc d’Athènes, qui se trouva dans l’assemblée, exprima hautement son mécontentement et ses craintes. Il s’offrait de mettre son pays en gage pour la rançon du prince, ou de prendre sa place dans les fers, plutôt que de lui voir céder les boulevards de la Morée. On devait déplorer la captivité de Guillaume, mais sa liberté achetée de la sorte mettait en péril la liberté de tout le peuple. Le brave duc ne craignit pas, dans son discours, de citer l’exemple du Christ qui avait consenti à la mort pour délivrer le genre humain. « La suprême justice, dit-il en unissant, ne veut pas que tous soient sacrifiés au salut d’un seul ; mieux vaut qu’un seul périsse pour tous. »

L’antiquité de Rome et d’Athènes ne nous offre rien de plus noble et de plus héroïque que cette délibération, et ces discours prononcés en présence des dames du Péloponnèse ; il faut ajouter que le gouvernement féodal, tel qu’on le voyait alors en Europe, n’avait point offert jusque-là de semblables exemples. Cette espèce de gouvemement semblait avoir trouvé un nouvel éclat dans des régions lointaines, et reçu en Orient un développement inconnu aux pays même où il était né. L’Europe commença dès-lors à remarquer dans le régime féodal une foule de combinaisons et de pensées généreuses qu’on n’avait point d’abord aperçues, parce qu’on les voyait de trop près, ou par une suite de cette disposition que nous avons à ne pas nous occuper des choses avec lesquelles nous vivons, et que l’habitude nous empêche d’apprécier et d’approfondir. L’Europe féodale, qui semblait s’ignorer elle-même, se reconnut lorsqu’elle fut représentée au loin, et comme dans un miroir ou dans un tableau placé sur un lieu élevé. Ces mêmes lois qui avaient passé les mers, revinrent dans le pays qui les avait vues naître, perfectionnées, meilleures et revêtues en quelque sorte du charme de la nouveauté ; de là cette tendance vers une amélioration générale dont il faut faire honneur aux chevaliers de la Croix qui fondèrent le royaume de Jérusalem, et surtout a ceux qui s’établirent dans la Morée.

Les pressentimens du duc d’Athènes ne tardèrent pas aà s’accomplir. Dès lors arrivèrent les jours de là décadence ; la Morée se trouva dépouillée de ses places les plus importantes, et, pour comble de malheur, le gouvernement perdit ce noble caractère de loyauté et de franchise qui faisait sa force. Le prince et les chevaliers, pour conserver un reste de puissance et pour couvrir la honte des derniers traités, furent jetés dans la triste nécessité d’employer la dissimulation, et de mentir à la foi jurée. Ajoutons que les maîtres de la Morée, pressés alors par des ennemis plus formidables, implorèrent l’appui dangereux du roi de Sicile qui avait d’autres intérêts que les leurs, et appelèrent à leur secours des puissances tout à fait étrangères à leur association. La fin du règne de Guillaume ne fut qu’une longue guerre, mêlé de toutes les vicissitudes de la fortune, et ce qui devait rendre tant de maux irréparables, ce prince mourut sans enfans mâles. Il ne laissa que deux filles, et perdit ainsi, dit la chronique de Morée, tout le fruit de ses travaux ; car une femme n’aurait jamais pu être admise à la souveraineté, depuis la malédiction lancée contre la femme. Cette raison du chroniqueur était celle du vulgaire ignorant ; mais il y en avait une autre : c’est que, dans le système féodal, régner c’était combattre, et le sceptre n’était autre chose qu’un glaive ou une épée. Le second fils du roi Charles de Naples, qui avait épousé une des filles de Villardouin, ne vint jamais en Morée, et ne laissa aucune postérité. Isabelle, restée veuve, épousa Florent, comte de Hainault, puis Philippe de Savoie, prince de Piémont ; elle donna ces nouveaux époux la possession passagère de la Morée. Elle mourut, sans enfans mâles, comme sa sœur, qui épousa aussi plusieurs maris. Ainsi, la dynastie des Villardouin s’était éteinte sans retour ; et du mariage des princesses de cette famille, il ne put jamais s’en former une autre. Quelques-uns des prétendans vinrent dans la Morée, et la guerre civile y signala leur présence. D’autres y envoyèrent des lieutenans ou des gouverneurs, qui ne ménagèrent point le pays, et semèrent les mécontentemens. Une chose curieuse à observer, c’est que les prétentions à la principauté de Morée semblaient s’accroître en proportion de sa ruine et de sa misère. Il arriva que les familles des grands monarques recherchèrent la souveraineté d’un pays désolé. L’héritage des Champenois fut réclamé à la fois par les familles royales de France, par celles de Bourgogne d’Aragon et de Savoie. Pour se faire une idée de ces prétentions et de la manière de les faire valoir, il faut lire un contrat, signé à Fontainebleau en 1312, par lequel le prince de Tarente, cédant à Louis de Bourgogne la principauté d’Achaïe où de Morée, lui en faisait don entre-vifs, en tant que besoin était, et par la meilleures forme que faire se pourrait. Tout cela fut accompagne d’un projet de croisade et des préparatifs d’une expédition en Orient qui resta sans exécution. D’autres conventions furent passées en même temps, qui avaient à peu près le même objet. On y parlait de l’empire d’Orient et du Péloponnèse comme d’une terre ou d’un domaine qu’on peut affermer ou prendre à bail, qu’on peut mettre en gage ou vendre à la criée.

Vous voyez qu’il n’est pas facile ici de suivre la marche de l’histoire, embrouillée par les gens d’affaires, qui se font les tristes continuateurs de Thucydide et de Xénophon. Ducange, qui a voulu débrouiller ce chaos, n’est guères plus facile à suivre, et son livre n’est pas moins ennuyeux, ni moins inintelligible que les traités et les procès verbaux de ce temps-là. Plusieurs des princes qui étaient devenus les héritiers de Villardouin, arrivèrent dans la Grèce, un contrat dans une main et l’épée dans l’autre. C’était à la fois une guerre qu’ils allaient déclarer, et un procès qu’ils venaient soutenir. Au milieu de ces prétentions, appuyées tantôt sur la chicane, et tantôt sur la victoire, le principe du gouvernement ne devait pas manquer de dégénérer. Les liens du pacte féodal ne devaient plus unir le chef et ses compagnons. Chacun des membres de l’association ne songea qu’à se défendre lui-même et à s’agrandir, s’il le pouvait. Comme il n’y avait plus que des autorités passagères et que chaque jour en amenait une nouvelle, l’obéissance se perdit ceux qui arrivaient en Morée, ne cherchaient qu’à s’enrichir des dépouilles du pays ; le Péloponnèse se trouva ainsi ruiné de fond en comble : l’agriculture fut négligée, et l’industrie des villes grecques passa en Italie. Cependant les provinces d’Orient, et surtout la province d’Achaïe ou de Morée, étaient toujours données en dot à de grandes princesses. On vendait, on achetait les baronies de la Grèce et des îles ; on plaidait devant les tribunaux d’Europe pour la possession de Sparte, de Thèbes ou d’Argos ; on se disputait devant le conseil des rois et devant celui du pape, des châteaux bâtis sur les rives de l’Eurotas et de l’Alphée.

L’histoire de ces temps au moins pour ce qui, regarde l’Orient, est tout entière dans les actes, passés par-devant notaire, dans des testamens, des contrats et des donations entre-vifs, des procédures, des mémoires de jurisconsultes, des pièces de comptabilité. On retrouve aussi cette histoire dans des arbres généalogiques, et, ce qui était plus conforme à l’état des choses, dans des inscriptions funèbres. Des titres qu’on n’avait pu faire valoir pendant sa vie, on les étalait sur un tombeau. Je pourrais vous citer plusieurs épitaphes de princes on de princesses, décédés, obscurément en France ou en Italie, et qui prirent, sur leur pierre sépulcrale, le titre d’empereur ou d’Impératrice de Constantinople de princes ou de princesses d’Achaïe ou de Morée. Comme les Croisades avaient fondé en quelque sorte la principauté d’Achaïe, on invoqua de nouveau l’esprit des guerres saintes pour défendre ce pays. Mais tout ce que je viens de dire n’annonce que trop que l’enthousiasme de ces expéditions lointaines n’existait plus. Plusieurs ligues, formées alors par le chef de l’Église, n’obtinrent aucun résultat. Les empereurs grecs étaient rentrés dans plusieurs provinces de la Grèce, et les Turcs, profitant de tous ces désordres, avaient fait de si grands progrès, que leurs chefs prenaient aussi le titre de souverains de l’Achaïe. Le Péloponnèse se trouva partagé entré les Francs, les Vénitiens, les Génois, les Turcs, les Grecs : ce fut dans cet état que Mahomet II trouva la Morée ; et rien ne put arrêter le progrès de ses armes.

Je ne vous dirai point ce qui s’est passé en Morée sous la domination des Turcs. Parmi les tentatives faites pour délivrer ce pays, on ne peut oublier celle de Pie II. Le monde eut alors sous les yeux le spectacle d’un pontife de Rome, entouré de ses cardinaux, et marchant à la délivrance de la Grèce chrétienne opprimée par les infidèles. Le pape mourut à Ancône, lorsqu’il allait s’embarquer et sa mort dispersa la ligue sainte qu’avaient formée son activité et son zèle. Les Vénitiens n’abandonnèrent point le projet de conquérir la Morée ; ils restèrent long-temps les maîtres de plusieurs places maritimes de la Grèce ; mais ils ne portèrent dans leurs entreprises ni l’amour de l’humanité, ni l’envie de délivrer un peuple esclave : ils n’eurent que la pensée de s’enrichir, par le commerce et cette pensée, qui dirigeait toute leur politique, rendit leur domination presque aussi odieuse que celle des Turcs.

J’ai rempli ma tâche ; car je n’avais d’autre but dans cette lettre que de vous faire connaître la Grèce du moyen-âge, la Grèce telle que l’avaient faite l’esprit de la féodalité et l’esprit des Croisades. Si j’avais pu parcourir le Péloponnèse, avec quels soins j’aurais recherché tout ce qui peut nous reporter au temps des chevaliers champenois. Je vous aurais montré ces murailles autrefois si redoutables, que le lierre dérobe aujourd’hui à la vue, ces fossés à moitié comblés, ces tours avec leurs créneaux brunis par le temps. Ces nefs aux formes austères, qui ont retenti des chants de l’Église latine ; ces tombeaux avec le nom et l’épitaphe de nos vieux Francs, les restes de ces manoirs où la chevalerie célébrait ses fêtes, toutes ces images de la religion et de la gloire auraient animé mes récits. Je regretterai longtemps de n’avoir pas visité toutes ces ruines qui sont comme des pages dispersées de nos propres annales ; mais je me console en songeant que ce que je n’ai pu faire, d’autres le feront, et le feront mieux que moi. Un des résultats de l’affranchissement des Hellènes est d’avoir rendu la Grèce accessible aux voyageurs éclairés, et facilite les recherches des savans. Parmi les voyageurs qui viendront désormais étudier dans ce pays l’histoire des temps passés, j’espère qu’il s’en trouvera qui suivront les traces des croisés, et qui, parmi les souvenirs d’Athènes et de Lacédémone, ne négligeront pas ceux de la vieille France.