Correspondance d’Orient, 1830-1831/010

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LETTRE X.

LE CAP SUNIUM, IPSARA, ARRIVÉE À SMYRNE

À bord du Loiret, 18 juin 1830.

En revenant au Pirée, nous avons visité le tombeau de Thémistocle, qui se trouve, selon l’indication des auteurs anciens, au pied du cap Alcine à l’entrée du port. L’emplacement de ce tombeau rappelle naturellement la victoire de Salamine, remportée dans le voisinage ; c’est là que les bannis répondaient du haut d’un navire à leurs juges, debout sur la rive. Thémistocle n’obtint point la faveur d’être entendu dans ce lieu ; mais son ombre du moins y fut reçue avec solennité. Les flots de la mer, lorsqu’ils sont poussés par les vents d’ouest, viennent quelquefois battre ce qui reste du mausolée du héros, image des orages politiques qui tourmentèrent sa vie ; ce monument n’est plus qu’une excavation dans le roc, où nous ayons remarqué un fragment de colonne et quelques débris épars.

Lorsque nous sommes rentrés dans le canot du Loiret qui nous attendait, la nuit nous dérobait la vue du rivage. Nous avons traversé la solitude du Pirée, dans lequel on n’entendait que le bruit de nos avirons. Si on en croit quelques historiens, les magistrats d’Athènes avaient forcé le peuple assemblé au Pnix, de tourner le dos à ce port si célèbre, dans la crainte qu’un pareil spectacle ne lui donnât trop d’orgueil. Aujourd’hui cette vue ne serait propre qu’à montrer le néant des choses humaines. Je voudrais savoir le nom que les Turcs donnent au Pirée ; car il m’en coûte de lui donner celui qu’il eut au temps de sa gloire. Les Italiens l’ont appelé Porto leone à cause d’un lion de marbre qu’on voyait autrefois en abordant sur la rive, et qui est maintenant à l’arsenal solitaire de Venise parmi d’autres ruines.

Nous avons passé la nuit à bord du Loiret ; le lendemain, dès le lever du jour, on a remis à la voile pour prendre la route de Smyrne. En nous éloignant des rivages de l’Attique, nos regards se sont souvent reportés vers le Parthénon que nous n’avions pu visiter ; et ses colonnes dorées par les premiers feux du jour semblaient nous suivre sur les flots lointains. Je n’ai point remarqué les terres que nous avons côtoyées pendant quelques heures, tant nous étions préoccupés de ce que nous venions de voir à Athènes. Quand les sommets du Parthénon ont disparu, un autre spectacle s’est présenté à nos yeux, et ce spectacle était comme une continuation de notre promenade de la veille sur les bords de l’Illissus ; je veux parler des ruines du temple de Minerve à Sunium. Plusieurs colonnes d’une blancheur éclatante apparaissent de loin aux voyageurs, et s’élèvent sur un promontoire auquel elles ont donné le nom de cap Colonne. Le temple de Minerve n’est plus, mais ses ruines sont restées là comme, un grand souvenir des anciens jours.

Nous sommes arrivés à midi en face du cap Sunium ; le canot du Loiret nous a conduits sur la rive. Un vent léger tempérait la chaleur du jour, la montagne, qui forme le promontoire, est couverte de thyms, de sauges et d’autres plantes odoriférantes. Quelques lentisques croissaient entre les rochers et les pierres. Parmi le fleurs qui ornent les avenues du temple de Minerve, j’étais charmé de voir une grande quantité d’immortelles. J’en ai composé une guirlande, et je l’ai déposée sur le marbre blanc du sanctuaire. Je ne sais pourquoi les ruines de Sunium m’ont plus ému que elles que nous avions vues a Athènes. C’est sans doute parce qu’on y est tout seul, qu’il n’y a point d’habitation dans le voisinage, et que la barbarie des temps modernes n’y gâte pas les souvenirs de l’antiquité. La solitude va si bien aux ruines ! elle est d’ailleurs une si bonne sauvegarde, et le désert un si bon gardien !

Nous avions visité ce qui reste du temple. Douze cotonnes sont encore debout, sans compter les pilastres de la façade ; on aperçoit un mur qui soutient la terrasse ou la plate-forme sur laquelle le temple était bâti, et les restes d’une muraille qui s’étendait jusqu’à la mer. Après avoir parcouru toutes ces ruines, nous nous sommes assis sur le soubassement des colonnes : nos regards se portaient tantôt sur les montagnes de l’Attique, tantôt sur la vaste étendue de la mer. Lorsque Platon, assis sous le portique aérien du temple, enseignait à ses disciples les lois de la sagesse divine, il n’avait qu’à leur montrer cet immense horizon, cette voûte céleste si resplendissante, toutes ces merveilles de la terre et du ciel. Ce magnifique spectacle, que le voyageur contemple dans une espèce de recueillement, n’a pas besoin de l’éloquence des paroles. Cette grande et belle nature, ces ruines qui ont conservé leur caractère religieux, élevaient nos pensées vers le Créateur de l’univers, et chacun de nous croyait assister à une leçon de Platon.

C’est en vain que vous chercheriez en ce lieu une inscription historique, une pensée dé l’antiquité écrite sur la pierre, vous ne voyez que des colonnes qui, par leur forme élégante, rappellent les beaux jours de l’architecture et dont la dégradation et la teinte jaune vous parlent des ravages et de la marche du temps. Toutefois, on lit partout des noms modernes confiés à la pierre polie ; il n’est personne qui n’ait voulu laisser un souvenir de son passage au cap Sunium, et vivre au moins quelques jours sur ce marbre que le temps a respecté.

En nous éloignant de ces vénérables ruines, nous nous sommes retournés plusieurs fois, pour les revoir encore, et nous les avons saluées long-temps de nos regards. Il faut s’applaudir ici de ce que le temps et le génie de la destruction ont épargné la colonnade qui fait face à la mer, et dont la perspective lointaine conserve encore pour les voyageurs la majesté du temple de Minerve.

Nous n’avons pas tardé à voir les côtes escarpées de l’île de Zéa, l’ancienne Céos, patrie de Simonide ; le lendemain, au lever du jour, nous avions à notre droite l’île d’Andro, le cap d’Oro ou Pharée que les navigateurs doublent avec précaution dans les saisons des orages. À l’est du cap, on aperçoit, en avançant vers Smyrne, l’île d’Ipsara plus loin l’île de Chio. Je pourrais vous dire d’Ipsara ce que je vous ai dit en parlant d’Hydra et de Spezzia ; le commerce avait fait d’un rocher désert une île florissante, et, par les miracles de l’industrie, Ipsara était devenue une riche et heureuse cité. Chose singulière ! ce sont les pays les plus prospères, les peuples qui avaient le plus à perdre, qui se sont précipités avec le plus d’ardeur et d’aveuglement dans les dernières révolutions ; aussi ont-ils éprouvé tout ce que la guerre apporte avec elle de désolation et de calamités. Je vous épargnerai le récit lamentable des désastres d’Ipsara ; la plupart des habitans périrent par le glaive, ou cherchèrent un refuge sur des rivages étrangers. Depuis quelques mois, le petit nombre de ceux qui avaient échappé au massacre, sont revenus au milieu des ruines de leur patrie, et nous les voyons errer tristement à travers les décombres comme de pâles ombres parmi des sépulcres. Des masures noircies par le feu, des murailles croulantes, des toits renversés, des maisons à moitié démolies, tels sont les restes malheureux d’Ipsara. Quelle différence entre ces ruines et celles que nous venons de voir à Sunium. Les unes inspirent une douce mélancolie, les autres déchirent le cœur ; là ce ne sont que des marbres muets qui se sont mesurés avec le temps, et qui en ont triomphé ; ici c’est une ville qui succombe avec ses habitahs ; on les voit souffrir, on entend leurs plaintes ; ce ne sont pas des blessures faites sur l’airain ou sur la pierre, mais sur la chair vivante de l’homme. Il y a là des souvenirs affligeans qu’aucune illusion n’accompagne et sur lesquels on ne peut que gémir et pleurer.

L’île de Chio est restée loin de nous, et nous n’avons pu voir ses ruines ; son nom seul rappelle aussi d’affreux désastres. Ainsi dans toutes ces Iles, sur toutes ces côtes que nous voyions, il est tombé quelque calamité, et les images sanglantes des temps présens viennent partout remplacer dans l’âme du voyageur attristé les souvenirs rians, les poétiques images des temps antiques.

Le 17 au matin, e vent nous poussait vers les rivages d’Ionie ; nous avions devant nous, d’un coté, le cap Cara-Bournou ou le cap Noir, de l’autre, les bords ou s’élevait l’antique Phocée. Le bourg de Foilleri, bâti au fond d’un havre, nous a indiqué l’emplacement de la cité de Leuce ; les îlots qui l’environnent sont les rochers Myrmèces ou Fourmis dont Pline a parlé. Plus loin, en descendant le golfe, nous avons vu de grandes javelles de sel semblables à des pyramides, brillant sous le soleil comme du marbre ou de la neige. À notre gauche, s’étendaient les plaines de l’Hermus, et nos marins nous signalaient les bancs de sable qui entourent l’embouchure du fleuve, et qui sont comme autant d’écueils. Sur l’autre côte du golfe, Vourla et ses moulins à vent, les petites îles des Lapins, les rivages dé Clazomène, d’Érythrée et de Théos s’enfuyaient derrière nous, et devant nous se montrait la cime du mont Mimas. Nous avons passé à peu de distance du château de Sangiac, ses murailles blanches nous présentaient un contraste pittoresque avec la verdure des bois d’alentour. Entrainés par un vent rapide, nous avions à peine le temps de reconnaitre toutes ces côtes si riches de végétation et surtout fécondes en souvenirs historiques, et les tableaux se multipliaient sans cesse autour de nous. Au coucher du soleil, nous n’étions plus qu’à deux lieues de Smyrne. Nos regards distinguaient facilement la haute citadelle du mont Pagus ; les minarets de la ville, les cyprès qui ombragent ses cimetières nous annonçaient l’approche d’une cité musulmane. Une forêt de mat, des bâtimens de guerre, des pavillons de toutes les nations, nous annoncaient en même temps que nous étions dans ta rade la plus fréquentée de l’Orient. L’Imbat, qui souffle chaque jour sur cette terre et qui rafraîchit une rive brulée par les faux de l’été, enflait les voiles du Loiret, et nous filions dix nœuds par heure ; mais, selon la coutume, l’Imbat est tombé avec la nuit, et le calme qui nous a surpris, nous a empêchés de débarquer au gré de notre impatience. Nous avons passé la nuit à bord du Loiret qui a mouillé à plus de deux milles du rivage.

Ce matin, dès que le jour a paru, nous étions sur le pont ; je voulais voir ce beau soleil d’Ionie que je ne connaissais encore que par la description des poètes, et cette ville de Smyrne que les voyageurs nous représentent comme une ville européenne au milieu des Turcs. Les maisons de Smyrne dont les terrasses se rapprochent et se confondent, n’offrent d’abord, aux regards qu’une surface plane et unie ; par dessus tous ces toits uniformes flottent les pavillons des consuls, et se montrent çà et là les dômes des mosquées et des bains publics ; sur le bord de la mer, on aperçoit une espèce de quai, des maisons qui paraissent élégantes, une caserne nouvellement bâtie et un fort garni de canons ; à droite de la cité, des sépulcres blancs couvrent le penchant d’une colline ; à gauche, de vastes jardins d’orangers s’étendent dans la plaine, et par delà toute cette surface si riche en points de vue, s’élève le mont Pagus qui fut jadis la défense de la ville, et dont la perspective lui sert aujourd’hui d’ornement.

Je suspends ici cette lettre ; je vais descendre à terre, je reprendrai la plume quand je pourrai vous donner quelques détails sur Smyrne.

SUITE
DE LA LETTRE X.

DESCRIPTION DE SMYRNE.

Smyrne, le 20 juin 1830

La ville de Smyrne se divise en deux parties ou deux grands quartiers, la ville basse et la ville haute. La première est habitée, par les Turcs et les Juifs, la seconde par les Grecs, les Arméniens et les Francs. La ville basse renferme d’assez beaux édifices, des maisons assez bien bâties ; là sont des marchés, les bazars, les boutiques ; le voisinage de la mer, la foule de ceux qui arrivent ou qui s’en vont, entretiennent dans cette partie de la ville un mouvement continuel ; tout ce qu’il y a de bruit et d’activité à Smyrne est dans ce quartier-là. Dans la ville haute, qu’avoisinent les grands cimetières des Turcs, règnent le silence et la solitude ; point d’édifices publics, peu de maisons élégantes ; des habitations avec des fenêtres grillées qui ressemblent à des cloîtres, un grand nombre de mosquées ou d’oratoires musulmans, beaucoup de turbés ou de chapelles sépulcrales, ombragés par de hauts cyprès, voila ce qu’on remarque dans la partie de la cité qui se rapproche du mont Pagus.

Les Italiens ont appelé Smyrne ella fiora del Levanti et quelques voyageurs n’ont pas craint de la surnommer le petit Paris de l’Orient. Je ne connais point encore assez la capitale de l’Ionie pour apprécier les jugemens qu’on en a porté. Je dois dire toutefois que mes premières impressions ne répondent pas à l’idée que je m’en étais faite d’après nos livres de voyage, et même que le charme de la perspective, qui m’avait séduit en arrivant dans la rade, se dissipe et s’évanouit à chaque pas que je fais dans l’intérieur de la cité. De toutes lés rues que j’ai visitées, je ne puis vous en citer que deux qui méritent d’être remarquées, et qui aient un nom, c’est la rue Franque et la rue des Roses. Je ne vous parlerai point de ces rues étroites et tortueuses, de tous ces passages obscurs, de ces allées couvertes, au milieu desquelles je me suis égaré plusieurs fois, et qui font de la ville un vrai labyrinthe pour les étrangers nouvellement débarqués. Beaucoup de rues n’ont jamais été pavées ; celles qu’on a pavées sont si mal entretenues, qu’on de la peine a y marcher : une voiture traverserait plus tôt le lit d’un torrent que la plus belle rue de la cité. Aussi n’a-t-on jamais vu de voitures à Smyrne. Strabon, qui se plaignait que la ville ancienne n’eut point d’égouts, en trouverait presque partout dans la ville nouvelle. Des excavations qu’on rencontre souvent sur son chemin, et que personne ne s’occupe de fermer, laissent échapper des exhalaisons infectes. Dans beaucoup de rues, on voit un ruisseau, fangeux, ou plutôt un égout découvert, avec un trottoir de chaque côté. Les chameaux, les chevaux et les ânes qui font les transports, passent dans le ruisseau ; il arrive souvent qu’un chameau, chargé de ses deux ses deux ballots ou de quelques bois de construction, occupe à lui seul tout l’espace de la rue. À l’approche de ces animaux, il faut fuir et se mettre à l’écart, comme à l’approche d’un pacha et de son escorte menaçante. Ajoutez à cela qu’on étouffe de chaleur dans les rues populeuses, et que l’air y est partout corrompu ou fétide ; de telle sorte, que je ne connais guères que la peste qui puisse se trouver à l’aise et circuler librement dans cette ville tant vantée. Aussi y arrive-t-elle presque tous les ans, et les habitans regardent comme un miracle qu’elle ne soit pas encore venue cette année.

Je pense bien, mon cher ami, que vous n’aurez pas encore reconnu Paris à ce que je viens de vous dire de Smyrne. Ceux qui se sont extasiés sur cette ville, ont été frappes sans doute de la facilité qu’on aurait d’en faire un séjour agréable pour les habitans comme pour les étrangers. La vérité est que Smyrne pourrait devenir la plus belle ville du monde si on le voulait ; mais personne ne l’a voulu jusqu’ici. Elle aurait pu avoir d’abord un quai magnifique ; l’administration turque n’y a jamais songé. Cette administration permet aux particuliers, moyennant un certain droit, de bâtir sur le bord de la mer ; elle vend même la partie du rivage qui est encore couverte par les flots ; ainsi la mer recule devant les édifices nouveaux, sans que la ville y gagne rien pour la salubrité de l’air, ni pour la perspective, ni pour la commodité de la navigation. Il ne faut donc chercher à Smyrne que les beautés de son climat et les merveilles de sa position maritime et commerciale, enfin ce que la négligence ou la barbarie des Turcs n’a pu lui ôter.

Dans plusieurs quartiers de la ville basse, règne une grande activité. J’ai remarqué avec plaisir que tout le monde y paraissait occupé : je n’ai vu nulle part une plus grande quantité de boutiques ; j’admire surtout combien il faut peu de place aux marchands de ce pays. Un enfoncement dans un mur, un banc de pierre ou de bois, avec un espace de trois ou quatre pieds tout au plus, en voilà assez pour contenir un Turc, un Grec ou un Juif avec ses marchandises. On peut dire que chacun de ces petits marchands n’occupe pas plus d’espace dans une rue industrieuse qu’il n’en occupera un jour dans le champ des morts ; ce qui fait qu’il y a place pour tous. La ville a plusieurs bazars, renommés, tels que celui des étoffes, celui du riz, etc. Ce sont comme des rues ou de larges passages voûtés et garnis des deux cotés de boutiques et de bancs propres à l’étalage. L’affluence est toujours très-grande dans les bazars. Il faut vous parler aussi des khans, dont il est difficile de se faire une idée lorsqu’on ne les a pas vu. Un khan est un vaste bâtiment construit en pierres, où logent les caravanes, et qui servent d’entrepôt aux marchandises. Il y en a plusieurs à Smyrne.

Ces sortes d’édifices se trouvent dans presque toutes les cités de l’Orient : on en rencontre quelquefois dans les lieux déserts. Ils n’ont ordinairement que les quatre murailles. On y vit avec les provisions qu’on y apporte. Lorsque les voyageurs venus d’Europe, pénètrent dans l’Asie-Mineure, les khans deviennent leur seul asile pour se reposer de leurs fatigues. Dans tous les lieux où il n’existe point de khans, où la fortune ne vous fait point rencontrer le toit d’un café, cet Orient si hospitalier ne vous offre d’autres ressources que l’eau de ses fontaines, d’autre abri et d’autre toit, que le dôme de ses platanes et l’azur sont beau ciel. Nous en ferons bientôt l’épreuve ; vous recevrez quelquefois de nous des, lettres écrites dans le désert, à l’ombre d’un cyprès ou d’un sycomare. Mais revenons aux khans et au commerce de Smyrne. Pour juger du mouvement commercial de cette ville, il faut voir dans les khans l’arrivée des caravanes, et dans la rade l’arrivée des navires marchands. Chaque jour, on voit passer dans la haute ville un grand nombre de chameaux chargés des productions de l’Inde, de la Perses, de la Syrie et de toutes les contrées de l’Asie-Mineure. D’un autre coté, les vents et les flots amènent chaque jour des bâtimens apportant les produits industriels de tous les pays de l’Europe. Les caravanes retournent dans les pays d’où elles sont venues avec les richesses qu’ont apportées les navires européens, et ceux-ci regagnent les villes maritimes de l’Occident avec les marchandises voiturées sur le dos des chameaux, si justement appelés les vaisseaux du désert. J’ai souvent entendu dire que le commerce de Smyrne avait perdu de son activité depuis quelques années ; cependant la rade est toujours remplie dé navires, les khans de marchands étrangers, et les chameaux, avec leurs charges accoutumées, ne cessent point de défiler sur le pont des Caravanes.

Une des choses qui frappent d’abord les Européens en arrivant à Smyrne, c’est la diversité des peuples qui habitent la même cité. Leur religion, leur langage, leurs costumes, leurs mœurs, tout est différent. Chaque peuple a ses cérémonies, ses fêtes, et même son calendrier. Il arrive souvent, d’après les règles que chaque croyance s’est faites, qu’on se réjouit et qu’on se repose dans un quartier, tandis qu’on se mortifie ou qu’on travaille dans un autre. Le vendredi, les Turcs ferment leurs boutiques ; le samedi, les Juifs ferment les leurs ; le dimanche, c’est le tour des Grecs, des Arméniens et des Francs. Toutes ces nations ne se réunissent jamais pour quoi que ce soit ; elles ne se trouvent ensemble qu’au bazar. L’amour de l’argent ou l’amour du gain est le seul lien commun, le seul sentiment qui les rapproche. La seule chose sur laquelle on soit à peu près d’accord, c’est le prix du coton ou de l’opium, la valeur d’une piastre ou d’un dollar. La différence dans les mœurs et dans les usages est encore plus marquée parmi les femmes que parmi les hommes. La moitié des femmes de Smyrne vit dans la retraite et reste cachée aux regards du public ; les autres jouissent de toutes les libertés qu’on leur accorde dans nos sociétés d’Europe. On reconnaît à quelle nation une femme appartient par le soin qu’elle prend de cacher ou de montrer son visage. Les femmes grecques et celles des Francs ont le visage découvert ; les Juives et les Arméniennes n’en montrent que la moitié ; les femmes turques ne laissent rien voir de leur figure. Non-seulement les femmes grecques n’ont point de voile, mais elles, mettent une grande affectation à se faire voir. Les plus réservées croiraient avoir perdu leur journée, si elles n’avaient passé plusieurs heures parées de leurs plus beaux atours, et assises devant une fenêtre u dans un balcon, de manière à voir les passans et à en être vues. Immobiles et silencieuses, elles restent là comme des portraits dans leurs cadres ; et lorsqu’on parcourt certaines rues, telles que la rue des Roses, on croirait traverser une galerie de tableaux. Les fenêtres ou balcons auxquels se placent ainsi les dames de Smyrne sont construits tout exprès. Une maison ne serait pas bien bâtie, si elle n’offrait au beau sexe ce moyen innocent de prendre l’air et de se montrer en public. Je n’irai pas plus loin sur ce chapitre, et pour ne pas me brouiller avec les dames de Smyrne, je me hâte de dire qu’elles ont une grande réputation de beauté et qu’elles la méritent.

On parle à Smyrne plus de langues qu’on n’en parlait dans la tour de Babel, la plus usitée parmi les Francs, est un mauvais jargon italien, fort répandu dans l’Archipel et sur toutes les côtés de la Méditerranée : c’est là tout ce qui est resté, dans les temps modernes, de la domination de plusieurs villes d’Italie qui, au moyen-âge, avaient recueilli, à force d’industrie, l’héritage de l’ancienne Rome en Orient. Dans toutes les Échelles du Levant, il arrive tous les jours de pauvres Italiens que la misère, des condamnations ou des circonstances fâcheuses ont éloignés de leur pays ; on les retrouve partout. Nous sommes logés chez un Romain, tout est romain dans la maison jusqu’à la servante. Dans une seule rue, dans un seul bazar de Smyrne, on peut se donner le plaisir de voir rassemblés chaque jour les débris de trois grands peuples, les Romains, les Grecs et les Juifs. Quoique chaque peuple, chaque secte, ait sa langue particulière, néanmoins les langues qu’on parle communément se réduisent à trois, le turc, l’italien et le grec moderne. Si chacune de ces langues exprimait le caractère, la position et les besoins de ceux qui les parlent, je dirais volontiers que dans la langue turque on commande, que dans le grec moderne on supplie, et qu’on demande la charité en italien ; quant à la langue française, qui était autrefois la langue dominante parmi les Francs de Smyrne, elle a beaucoup perdu dans les derniers temps ; elle a suivi les vicissitudes et le déclin du commerce français dans ce pays. On ne la parle plus que chez les consuls et parmi les voyageurs de distinction.

Outre les trois ou quatre peuples qui sont à poste fixe à Smyrne, et qui habitent ensemble cette grande ville, on y voit chaque jour une foule d’étrangers qu’attirent le commerce, la curiosité et le besoin de changer de climat et de pays. Parmi les voyageurs qui passent par cette ville, vous en voyez de toutes les nations, de toutes les classes, de tous les caractères. Les uns viennent de Constantinople, de l’Égypte ou de la Syrie ; les autres, arrivés de tous les points de l’Occident, sont en chemin pour les diverses contrées de l’Asie ; l’un parle des curiosités de Bagdad, d’Ispahan, de Trébisonde qu’il vient de visiter ; un autre demande des chevaux et des guides pour traverser le mont Taurus, pour se rendre sur les bords de la mer Noire, sur les rives de l’Euphrate et du Tigre.

Parmi tous ces voyageurs, on rencontre quelques savans modestes et laborieux, dont la conversation est instructive ; ils ont étudié l’histoire et les mœurs des peuples, les formes du globe, les productions de chaque climat ; les plus curieux à entendre sont quelquefois ceux qui vont à la recherche des ruines de l’antiquité. Il faut voir l’amour-propre que certains amateurs mettent à leurs découvertes. Dans cette science, comme dans toutes les autres, on court après ce qui est nouveau. Je connais des Anglais qui donneraient cinq cents livres sterling à celui qui leur enseignerait une ruine dont personne n’a parlé. Quel triomphe que celui de déterrer une colonne ignorée, de mettre en lumière une inscription inédite ! Mais découvrir une ville entière sur laquelle mille voyageurs ont passé sans la voir, voilà le chef-d’œuvre, voilà la gloire ! Ce bonheur est arrivé l’année dernière à un voyageur anglais ; il a découvert dans l’Asie-Mineure l’ancienne ville d’Azania. Les restes de cette ville étaient si bien ensevelis sous l’herbe qu’on ne les avait point aperçus. Que de trésors enfouis dans la poussière du désert ! quelle satisfaction d’annoncer à l’Europe savante qu’on les a retrouvés ! L’heureux voyageur, après avoir reconnu en passant les ruines précieuses d’Azania, se proposait d’y revenir et d’en prendre en quelque sorte possession par un mémoire détaillé. Il vient à Smyrne, pour se munir des instrumens nécessaires ; il laisse échapper quelques mots sur la merveille qu’il vient de découvrir ; mais l’importance mystérieuse qu~’il y met éveille la curiosité et les jalousie d’un autre amateur. Celui-ci, profitant de l’ouverture qu’on lui a faite et des renseignemens qu’il a obtenus, se hâte de partir pour Azania, et, du sein même des ruines qu’il reconnaît, il écrit à ses correspondans de Londres qu’il a retrouvé une ville dont les antiquaires ont perdu la trace. Je vous laisse à deviner quel a été le désappointement de celui qui, le premier, avait reconnu Azania.

Cette émulation de découvertes, et les petites, vanités qui l’accompagnent, peuvent nous faire sourire, mais elles ont aussi leur bon côté ; je souhaite que ces travers innocens nous aident à trouver d’autres ruines. Il y a encore dans l’Asie-Mineure assez de villes perdues, pour faire la fortune et la gloire de plus d’un voyageur ; et comme il est juste que chacun jouisse de ce qu’il a fait, je pense que, dans ce cas, un amateur ferait bien de placer le mérite de ses découvertes sous la sauvegarde d’un brevet d’invention.

Je ne vous dirai rien ici des aventuriers qui ont quitté leur pays pour parcourir le monde, et dont l’honnête industrie ne s’attache pas a la découverte, des ruines ; ces messieurs-là n’auraient pas grand parti à tirer d’une ville cachée sous l’herbe ; ce n’est pas une cité comme Azania qu’il leur faut, mais une ville bien fournie de toutes choses, une ville habitée par des gens dont les coffres soient bien garnis. Ces sortes de voyageurs ne manquent pas ordinairement de passer par Smyrne, et d’y laisser, au lieu de regrets, de bons avertissemens et d’utiles leçons.