Correspondance d’Orient, 1830-1831/014

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LETTRE XIV.

À M. M…

DESCRIPTION DES RUINES D’ÉPHÈSE ET D’AIA-SOLOUK.

Le 30 juin 1830.

Avant de commencer avec vous l’examen des ruines d’Éphèse, il me faut d’abord constater une importante observation que nous devons au célèbre Chandier ; c’est qu’Aia-Solouk n’occupe point l’emplacement de l’antique ville de Diane. Aia-Solouk était tout simplement une cité musulmane bâtie au treizième siècle avec des débris d’Éphèse, à un mille de distance de cette ville. Beaucoup de voyageurs et Tournefort lui-même, ont confondu les deux cités, et la véritable situation d’Ephèse leur a complètement échappé. De tous les voyageurs que je connais, Chandler est celui dont les recherches sur ce pays paraissent les plus heureuses ; c’est lui que je prendrai pour guide.

Pour que vous puissiez me suivre plus facilement dans mes descriptions ou mes récits, il sera utile je crois de vous donner une idée du pays où nous sommes. La plaine d’Ephèse, dont la largeur est d’environ six milles, et la longueur de près de douze milles, est de toutes parts entourée de montagnes, excepté à l’ouest du côté de la mer ; à l’est, le mont Pactyàs, au nord, la chaîne du Gallèse, au midi, les hauteurs du Corissus, donnent à la plaine la forme d’un arc. Le Caystre, qui coule de l’orient à l’occident, traverse le milieu de la plaine et va se jeter dans la mer, au midi des lacs Silénésiens. Le mont Prion, autour duquel on voit les ruines d’Ephèse, d’une hauteur médiocre et de forme presque ronde, est situé auprès du Corissus, dont il se détache à peine. La rivière passe au nord du mont Prion, à un quart d’heure de distance. Les restes d’Aia-Solouk se trouvent sur une hauteur isolée, à une demi-heure des ruines d’Ephèse, à l’orient. Maintenant que les lieux vous sont connus, j’ajouterai qu’Ephèse a été bâtie et rebâtie tour à tour au penchant du Corissus, près de la fontaine Hypelée, dans la plaine auprès du temple de Diane, enfin autour du mont Prion ; c’est Lysimaque qui appela les Éphésiens autour de cette montagne, et ce sont les ruines de cette dernière cité que nous allons parcourir.

Derrière le mont Prion, au sud-est, j’ai vu des pans de murs, des tronçons de colonnes, des débris d’arcades, restes d’un vaste édifice, que Chandler croit être le Gymnase, et que Dellawai et d’autres voyageurs ont pris pour te temple de Diane ; Chandler avait trouvé sur un plafond, au milieu de ces décombres, des peintures représentant des poissons dans les flots, et près de là, sur le sol, des troncs de statues colossales, d’une belle draperie ; les peintures sont presque toutes effacées et les statues ont disparu. Le premier monument qu’on rencontre en venant d’Aia-Solouk, est un stade très vaste, appuyé d’un côté sur le revers du mont Prion, et de l’autre sur de grandes voûtes qui regardent la plaine ; le débris le, plus remarquable de ce stade est une arcade de marbre blanc fort bien conservée, mais dont la construction paraît être moins ancienne que l’édifice auquel elle appartient. Tournefort et Lebrun ont donné des dessins de cette arcade, couverte d’inscriptions latines placées si haut ou si mutilées qu’on ne peut les déchiffrer. De grandes herbes, des ronces et des arbustes croissent dans l’enceinte du stade ; des lézards à la peau verte et jaunâtre couraient sous les feux du soleil à travers les pierres et les blocs de marbre.

En avançant au-delà du stadium, on reconnaît un chemin, ou plutôt une rue bordée de piédestaux et de bases de colonnes, de débris de murs et d’édifices détruits, et l’on arrive au théâtre, qui ne conserve plus que deux ailes et quelques arcades. Le théâtre d’Éphèse dut être un des derniers monumens qui tombèrent car rien n’égalait l’ardeur des Éphésiens pour les spectacles ; saint Paul et les prédicateurs qui lui succédèrent tonnaient envain contre ces profanes réunions.

L’étroit vallon qui sépare le mont Prion du Corissus, offre d’abord les débris d’une église, puis différens fragmens de marbre, des colonnes renversées, et quelques vestiges d’un ancien odeum. Si nous revenons vers le théâtre, nous verrons près de là d’épaisses murailles de briques couvertes de trous où étaient incrustés les dalles de marbre dont les murs furent autrefois revêtus. Tournefort et autres ont cru voir dans ces murs des restes du temple de Diane. Dellawai se demande si cet édifice n’a pas pu être l’église de Saint-Jean bâtie par Justinien. En tournant à l’ouest, vous trouvez les traces d’un grand portique, le port de la ville changé en un marais, l’emplacement présumé de l’Agora, un espace vide semé d’orge, et une suite de voûtes construites en briques. Le long du Corissus, vous voyez de magnifiques chapiteaux et des entablemens de marbre, débris d’un temple corinthien, les plus beaux restes de ce temple sont dessinés dans l’ouvrage de M. de Choiseul. À quel dieu ce monument était-il consacré ? est-ce à l’empereur Claude, au dieu Jules, à Appollon Pythien ? C’est ce que nos plus savans voyageurs n’ont point décidé.

Plein des souvenirs du fameux temple de Diane, tel que nous l’ont représenté Vitruve, Pline et Strabon, vous êtes impatient sans doute d’apprendre ce qui subsiste encore de ce grand monument. C’est ici surtout que ma science est en défaut. J’interroge en vain les lieux et les livres, je ne trouve partout que des doutes des conjectures hasardées, des suppositions vagues, des systèmes qui n’expliquent rien. Au milieu d’un amas confus de ruines, je demande aux colonnes, aux blocs de marbre, à chaque pierre, s’ils n’ont point appartenu au temple le plus célèbre qui fut jamais, et toutes les pierres sont muettes, et les ruines n’ont point de voix. Les voyageurs qui ont visité Éphèse, ont placé, chacun dans une position différente, le temple de la grande déesse. Les uns, ont cru en trouver des vestiges au sud-est du mont Prion, les autres au nord, d’autres à l’ouest ; quelques-uns, tels que Chandler, plus raisonnables peut-être, ont déclaré n’avoir rien reconnu de positif sur l’emplacement du monument. Ceux qui regardent les souterrains voisins des marais ou du port comme des ruines du temple (et ceux-là sont, en assez grand nombre), oublient évidemment que ces souterrains se trouvent dans l’enceinte de la ville, et que te temple était éloigne de plusieurs stades des murailles d’Éphèse. Pour moi, je vous ferai grâce de mon système et de mes conjectures, j’aime mieux vous entretenir un moment de la fondation de ce temple et de son histoire.

Le culte de Diane à Éphèse, comme vous savez, remonte aux premiers âges ; ce furent, dit-on, les Amazones qui, les premières, sous le règne de Thésée sacrifièrent à la déesse sur les rives du Caystre ; elles déposèrent dans le trône d’un ormeau une Diane de cèdre ou d’ébène grossièrement taillée. Ainsi commençât le culte de la grande déesse ; un tronc d’arbre fut son premier temple, plus tard elle eut un sanctuaire qui devint la merveille de l’univers. La religion avait appelé les arts à son secours, et les chefs-d’œuvre des Appelle ou des Phidias entretenaient surtout l’enthousiasme et la foi des peuples dans ces temps d’ignorance et de superstition, c’était la grandeur et la beauté d’un temple qui faisaient la grandeur et ta puissance d’un dieu. Le monde païen n’eut point de temple plus saint et plus révéré que celui de Diane à Éphèse, parce que ce temple surpassait en richesse et en splendeur tous les autres sanctuaires. Personne n’ignore quel fut le sort de ce monument ; un fou, qui cherchait à tout prix l’immortalité, voulut associer son nom à la destruction du temple de Diane. Le second temple, bâti en l’honneur de la déesse, ne le cédait en rien à la magnificence du premier. Telle était la vénération des peuples pour la grande Diane, que la guerre elle-même respecta toujours les trésors placés sous la sauve-garde de la déesse ; l’histoire a cité Néron comme étant le seul qui eût osé toucher à ce sanctuaire. Les barbares du Nord qui passèrent comme un ouragan sur les beaux pays de la Grèce et de l’Asie, pillèrent et brûlèrent le temple de Diane ; il est probable que ce temple a été effacé de la terre avec d’autres beaux monumens de l’antiquité païenne, alors que, par un édit de Constantin, édit fatal et à jamais déplorable pour les arts, tous les temples des dieux crevèrent, dans l’Orient ; Quand les rois et les peuples accouraient à l’envie sur les bords du Caystre pour déposer leurs offrandes sur les autels de Diane, qui eût osé dire qu’un jour le voyageur chercherait en vain la place du temple ?

Après avoir passé le marais que des auteurs présument être l’emplacement du temple de Diane, on traverse un espace rempli de ronces acérées de la hauteur de l’homme, puis on aborde une colline assez escarpée, dont le sommet porte les ruines d’un édifice, appelé, communément la Prison de Saint-Paul. Chandler pense que ce sont là les restes d’une des tours dont on avait flanqué les murs d’Éphèse. Je suis porté à croire que si Chandler avait examiné cet édifice avec plus d’attention, il y aurait vu autre chose que les débris d’une tour. Cet édifice est bâti en pierres de taille de granit. Il est de forme carrée, et sa circonférence est d’environ quarante pieds ; ses murs sont épais de trois pieds et demi ; il est composé de quatre pièces, dont trois sont encombrées de pierres de taille. On y entre par trois portes. Au pied de l’édifice, du côté qui regarde Éphèse, on voit les débris d’une terrasse en beau marbre blanc. Cette colline domine l’ancien port de la ville, et, du haut du monument renversée on parcourt librement des yeux la grande vallée du Caystre. L’édifice est appelé par les Turcs le Château de la Fille. Les Musulmans conteurs nous disent qu’une jeune princesse est restée long-temps captive dans cette tour ; un amour malheureux se mêle à cette histoire, et le roman finit par le trépas de la jeune fille. De semblables histoires ne sont pas rares dans les pays d’Asie. Il n’est guères de ruines qui n’aient donné lieu à quelques légendes romanesques ou merveilleuses. Ne pourrions-nous pas nous demander si ce nom de Château de la Fille ne serait pas un vague et dernier souvenir de la matrone d’Éphèse ?

Le mont Prion est souvent cité dans les antiques annales. Les voyageurs y visitent aujourd’hui les sépultures des Éphésiens creusées dans le roc, et ces carrières de marbre qui furent d’un si grand secours pour la construction de la ville et du temple. Vous vous souvenez que c’est à un jeûne pâtre qu’Éphèse dut la découverte de ces précieuses carrières. Le Prion est célèbre aussi dans l’histoire du premier âge de l’Église. Les chrétiens y révérèrent long-temps les tombeaux de Timothée et de saint Jean. Au temps des guerres de la Croix, a l’époque du passage de Luis VII à Éphèse, on voyait encore sur la montagne le sépulcre du saint Précurseur. Au rapport d’Odon de Deuil, dont vous connaissez la chronique, ce tombeau était entouré d’un mur destiné à la défense contre les païens. Ce monument sacré que le chroniqueur pèlerin comptait au nombre des débris glorieux d’Éphèse, a disparu comme d’autres monumens, et je n’ai pu en reconnaître même des vestiges. Au sud-est du Prion, du côte du Gymnase, on remarque les restes d’une église, qui fut peut-être celle qu’éleva Justinien en l’honneur de saint Jean. Cette église était la cathédrale des Éphésiens au temps, des guerres saintes, et c’est là que fut enseveli le chevalier Gui de Ponthieu, mort Éphèse, sous les drapeaux de la seconde croisade. Près de là, on montre la grotte des sept Dormans, dont la merveilleuse histoire est connue également des disciples de l’Évangile et du Coran. À un quart-d’heure du mont Prion, au sud-est, j’ai visité un vaste souterrain construit en pierres de taille, dont les voyageurs n’ont point fait mention ; et, pour dernière recherche, je suis allé reconnaître les restes des murailles qui défendaient, au midi, la ville de Lysimaque et s’étendaient sûr le Corissus jusqu’au de là de la prison de Saint-Paul.

Il était quatre heures après-midi, et depuis dix heures du matin j’étais au milieu des ruines. J’ai regagné Aia-Solouk pour y chercher de l’eau et des ombrages, et je me suis assis sur une natte au pied du premier platane que j’ai rencontré. Le cafetier musulman d’Aia Solouk est venu m’apporter la pipe et le café. Bientôt, j’ai vu arriver auprès de moi un Turc de distinction, suivi d’une douzaine de gardes. Cet homme, âgé d’environ trente-cinq ans, d’une figure douce et d’un maintien noble, m’a salué de l’air le plus aimable, et s’est assis sur ma natte à côté de moi. « Vous voyez, m’a dit mon drogman, l’aga de Chirkingé gros village situé à quelques heures d’Aia-Solouk. » Osman (c’est le nom de l’aga), m’a demandé mon nom et celui de mon pays. Au seul mot de Français, il a incliné la tête, et comme je lui parlais de ruines, il m’a montré du doigt Aia-Solouk. Osman a pris à ferme le territoire d’Aia-Solouk. On moissonnait pour lui sur les bords du Caystre et au milieu des ruines d’Éphèse. Semblable aux rois des premiers temps du monde, Osman n’avait pour toutes richesses que des troupeaux et des moissons. J’avais vu ses vaches et ses bœufs paître sur l’emplacement présume, du temple de Diane ; ses, brebis et ses chèvres broutaient l’herbe qui croît sur les débris du Gymnase et du Stade. « Comment se fait-il, m’a dit Osman que vous ayez quitté le pays de France pour venir voir des ruines et des hommes comme, nous ? Quel plaisir pouvez-vous y trouver ? » Je lui ai répondu que, pour bien connaître l’espèce humaine, il fallait étudier les hommes de tous les pays, et qu’on apprenait, à l’aspect des grandes ruines, des choses qui ne se trouvent point dans les livres. Il parait’que cette réponse n’a pas été tout à fait défigurée en passant par la bouche, de mon drogman, car l’aga s’est écrié plusieurs fois Pèki, péki (c’est bien, c’est bien). Il s’est offert d’être mon guide pour visiter les restes d’Aia-Solouk et, suivis de ses gardes et de mon drogman, nous avons pris le chemin des ruines.

Aux temps de Tournefort, de Chandier, de M. de Choiseul, Aia-Solouk était encore un village considérable ; maintenant vous n’y trouvez plus rien qu’un café, auprès duquel se reposent les caravanes. Ce qu’il y a de plus, remarquable dans ces ruines, ce sont les restes d’un vaste château, une belle mosquée ; une porte connue sous le nom de Porte de la Persécution, et un grand aqueduc. Les débris d’une multitude de bains et de petites mosquées, des amas de décombres et beaucoup de colonnes encore, debout apparaissent autour de la montagne d’Aia-Solouk. Osman, qui s’était fait mon Cicérone, me disait, avec cette exagération commune aux orientaux, qu’Aia-Solouk possédait autrefois trois cent soixante mosquées, et trois cent soixante bains ; c’était, me répétait-il une cité comme Smyrne. En montant au château, nous avons passé par la porte de la Persécution, porte grande et belle, soutenue des deux côtés par deux arcs-boutans, qui, d’après Chandler, ont été construits avec les sièges d’un théâtre, couverts d’inscriptions grecques mutilées. J’ai vu, comme tous les voyageurs, les bas-reliefs qui décorent la façade de cette porte. Tournefort, Vood et M. de Choiseul en ont rapporté les dessins. On remarquait alors trois morceaux de sculpture antique ; le premier représentait Achille recevant le corps de son fidèle Patrocle, le second représentait le corps d’Hector entouré de femmes en pleurs, et le troisième, des enfans jouant avec des branches de vignes. Il n’existe plus, aujourd’hui que les deux bas-reliefs consacrés à Patrocle et à Hector, et ces morceaux n’ont pas été épargnés ; les Troyennes qui pleuraient autour de l’époux d’Andromaque, ont été enlevées ; le bras gauche et la jambe gauche d’Hector sont brisés. Le plus beau de ces bas-reliefs, celui qui représentait une bacchanale d’enfans, a disparu depuis-plusieurs années ; j’ai su qu’il avait été emporté par des voyageurs italiens. Ainsi des monumens que le temps et les Turcs nous avaient conservés, sont tombée misérablement sous le marteau de quelques amateurs. Dans le cours de notre voyage, nous aurons plusieurs fois l’occasion de déplorer ces profanes enlèvemens.

Auprès du château, j’ai vu d’énormes blocs, de murailles en brique, débris de quelque grand édifice ; Osman me disait que ces blocs de murs avaient appartenu un monastère grec. Mon brave aga voyait partout des ruines de monastères, et, à l’en croire, le peuple d’Aia-Solouk n’eût été presque tout entier qu’un peuple de cénobites. Pourtant quand je lui donnais des explications, il se, faisait traduire mes paroles avec un soin minutieux. Sa surprise a été extrême quand je lui ai dit que jadis des souverains avaient choisi Aia-Solouk pour demeure ; stamboul, stamboul ! s’écriait-il ; il ne concevait pas que des princes Turcs eussent pu résider ailleurs qu’à Constantinople. Pour un musulman, toute grandeur et, toute, gloire résident à Stamboul et c’est à ce nom que se rattachent toutes les idées, de la puissance. À trente ou quarante pas du château, mon Cicérone m’a fait remarquer des pierres, rangées en forme de cercle, traversées par une colonne ; il m’a raconté qu’à chaque printemps, les Grecs des environs viennent en foule prier autour de cet étroit espace, consacré sans doute par une religieuse tradition.

Le château d’Aia-Solouk est un édifice du moyen-âge ; l’enceinte est d’une grande étendue et les muraille sont encore debout. Cette enceinte, où croissent des figuiers sauvages et des tamariscs à travers les décombres, n’offre rien de curieux ; on n’y trouve qu’une petite mosquée à demi-détruite et une citerne voutée : au moment où je me suis, approché de l’ouverture de la citerne, deux corneilles, frappant l’eau de leurs ailes, se sont échappées du fond de ce puits, et ont plané quelque temps au-dessus de nos têtes, sans vouloir nous quitter ; un Éphésien du siècle de Lysimaque eût regardé ces deux oiseaux comme deux augures. À l’Ouest du château, au bas de la montagne, s’élève une grande mosquée abandonnée depuis douze ou quinze ans. La plupart des voyageurs que nous connaissons n’avaient pas pu visiter l’intérieur de cette belle mosquée ; grâce à l’abandon du monument et à l’obligeance de mon aga, j’ai parcouru dans tous les sens cet important édifice et la cour où le vestibule qui l’avoisine. Ce vestibule a deux entrées, l’une à l’occident, l’autre à l’orient ; en passant par cette dernière porte, il faut descendre une vingtaine de degrés ; au milieu de la cour se trouve le bassin d’une belle fontaine destinée aux purifications musulmanes.

Des colonnes de marbre renversées, des fragmens d’architecture antique et de beaux piédestaux se montrent dans le vestibule désert, et les grands arbres qui croissent dans l’enceinte, étendent leurs rameaux sur les murailles dont cette cour est environnée. La porte de la mosquée est au midi du vestibule. Ce qu’on remarque d’abord dans l’intérieur, de cet édifice, ce sont deux magnifiques colonnes de porphyre, d’une seule pièce et de quatorze pieds d’épaisseur, qui soutiennent le plafond de la mosquée ; ces belles colonnes, ainsi que tous les marbres du monument, sont autant de dépouilles de l’ancienne Éphèse. La partie de la mosquée, qui en est comme le sanctuaire, et que les Turcs appellent Kiblé, est peinte et sculptée avec beaucoup de luxe et d’éclat. La niche sacrée où se-déposait le Coran, est enrichie de dorures ; des inscriptions arabes couvrent les murs du temple ; L’extérieur de la mosquée, du côté de l’ouest et du midi, offre des ornemens dans le style sarrasin ; des treillages en fil de fer et des châssis en bois donnent un air d’élégance aux fenêtres de la mosquée. Les deux dômes de l’édifice ont été dépouillés de leurs lames de plomb : les minarets, qui s’élèvent au-dessus de la toiture, ont subi des dégradations, et leurs flèches sont brisées. En parcourant le temple abandonné, je ne pouvais me défendre d’un sentiment à la fois religieux et mélancolique. Un sanctuaire, quel qu’en soit le dieu, inspire toujours le recueillement et le respect, et je ne sais quelle émotion secrète nous accompagne partout où les hommes ont prié. La grande mosquée d’Aia-Solouk est devenue maintenant la demeure des cigognes et des corneilles ; elles s’y montrent par milliers.

Cet édifice, avec la blancheur de son marbre, avec sa physionomie sarrasine et son imposante grandeur, présente un aspect qui frappe d’abord le voyageur. Le caractère et la forme du monument sont tels, qu’on est surpris que des savans aient pu le prendre pour l’église de saint Jean, bâtie par Justinien. C’est aux princes fondateurs d’Aia-Solouk que cette mosquée doit son origine. Je ne vous dirai rien de l’aqueduc d’Aia-Solouk qui, recevant les eaux de la fontaine Halitée, au pied du mont Pactyas, venait abreuver la forteresse et la cité. Cet aqueduc est construit avec des débris d’Éphèse, dont plusieurs sont couverts d’inscriptions recueillies par différens voyageurs. J’y ai compté trente-six arches ou piliers tombant en ruines. Tel est l’état présent d’Aia-Solouk.

La nuit m’a surpris remuant encore les pierres de la cité musulmane. L’aga et ses gardes, qui m’avaient suivi pendant toute ma promenade, sont descendus avec moi vers le platane où m’attendait Mahomet, mon muletier. Des ordres ont été donnés pour le repas du soir. Osman, fidèle aux antiques usages de l’Orient, a fait tuer un agneau en mon honneur ; on l’a servi tout entier dans un grand vase de bois : il était rôti et farci de pilau, et son parfum flattait agréablement l’odorat de sept ou huit convives affamés. La table, du festin semblable à un tabouret rond avait un pied de hauteur. Nous nous sommes assis, les jambes croisées, autour de cette table, en plein air, éclairés par un lampion posé sur un débris de piédestal. Ce festin, digne des héros de l’Iliade était une fête pour Aia-Solouk ; le calme et le silence du soir, la lune rayonnant dans le ciel, tous les serviteurs et les gardes de l’aga, debout autour de nous, donnaient à ce banquet quelque chose de grave et de solennel.

Pendant le souper, Osman me demandait si j’étais content de ma journée et si je ne regrettais pas les dix heures de fatigue que j’avais passées au milieu des ruines. « Il faut que cette vallée ait vu de bien grandes choses, ajoutait-il pour que vous preniez tant de peine pour reconnaître ce qui subsiste encore ? » Une extrême curiosité et le désir de savoir, animaient toutes les paroles de l’aga. Éphèse était devenue son bien, et jamais le nom d’Éphèse n’avait retenti à son oreille. Je lui ai donc prononcé ce nom, qui lui révélait un ancien monde, un monde qui, pour lui, n’avait jamais existé. Je n’ai point entrepris de lui raconter l’histoire d’Éphèse et de ses âges glorieux ; il eût été inutile de dire à Osman que cette cité avait reçu dans son sein les plus grands capitaines de l’antiquité, tels qu’Alexandre, Annibal, Antiochus, Manlius, Auguste et Pompée. À quoi bon lui parler de Lucullus qui venait y étaler son luxe et la pompe de ses fêtes ; de Cicéron, qui s’était rendu sur ces rives pour y admirer les chefs-d’œuvre d’Apelle, de Praxitèle et de Scopas ? J’ai mieux aimé lui parler des choses qui étaient plus près de lui, et qu’il pouvait plus facilement comprendre. Je lui ai appris que, malgré le long espace qui la sépare aujourd’hui de la mer, Éphèse avait autrefois un port et que tous les peuples d’Asie lui apportaient le tribut de leurs productions. J’aurais pu raconter à mon aga comment les orfèvres, les statuaires et tous ceux qui faisaient des dieux à Éphèse, conspirèrent avec acharnement contre les premiers Apôtres de l’Évangile qui vinrent y prêcher l’unité de Dieu. Mais de quel intérêt eut été pour un Musulman l’histoire de rétablissement du christianisme à Éphèse ? Nous sommes arrivés tout de suite à la conquête de cette ville par les Turcs en 1308. Osman alors à redoublé d’attention ; et quand je lui ai dit qu’Aia-Solouk fut bâtie, il y a plus cinq siècles, avec les ruines d’Éphèse, et que la cité musulmane était devenue le siège du souverain de cette province, une certaine joie mêlée d’orgueil s’est peinte dans ses yeux.

Après le souper, l’aga m’a donné un kiosque délabré pour y passer la nuit. C’est là qu’il dormait lui-même, ayant pour compagnes des corneilles et des cigognes. Nous avions pour lit une natte et pour chevet une pierre : les armes d’Osman étaient suspendues à côté de nous comme pour protéger notre sommeil. Le lendemain, 29 juin, dès que les premiers rayons du matin ont pénétré dans notre kiosque, je me suis levé pour reprendre le chemin de Smyrne. J’ai embrassé l’aga, et l’ai remercié le mieux que j’ai pu, de ses bontés et de ses complaisances. « Si jamais vous repassez dans ces terres, m’a-t-il dit, souvenez-vous de moi, et venez me trouver dans mon village de Chirkingé ; là, ma demeure sera la vôtre, et l’hospitalité sera plus douce pour vous, car Aia-Solouk n’a que des pierres, et je n’ai rien ici d’agréable à vous offrir. » Ce touchant adieu et cette expression de la plus noble politesse m’ont vivement ému. J’ai bien promis à Osman de garder son souvenir ; je le reverrai, j’espère, à Chirkingé, quand je repasserai dans le pays d’Éphèse pour aller chercher aux bords du Méandre des traces de Louis VII et de ses chevaliers.

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