Correspondance d’Orient, 1830-1831/031s

La bibliothèque libre.
Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 106-114).

SUITE
DE LA LETTRE XXXI.

LES RUINES DE CYSIQUE.

13 Août 1830

Les ruines de Cisyque sont à une petite lieue d’Artaki vers l’Orient. Dans les pays où nous sommes, il y a toujours une cité morte près d’une cité vivante, et c’est presque toujours la ville morte, la ville qui n’est plus, que les voyageurs s’empressent de voir. Comme nous avions parlé au cadi de notre projet de visiter Cisyque, il nous a fait trouver des chevaux et nous a donné un soldat turc pour nous accompagner ; Celui-ci est venu nous prendre à la porte de notre logement ; nous sommes montés à cheval, et le cavalier musulman s’est mis à la tête de la caravane. Il fallait le voir faire la police sur notre chemin ; malheur aux Grecs qu’il rencontrait ! Ils étaient menacés, frappés du fouet, repoussés bien loin de nous, et tout cela pour nous faire honneur.

Après avoir traversé une très-riche campagne plantée de vignes et de mûriers, nous nous sommes trouvés sur l’emplacement de Cisyque ; nos guides d’Artaki nous ont d’abord conduits à la Fontaine des grands arbres, car ce qu’il y a au monde de plus intéressant pour des Turcs et pour les Orientaux en général, c’est une source limpide. Cette fontaine est ombragée par de grands platanes : l’un de ces arbres a plus de vingt-cinq pieds de circonférence, et paraît être aussi ancien que les ruines dont il est entouré. À quelques pas de ces platanes et de la fontaine, se trouvent d’antiques masures ou des restes d’une épaisse muraille, formée d’énormes pierres, que certains voyageurs ont appelée, je ne sais pourquoi, l’Aréopage. Autour de ce grand débris on voit des fondations, de vieux décombres revêtus de mousse ou cachés sous le lierre. Il est probable que ce lieu orné d’une fontaine, ombragé par de beaux platanes et voisin de l’ancien port, fut autrefois une des places publiques de la cité. Vous savez que dans les temps de sa prospérité et de sa grandeur, Cisyque était séparée du continent par un canal qui aboutissait à deux ports, et sur lequel on avait Construit deux ponts. À la place de ce canal où se déployaient des voiles, où flottaient de grands navires, où l’industrie et la navigation étalaient leurs prodiges, on ne trouve plus que des champs où la charrue a passé, on ne voit plus que des arbres et des moissons. Au nord de la fontaine Artacé, à un mille de distance, des amas de ruines couvrent le penchant d’un coteau spacieux presque tout entier planté de vignes. Dans la partie la plus élevée du coteau, vous voyez une vallée ou ravin qui parait avoir été creusé par l’eau des pluies. C’est là que se trouvent les restes les plus importans de l’ancienne Cisyque. Les deux cotés du ravin sont couverts de débris d’édifices, de pans de murailles, d’arches encore debout ou couchées à terre, de blocs de brique, de pierres de taille dispersées. À l’extrémité du ravin s’élève un mur de granit d’une très-grande hauteur : cette muraille, qu’on prendrait de loin pour une immense tour, produit, au milieu de mille débris épars, un effet très-pittoresque. À coté de ce grand mur, à droite, on remarque une porte en grosses pierres taillées, à laquelle le temps semble n’avoir rien changé. On peut reconnaître près de là l’emplacement et quelques restes d’un vaste amphithéâtre.

Plusieurs des voyageurs qui ont vu Cisyque dans le dix-septième et le dix-huitième siècles, ont été plus heureux que nous ; car ils ont pu voir des murailles debout, des colonnes, des statues. « Cette ville, dit Stochove que nous avons déjà citée, pouvait avoir environ deux lieues de tour : les murailles y restent encore, la plupart entières et bâties de grandes pierres de marbre brun sans ciment. L’on y reconnaît encore les portes ; par le dedans ce sont toutes ruines. L’on y voit plusieurs arcades, pans de murailles, statues et autres choses semblables. Les collines en sont toutes blanchissantes. » À l’époque où M. Lechevalier parcourait les rives de l’Hellespont et de la Propontide, les murailles de la ville subsistaient encore en plusieurs endroits dans leur entier.

Ce qui reste de Cisyque hors du ravin dont j’ai parlé, est difficile à reconnaitre sur un terrain divisé par des clôtures de pierres, planté de vignes très-hautes, hérissé de ronces et de buissons. Dans toute notre course, nous n’avons pu découvrir qu’un seul fragment d’inscription grecque sur une pierre du chemin, et sur une autre pierre qui servait à la clôture d’un champ, une bacchanale de jeunes hommes et de jeunes femmes couronnés de myrtes et de fleurs. On aperçoit en quelques endroits des monceaux de marbres taillés par le ciseau turc, ce qui prouve que les ruines de Cisyque ne sont plus qu’une carrière où chacun vient prendre des matériaux de construction. La plupart de ces marbres, tristes restes des palais et des temples, souvenirs effacés d’une grandeur, qui n’est plus, sont façonnés maintenant, en socles funèbres, et vont orner les tombeaux de quelque musulmans.

Au pied de la montagne, qu’on appelle la Montagne aux ours, au-dessus de l’emplacement de Cisyque, sont deux villages que les voyageurs ne manquent pas de visiter ; ces deux villages dont on connaît à peine le nom, offrent de toutes parts des débris de colonnes et des marbres enlevés à des monumens ; en voyant ainsi sous des huttes et des chaumières tout ce qui reste d’une illustre cité, je me suis rappelé que la veille j’avais vu la gloire du Granique se perdre, parmi les joncs et les roseaux d’un marécage.

Toutefois au milieu de cette solitude, de cette enceinte abandonnée qui conserve le nom de Cisyque, on peut voir encore un reste précieux de l’ancienne ville ; je veux parler des voûtes souterraines, situées un mille au nord de la Fontaine aux grands arbres ; notre soldat turc, tenant à la main une torche de sapin résineux, nous a conduits dans ces voûtes sombres. Ces souterrains sont spacieux et construits en beau granit ; des avenues ou des passages étroits aboutissent à de plus larges corridors qui se croisent et s’enfoncent comme pour conduire à des sépulcres ou a des abîmes profonds ; quelques-uns de ces passages sont pratiqués en forme d’escalier ; nous avons été obligés de monter et de descendre des degrés de pierre, en nous aidant des genoux et dés mains. Les voûtes sont humides, et laissent échapper des gouttes transparentes, qui brillent comme du cristal de roche ; le terrain sur lequel nous marchions est glissant et fangeux en plusieurs endroits ; on voit de temps à autre des enfoncemens dans les murs en forme de grottes ; nous sommes entrés dans une cavité, d’où jaillissait une source limpide ; c’est là, nous a dit un de nos guides, qu’habite le génie malfaisant chargé de garder ces voûtes ténébreuses ; aussi aucun des hommes du pays qui étaient avec nous n’a eu le courage d’entrer dans la grotte redoutable.

Au premier aspect de ces constructions souterraines, on se rappelle que Cisyque avait dans ses murs trois grands dépôts ou magasins, l’un pour les grains, les deux autres pour les armes et les machines de guerre ; ne serait-il pas possible que ces grands édifices, mentionnés par Strabon, aient été originairement construits sous terre, et que, recouverts par les ruines, ils se soient conservés tels que nous les voyons aujourd’hui ? On doit croire toutefois que la merveille de leur conservation n’est pas due seulement à la profondeur du sol ; il faut aussi en faire honneur au mauvais génie qui a dû écarter les habitans, et protéger le marbre de ces voûtes contre le marteau des Turcs. Les souterrains de Cisyque passent en outre pour être le refuge des brigands, ce qui a pu aussi les faire respecter ; que de ruines en Orient n’ont dû leur conservation et leur durée qu’aux fables effrayantes qui en défendaient l’approche, et à la crainte des brigands et des mauvais génies !

Pour compléter mon tableau des ruines de Cisyque, je veux dire tout ce que je sais sur son histoire. Au temps des Argonautes, le pays où nous sommes était comme aujourd’hui une presqu’ile, ou plutôt une montagne qui s’avançait dans la mer. Dans la partie montueuse, dit le poète Apollonius, habitaient des géans difformes, qui avaient six bras ; près de la fontaine Artacé, s’était établi le peuple des Dolions, protégés par Neptune ; ce fut près de la ville des Dolions qu’aborda le navire Argo ; ce fut là que, sur l’avis de Tiphis, les Argonautes détachèrent la pierre qui leur servait d’ancre, et la laissèrent sur le rivage pour en prendre une plus pesante : quelques voyageurs modernes ont remarqué à la pointe du Golfe aux vignes, non loin dès ruines de l’Aéroapge une langue de terre qui porte encore le nom de Cap de l’ancre. Pendant le séjour des Argonautes, les géans qui habitaient la montagne aux ours furent tués par Hercule et ses compagnons ; dans un combat nocturne, qui fut la suite d’une méprise, les Argonautes tuèrent le roi des Dolions, qui s’appelait Cisyque ; c’est depuis ce temps, que le nom de Cisyque est donné à la presqu’île. Assis près de la Fontaine aux grands arbres, nous avons pu voir la prairie située au bord de la mer, dans laquelle les dépouilles du roi Cisyque furent ensevelies ; non loin de là, vers le sud-est, nous avions devant nous le mont Dindyme, où les Argonautes allèrent implorer le secours de Cybèle, et d’où ils purent découvrir la route qu’ils allaient suivre jusqu’au Bosphore, Cette route que découvraient ainsi les compagnons de Jason du haut du mont Dindyme, est précisément celle que nous allons suivre nous-mêmes pour arriver à Constantinople.

Vous pensez bien qu’au temps du navire Argo, la civilisation devait avoir fait peu de progrès chez les Dolions ; mais leur ville si heureusement placée pour le commerce et la navigation, ne tarda pas à devenir florissante, surtout lorsque l’Isthme fut traversé par un canal qui unissait deux mers. Strabon nous parle de Cisyque comme d’une cité puissante dont toute l’antiquité avait admiré les sages lois ; elle avait le même gouvernement que Rhodes, Carthage et Marseille. Son territoire était riche et fort étendu : elle avait fondé sur les rives de l’Hellespont plusieurs colonies. Elle résista à toutes les forces de Mithridate, et mérita par cette défense la protection et l’alliance des Romains. Dès le second siècle de l’ère chrétienne, Cisyque embrassa le christianisme, et la ville de Cybèle devint plus tard la métropole d’un diocèse qui s’étendait sur toute la rive orientale de l’Hellespont jusqu’à l’ile de Lesbos ou de Méthelin. Les historiens du Bas-Empire ne parlent de Cisyque que pour nous apprendre que cette ville demeura sept ans au : pouvoir des Sarrasins. J’ai déjà dit que la fondation de Constantinople devint funeste à toutes les villes de son voisinage. Comme les côtes de l’Asie furent occupées par les Barbares, les navigateurs s’en éloignèrent. Le canal qui traversait l’Isthme et qui offrait à la fois un port et un passage aux vaisseaux, se trouva à la fin comblé. Cisyque, à la suite de ces révolutions, perdit sa prospérité, sa gloire et ses habitans. Mais à quelle époque précise cette ville fut-elle abandonnée ? Quels furent les derniers événemens qui s’accomplirent dans cette enceinte aujourd’hui déserte ? Quels furent les derniers hôtes de ces palais dont nous cherchons l’emplacement ? Les ruines de Cisyque ne répondent à aucune de nos questions, et l’histoire ne dit point dans quel temps et par quelle catastrophe une ville si renommée chez les anciens, est devenue une profonde solitude comme celle que nous voyons.