Correspondance d’Orient, 1830-1831/037

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Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 219-229).

LETTRE XXXVII.

SUR LES DIFFÉRENTES NATIONS DE CONSTANTINOPLE.

Péra, septembre 1830.

Ce qui n’avait le plus frappé à Smyrne, c’est la réunion et le mélange de quatre peuples différens dans une cité ; j’ai ici le même spectacle, et ce spectacle est bien plus frappant encore dans la capitale de l’empire. Les Turcs y forment à peine la moitié de la population ; l’autre moitié se compose de Grecs, d’Arméniens et de Juifs. Ces quatre nations ne se distinguent pas moins par leur caractère et leurs mœurs que par leur langage et leurs costumés.

Jetons un coup-d’œil rapide sur tous ces peuples divers. Nous commencerons par les Grecs qui sont les anciens de la cité. Les Grecs habitent le Fanar, Péra et Galata ; on en voit aussi dans tous les quartiers de la capitale et surtout, dans les villages du Bosphore. Ils s’adonnent à l’industrie et au commence ; ils sont banquiers, marchands, architectes, navigateurs, jardiniers, etc., etc. ; ils grossissent la foule de ceux qui s’occupent de l’art de guérir ; on les retrouve dans tous les corps de métiers et dans toutes les professions mécaniques. Il y avait autrefois parmi eux des princes et des dignitaires, mais la révolution de Morée leur a tout enlevé. Le Fanar où s’était réfugiée la gloire des Grecs, le Fanar qui était pour eux une autre Athènes, ne montre plus aujourd’hui que des ruines au voyageur ; cette brillante aristocratie qui semblait continuer à Stamboul la gloire de Bysance, a été dispersée çà et là dans les provinces de l’Empire ; quelques nobles familles ont été proscrites ; d’autres ont pris le chemin de Naupli, dernier rendez-vous de, toutes les vanités grecques. Les Grecs de Constantinople ont conservé un patriarche qui est pour eux une sorte de gouvernement, des écoles primaires, des hôpitaux ; les églises qu’ils ont pu sauver ne subsistent qu’à force de sacrifices. Tel sanctuaire grec qu’on aperçoit à peine a souvent plus coûté qu’une mosquée avec son dôme couvert de plomb et son orgueilleux minaret. Les Grecs trouvent une dernière consolation dans les cérémonies de leur culte ; ce n’est que dans leurs églises qu’ils peuvent croire encore qu’ils sont une nation ; car dans l’Orient, comme je crois vous l’avoir déjà dit, la croyance religieuse ressemble au patriotisme, et le sanctuaire de la religion est l’image de la patrie.

D’après ce petit tableau, pensez-vous qu’il soit facile d’apprécier la véritable physionomie des Grecs de Stamboul ? c’est un lieu commun de parler de l’enjouement des Grecs, de leur finesse et de leur ruse, de leur caractère inconstant et léger ; tout ce que les voyageurs nous ont, dit sur les Grecs de Constantinople a pu être vrai jusqu’à ce jour ; mais maintenant qu’ils ont disparu de la scène du monde, maintenant qu’ils sont mis à l’écart et ne se mêlent plus à rien, n’est-il pas permis de douter que leur physionomie soit restée la même ? Si vous m’interrogez sur ce qu’ils sont aujourd’hui, je vous avouerai que je n’ai là-dessus rien de précis à vous répondre ; ce ne, sont plus les Grecs de l’antiquité, ni les Grecs du Bas-Empire, ni même les Grecs du Fanar ; je puis ajouter qu’en ce moment la nation grecque de Stamboul ne ressemble plus à rien ; l’existence qui lui est restée est quelque chose de vague et d’incomplet ; gloire, honneurs, richesses, elle a tout perdu ; elle vit dans l’obscurité et la contrainte. Si elle a conservé quelques traits de son ancien caractère, combien ne doit-elle pas souffrir d’être réduite à cacher jusqu’à sa vanité ! La seule chose, qu’on remarque aujourd’hui dans les Grecs de Stamboul, c’est la crainte qu’ils ont des Turcs, c’est la haine qu’ils ont vouée à leurs oppresseurs. L’idée de la Morée affranchie revient sans douté dans leur esprit, mais c’est à peine si leurs timides regards osent se porter du côté du Péloponèse.

La nation des Arméniens se distingue par son esprit spéculatif, et semble appelée par son caractère à la profession du commerce ; elle songe peu à sa première origine et n’est point préoccupée du souvenir d’Erivan, d’Édesse et des rives de l’Euphrate. Partout où il y a des métaux précieux, un véritable Arménien trouve sa patrie ou l’équivalent ; il connaît tous les moyens de gagner de l’argent et n’en néglige aucun ; il est surtout habile à conserver les trésors qu’il entasse, et ses coffres une fois pleins ne s’ouvrent pas plus qu’un cercueil. L’Arménien ne se laisse pas facilement arrêter par la fatigue ou par les obstacles ; il est opiniâtre dans la poursuite de ses intérêts ; j’aimerais à le comparer à l’âne patient d’Homère, qui, malgré les coups dont on le frappe, ne quitte point le champ dans lequel il est entré, avant qu’il n’ait satisfait sa faim. L’aspect de l’or donne aux enfans de l’Arménie une activité qui ne leur est point naturelle, et une certaine finesse qui contraste, avec la pesanteur de leur maintien.

Les Arméniens habitent le quartier des Sept-Tours et le voisinage de l’ancien port de Théodose ; on en trouve aussi à Péra, à Galata et dans quelques autres quartiers de la capitale. Ce peuple a partout des comptoirs et des correspondans ; on le rencontre dans tous les bazars, dans toutes les caravanes, dans toutes les associations industrielles ; les Arméniens sont beaucoup plus riches que les Grecs, et c’est une des raisons pour lesquelles les Turcs les estiment ; ils ont la garde des bazars ; les grands de l’Empire leur accordent facilement leur confiance, et choisissent parmi eux leurs gens d’affaires et leurs fournisseurs. Depuis plus d’un siècle, la Porte a mis les Arméniens en possession exclusive de la fabrication des monnaies ; l’exil et les supplices ne sauraient les détourner de cette périlleuse, industrie. La nation arménienne a un patriarche qui est a lui seul un gouvernement ; c’est à lui que la Porte s’adresse pour tout ce qui regarde la nation et surtout pour les impôts.

L’Église arménienne a été troublée et divisée dans ces dernières années ; Les doctrines d’Eutichès et celles de l’Église latine, se sont trouvées en présence et se sont déclaré une cruelle guerre ; les uns invoquaient l’autorité de Rome ; les autres, ayant à leur tête le patriarche, plus nombreux, plus adroits, plus accrédités au sérail, invoquaient l’appui du sultan. Ces derniers ne craignirent point d’appeler à leur aide le mensonge et la calomnie. Le Divan, soit qu’il se fût laissé surprendre les imputations de la haine, soit qu’il fût séduit par l’appât des confiscations, finit par servir de toute sa puissance un fanatisme persécuteur, et s’abaissa jusqu’à lui prêter ses bourreaux. Tous les Arméniens restés fidèles à l’Église romaine, furent exilés et leurs biens confisqués au profit du Sultan. L’ambassade de France, qui protège tous les catholiques d’Orient, n’avait pu prévenir cette calamité ; mais elle a fait les plus grands efforts pour la réparer et pour adoucir le sort des victimes. Le zèle et le soin généreux du général Guilleminot ont déjà obtenu le rappel de plusieurs proscrits, auxquels on a rendu leurs propriétés ; mais ce ne sont là que des réparations individuelles ; le principe du mal subsiste, la nomination même d’un évêque latin annonce assez que le schisme est consommé, et que les deux sectes arméniennes sont séparées par une barrière éternelle.

J’aurais pu vous parler de la différence qui existe pour le caractère et les mœurs, entre les Arméniens des deux sectes ennemies ; mais je n’entre pas ici dans les détails ; je ne vous parle que de la nation en général ? Quoique cette nation ait été troublée par des divisions intérieures, elle passe cependant pour la plus pacifique des nations établies à Stamboul. Elle n’a point de haine violente contre les sectes rivales ; celles-ci, à leur tour, la respectent et la laissent en paix. Le principal caractère des Arméniens est une indifférence complète pour tout ce qui ne touche point à leurs intérêts ; ils se rapprochent des Turcs par quelques-unes de leurs habitudes, mais ils ne se regardent pas moins comme des étrangers dans l’empire ottoman. Toujours résignés à supporter un maître, ne cherchant pour eux ni la domination, ni même l’indépendance, ils ne s’inquiètent point de ce que l’avenir leur prépare, ni de l’espèce dde gouvernement que les événemens peuvent leur donner. De toutes les libertés que les hommes recherchent, une seule leur suffit, celle d’exercer leurs talens industriels ; de toutes les révolutions qu’on redoute pour ce pays, ils n’en craignent qu’une seule, celle qui anéantirait leur industrie et les dépouillerait de leurs trésors.

Les Israélites qui habitent Constantinople, descendent des juifs espagnols qui, au nombre de huit cent mille, furent chassés des royaumes d’Espagne sous le règne de Ferdinand et d’Isabelle. Ils ont conservé, sur les rives du Bosphore, la langue de Castille, dont la fierté contraste étrangement, avec leur condition présente. On ne voit point les Juifs, comme les Arméniens et les Grecs, répandus dans plusieurs quartiers de la capitale et quelquefois mêlés avec les Turcs ; ils habitent exclusivement les quartiers de Kassa-Keui et de Balata, sur les deux rives du havre, les plus voisines de l’embouchure du Barbyzès. C’est là que cette nation se gouverne elle-même avec ses propres lois, comme si elle était encore dans la ville de David et de Salomon. Les Juifs ont un conseil suprême, des assemblées législatives, une justice civile, même une justice criminelle pour les affaires où le fisc n’est pas intéressé, et dans lesquelles il n’est pas question de la peine de mort. Ils ont des établissemens de charité entretenus aux frais de la nation, une police chargée de surveiller l’exercice du culte, les mœurs religieuses et l’exécution de leurs propres lois. Ceux qui ont étudié le gouvernement israélite, pensent qu’il pourrait servir de modèle à des peuples civilisés.

Toutes les maisons des Juifs sont peintes en gris ; ils portent tous des chaussures bleues, et pour toute coiffure un mouchoir bleu ployé autour d’une calotte rouge. Ils : ont une physionomie qui les distingue de tous les autres habitans de la capitale. Il est facile de reconnaître dans les rues un Grec, un Arménien, un Osmanli, mais il est plus facile encore de reconnaître un Juif. Les Israélites font ici ce qu’ils font dans tous les pays, spéculant sur les monnaies, prêtant à usure, servant de courtiers aux marchands et de banquiers ou de sarraf aux gens riches, revendant et colportant toutes sortes de marchandises. Les femmes juives pénètrent dans les harems, où elles fournissent à tous les goûts, se mêlent à toutes les intrigues, et se prêtent à toutes sortes de services. Tout ce qu’on nous a débité en Europe sur l’intérieur des harems, nous est arrivé par l’indiscrète révélation des femmes juives ; et c’est pour cela qu’il faut un peu se défier de ce qui se trouve de merveilleux dans certaines relations. Plusieurs Juifs de Constantinople ont, dit-on, amassé de grands trésors ; la classe opulente étale une sorte de magnificence, mais cette magnificence ne se montre pas hors des foyers domestiques. Dans les rues habitées par les dernières classes du peuple, on ne voit que des maisons mal propres, des misérables couverts de haillons. Voilà pourquoi on accuse souvent les Juifs d’être les introducteurs de la peste. On a remarqué que les Juifs de la capitale ont plus de fanatisme qu’en d’autres pays. Ils ont pour les Grecs la plus violente antipathie ; et les Grecs a leur tour, les poursuivent d’une haine implacable. Ceux-ci reprochent aux Israélites d’horribles attentats, et les révélations de certains renégats juifs pourraient donner quelque poids à ces accusations. Je ne répéterai pas tout ce que j’ai entendu dire contre la nation d’Israël, car il ne faut pas juger un peuple d’après le témoignage de ses ennemis, ni d’après le témoignage toujours suspect des renégats. Les lois de l’empire ne traitent pas les Juifs avec rigueur ; les Turcs leur montrent peu d’estime, mais ils ne les oppriment que par les tributs, parce qu’ils n’ont rien à craindre d’eux. Les enfans d’Israël sont en général moins malheureux à Stamboul que dans beaucoup de nos royaumes chrétiens, ce qui ne les empêche pas de se croire encore à la captivité de Babylone, et de porter tous leurs regards vers Jérusalem.

Telles sont les trois nations qui habitent avec les Osmanlis la capitale de l’empire ottoman. Les Arméniens seuls forment une population de cent mille âmes ; la ville compte cinquante ou soixante mille Juifs, autant de Grecs. La population turque ne s’élève pas au-dessus de deux cent mille. Il faut ajouter que les trois nations qui font ainsi la moitié des habitans de Constantinople, forment près d’un tiers de la population dans plusieurs provinces ottomanes. Ces nations se multiplient sans cesse, et le dénombrement dont on s’occupe aujourd’hui aertira sans doute les Osmanlis que leur population décroît partout, tandis que les autres populations s’accroissent chaque jour.

Voilà donc un grand empire habité par trois nations qui restent comme étrangères au gouvernement, et ne peuvent s’associer ni à sa prospérité, ni à sa décadence, ni à ses revers, ni à sa gloire ! Comment réunir ou dominer, tant d’élémens qui se combattent, comment donner, je ne dis pas une patrie, mais seulement une législation à des peuples si divers ? Aux jours de la victoire, une force irrésistible entraînait seule les volontés ou brisait toutes les oppositions ; mais lorsqu’il s’agit de reconquérir par des réformes pacifiques ce qu’on a perdu dans des guerres malheureuses, comment espérer le concours unanime d’opinions et de sentimens dont on a besoin ? Que deviendra la révolution que Mahmoud a commencée en présence de trois peuples qui ne sont que des témoins indifférens ? Que dis-je ? combien de rayas, toujours accablés sous le même joug, regrettent ces temps de troubles où les fréquentes révoltes des janissaires les fesaient oublier de la tyrannie ! Il n’est que trop certain que le sultan ne parviendra jamais à rapprocher toutes ces nations, à les diriger dans la même voie, à leur donner une même pensée ; s’il tend sa main secourable à un peuple qui souffre, il mécontente les autres : au milieu de ces nations rivales, il lui est plus facile de les opprimer toutes que d’en favoriser une seule ; l’intention qu’il a montrée d’adoucir les misères des Grecs, lui a fait perdre sa popularité parmi les Turcs. De leur côté, les Grecs ne s’intéressent pas à des réformes qui ne peuvent rien changer à leur sort. Le véritable despotisme pour les Grecs, c’est la présence des Osmanlis ; leur liberté, ce serait l’expulsion des Turcs en Asie. Que doit-on attendre de ces antipathies réciproques, si ce n’est des scènes violentes et de sanglantes catastrophes au milieu desquelles s’achèvera peut-être la ruine d’un grand empire ?

P. S. Je viens d’avoir la fièvre, mais j’en ai été quitte pour quelques accès ; je suis allé passer quelques jours chez le bon général Guilleminot ; et me voilà tout-à-fait guéri. M. Poujoulat, qui avait pris la fièvre dans les souterrains de Cisyque, est plus malade que moi ; les médecins l’ont envoyé à Thérapia, d’où il m’écrit une lettre, que je joins ici.