Correspondance d’Orient, 1830-1831/041

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Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 266-272).

LETTRE XLI.

DERNIÈRE JOURNÉE DES JANISSAIRES.

Péra, 3 septembre 1830.

Je ne recommencerai point l’histoire des janissaires que vous pouvez trouver dans tous les livres modernes qui ont parlé de la Turquie. Cependant, je m’arrête quelquefois dans mes promenades aux lieux qui gardent encore quelques trace de cette milice redoutable. J’ai visité, ces jours derniers, la fameuse place de l’Et-Maïdan ; c’est là que sont tombés les prétoriens de la Barbarie. Il faut que je vous dise ce que j’y ai vu, et quels souvenirs peuvent se rattacher aujourd’hui à la catastrophe dont cette place fut le théâtre.

Le voyageur n’aperçoit plus, dans l’Et-Maïdan, que quelques pans de murailles noircis par le feu, et le dôme d’une mosquée à moitié démolie. Ces tristes décombres ont attiré un moment nos regards ; mais je ne crois pas qu’ils aient jamais l’intérêt qui s’attache pour nous aux ruines de l’antiquité. Dans tout ce qui nous reste des anciens monumens, chaque pierre prend une voix pour nous parler de ce que les temps passés ont de glorieux, tandis qu’aucun souvenir de gloire ne se mêle aux masures de cette place aux viandes, où je n’ai devant moi que l’image d’une soldatesque indisciplinée, et de sa misérable chute. Toutes les fois que je traverse l’Hippodrome, un grand empire, qui n’est plus se représente à ma pensée, et mon cœur bat d’une noble émotion ; mais en voyant les débris du quartier de l’Et-Maïdan, j’éprouve une tristesse qui ressemble au dégoût, et c’est à peu près comme si j’avais sous les yeux l’espèce de désordre qu’on remarque autour d’une tanière où des bêtes sauvages viennent de tomber sous les coups du chasseur.

Je viens de relire là traduction abrégée d’une histoire écrite en langue turque, qui raconte la fameuse journée du 16 juin 1826 [1]. En relisant cette histoire, j’ai été frappé de deux choses, d’abord de l’incroyable obstination des janissaires à repousser toute amélioration dans la discipline, ensuite, de l’extrême facilité avec laquelle on a triomphé d’une opposition aussi formidable. Après avoir vu une milice d’une bravoure opiniâtre, d’un caractère indompté, on ne trouve plus, au jour de la sédition, qu’une troupe confuse qui n’a point de plan arrêté, point de chefs qui la dirigent, qui s’assemble sans savoir ce qu’elle veut, et succombe sans combattre. Ainsi, la fortune de l’empire ottoman a voulu que le génie de la révolte tombât par son aveuglement, et que sa destruction fût son propre ouvrage.

Toutefois, l’histoire de cette journée du 16 juin nous offre un spectacle digne de toute notre attention ; si les janissaires sont tombés sans gloire, on ne peut, d’un autre côté, refuser des éloges à la noble vigueur que déploient les ministres du Sultan, le Sultan lui-même, pour écraser d’un seul coup une rebellion qui durait depuis deux siècles. On aime à suivre l’historien ottoman, lorsqu’il nous représente le grand-visir qui, échappé au poignard des séditieux, convoque les chefs de l’État, et veille de sang-froid au salut de l’Empire ; et cet intrépide Hussein-Pacha, plus barbare peut-être que ceux qu’il va combattre, mais dont la bravoure impétueuse doit tout sauver. Quel spectacle que cet accord du souverain avec tous les interprètes de la loi, que cet enthousiasme qui se réveille dans tous les cœurs, à l’aspect du trône et de la religion en péril ! C’est du palais des sultans, c’est de la mosquée d’Achmet, que doit partir le signal d’une véritable guerre sainte. À la vue du drapeau vert du prophète, à la voix des orateurs sacrés, l’assemblée des fidèles fond en larmes ; les petits et les grands, les étudians avec leurs maîtres, les imans avec leurs paroissiens ; les habitans de la cité et ceux des faubourgs, tout le monde prend les armes, tout le peuple musulman se lève comme un seul homme, et marche contre les ennemis de Dieu, rassemblés dans la place de l’Et-Maïdan.

Les annales de l’empire ottoman n’ont peut-être point de journée plus mémorable. L’observateur qui suit avec attention ce qui est arrivé depuis cette journée, s’afflige qu’on en ait si peu profité, et qu’un élan si généreux et si unanime n’ait produit que l’état de choses que nous voyons aujourd’hui. La gloire du 16 juin serait-elle donc pour les Turcs, la dernière qui leur fût réservée ? Il serait triste de penser que ce vieil empire, après avoir triomphé de l’aveugle obstination des janissaires, résistât comme eux aux leçons de l’expérience, et comme eux se repliât vers le passé, pour périr à son tour au milieu de la confusion et du désordre.

Telles étaient les réflexions qui préoccupaient mon esprit dans la place de l’Et-Maïdan. Assis sur des pierres couvertes de mousses, je parlais de l’avenir des Turcs avec mon interprète, lorsqu’un Musulman, portant un panier sur l’épaule, a passé devant nous et s’est arrêté. Nous lui avons adresse des questions sur les janissaires, et d’abord il a dédaigné de nous répondre ; comme mon interprète lui parlait avec quelque intérêt de la milice tombée, le Musulman s’est un peu plus rapproché de nous, et bientôt il nous a montré cette place déserte où l’herbe croît aujourd’hui comme dans un champ, et le lieu où s’élevaient les édifices destinés aux cent quarante odas. À mesure qu’il nous parlait, sa physionomie prenait une expression plus vive, et dans le cours de la conversation, il n’a pas craint de nous dire qu’il était lui-même un enfant de Bektach, et qu’il avait appartenu au corps puissant que la foudre impériale a frappé. J’ai voulu savoir de la bouche même d’un janissaire quels avaient été les derniers momens de cette milice autrefois si redoutée ; il ne s’est point fait prier, et nous a raconté à sa manière comment la grande porte de l’Et-Maïdan fut brisée par le premier coup de canon, comment des fusées, semblables aux éclairs de la foudre, portèrent l’incendie dans les chambrées de l’odjak. Ce fut alors, ajoutait-il, que les marmites des odas furent abandonnées par leurs gardiens, et que ceux qui avaient tenu l’écumoire de la sédition furent plongés dans l’abîme de la stupeur. Les janissaires qu’atteignait le feu poussaient des cris qui auraient pu être entendus des habitans d’un autre monde, mais personne ne venait à leur secours ; sur la place de l’Et-Maïdan, on ne voyait plus que des malheureux qui imploraient la miséricorde du vainqueur, et qui se pressaient les uns contre les autres comme la brebis en présence du loup qui vient d’entrer dans l’étable. Comment celui qui nous parlait de la sorte avait-il pu lui-même échapper à la flamme et au carnage ? Quatre mille janissaires étaient sortis par une porte latérale dont-il nous a montré l’emplacement ; il avait suivi la foule. La plupart des fugitifs s’étaient dispersés dans la ville ; d’autres, franchissant les remparts s’étaient répandus dans la campagne. « Je sortis, » nous a-t-il dit, avec quelques-uns de mes compagnons, par les brèches d’Egri-Capou ; après avoir erré plusieurs jours dans les forêts de Belgrade, je vins me cacher au faubourg de Péra. Quand le plus grand danger fut passé, je repris mon ancien métier, et je gagnai ma vie, comme à présent, en vendant des amusemens pour les petits garçons. » En prononçant ces mots, le janissaire a ouvert son panier, et j’ai pu m’assurer par mes propres yeux qu’il y avait, dans cette milice si redoutable aux sultans et à leurs visirs, des hommes dont le métier était de colporter des jouets d’enfans.

Qu’auriez-vous fait, lui ai-je dit, et que serait-il arrivé, si votre milice avait triomphé dans la journée du 16 juin ? Tout ce que j’ai pu comprendre à sa réponse, c’est qu’on aurait coupé des têtes de visirs et de pachas, au lieu de couper des têtes de janissaires. — Mais comment une troupe aussi brave que la vôtre est-elle tombée sans combat ? — — L’odjak, abandonné par ses chefs, n’était plus qu’un faisceau qu’on a délié ; les choses d’ailleurs se sont passées comme Dieu l’a voulu, car c’est Dieu qui tient la balance entre les armées, et la victoire est une perle suspendue au fil des décrets célestes.

J’ai demandé à notre musulman s’il était tranquille ; il m’a répondu qu’il n’avait plus aucune crainte ; il touchait même une petite pension qu’on lui a rendue. Quelques jours après l’événement, on lui aurait ôté la vie, maintenant on lui donne de quoi vivre. Vous voyez que dans toutes les révolutions, l’essentiel est de gagner du temps. Je lui ai remis quelques piastres dont il m’a remercié ; il a repris ses jouets d’enfant, et s’est éloigné de nous en répétant que Dieu est grand ; il ne se doute guère que ce qu’il m’a dit doit aller jusqu’au pays des Giaours, mais j’espère que vous ne le trahirez pas.

  1. On peut lire aujourd’hui cette histoire plus complète dans l’excellente traduction de M. Caussin de Perceval.