Correspondance d’Orient, 1830-1831/047s1

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Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 359-366).

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DE LA LETTRE XLVII.

DES MINISTRES ET DES FAVORIS DE MAHMOUD.

Péra, septembre 1830.

Pour mieux connaître le chef d’un gouvernement absolu, il est bon de savoir quels sont les hommes qui parviennent à lui plaire, ou qu’il charge d’exécuter sa volonté suprême. Je commencerai par le séraskier. Le séraskier a la grande direction de toutes les forces militaires ; il est à la tête de l’armée, et préside à son organisation nouvelle, il se trouve par conséquent associé à tout ce qu’il y a de plus important dans le règne de Mahmoud, à tout ce qui fait que l’Europe porte aujourd’hui ses regards sur la Turquie.

Le séraskier Hosrew-pacha a près de quatre-vingts ans et montre encore une grande vigueur ; un teint que la rougeur anime, et l’œil ardent de la jeunesse sous un front ridé, sous des sourcils blanchis par le temps, donnent à sa physionomie une expression singulière ; il est boiteux et se tient difficilement à cheval ; la première fois que je l’ai vu, c’est à San-Stéphano où il arriva dans un arabat avec des chevaux attelés en flèche ; tous les Européens qui étaient la ne purent s’empêcher de rire en voyant le généralissime de l’armée turque descendre d’un pareil équipage. On sait qu’Hosrew-pacha fut d’abord un esclave de Georgie, élevé au sérail : on l’a vu occuper plusieurs pachalik, entre autres celui d’Égypte sous le règne expirant des Mamelucks. Comme capitan-pacha, il a commandé plusieurs expéditions maritimes contre les Hellènes ; le courage prudent qu’il a toujours montré, le bonheur qu’il a eu d’échapper aux révolutions de la cour et de l’empire, l’ont fait surnommer par les Francs l’Ulysse des Turcs. Ce qui reste du corps des janissaires trouve en lui un ennemi implacable, car à ses yeux un parti vaincu ressemble au serpent que le froid a surpris, et que le soleil peut réchauffer ; il ne connaît au pouvoir du sultan d’autre mobile que la crainte, et cette opinion ou plutôt cet instinct du despotisme l’a familiarisé avec tout ce qui est violent ; vous avez vu quel moyen il avait employé pour apaiser une sédition dont les derniers traités avec les Russes avaient été la cause ou le prétexte. Il mêle quelquefois à ses cruautés des sarcasmes qui prouvent jusqu’à-quel point il se joue de la vie des hommes, et même du pouvoir qu’il exerce. Quelques janissaires qu’on avait cherchés long-temps ayant été arrêtés et amenés, devant lui, Oh ! soyez les bien venus, mes amis, s’écria-t-il, je suis charmé de vous voir ! En même temps, il se retourne vers les tchiaoux et leur dit : Étranglez moi ces gens-là. Le séraskier est quelquefois admis aux orgies impériales du Bosphore et des îles des des princes, il ne rougit point de se mêler aux jeux des courtisanes grecques, et de livrer sa barbe grise à leurs railleries ; cette complaisance n’a pas moins peut-être soutenu son crédit que le souvenir de ses services.

Toutefois on ne peut s’empêcher de louer son dévoûment, je dirais presque son patriotisme, si nous étions en tout autre pays ; de tous les serviteurs de Mahmoud, il est le seul qui l’ait véritablement secondé dans le grand œuvre de la réforme militaire ; il aurait peut-être mieux servi son maître, et ses efforts auraient obtenu de plus, heureux résultats, s’il ne portait dans les affaires l’esprit étroit d’une économie sordide, et s’il ne regardait pas le talent, le mérite, la gloire, comme des choses qu’on peut marchander. Les petits moyens lui sont trop familiers, et pour juger sous ce rapport l’Ulysse des Turcs, il suffit de l’avoir vu chez lui au milieu de ses soldats de plomb et de ses canons de bois : défiant, jaloux, impérieux, il ne peut souffrir d’auxiliaires ni de conseillers, encore, moins des contradicteurs, d’où il résulte qu’on n’est averti du mal que lorsqu’il arrive, et qu’il faut souvent recommencer ce qu’on a fait ; prenant au hasard ses agens, et presque toujours mécontent de ceux qu’il emploie, il veut tout faire par lui-même et son activité s’épuise dans de stériles détails. C’est ce qui explique la lenteur avec laquelle tout marche dans son administration ; et dans tout ce qui dépend de lui. Combien cette lenteur peut devebir funeste dans un moment où, de tous côtés, la guerre civile menace l’empire ! Aussi les Turcs prévoyans disent-ils entre eux que le danger viendra monté sur un cheval arabe, tandis que le boiteux séraskier s’avance lentement dans le lourd arabat de la réforme.

On parle peu du grand-visir qui est comme exile dans la province de Thessalonique, et dont les fonctions se réduisent à faire la guerre aux Albanais ; je vous ai déjà dit que ce ministre de sa hautesse combattait les ennemis de la réforme avec les moyens et les armes qu’on employait autrefois, ce qui présente une véritable anomalie dans l’ordre de choses qu’on veut établir. Le grand-visir défend la révolution pour obéir à son maître, il la défend comme courtisan, et s’en moque comme soldat ; il fait respecter autour de lui les réglemens de la discipline nouvelle ; mais la turbulence et l’ardeur des troupes irrégulières conviennent mieux au caractère impétueux de sa bravoure ; on assure même que le Divan retient le visir à Thessalonique, parce que sa présence à Constantinople nuirait aux opérations du séraskier. Il en est de même d’Hussein-pacha, retenu à l’armée du Danube ; ce dernier, comme vous savez, a puissamment contribué à la destruction des janissaires, mais il ne comprend pas encore qu’on puisse mettre quelque chose à leur place ; ainsi là Turquie nous offre d’illustres guerriers qui sont tout à la fois la gloire d’un siècle réformateur et la tradition vivante des temps de la barbarie.

J’ai vu plusieurs fois le nouveau capitan-pacha ; c’est un homme de vingt-huit à trente ans ; il parle français assez facilement ; sa physionomie est douce et sans expression ; son ambassade à Pétersbourg a fait porter sur lui tous les regards ; à son retour à Stamboul, il a été reçu en triomphe, et quoiqu’il n’ait jamais commandé un vaisseau de ligne ni une frégate, on n’a pas hésité à le proclamer l’habile nageur à travers les écueils et les îles de l’archipel, le champion des mers d’un horizons à l’autre ; c’est la qualification qu’on donne au grand amiral, lors de son installation. Khalil-pacha parait avoir la meilleure envie de réparer les désastres de la marine ottomane, mais il n’ose rien faire par lui-même, parce qu’il est encore sous la tutelle du séraskier qui le comptait naguère parmi les serviteurs ou les esclaves de sa maison, et qui a conservé l’habitude de lui commander.

Nous autres Francs, nous ne pouvons nous faire à l’idée de voir un esclave assis au pouvoir à-côté de celui que naguèr il avait pour maître. Je veux m’arrêter un moment avec vous sur cette circonstance que nous appelons une bizarrerie de la fortune et qui ne surprend personne chez les Turcs. On ne s’étonne pas plus de l’élévation d’un homme nouveau, qu’on ne s’étonne se sa chute ; aussi toutes les idées que nous avons sur la fragilité des grandeurs, tous ces contrastes dont notre imagination est toujours si frappée, se perdent pour les Osmanlis dans la pensée générale de la destinée ou de la volonté céleste. Il y a quarante ans qu’on parle en France de l’égalité absolue ; c’est en Turquie qu’il faut voir jusqu’à quel point cette chimère peut se réaliser. Si on parlait à Stamboul d’un homme de rien, d’un parvenu, on risquerait de n’être compris que sur la colline de Péra ; toutes ces surprises que nous avons en Europe quand nous voyons quelqu’un s’élever, nous viennent de notre vieille aristocratie, qui nous a laissé ces préventions, et malheureusement ne nous a laissé que cela. Rien n’est plus rare chez les Turcs que ce que nous appelons les illustrations dé familles ; il semble quelquefois aux étrangers qu’il n’y a dans une ville musulmane que cinq ou six noms propres pour tous les habitans ; si on publiait chez les Turcs un dictionnaire biographique un peu volumineux, les noms s’y ressembleraient tellement que l’œil le plus exercé pourrait à peine les distinguer les uns des autres, et que la gloire elle-même aurait de la peine à reconnaître les siens.

Parmi les hommes que la faveur de sa hautesse a élevés dans les derniers temps, je ne dois pas oublier Moustapha-Effendi ; il était, il y a quelques années, garçon de café aux Eaux douces d’Asie. Le sultan remarqua sa bonne mine et l’admit dans le caïque impérial ; il finit par l’admettre auprès de sa personne. Moustapha apprit à écrire, et devint secrétaire du sultan. Depuis ce temps, il est dans les conseils de son maître ; on sait peu de chose sur sa vie ; il a établi des manufactures, tenté quelques expériences agricoles, introduit en Turquie des colons anglais et des charrues américaines ; tous ces essais ont médiocrement réussi, mais l’ont servi auprès du sultan. Moustapha-Effendi a de la finesse et de la douceur, de l’esprit de conduite ; il a vingt-cinq ou vingt-six ans, une jolie, figure, un air efféminé, ce qui a fait dire à la malignité turque que l’histoire secrète du maître est écrite quelquefois sur le front de son esclave. On assure que le nouveau favori dirige la politique, particulière de Mahmoud, et que toutes les grandes affaires ne se traitent plus au divan ; ce qui fait que Moustapha ne manque pas d’ennemis qui cherchent à le perdre. Le sort d’Halet-Effendi doit sans doute se présenter souvent à sa pensée ; la haine l’attend à la première secousse violente, au premier événement fâcheux, car ce n’est que dans les momens de crise et dans les jour si malheureux qu’on ose dire la vérité aux sultans sur leurs favoris.

Vous venez de voir quels sont les personnages les plus influens dans le divan et au sérail ; un des préjugés du despotisme ottoman est de croire que tous les hommes sont également propres à le servir, et que ceux qu’il appelle au pouvoir ont toutes les qualités nécessaires, par l’unique raison qu’il les a choisis ; ce préjugé de la puissance absolue, auquel n’a point encore renoncé le sultan, et qui n’a pas de grands inconvéniens quand les choses vont toutes seules, suffit pour tout perdre dans les jours de péril ; je ne connais point tous les ministres de sa hautesse, mais on assure qu’il n’y en a aucun dont la capacité et le caractère répondent à la gravité des circonstances présentes. C’est une remarque qu’il ne faut pas négliger de faire en cette occasion ; car, pour juger de ce que peut devenir un empire menacé de sa ruine, il suffit de savoir quels sont les hommes appelés pour le sauver.