Correspondance d’Orient, 1830-1831/049

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Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 391-405).

LETTRE XLIX.

BAZARS DES ESCLAVES.

Péra, septembre 1830.

Le bazar ou le marché des esclaves était autrefois fermé aux chrétiens ; la permission de le visiter ne s’accordait qu’aux ambassadeurs rappelés par leurs cours, et partant de la capitale. Je ne pense pas qu’on voulût les consoler ainsi de leur disgrâce, car de toutes les misères qu’on peut voir à Stamboul, il n’y en a point dont le vue puisse affliger davantage un Européen. Depuis quelque temps, les Turcs se sont relâchés de leurs rigueurs jalouses, et le bazar des esclaves est ouvert aux chrétiens comme aux Musulmans ; nous y sommes entrés aussi facilement qu’au bazar du papier ou au bazar des livres.

Je vous retracerai avec fidélité les images qui ont attristé mes regards ; le bazar n’est pas loin de la colonne brûlée et de la mosquée de Soliman. Nous sommes d’abord arrivés dans une cour spacieuse et de forme irrégulière. Autour de cette cour, sont des loges construites en bois de sapin, avec des portes et des fenêtres grillées comme dans une volière ou dans une ménagerie. Au milieu de l’enceinte s’élèvent des estrades, où de graves Musulmans, assis sur des divans, furent leur chibouc, ce sont les marchands d’esclaves. En entrant dans la cour, nous avons remarqué un groupe de jeunes filles maures, assises, par terre, le visage et le sein découverts, parées de quelques pièces grossières de bijouterie. Ces pauvres créatures ignorent complètement leur sort ; elles sourient à tous ceux qui passent près d’elles ; sur l’estrade la plus voisine de la porte d’entrée, on voyait douze ou quinze petits nègres dont le plus âgé n’avait pas douze ans. Ils étaient tout nus, ils avaient l’air triste et paraissaient avoir froid, car ils viennent des contrées les plus brûlantes de l’Afrique ; l’interprète qui m’accompagnait, a voulu leur dire quelques mots en arabe, ils ne l’ont point compris ; il leur a parlé turc, ils ne l’ont pas entendu davantage ; le jargon dans lequel ils s’exprimaient, est inconnu de tous ceux qui entendent les langues d’Orient. Quel pays de l’Afrique les a vus naître ? Peut-être sont-ils venus des sources du Niger ? Ils ont peut-être reçu le jour à Tombouctou, et dans ces contrées dont l’accès a été fermé jusqu’ici aux voyageurs les plus intrépides. Ces faibles enfans ont tout oublié jusqu’à leurs parens qui les ont vendus ; si tous leurs souvenirs n’étaient pas effacés, ils pourraient nous mettre sur la voie de quelques découvertes géographiques. Nous avons interrogé les marchands qui les ont achetés ; il n’est pas douteux que quelques-uns de ces marchands n’aient visité l’intérieur de l’Afrique ; mais comme les enfans qu’ils traînent à leur suite, ils ont tout oublié et ne savent plus rien de ce qu’ils ont vu ; peut-être aussi ne veulent-ils pas faire connaître les chemins par où ils ont passé, dans la crainte d’y être suivis ou devancés par d’autres.

Nous nous sommes approchés des loges grillées qui bordent la cour ; des figures noires ou blanches se montraient à travers les grillages de bois ; sur quelques-unes de ces figures, on remarquait la tristesse, même le désespoir ; sur les autres, une stupide apathie, une profonde indifférence. Après avoir visitées les loges des esclaves, nous sommes venus nous asseoir sur l’estrade, où des marchands attendaient les acheteurs et s’entretenaient de leur négoce ; ils veillaient sur leurs marchandises, c’est-à-dire sur les petits nègres, sur les petites négresses, et sur les, femmes enfermées dans les loges grillées. Nous avons demandé à l’un d’eux si le commerce allait bien ; il nous a répondu que son dernier voyage lui avait beaucoup coûté, et que le vent jaune lui avait enlevé dans une semaine pour cent mille piastres de négresses venues de l’Abyssinie.

Nous nous sommes mis à fumer avec ces honnêtes négocians ; quelques-uns, les plus âgés surtout, nous voyaient avec quelque peine dans le bazar, non qu’ils craignissent d’avoir des témoins de leur trafic ; mais ils se persuadaient que les regards d’un chrétien pouvaient jeter un mauvais sort sur les esclaves, et les rendre malades ou difformes. Ce que les marchands d’esclaves redoutent le plus, ce sont les maladies ; la phthisie, la fièvre, la colique, un accident imprévu peut ruiner les plus riches. Combien de fois la peste n’a-t-elle pas dépeuplé ce bazar ! Que de fortunes emportées par un fléau épidémique ! Que de marchands, ruinés de fond en comble, qui, dans leur désespoir n’avaient plus qu’à suivre leurs esclaves au champ des morts ! Aussi lorsqu’un de ces pauvres captifs éprouve une indisposition tant soit peu grave, que d’attentions, que de soins, que d’inquiétudes ! O tendresse d’une mère, serait-il donc vrai que la crainte de perdre quelques piastres pût quelquefois te ressembler !

Les esclaves et ceux qui les vendent ne sont pas le seul spectacle curieux du bazar ; il faut voir aussi ceux qui viennent pour acheter ; vous savez que les coutumes musulmanes ne permettent pas de regarder une femme en face ; ici la vue du beau sexe n’est plus interdite ; la beauté n’y a point de voile ; des hommes de toute condition, de tout âge, viennent marchander les esclaves ; ils leur prennent les mains, ils leur mesurent la taille, ils les font marcher, parler, quelquefois même chanter et danser ; les femmes captives se prêtent à tout cela, selon que la physionomie de l’acheteur leur plaît ou leur déplaît, car le sort de leur vie dépend de celui qui les achète, et la vente de leur personne est pour elles toute une destinée. Plusieurs matrones sont attachées au bazar ; souvent on les fait venir pour examiner les femmes exposées en vente ; ces femmes sont-elles bien constituées, n’ont-elles, point d’infirmités secrètes, ont-elles conservé ou perdu leurs avantages naturels ? voilà ce qu’il est important de savoir avant de les acheter. Le prix qu’on met aux femmes esclaves, tient pour l’ordinaire à leur jeunesse, à leur beauté, à leurs talens pour la danse, pour la musique et la broderie. Nous n’avons vu dans le bazar que des figures très-communes ; celles qu’on regarde comme des beautés se vendent dans des maisons particulières, où le public n’est pas admis. Lorsqu’un musulman vient à mourir, on expose le plus souvent au bazar les esclaves qui font partie de la succession ; il arrive aussi qu’un patron revend les esclaves qu’il a achetés. On m’a dit que le bazar devient quelquefois une espèce de maison de correction, et qu’un esclave y vient recevoir la punition d’une désobéissance ou d’une infidélité. Un inspecteur, nommé par la police, est chargé de veiller à ce que tout se passe dans l’ordre, et de prévenir toute infraction à la loi religieuse. Il n’est permis qu’aux seuls Musulmans d’acheter des esclaves ; toutefois quelques-uns de ces malheureux captifs sont achetés par des chrétiens pour être mis en liberté. On se sert pour cela du nom et de l’intermédiaire d’un Musulman ; il est arrivé que la charité a été trompée, et souvent une femme de mauvaise vie s’est entendue avec un marchand pour se mettre à la place de l’esclave qu’on voulait délivrer. J’ai fait souvent une triste remarque, c’est qu’une vertu ne peut paraître dans ce monde sans qu’un vice ne se glisse à sa suite, pour en tirer parti.

Je vous ai parlé dans plusieurs de mes lettres des contrastes perpétuels qu’on observe dans les mœurs des Turcs ; à la porte du bazar des esclaves, on expose, dans des cages, des oiseaux que les passans achètent pour les délivrer de leur prison ; j’ai acheté quelques-uns de ces oiseaux, qu’on appelle azad couchry, et je leur ai rendu la liberté en présence de la foule qui criait : pekei, pekei ! très-bien, très-bien ! Vous voyez qu’au lieu même où l’humanité semble bannie de tous les cœurs, on court encore après son image.

Dans le bazar des esclaves que nous avons visité, on n’expose que des femmes et des enfans ; il existe dans le quartier des Sept-Tours un marché pour les hommes ; mes courses ne m’y ont point conduit. On peut voir à Tophana un autre bazar pour les Circassiennes ; les marchands se réunissent dans deux cafés où ils restent depuis le matin jusqu’au soir ; les femmes esclaves sont enfermées dans des maisons du voisinage. On vient les voir, ou bien elles, sont conduites chez ceux qui veulent les acheter. Nous avons rencontré souvent dans les rues de Tophana ces beautés de la Circassie ; leur visage paraît à découvert ; elles ont quelque chose de triste et de sauvage dans le regard ; leur chevelure est longue et flottante ; rien n’est plus svelte que leur taille, et c’est le seul défaut que leur trouvent les Turcs. Des femmes juives sont les courtiers de cette espèce de commerce ; elles savent quand les cargaisons arrivent, elles savent ce qui compose chaque cargaison. Si la Circassie envoye quelques-unes de ses merveilles, la renommée les précède ; elles sont encore en butte aux écueils et aux tempêtes de la Mer-Noire, que déjà on en parle à Stamboul. On annonçait ces jours derniers l’arrivée de deux beautés rares ; toutes les matrones de la capitale allaient les proposer de maisons en maisons. Point de marchand, point d’amateur qui ne voulût au moins les voir. Chacune des deux Circassiennes devait se vendre trente ou quarante mille piastres, ce qui, en langue de bazar, voulait dire qu’elles étaient des perfections.

On achète souvent des plus belles esclaves pour en faire présent à quelque grand seigneur, même au sultan qui les reçoit et les place dans son harem : c’était autrefois un puissant moyen de faire sa cour et d’avoir des amis ou des intelligences dans le sérail ; les pachas des rives de la Mer-Noire, et ceux qui commandent dans les pays voisins de la Géorgie, n’ont pas renoncé à l’usage d’approvisionner le harem impérial. J’ai voulu savoir comment on se procurait des eunuques ; ce sont les courtisans du sérail qui prennent ici la place des marchands. Je dois vous dire toutefois qu’il n’y a pas en Turquie autant d’eunuques qu’on paraît le croire communément dans notre Europe. La loi religieuse défend toute mutilation de l’humanité, et la faculté d’avoir des eunuques noirs ou blancs est un privilège réservé à la magnificence des sultans et des grands de l’empire. Tout ce que j’ai pu apprendre sur les tristes gardiens des harems, c’est que les eunuques blancs viennent, comme les odalisques, des bords de la Mer-Noire, et les eunuques noirs, de l’Abyssinie. Plusieurs de ces derniers, les plus adroits et les mieux élevés, ceux qui ont le plus de crédit au sérail, ont été envoyés par le pacha du Caire.

Ma demeure n’est pas loin de Tophana, et quand je passe par ce quartier, j’entre souvent au café où se trouvent les marchands d’esclaves circadiennes. J’ai l’habitude de causer avec un de ces marchands, qui est plus communicatif que les autres. Comme je lui témoignais une grande curiosité pour tout ce qui a rapport au singulier commerce qu’il fait, il m’a proposé de me mener en Circassie dans son prochain voyage. S’il ne fallait pas six mois pour cette grande excursion, si je me sentais assez de force pour braver les fatigues de la route et les tempêtes de la Mer-Noire, j’irais sur les bords de l’Halis, j’irais dans l’ancien pays de la Colchide ; et là que de choses j’aurais à vous écrire non-seulement sur le déplorable trafic de l’espèce humaine, mais encore sur beaucoup de pays et de peuples qui sont restés inconnus aux voyageurs ! Trébisonde est un des grands marchés où sont conduits les esclaves. Les marchands de Stamboul vont quelquefois jusqu’à l’embouchure du fleuve Batoun, jusqu’à la côte des Lases et aux frontières maritimes de la Mingrelie. Sur tous les points de débarquement, on leur amène de jeunes garçons et de jeunes filles dont ils composent leur cargaison. Souvent les parens eux-mêmes vendent leurs propres enfans, et les échangent contre de la poudre, des fusils, des étoffes d’Alep, quelques pièces de bijouterie, etc. Dans tous les pays où se fait ce malheureux trafic, il est à remarquer que les habitans sont très-rigides dans leurs mœurs, et suivent avec beaucoup de scrupule, les uns la religion grecque, les autres la religion musulmane ; lorsqu’on leur reproche d’oublier les devoirs de la paternité, ils allèguent les usages depuis long-temps établis, ils s’excusent sur l’impossibilité d’élever leurs enfans. Ils sont d’ailleurs persuadés que leurs fils ou leurs filles doivent avoir une destinée brillante, et qu’en les vendant comme esclaves, ils les mettent sur le chemin de la fortune. De leur côté, les jeunes garçons, et surtout les jeunes filles à qui on fait accroire qu’elles vont être des sultanes, abandonnent sans regret des parens misérables, et se persuadent qu’il y a du bonheur à les quitter.

Les habitans de la Mingrelie et de la Circassie se trouvent partagés en diverses tribus ; les chefs de ces tribus vendent les enfans de leurs esclaves ; il faut ajouter qu’ils sont presque toujours en guerre, et que leur prisonniers vont peupler les marchés de Stamboul, d’Alep et du Caire. Toutes ces populations ont ainsi conservé les maximes barbares de l’antiquité, qui condamnaient les vaincus à devenir la propriété du vainqueur ; on n’entend pas autrement le droit des gens chez la plupart des peuples de l’Asie. Un derviche, venu du pays de Bagdad, demandait un jour à mon interprète si nous avions des esclaves en France. Mon interprète lui répondit que non. — Que faites-vous donc de vos prisonniers de guerre ?

Il arrive quelquefois que des Francs, des voyageurs européens, jetés sur la côte par quelque accident de mer, tombent entre les mains des habitans, et sont retenus comme esclaves. Mon marchand de Tophana me disait un jour qu’un de ces prisonniers francs avait cruellement trompé sa foi ; je l’ai prié de s’expliquer ; mais, avant de répondre à ma question, il s’est répandu en imprécations contre les nemtché (c’est ainsi que les Turcs appellent la nation allemande). « Un Allemand, m’a-t-il dit ensuite, était retenu prisonnier chez les Circasses ; dans mon dernier voyage, il me conjura de le racheter de son maître, et de le conduire à Constantinople, s’engageant à me payer le double de sa rançon. Je cédai à sa prière, et je l’amenai avec moi. En débarquant à Tophana, il m’a renouvelé sa promesse ; mais, depuis quinze jours, il a trouvé le moyen de s’évader, et je n’ai pu découvrir ses traces. Il est parti sans payer sa dette » À ce dernier trait de son récit, notre Musulman montrait une grande colère ; je prenais part à son désappointement, car son action avait quelque chose de généreux, et la charité d’un marchand d’esclaves a besoin d’être encouragée. « Vous avez fait un acte de bienfaisance, lui disais-je, et vous en recevrez le prix du grand Allah. » Ces paroles n’ont pu le calmer, et toujours il en revient à son maudit nemtché, qu’il a payé plus cher qu’une belle Circassienne, et qui s’est enfui comme un mauvais djin (mauvais génie).

J’ai pris des informations sur la manière dont on élevait les esclaves circadiennes. On s’accorde à dire qu’elles sont assez bien élevées, et que Constantinople a pour cela des maisons d’éducation tenues par des femmes. On leur apprend à écrire, à broder ; on leur enseigne le Coran, et les maximes de la morale et de la civilité. La danse, la musique, ne sont pas plus négligées dans ces écoles que dans nos pensionnats de jeunes demoiselles. L’éducation des jeunes Circasses l’emporte souvent sur celle des filles turques élevées par leurs parens, car la cupidité, comme, je vous l’ai dit, fait quelquefois mieux que la tendresse. Chaque talent, chaque qualité qui se développe dans une jeune fille, devient un trésor pour un marchand. Il en est de même des jeunes garçons, qui reçoivent quelquefois une éducation distinguée. Plusieurs sont élevés au sérail du Sultan, et deviennent de grands personnages ; il arrive même que ce sont des esclaves de l’un et l’autre sexe qui, soit dans les harems, soit dans les conseils du prince, dirigent toutes les affaires, et tiennent véritablement les rênes de l’empire.

Les esclaves, pour les travaux pénibles et pour les soins les plus grossiers de la maison, sont pris ordinairement parmi les nègres et les négresses. On les a pour un prix très-modique. Une négresse comme celles que nous avons vues au bazar, ne se vend guère plus de cinq ou six cents piastres (cent cinquante ou deux cents francs). Il n’est pas de famille turque un peu aisée qui n’ait deux, trois ou quatre esclaves noirs à son service. Comme ces esclaves se mêlent à la population blanche, je me suis souvent étonné de rencontrer si peu de gens de couleur dans la capitale et les provinces. Des personnes qui habitent le pays, m’ont assuré que les enfans de couleur ne vivaient pas long-temps en Turquie, et que le climat ne leur était pas favorable : c’est à la médecine à expliquer ce phénomène. J’ai appris sur les esclaves noirs une autre particularité qui ne m’a pas moins étonné. Il arrive très-souvent que ce sont les négresses qui allument les incendies. Ces malheureuses créatures sont-elles portées à ce crime par les instigations de la malveillance ? Est-ce la haine, la vengeance, ou le délire qui les pousse ? Pour expliquer ce furieux instinct des négresses, doit-on interroger les passions humaines ou seulement la physiologie ? Je ne hasarderai ici aucune conjecture, et je me contenterai de vous affirmer le fait qui est attesté par tous les Francs établis à Péra.

Le commerce des esclaves a du suivre plus que tout autre les chances des armés ottomanes et les destinées de l’empire. Comme les prisonniers étaient réduits à l’esclavage, on peut se figurer quel devait être le nombre des captifs après une guerre où les Turcs avaient triomphé de leurs ennemis ; et surtout des chrétiens. Depuis que les Osmanlis ne font plus la guerre, ou qu’ils ne font plus que des guerres malheureuses, les bazars ont dû être beaucoup moins peuplés ; les Turcs ont été obligés de faire venir de l’Afrique et de quelques contrées de l’Asie les esclaves dont ils avaient besoin. Une seule époque dans ces temps modernes a dû augmenter le nombre des captifs ou des prisonniers de guerre ; et cette époque n’a pas été moins malheureuse pour les Turcs que pour leurs ennemis : je veux parler de la révolution de la Grèce. On a compté à Constantinople plus de dix mille esclaves venus de la Morée et des îles de l’Archipel. Après les désastres de Chio, d’Ipsara, d’Aivadi, les soldats turcs vendaient un esclave pour deux ou trois piastres. Dans une pareille, guerre, les oiseaux de proie et les marchands d’esclaves étaient les seuls qui pussent se réjouir d’une victoire, les uns cherchant leur pâture parmi les morts, les autres trafiquant de la liberté de ceux qui avaient survécu. Le fanatisme avait tellement aveuglé les Turcs, qu’ils montrèrent en cette occasion plus de férocité qu’à l’ordinaire. Une grande partie de la population des îles se trouva dispersée dans les villes musulmanes. Les Turcs vendaient d’un côté les enfans à la mamelle et de l’autre la mère qui les allaitait, oubliant ainsi cette maxime de leur prophète : « Celui qui séparera la mère de l’enfant, sera séparé aussi de ses frères et de ses proches au jour du dernier jugement ». On remplirait plusieurs gros volumes avec les histoires lamentables que j’entends raconter tous les jours sur de pauvres familles grecques, arrachées à leurs foyers et traînées dans la servitude. Ce qui a rendu le mal presque irréparable, c’est que les chrétiens emmenés ainsi en captivité, et surtout les enfans, ont presque tous, de gré ou de force, embrassé l’islamisme. Ayant oublié leur propre foi, ils ont oublié aussi leur pays ; et comme si le fanatisme n’avait pas suffi à effacer tous les souvenirs de la patrie, à briser tous les liens de la famille, on a pris soin de transporter la plupart des esclaves grecs dans l’intérieur de l’Asie-Mineure, sur les bords de la Mer-Noire, dans le pays d’Erzeroum et les montagnes du Taurus. D’après les derniers traités, les Musulmans sont obligés de rendre tous les prisonniers chrétiens faits pendant la guerre de la révolution des Hellènes ; mais ces traités, et surtout leur exécution, sont venus beaucoup trop tard : les captifs qu’on a pu délivrer se réduisent à un très petit nombre.

Il est probable néanmoins que la guerre des Hellènes sera la dernière qui fournira aux Turcs des esclaves ; cette espèce de commerce doit tôt ou tard tomber en décadence, et je n’ai pas besoin de vous en dire la raison.