Correspondance de George Sand et d’Alfred de Musset/Préliminaire/3

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Texte établi par Félix DecoriE. Deman, libraire-éditeur (p. xiii-xvi).

Décembre 1903.


Le précieux dépôt de la correspondance de George Sand et d’Alfred de Musset devait être remis en des mains plus dignes que les miennes. Mais les illustres amis que George Sand avait désignés pour cette haute mission, Louis Maillard, Noël Parfait, Alexandre Dumas fils, ont été successivement emportés par la mort et c’est à leur défaut que j’ai reçu ce fardeau des mains fidèles mais défaillantes d’Émile Aucante.

J’ai accepté cette tâche avec tous ses devoirs. En conscience il me semble aujourd’hui que je dois m’en acquitter.

La liaison de George Sand et d’Alfred de Musset semble contenir encore un irritant mystère. Faute d’avoir eu sous les yeux la correspondance entière et d’avoir pu par conséquent démêler les véritables sentiments des deux grands écrivains, leurs partisans se sont abandonnés à toutes les hypothèses qu’enfantait leur admiration féconde. Des polémiques se sont engagées, des thèses se sont échafaudées et tous les pseudo-psychologues ont prétendu les étayer à l’aide de citations incomplètes ou tronquées, de fragments de lettres opposés les uns aux autres de façon arbitraire et pour les besoins de leur démonstration. Cette année même deux livres de ce genre ont paru.

Afin de permettre au public de porter sur les héros de ce roman d’amour un jugement éclairé, impartial et définitif il m’a semblé qu’il était indispensable de faire enfin connaître leur correspondance complète, intégrale, d’après les originaux eux-mêmes, conservés et classés par George Sand.

Aussi n’ai-je pu déférer au désir manifesté par l’illustre morte et n’ai-je point respecté les suppressions qu’elle avait cru devoir faire de certains passages relatifs à des tiers.

J’avais le devoir de mettre sous les yeux du lecteur la reproduction textuelle des originaux : j’ai rempli ma mission intégralement.

Cette divulgation, d’ailleurs, les deux amants l’ont désirée. Alfred de Musset avait remis à George Sand les lettres qu’il avait reçues d’elle et manifesté sa ferme volonté de l’en laisser disposer seule et, d’autre part, en les confiant à Émile Aucante, George Sand demandait qu’un jour ou l’autre, quand l’heure serait propice, elles fussent publiées.

Il m’a paru qu’après tant d’années — quand on va célébrer le centenaire de George Sand — cette heure était enfin venue, que les passions d’autrefois devaient être apaisées et que le vœu commun pouvait être exaucé : aussi je me décide à faire, sans aucun commentaire, cette publication.

Puisse-t-elle ramener autour de ces grands morts le calme et la paix ! Puisse-t-on surtout n’y pas voir une œuvre de rancune ou de haine, mais un pieux monument élevé par la postérité respectueuse à ces deux amants passionnés.


Félix DECORI.