Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0008

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Louis Conard (Volume 1p. 8-9).

8. AU MÊME.
[1833 (août ou septembre).]
Mon cher Ernest,

Je puis bien t’assurer que c’est avec un vif regret que je ne puis aller chez toi. Depuis à peine trois semaines que je t’ai vu je commence à m’ennuyer de ne point te voir. Je te prie de me dire quand tu pourras venir à Rouen, je désire bien embrasser le meilleur de mes amis.

Nous avons visité le château de Fontainebleau, nous avons vu et la cour où se firent les adieux célèbres et la table où le Grand Homme signa l’acte d’abdication. Nous avons été lundi dernier à la Porte-Saint-Martin où l’on jouait La Chambre ardente[1], drame en cinq actes dans lequel meurent sept personnes, c’est un beau drame que je te raconterai lorsque tu viendras à l’Hôpital. Notre théâtre est toujours en bon ordre, moi et Caroline (ou Caroline et moi pour plus de politesse) jouons les pièces, c’est-à-dire faisons des répétitions. J’ai été Parain, mais si tu veux que je te donne des bonbons, il faut que tu viennes m’embrasser, autrement je dirai comme le proverbe Sans argent, pas de Suisse, mais quant à moi, c’est plutôt « Sans embrassement de mon cher Ernest, pas de bonbons ».

Mon cher ami, il faut te dire que la Providence a bien voulu que nous soyons tous en bonne santé car à Chatillon-la-Borde (petit village où les chevaux de poste que nous avions relayèrent) nous avons été emportés et voici comment : à peine le postillon était-il monté sur son cheval que l’homme qui retenait les autres pour ne point qu’ils s’en allassent lâcha les brides et le cheval du milieu et celui de côté partirent au grand galop (ce postillon n’ayant point en mains leurs brides). Heureusement que le postillon lança son cheval au grand galop et rattrapa les brides des deux autres chevaux, c’est ainsi que finit l’aventure grotesque et romantique. Nous avons été dimanche à Versailles où nous vîmes le château royal bâti par Louis XIV, mardi nous allâmes au Jardin des Plantes où je rencontrai Morin, mon ancien maître de latin ; avec son aimable épouse qui était occupée à regarder les bêtes féroces. À Nangis nous vîmes l’ancien château de cette petite ville, c’est le château qui appartenait au Marquis de Nangis dont il est parlé dans Marion Delorme.

Dans La Chambre ardente j’ai vu jouer la fameuse Mlle Georges ; elle a rempli parfaitement son rôle. Tu me demandes dans ta dernière lettre si j’ai bien déclamé Credo. Je te répondrai qu’on ne m’a point dit de le dire, qu’on nous a dit de dire un Ave et un Pater, tout bas, qu’au reste j’ai assez mal baptisé ma pauvre filleule.

Adieu, mon cher ami, viens, je te prie, voir ton meilleur ami.

Le tien jusqu’à la mort.

Présente mes respects à toute ta bonne famille. Je te prie de me répondre le plus tôt possible.


  1. Drame en cinq actes de Bayard et Melesville.