Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0028

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 1p. 40-42).

28. AU MÊME.
[Rouen], dimanche matin, 24. février 1839.

Bonne et joyeuse existence que la tienne ! Vivre au jour le jour, sans souci du lendemain, sans préoccupations pour l’avenir, sans doutes, sans craintes, sans espoir, sans rêves ; vivre d’une vie de folâtres amours et de verres de kirchenwasser, une vie dévergondée, fantastique, artistique, qui se remue, qui bondit, qui saute, une vie qui se fume elle-même et qui s’enivre, bals masqués, restaurants, champagne, petits verres, filles de joie, larges nuées de tabac ! C’est là dedans que tu marches, que tu fouilles, que tu uses tes jours. Tant mieux, morbleu ! Le vent te pousse, le caprice te guide, une femme passe et tu la suis, tu entends de la musique et tu te mets à sauter… Et puis l’orgie ! l’orgie échevelée ! hurlante ! beuglante ! mugissante ! (Ici un poème sur l’orgie échevelée ; je passe outre.) Tu vas vivre ainsi pendant trois ans et ce sera là, sans doute, tes plus belles années, celles qu’on regrette même quand on est devenu sobre et vieux, qu’on loge au premier, qu’on paye ses contributions et qu’on en est venu à croire à la vertu d’une femme légitime et aux sociétés de tempérance. Mais que feras-tu ? Que comptes-tu devenir ? où est l’avenir ? Te demandes-tu cela quelquefois ? Non, que t’importe ? Et tu fais bien. L’avenir est ce qu’il y a de pire dans le présent. Cette question, que seras-tu ? jetée devant l’homme, est un gouffre ouvert devant lui et qui s’avance toujours à mesure qu’il marche. Outre l’avenir métaphysique (dont je me fous parce que je ne puis croire que notre corps de boue […] dont les instincts sont plus bas que ceux du pourceau […] renferme quelque chose de pur et d’immatériel quand tout ce qui l’entoure est si impur et si ignoble), outre cet avenir-là, il y a l’avenir de la vie. Ne crois pas cependant que je sois irrésolu sur le choix d’un état. Je suis bien décidé à n’en faire aucun, car je méprise trop les hommes pour leur faire du bien ou du mal. En tout cas je ferai mon droit, je me ferai recevoir avocat, même docteur, pour fainéantiser un an de plus. Il est fort probable que je ne plaiderai jamais, à moins qu’il ne s’agisse de défendre quelque criminel fameux, à moins que ce ne soit dans une cause horrible. Quant à écrire ? je parierais bien que je ne me ferai jamais imprimer ni représenter. Ce n’est point la crainte d’une chute, mais les tracasseries du libraire et du théâtre qui me dégoûteraient ; cependant, si jamais je prends une part active au monde ce sera comme penseur et comme démoralisateur. Je ne ferai que dire la vérité, mais elle sera horrible, cruelle et nue. Mais qu’en sais-je, mon Dieu ! car je suis de ceux qui sont toujours dégoûtés le jour du lendemain, auquel l’avenir se présente sans cesse, de ceux qui rêvent ou plutôt rêvassent, hargneux et pestiférés, sans savoir ce qu’ils veulent, ennuyés d’eux-mêmes et ennuyants […] Magnier me ronge, l’histoire me tanne ; le tabac ? j’en ai la gorge brûlée […] Autrefois je pensais, je méditais, j’écrivais, je jetais tant bien que mal sur le papier la verve que j’avais dans le cœur ; maintenant je ne pense plus, je ne médite plus, j’écris encore moins. La poésie s’est peut-être retirée d’ennui et m’a quitté. Pauvre ange, tu ne reviendras donc pas ! Et je sens pourtant, mais confusément, quelque chose s’agiter en moi, je suis maintenant dans une époque transitoire et je suis curieux de voir ce qui en résultera, comment j’en sortirai. Mon poil mue (au sens intellectuel) ; resterai-je pelé ou superbe ? J’en doute. Nous verrons. Mes pensées sont confuses, je ne peux faire aucun travail d’imagination, tout ce que je produis est sec, pénible, efforcé, arraché avec douleur. J’ai commencé un mystère il y a bien deux mois ; ce que j’en ai fait est absurde, sans la moindre idée. Je m’arrêterai peut-être là ! Tant pis, j’aurai entrevu du moins l’horizon sublime, mais les nuages sont venus et m’ont replongé dans l’obscurité du vulgaire. Mon existence que j’avais rêvée si belle, si poétique, si large, si amoureuse, sera comme les autres, monotone, sensée, bête ; je ferai mon droit, je me ferai recevoir, et puis j’irai, pour finir dignement, vivre dans une petite ville de province comme Yvetot ou Dieppe, avec une place de substitut au procureur du roi. Pauvre fou, qui avait rêvé la gloire, l’amour, les lauriers, les voyages, l’Orient, que sais-je ! Ce que le monde a de plus beau, modestement, je me l’étais donné d’avance. Mais tu n’auras comme les autres que de l’ennui pendant ta vie, et une tombe après la mort, et la pourriture pour éternité […]