Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0044

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Louis Conard (Volume 1p. 72-75).

44. À LA MÊME.
Ajaccio, 6 octobre 1840.

Je t’écris aujourd’hui, ma bonne Caroline, parce que j’en ai le temps, mais je ne sais quand cette lettre te parviendra, ni même quand je la mettrai à la poste. Vous avez dû recevoir une lettre d’Ajaccio où je suis arrivé hier. À Toulon j’ai reçu la tienne, dans laquelle tu me demandes de longues épîtres. Je suis prêt à satisfaire ton désir et à te donner tous les détails possibles sur mon voyage.

Ce que j’ai vu de la Corse jusqu’à présent se borne à peu de chose, quant à l’étendue. Je connais Ajaccio et, aux environs, un lieu nommé Caldaniccia. Le pays où je suis ne ressemble pas plus à la Provence qu’à la Normandie, et j’ai été très étonné de trouver des aloès et des bananiers. Ce matin, au déjeuner, nous avions sur notre table deux grappes de raisin longues de plus d’un pied et pesant chacune quatre livres. Le ciel de la Corse est superbe, et on ne peut s’imaginer rien de plus beau que la baie d’Ajaccio. À Marseille déjà j’avais été étonné de la limpidité des eaux qui sont toutes bleues, mais ici elles sont bien plus transparentes encore ; on voit les poissons remuer et les herbes marines attachées au fond aller et venir sous la vague. Demain matin nous partons à six heures pour Vico et nous reviendrons ici dans deux ou trois jours pour recommencer nos courses. Notre itinéraire, dressé par le préfet, nous fait arriver à Bastia le 16. Du 7 au 16 nous serons donc en plein makis. À propos de makis, j’en ai vu hier dans la petite promenade que nous avons faite avant dîner. Toutes les montagnes en sont couvertes et, à les voir de loin, on les prendrait pour de grands champs d’herbes. Tout ce qu’on dit sur la Corse est faux : il n’y a pas de pays plus sain et plus fertile. Jusqu’à présent nous en sommes enchantés, et l’hospitalité s’y pratique de la manière la plus cordiale et la plus généreuse. Nous avons été forcés de quitter notre hôtel et nous sommes logés dans de belles et bonnes chambres, dormant dans de bons lits et nourris à une bonne table, ayant chevaux, voitures et valets à nos ordres.

Quand on voyage en Corse, on mange et on couche dans la première maison venue, dont on vous ouvre la porte à toute heure du jour et de la nuit. On ne paye jamais, et la coutume est seulement d’embrasser ses hôtes, qui vous demandent votre nom en partant. C’est un si drôle de pays que le préfet même ne peut s’empêcher d’aimer les bandits, quoiqu’il leur fasse donner la chasse. Il m’a promis de m’en faire connaître quelques-uns dans les courses que je vais faire avec M. Cloquet dans la montagne. Nous passerons par un village où nous verrons la véritable Colomba, qui n’est pas devenue une grande dame comme dans la nouvelle de Mérimée, mais une vieille bonne femme grossie et raccourcie.


Le 9.

Je reprends ma lettre après trois jours d’interruption. Nous avons vu Vico et Guagno. Après-demain nous repartons d’Ajaccio pour Corte et pour Bastia. Je puis maintenant te parler de la Corse sciemment, puisque j’ai vu une bonne partie du littoral occidental. Tout le pays est couvert de montagnes et les chemins montent et descendent continuellement, de sorte qu’on est enfoncé dans des gorges et des makis. Tout à coup le paysage change comme un tableau à vue et un autre horizon apparaît. La route que nous parcourions contournait le bord de la mer et nous marchions sur le sable ; il avait un soleil comme tu n’en connais pas, qui dominait toutes les côtes et leur donnait une teinte blanche et vaporeuse. Tous les rochers à fleur d’eau scintillaient comme du diamant et à notre gauche les buissons de myrtes embaumaient. J’ai pensé à toi, ma bonne Caroline, et à la joie que tu aurais à voir tout cela. Tu as bien raison d’aimer gens et sites ; tout est admirable. Cet hiver, au coin du feu, nous en parlerons longuement tout en tisonnant.

Apprends une bonne fortune : nous serons guidés jusqu’à Corte par un ancien bandit de mes amis, actuellement commandant des voltigeurs corses ; puis je pourrai te lire la relation exacte et circonstanciée de la mort de Murat : M. Maltedo, chez lequel nous avons logé à Vico, est un ancien capitaine de vélites du roi de Naples, qui l’a suivi jusqu’à sa mort et qui, pour son dévouement, a été longtemps détenu dans les prisons d’Italie et de France.