Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0074

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Louis Conard (Volume 1p. 128-130).

74. À ERNEST CHEVALIER.
[Paris, 10 février 1843.]

Quand on t’écrit, on ne sait jamais à qui on a affaire, si c’est à un mort ou à un vivant, à un gaillard en bonne santé ou à un valétudinaire, ce qui embarrasse grandement l’auteur sur le genre à prendre de son style. Il est en effet peu convenable d’envoyer des doléances à un homme qui se porte bien, ou des plaisanteries, gaillardises et facéties à un pauvre bougre qui ne prend que des lavements et des bouillons, qui ribote avec de la tisane et bamboche avec le clysoir. La dernière fois que j’ai reçu une lettre de toi, la fin était de ta mère : ta faible main n’avait pu aller plus loin. Oh jeune homme ! que tu as besoin de lait d’ânesse !

Et moi, je suis un fameux mulet, mulet à grelots, mulet à housse et à pompons, mulet à longues oreilles, mulet ferré et portant un poids qui ne me rend pas si fier que si c’était l’argent de la gabelle.

C’est l’École de Droit que j’ai sur les épaules. Tu trouveras peut-être la métaphore ambitieuse ; il est vrai que si je la portais sur mes épaules, je me roulerais bien vite par terre pour briser mon fardeau.

J’ai revu Paris puisque j’y suis arrivé d’hier matin. Ô ! la belle ville et la jolie chose que d’y être étudiant ! Comme on s’amuse tout seul dans sa chambre avec Ducaurroy, Lagrange et Boileux, et les ombres de Delvincourt, Boitard[1], etc.

De l’autre côté de l’eau, il y a une jeunesse à trente mille francs par an qui va en voiture, dans sa voiture. L’étudiant va à pied ou en mylord, où l’on se mouille tout le corps, si ce n’est les pieds, quand il fait de la neige comme aujourd’hui. La jeunesse de là-bas va tous les soirs à l’Opéra, aux Italiens, elle va en soirée, elle sourit à de jolies femmes, qui nous feraient mettre à la porte par leurs portiers si nous nous avisions de nous montrer chez elles avec nos redingotes grasses, nos habits noirs d’il y a trois ans et nos guêtres élégantes. Leurs habits de tous les jours, eux, ce sont nos habits des fêtes et des dimanches. Ceux-la vont dîner au Rocher de Cancale et au Café de Paris ; le joyeux étudiant se repaît pour 35 sous chez Barilhaut. Ils font l’amour avec des marquises ou avec des catins de prince ; ce farceur d’étudiant aime des demoiselles de boutique qui ont des engelures aux mains […], car le pauvre diable a des sens comme un autre, mais pas trop souvent, comme moi, par exemple, — parce que ça coûte de l’argent, et que quand il a payé son tailleur, son bottier, son propriétaire, son libraire, l’École de Droit, son portier, son cafetier, son restaurant, il faut qu’il s’achète des bottes, une redingote, des livres, qu’il paye une inscription, qu’il paye un terme, qu’il achète bientôt du tabac, et il ne lui reste plus rien, il a l’esprit tracassé. N’importe, c’est amusant comme tout de faire son Droit a Paris. Comme c’est bien mon opinion, je vais me coucher immédiatement.

Adieu, mon vieux. Réponds-moi. Bien des choses à tes bons parents.


  1. Auteurs d’ouvrages juridiques.