Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0076

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Louis Conard (Volume 1p. 132-135).

76. À SA SŒUR.
[Paris, fin mars 1843.]

Toi, mon vieux rat, m’ennuyer ? Allons donc ! Tu badines, tu plaisantes. Dis plutôt que tu t’ennuyais de m’écrire, et non pas que tu t’es arrêtée dans la crainte de m’ennuyer. Tu sais bien que plus tes lettres sont longues, plus je les aime. Il me semble qu’il y a longtemps que je ne t’ai vue et j’ai bien besoin de t’embrasser. Il y a trois semaines que j’ai quitté Rouen. Dans quinze jours, le jour des Rameaux, vous me verrez arriver. Je resterai jusqu’au 22 avril, époque à laquelle je retournerai bien vite à Paris pour bâcler mon examen, qui commence à me talonner. Vous ne me reverrez plus alors qu’au mois de juin, pendant trois ou quatre jours.

J’ai été au Rond-Point mardi. Henriette avait une grande robe rose qui la rendait plus jolie et plus gracieuse encore que de coutume. Elle est toujours la même et d’une humeur égale, tandis que Gertrude à toujours du nouveau à vous apprendre. Elle aime beaucoup la famille royale et a été désolée de la mort du duc d’Orléans. Les Collier à ce sujet se sont aperçus à Trouville que nous n’aimions pas beaucoup la dynastie régnante, et cela parce que maman ne paraissait pas très affectée de la descente chez Pluton du prince royal.

Darcet[1] pioche comme un enragé pour le concours du bureau central. Mais il se fera probablement enfoncer. Il juge à propos, pour se rendre fort dans la discussion, de lire Spinoza, Descartes et beaucoup d’honnêtes gens de cette trempe, qu’il n’entend guère, comme il est très facile de s’en convaincre quand on a la moindre idée de la philosophie. Entre nous soit dit, il y patauge un peu.

Je suis invité pour samedi prochain à un grand souper annuel chez mon ami Maurice[2]. J’ai accepté ; ça me remettra un peu les nerfs.

Dialogue (passé il y a une heure) :

Moi, ma Portière. (J’entends du bruit.)

La Portière (de dedans l’antichambre). — C’est moi, Monsieur, ne vous dérangez pas. (La portière ouvre [a porte. Ordinairement ce sont les portières qui s’ouvrent.) Je vous apporte des allumettes, Monsieur, car vous en avez besoin.

Moi. — Oui.

La Portière. — Monsieur en brûle beaucoup. Monsieur travaille tant ! Ah ! comme Monsieur travaille ! Je ne pourrais en faire autant, moi qui vous parle.

Moi. — Oui.

La Portière. — Monsieur va bientôt s’en aller cheux lui. Vous avez raison.

Moi. — Oui.

La Portière. — Ça vous fera du bien de prendre un peu l’air, car depuis que vous êtes ici, bien sûr, bien sûr…

Moi (avec intention). — Oui.

La Portière (élevant la voix). — Vos parents doivent être contents d’avoir un fils comme vous (c’est son idée fixe, car elle l’a déjà dit à Hamard).

Moi. — Oui.

La Portière. — C’est que, voyez-vous, rien ne contente plus les parents comme de voir leurs enfants bien travailler. Eh bien ! quand je vois Alphonsine à l’ouvrage, y a rien qui me fasse plaisir comme ça. Veux-tu bien travailler, veux-tu bien travailler, que je lui dis comme ça tous les jours, vilaine paresseuse ! Veux-tu pas rester comme ça à ne rien faire ! Mais je vais vous dire, elle est un peu molle, cette pauvre Alphonsine. Oui, elle a maintenant un petit bobo ; ça l’empêche de coudre. Elle n’a pas tant de mal que moi, allez. Oui, quand j’étais jeune, j’avais les traits plus fins qu’elle. Oh ! oui, voui, elle n’a pas les traits aussi fins que moi, c’est ce que je lui dis tous les jours : Alphonsine, t’as pas les traits aussi fins que moi. Mais vous, c’est pas ça, Monsieur ; c’est la tête qui travaille ; c’est la mémoire qui faut. Bien sûr que oui, vous aurez besoin de prendre l’air.

Je ne l’écoutais plus qu’elle parlait encore.

Ah ! rat, mon bon rat, mon vieux rat, ayez soin d’avoir de bonnes joues pour l’autre semaine, car j’ai faim de vous les embrasser. C’est moi qui m’en donnerai ! Décidément, quand j’y pense, je ne pourrai pas m’empêcher de te faire un peu de mal, comme les fois où mes gros baisers de nourrice font tant de bruit que maman dit : « Mais laisse-là cette pauvre fille ! » et que toi-même, harassée et me repoussant avec les deux mains, tu dis : « Ah ! bonhomme ! »

En attendant, voilà le jour qui baisse ; je n’y vois presque plus. C’est encore un de moins. Je m’en vais fermer ma lettre, la mettre à la poste, diner et m’en revenir à l’usufruit, que je repasse et repasse toujours ; mais ça me surpasse.


  1. Frère de Mme Pradier.
  2. Maurice Schlésinger, éditeur de musique, souvent cité plus loin.