Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0088

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Louis Conard (Volume 1p. 155-156).

88. À ERNEST CHEVALIER.
[Juillet 1844.]

Bravo, jeune homme, bravo, très bien, très bien, fort satisfait, extrêmement content, enchanté, recevez mes félicitations, agréez mes compliments, daignez recevoir mes hommages ! Ah ! Monsieur, ah ! Monsieur, tournez-vous donc, je vous prie — je n’en ferai rien — pardonnez-moi — après vous, s’il vous plaît […]. — Enfoncée l’École de Droit ! Ah mon vieux, que tu es heureux ! comme tu as dû dîner de bon appétit le jour de ta thèse, comme tu devais bien respirer ! […]. — Adieu donc à Duranton, bonsoir à Valette, bonne nuit à Oudot, serviteur très humble de Ducaurroy ; heureux gredin, va ! Plus de migraines, plus d’embêtements, plus de dîners à 30 sols ! Dire que tu ne verras plus la balle de Delzers (pas même en rêve), ni les lunettes de Môssieu Reboul, ni les savates de Bugnet ! Il y a de quoi danser des cancans effrénés, des polkas sauvages, des cachuchas titaniques. Il faut se couronner de fleurs et de saucisses, empoigner sa pipe et boire 200000098710531000 petits verres !

Repose-toi bien dans ta famille, mon pauvre vieux. Dans quelque temps, je te dirai de venir un peu faire une petite visite à ton ancien qui te pourmènera dans son canot tout en repassant les vieilles blagues du temps passé, quand nous étions plus gais et plus jeunes. Notre ancien compagnon Néo sera là, et nous repenserons au temps où il venait avec nous sur la côte Saint-Gervais ; nous nous asseyions sur les cailloux, et nous allumions nos petits cigares.

Ce pauvre cigare, quand reviendra-t-il ? Je désire cependant peu de choses dans la vie, et le ciel devrait bien me les donner. Je ne lui demande ni l’amour des femmes, ni l’admiration des sots, ni honneur, ni état ; il me semble que j’ai des vœux modestes. Eh bien non ! il est dit que ce bienheureux nicotiane me sera refusé et qu’au lieu de l’aimable et gracieux chambertin, je boirai de l’eau de fleurs d’oranger et de tilleul — deux beaux arbres, j’en conviens, mais pas en bouteille ! Rien de neuf. Ma santé n’est pas mauvaise, mais tout cela est si long à se guérir ! J’ai été si étrillé que je serai longtemps encore avant d’en être quitte.

Adieu, cher Ernest, mille compliments aux tiens.

Tout à toi.