Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0090

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Louis Conard (Volume 1p. 158-160).

90. À EMMANUEL VASSE.
À Rouen [janvier 1845].

Merci, mon vieux, de la lettre que tu m’as envoyée avec le Murtius ; je n’en avais pas besoin pour savoir que tu pensais à moi, car j’en étais sûr sans cela. Il y a des gens sur lesquels on compte ; je t’ai toujours mis du nombre. Je me rappellerai longtemps nos nuits d’été de la rue de l’Est, où le café et le tabac nous entouraient, quand je faisais mes illuminations de bougies et que j’étalais avec orgueil mes bottes splendidement vernissées. Apprends donc que cette passion n’est pas partie de mon âme de décrotteur, et que dernièrement enfin j’ai reçu de Paris le reste de ma fameuse bouteille, et que je m’exerce encore à ce grand art de faire briller les chaussures. Je n’en ai plus besoin (de chaussures), car je ne sors pas de ma chambre. Je ne vois personne, sauf Alfred Le Poittevin ; je vis seul comme un ours. J’ai passé tout l’été à me promener en canot et à lire du Shakespeare. Depuis que nous sommes revenus de la campagne, j’ai assez lu et travaillé ; je fais maintenant beaucoup de grec et je repasse mon histoire. Ma maladie aura toujours eu l’avantage qu’on me laisse m’occuper comme je l’entends, ce qui est un grand point dans la vie ; je ne vois pas qu’il y ait au monde rien de préférable pour moi à une bonne chambre bien chauffée, avec les livres qu’on aime et tout le loisir désiré. Quant à ma santé, elle est en somme meilleure ; mais la guérison est si lente à venir, dans ces diables de maladies nerveuses, qu’elle est presque imperceptible.

Je suis encore pour longtemps au régime ; mais je suis patient, et en attendant le temps se passe. J’ai bien souffert, pauvre vieux, depuis la dernière nuit que nous avons passée ensemble à lire Pétrone : on m’a mis un séton qui m’a fait subir des douleurs atroces ; j’ai failli avoir la main droite emportée par une brûlure et j’en conserve encore une large cicatrice rouge ; enfin, comme bouquet de la farce, je me suis fait enlever trois dents de la mâchoire.

J’ai reçu une lettre de Du Camp, qui est à Alger ; il sera de retour d’ici à deux mois ; il me charge de le rappeler à ton souvenir et de te faire ses excuses ; il n’a pu aller à Candie et par conséquent il ne peut te donner les renseignements que tu lui avais demandés.

Avances-tu dans ton travail ? Où en es-tu et qu’est-ce que tu bâtis maintenant ? hors du ministère s’entend, hors de ta place et de ton bagne. Je compatis à ton ennui : je sais ce que c’est que l’embêtement et je trouve qu’il devrait s’écrire avec trois H aspirées et un triple accent grave.

Ma mère a été bien fâchée de n’avoir pu rencontrer Madame Vasse ; mais elle est restée trop peu de temps à Paris pour pouvoir retourner chez elle. Nous irons tous à Paris au mois de mars, et là j’espère avoir encore avec toi une ou deux heures de nos bonnes causeries d’autrefois. Présente mille respects affectueux à ta famille de la part des miens et surtout de la mienne ; je me souviens toujours de la façon franche et aimable dont j’étais reçu dans votre maison.

Adieu, cher ami, je te serre les mains.