Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0094

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Louis Conard (Volume 1p. 170-173).

94. AU MÊME.
Milan, 13 mai [1845].

J’ai encore quitté cette pauvre Méditerranée !! Je lui ai dit adieu avec un étrange serrement de cœur. Le matin que nous devions partir de Gênes, je suis sorti à 6 heures de l’hôtel comme pour aller me promener. J’ai pris une barque et j’ai été jusqu’à l’entrée de la rade pour revoir une dernière fois ces flots bleus que j’aime tant. — La mer était forte, je me laissais bercer dans la chaloupe en pensant à toi et en te regrettant. Puis, quand j’ai senti que le mal de mer pourrait bien venir, je suis revenu à terre et nous nous sommes en allés. J’en ai été si triste pendant trois jours que j’ai cru plusieurs fois que j’en crèverais ; cela est littéral. Quelqu’effort que je fisse, je ne pouvais pas desserrer les dents. Je commence à croire décidément que l’ennui ne tue pas, car je vis.

J’ai vu le champ de bataille de Marengo, celui de Novi et celui de Verceil, mais j’étais dans une si pitoyable disposition que tout cela ne m’a pas ému. Je pensais toujours à ces plafonds des palais de Gênes (sous lesquels on aimerait avec tant d’orgueil). Je porte l’amour de l’antiquité dans mes entrailles, je suis touché jusqu’au plus profond de mon être quand je songe aux carènes romaines qui fendaient les vagues immobiles et éternellement ondulantes de cette mer toujours jeune. L’océan est peut-être plus beau, mais l’absence des marées qui divisent le temps en périodes régulières semble vous faire oublier que le passé est loin et qu’il y a eu des siècles entre Cléopâtre et vous. Ah ! cher vieux ! quand irons-nous nous coucher à plat ventre sur le sable d’Alexandrie, ou dormir à l’ombre sous les platanes de l’Hellespont ?

Tu dépéris d’embêtement, tu crèves de rage, tu meurs de tristesse, tu étouffes… prends patience, ô lion du désert ! Moi aussi j’ai étouffé longtemps ; les murs de ma chambre de la rue de l’Est se rappellent encore les effroyables jurons, les trépignements de pied et les cris de détresse que je poussais seul ; comme j’y ai rugi et bâillé tour à tour ! Apprends à ta poitrine à consommer peu d’air ; elle ne s’en ouvrira qu’avec une joie plus immense quand tu seras sur les grands sommets et qu’il faudra respirer les ouragans. Pense, travaille, écris, relève ta chemise jusqu’à l’aisselle et taille ton marbre, comme le bon ouvrier qui ne détourne pas la tête et qui sue, en riant, sur sa tâche. C’est dans la seconde période de la vie d’artiste que les voyages sont bons ; mais dans la première il est mieux de jeter dehors tout ce qu’on a de vraiment intime, d’original, d’individuel. Ainsi pense à ce que peut être pour toi, dans quelques années, une grande course en Orient ; laisse aller la muse sans t’inquiéter de l’homme, et tu sentiras chaque jour ton intelligence grandir d’une façon qui t’étonnera. Le seul moyen de n’être pas malheureux c’est de t’enfermer dans l’Art et de compter pour rien tout le reste ; l’orgueil remplace tout quand il est assis sur une large base. Pour moi, je suis vraiment assez bien depuis que j’ai consenti à être toujours mal. Ne crois-tu pas qu’il y a bien des choses qui me manquent et que je n’aurais pas été aussi magnanime que les plus opulents, tout aussi tendre que les amoureux, tout aussi sensuel que les effrénés ? Je ne regrette pourtant ni la richesse, ni l’amour, ni la chair, et l’on s’étonne de me voir si sage. J’ai dit à la vie pratique un irrévocable adieu. Je ne demande d’ici à longtemps que cinq ou six heures de tranquillité dans ma chambre, un grand feu l’hiver, et deux bougies chaque soir pour m’éclairer. — Tu m’affliges, cher et doux ami, tu m’affliges quand tu me parles de ta mort. Songe à ce que je deviendrais. Âme errante comme un oiseau sur la terre en déluge, je n’aurais pas le moindre rocher, pas un coin de terre où reposer ma fatigue. Pourquoi vas-tu aller passer un mois à Paris ? Tu vas t’y ennuyer encore plus qu’à Rouen. Tu en reviendras plus las encore. Es-tu sûr d’ailleurs que les bains de vapeur te soient si utiles pour ta tête de Mœchus ?

J’ai bien envie de voir ce que tu as fait depuis que nous sommes séparés. Dans quatre ou cinq semaines nous lirons cela ensemble, seuls, à nous, chez nous, loin du monde et des bourgeois, enfermés comme des ours et grondant sous notre triple fourrure. Je rumine toujours mon conte oriental, que j’écrirai l’hiver prochain, et il m’est venu depuis quelques jours l’idée d’un drame assez sec sur un épisode de la guerre de Corse que j’ai lu dans l’histoire de Gênes. J’ai vu un tableau de Breughel représentant la Tentation de Saint-Antoine, qui m’a fait penser à arranger pour le théâtre la Tentation de Saint-Antoine ; mais cela demanderait un autre gaillard que moi. Je donnerais bien toute la collection du Moniteur si je l’avais, et 100.000 francs avec, pour acheter ce tableau-là, que la plupart des personnages qui l’examinent regardent assurément comme mauvais. […]

Adieu, je t’embrasse.